1. Introduction
L’exobiologie (parfois aussi appelée astrobiologie) est une discipline apparue assez récemment, dans les années 1970, et qui s’intéresse à l’étude la vie dans l’univers (« Qu’est-ce que l’exobiologie ? », s. d.). Sa principale caractéristique tient au fait que, dès le début, ses protagonistes ont eu conscience de la nécessité de faire intervenir différentes disciplines pour éclairer cette problématique ; parmi les plus souvent évoquées, on peut citer l’astronomie, la biologie, la chimie et la physique.
Dans les années 2010, le CNES (Centre national d’études spatiales), avec lequel nous collaborons depuis des années et dont les axes de recherche intègrent l’exobiologie, nous a sollicitées afin que nous menions une réflexion sur les aspects langagiers de ce contexte de pluridisciplinarité, et en particulier les aspects lexicaux. Originellement, cette étude a pris la forme d’un financement de thèse, qui n’a malheureusement pas été à son terme, mais qui a permis notre participation à un GDR (Groupement de Recherche) du CNRS : OPV (Origines des Planètes et de la vie)1. L’objectif de notre de notre étude dans ce GDR était d’étudier dans quelle mesure la linguistique pouvait contribuer à éclairer l’élaboration de concepts pluridisciplinaires en mettant au jour des usages de termes et/ou des sens propres à chaque discipline dans les discours spécialisés. Cette première étude a permis de proposer une classification du fonctionnement des termes dans ce contexte pluridisciplinaire, qui prend en compte les aspects conscient/inconscient et problématique/non problématique des termes (Condamines & Dehaut, 2011 ; Condamines, 2014). Ces aspects sont à mettre en lien avec l’existence de plusieurs points de vue sur un même objet, même si cet objet n’a pas de référent identifié (et peut-être même particulièrement dans ce cas (Condamines & Rebeyrolle, 1997)).
Près de dix ans après la première étude, il nous a semblé intéressant de reprendre ces données et de voir comment l’exobiologie avait évolué, à travers l’analyse de ses fonctionnements linguistiques. Nous voulions en particulier étudier si l’indétermination, caractéristique des sciences pluridisciplinaires (Antia, 2007), surtout si elles sont en construction, était toujours aussi présente que dans les corpus initiaux étudiés (Condamines & Picton, 2023). Nous reprenons ainsi ici les deux corpus initialement travaillés, en les complétant avec un corpus plus récent, rédigé 6 ans plus tard. Cette diachronie, bien que très courte (8 ans au total), nous a paru pouvoir aboutir à une réflexion pertinente compte tenu de la nature de la discipline, caractérisée par une forte motivation des chercheurs pour l’aspect pluridisciplinaire ainsi que par une attente vive du public, souvent séduit par les questionnements sur les origines de la vie et la vie « extra-terrestre » (par ex. Raulin-Cerceau, 2016). La présentation de l’étude est faite en quatre parties. La première nous permet d’expliquer le contexte scientifique dans lequel s’élabore la problématique. La deuxième détaille la méthode d’analyse que nous avons suivie. La troisième rend compte des observations linguistiques établies à partir des approches méthodologiques mises en place. Ces observations nous mènent, dans la dernière partie, à alimenter les réflexions sur la collaboration avec les spécialistes, la question de la diachronie en langues de spécialité, et en particulier la diachronie courte.
2. Contexte scientifique théorique
2.1. Un contexte de pluridisciplinarité
Dans sa présentation, la Société française d’exobiologie explique que :
L’exobiologie (ou astrobiologie) a pour objet l’étude de la vie dans l’univers. Plus précisément, elle inclut l’étude des conditions et des processus qui ont permis l’émergence du vivant sur notre planète, et ont pu ou pourraient le permettre ailleurs, l’étude de l’évolution de la matière organique vers des structures complexes dans l’univers, et les recherches qui concernent la distribution de la vie sous toutes les formes qu’elle pourrait revêtir, et son évolution. (« Qu’est‑ce que l’exobiologie ? », s. d.)
Cette discipline en émergence se dessine donc à l’intersection de nombreuses autres disciplines telles que l’astrophysique, la chimie, l’astronomie, la biologie ou encore la chimie. Cette pluridisciplinarité (par ex. Lenoir, 2003) a très tôt amené les spécialistes impliqués dans l’exobiologie à formuler le risque d’une rupture dans la continuité du savoir et, de fait, le besoin de fédérer et d’accompagner leurs recherches et réflexions. Notons toutefois qu’un élément propre à l’exobiologie renforce l’intérêt de mener des études linguistiques dans ce domaine. En effet, l’objet fédérateur de cette pluridisciplinarité (la recherche des origines de la vie dans l’univers) implique un concept qui n’a pas de référent pleinement identifié : vie. Il s’agit donc d’un concept qui ne peut être travaillé que sur la base d’argumentations venant des différentes disciplines. Cette caractéristique donne un poids supplémentaire à l’analyse des fonctionnements linguistiques en jeu. Notons aussi que cette situation empêche d’emblée une vision référentialiste, qui a pourtant dominé dans la vision traditionnelle de la terminologie.
Comme indiqué supra (Section 1), nous reprenons ici des réflexions déjà entamées, qui nous ont permis de baliser différents fonctionnements linguistiques associables à cette situation de pluridisciplinarité, tels que la mise en évidence de différents points de vue (Condamines & Dehaut, 2011) ou de cas d’indétermination (Condamines & Picton, 2023). À la suite de Dury (2022, p. 428) notamment, nous pensons que la perspective diachronique, dont on sait qu’elle permet d’alimenter les réflexions sur de nombreuses notions centrales en terminologie (par ex. domaine, spécialistes), ouvre un éclairage pertinent et enrichissant sur les fonctionnements linguistiques en jeu dans ce contexte spécifique.
2.2. Perspective diachronique et langues de spécialité
Nous ancrons notre réflexion dans une diachronie courte de 8 ans. Cette diachronie courte constitue une perspective très pertinente pour les langues de spécialité, et particulièrement pour les domaines scientifiques et techniques en émergence, tels que l’exobiologie (par ex. Dury & Picton, 2009).
Si les recherches en langues de spécialité ont longtemps laissé de côté la diachronie (par ex. Møller 1998, qui parle de « déficit diachronique » ou Dury & Picton, 2009, qui qualifient la diachronie de « parent pauvre »), celles-ci semblent ces dernières années amorcer une réconciliation avec cette perspective (Picton, 2018 ; Dury, 2022). Cette réconciliation permet de mettre particulièrement en avant les apports de la diachronie courte (appelée aussi brachychrony (Mair, 1997) en langue générale) pour les langues de spécialité, et ce, à l’inverse des recherches en langue générale. En effet, les études en langue générale tendent au contraire à laisser de côté la diachronie courte, d’autant plus si elle porte sur des périodes contemporaines. Siouffi, Steuckardt et Wionet (2012) expliquent ces choix notamment par le fait que les linguistes peuvent estimer que les changements observés sur de courts intervalles sont trop minimes pour mériter une description diachronique, voire sont assimilables à une synchronie (Narjoux, 2011 dans Siouffi et al., 2012, p. 215). Du point de vue des langues de spécialité, au contraire, les évolutions peuvent être très rapides, et entraînent des changements de fonctionnements linguistiques observables à court terme en discours. Loin d’être minimes, ceux-ci révèlent plutôt le dynamisme propre aux langues de spécialité (Picton, 2009, 2014).
Cette dynamique peut avoir plusieurs origines, qu’il n’est pas toujours facile d’identifier avec précision. On peut émettre l’hypothèse que certains domaines connaissent des évolutions moins rapides, parce que peut-être moins sujets aux évolutions technologiques. D’autres domaines cependant semblent connaître des évolutions considérables, parce que liés à des développements techniques ou scientifiques par exemple. C’est le cas par exemple des projets spatiaux dits « de longue durée » (entre 8 et 20 ans), au long desquels les connaissances impliquées évoluent nécessairement au gré des avancés scientifiques et techniques (Picton, 2009, 2014). Dans le cas de l’exobiologie, un autre paramètre pourrait jouer un rôle dans la rapidité des évolutions : l’intérêt du grand public. En effet, les attentes du public peuvent contribuer à la motivation des chercheurs (motivation scientifique, financière, ou à fournir un accès aux connaissances scientifiques à tout citoyen), à diffuser et faire circuler les connaissances. Dans le contexte qui nous occupe, c’est une hypothèse à retenir, et qui sous‑tend la rapidité de publication des ouvrages pris en compte dans le court intervalle considéré (Section 3).
2.3. Une collaboration avec les spécialistes du domaine
De manière générale, en langues de spécialité, la question de la collaboration avec les spécialistes reste assez peu balisée (par ex. Picton, 2009 ; Delavigne & Gaudin, 2022). Or, nous l’avons dit, la perspective diachronique permet d’interroger de nombreuses questions centrales pour le travail en langues de spécialité, et en particulier celle du rôle des spécialistes dans la co-construction de l’interprétation (Dury, 2022, p. 428). Dury (2007) a ainsi proposé d’introduire la notion de « rétrodiagnostic », pour décrire le sentiment que les spécialistes peuvent émettre sur les termes et usages plus ou moins éloignés dans le temps.
Au vu de notre ancrage en terminologie textuelle (Section 3), mais aussi de l’implication des spécialistes dans l’accompagnement de l’établissement de l’exobiologie, nos réflexions en diachronie courte peuvent permettre d’ouvrir une réflexion importante sur la collaboration entre linguistes-terminologues et spécialistes pour l’analyse. En particulier, dans la mesure où nous travaillons sur une diachronie très courte et contemporaine (c’est-à-dire avec des textes assez récents, qui ont moins de 25 ans dans notre cas), notre contexte de recherche offre un regard sur la nature, mais également la possibilité, du rétrodiagnostic posé par les spécialistes interrogés.
3. Cadre méthodologique
3.1. Une approche en terminologie textuelle
Dans cette étude, nous avons mis en œuvre les principes de la terminologie textuelle que nous avons présentés notamment dans Condamines et Picton (2022). Ces principes tiennent en quatre points :
- Constitution d’un corpus organisé en sous-corpus qui sont comparés. En l’occurrence, la distance dans le temps préside ici à l’organisation de notre corpus en trois sous‑corpus.
- Choix d’un outillage afin d’entrer dans les données (termes) et de baser l’interprétation humaine sur des observables issus du corpus (approche corpus-driven (Tognini‑Bonelli, 2001, p. 84-85)).
- Utilisation de différentes méthodes d’analyse :
- dénombrement et comparaison de formes ;
- analyse distributionnelle descendante avec utilisation d’éléments discursifs en lien avec la problématique étudiée ;
- analyse distributionnelle ascendante basée sur l’étude et la comparaison des contextes d’apparition des termes-candidats.
- Co-construction avec les spécialistes du domaine. Cet aspect a été particulièrement travaillé dans cette étude. En effet, nous avons interagi avec deux spécialistes : la fondatrice de la Société Française d’Exobiologie (SFE, créée en 2009), Muriel Gargaud, astrophysicienne, Directrice de Recherche émérite au CNRS, et son Président actuel, Hervé Cottin, astrochimiste, Professeur à l’Université Paris-est Créteil.
3.2. Constitution du corpus
Contrairement au corpus initial, nous n’avons pas visé une organisation disciplinaire mais une organisation temporelle. En d’autres termes, nous avons considéré l’exobiologie comme relevant d’une problématique suffisamment homogène pour que nous puissions focaliser l’étude sur la seule évolution dans le temps. Le corpus est ainsi constitué de trois ouvrages (Tableau 1). Les deux premiers constituent le corpus étudié lors de la première étude. Il s’agit de sortes d’« actes » qui ont été publiés à la suite d’écoles d’été en exobiologie. Le troisième, plus récent, est constitué, de contributions de différents chercheurs, et a été dès sa conception envisagé comme un manuel, et donc comme un genre (Condamines, 2003) sensiblement différent, avec un objectif plus marqué et revendiqué d’aller vers une homogénéisation2.
Année | Nombre d’occurrences |
2001 | 193 683 |
2003 | 207 127 |
2009 | 145 468 |
Total | 546 278 |
Tableau 1. Présentation du corpus
Nous avons aussi pu explorer, lorsque c’était nécessaire, le glossaire contenu dans chacun des ouvrages (composés d’environ 800 termes sélectionnés par les auteurs et autrices, accompagnés de leur définition, également rédigées par les auteurs et autrices des ouvrages).
Le découpage temporel observé ici correspond donc au rythme de publication de ces trois ouvrages : 2001, 2003 et 2009.
3.3. Outillage et extraction des données
Trois outils ont été mis en œuvre : l’extracteur de termes TermoStat Web (Drouin, 2003), ainsi qu’un concordancier (Antconc, Anthony, 2023) et un outil de textométrie (TXM, Heiden, Magué & Pincemin, 2010), ce dernier étant particulièrement adapté à la comparaison de sous-corpus.
Dans un premier temps, nous avons extrait les candidats termes (noms et noms complexes) de chacun des sous-corpus diachroniques avec TermoStat. Après avoir nettoyé les trois listes obtenues (retrait des unités non terminologiques essentiellement (telles que cf., figure, fig.)), nous avons sélectionné pour chaque sous-corpus les 50 premiers candidats affichant les scores de spécificité les plus élevés (Drouin, 2003). Les trois listes obtenues ont été fusionnées, pour obtenir une liste finale de 90 termes à analyser. Le nombre de termes retenus est arbitraire, mais permet d’obtenir un jeu de données suffisant et explorable pour entamer cette analyse diachronique.
Un premier aperçu a permis d’identifier que 17 termes (soit 18.8 %) étaient communs aux trois sous-corpus, mais 69 (soit 76,7 %) sont partagés par deux des sous‑corpus. Ce premier regard tend à indiquer une certaine homogénéité dans la terminologie partagée par ces trois ouvrages.
Les 90 termes sélectionnés ont ensuite été analysés (ainsi que leurs variantes et dérivés) à l’aide d’AntConc et de TXM, sur la base de l’approche textuelle décrite en Section 3.1. Nous décrivons les principaux résultats obtenus dans la section suivante.
4. Observations
Dans ces données, nous avons utilisé trois modes d’observation, qui permettent de saisir la dynamique des fonctionnements linguistiques à l’œuvre en diachronie courte dans ce domaine : 1. l’observation des empreintes de fréquence, 2. l’analyse de la « gestion » d’une unité indéterminée dans le temps (par ex. vie), ainsi que 3. l’observation fine de la dynamique d’une unité polysémique fréquente et répartie dans les corpus (par ex. noyau).
4.1. Empreintes de fréquence
Le terme « empreinte de fréquence » (ou “frequency signature”) est emprunté à Ahmad, Schierz et Al-Thubaity (2002) qui, à l’instar d’autres auteurs comme Losee (1995), explorent l’hypothèse selon laquelle la courbe de fréquence d’une unité entre différents sous-corpus diachroniques reflète l’évolution du terme dans le domaine considéré. Dans notre cas, nous avons choisi d’observer en priorité les termes extraits qui apparaissent ou disparaissent entre les trois sous-corpus (Tableau 2). Tous les résultats obtenus ont été validés et discutés avec les deux spécialistes du domaine mentionnés.
Termes apparus après 2001 |
Termes apparus après 2003 |
Termes disparus en 2003 |
Termes disparus en 2009 |
5 | 1 | 9 | 3 |
molécule organique, océan magmatique, plagioclase, craton, gaz rare |
cenancêtre | lac, glacier, glace d’accrétion, énantiomètre, frasil, code, position, phylogénie, substitution |
comète, composé, chondrite |
Tableau 2. Empreintes de fréquence (apparition/disparition de termes, liste de départ de 90 termes)
Dans notre contexte de diachronie courte, et en lien avec l’homogénéité constatée supra (Section 3.3), très peu de termes apparaissent ou disparaissent. Dans le cas de ces unités, aucune ne peut être associée à de la néologie ou de l’obsolescence. Trois cas de figure peuvent être relevés :
- Présence d’une thématique dominante dans certains sous-corpus mais qui n’est pas reprise dans les autres : cette observation renvoie à la notion de centralité (par ex. Jacques, 2005 ; Picton 2009), c’est-à-dire à l’attestation temporaire d’une thématique, importante dans le domaine, et qui entraine un rappel d’utilisation de termes connus. C’est le cas ici, par exemple, des termes frasil, lac et glace d’accrétion, qui peuvent être liés à la description du lac Vostok, qui occupe un chapitre du premier ouvrage (2001) uniquement.
- Trace de l’évolution de la nature des ouvrages constituant le corpus : ceci concerne en particulier le troisième ouvrage (2009), dans lequel le travail d’édition a été beaucoup plus centré sur un public plus général que lors des deux écoles d’été de 2001 et 2003. Ainsi, sur la base des discussions avec les spécialistes, il apparaît que plusieurs termes, qui ont été jugés par les éditeurs trop détaillés pour le public visé, ont été supprimés (comme réaction de Bucherer-Berg, réaction de Strecker qui ont été repérés grâce à l’analyse des contextes distributionnels de réaction, partagé par les trois sous-corpus).
- Introduction de variantes dénominatives spécifiques : enfin, plusieurs variantes dénominatives semblent avoir fait leur apparition, pour différentes raisons qui restent difficiles à saisir, mais qui pourraient relever là encore de choix éditoriaux (réaction rédox (pour réaction par oxydoréduction), cénancêtre (pour LUCA, Last Universal Common Ancestor)).
Bien que le terme exobiologie ne fasse pas partie de notre liste initiale de 90 termes, nous proposons de relever un dernier fonctionnement notable dans notre corpus : toutes les unités dérivées d’exobiologie (exobio*), ainsi que son synonyme (astrobiologie) disparaissent dans le manuel de 2009. Loin d’être le fruit du hasard, ce choix semble plutôt relever d’un positionnement scientifique spécifique de la part des auteurs, qui ont préféré recentrer leurs propos sur la notion « d’origine de la vie ». Comme indiqué par les spécialistes impliqués dans cette recherche, ce positionnement est expliqué en partie par la volonté de s’adresser à un public général un peu différent des deux premiers ouvrages, en gommant les aspects parfois polémiques que peut revêtir le terme « exobiologie » (Cottin, 2022).
4.2. Évolution et indétermination
L’indétermination, en terminologie, renvoie à l’idée générale selon laquelle les termes utilisés dans les discours spécialisés peuvent être flous et ambigus (ex. Antia, 2007 ; Péraldi, 2011). Dans le contexte scientifique qui nous occupe, questionner la notion d’indétermination est inévitable et nécessaire. En effet, l’essence même de la création d’une nouvelle discipline consiste en la confrontation/mise en commun des points de vue de chaque discipline impliquée, quitte à ce que cette situation génère des phénomènes d’indétermination. Pour illustrer ces propos, nous avons choisi d’observer le cas du terme vie, qui renvoie à un concept commun aux disciplines impliquées en exobiologie, à travers l’objectif partagé de la recherche des traces et conditions d’origine de la vie dans l’univers. L’observation des trois sous-corpus montre très nettement que ce concept ne fait l’objet d’aucune définition commune (unanime) et stabilisée en exobiologie.
Dans les première et seconde éditions de l’ouvrage (2001 et 2003), la définition suivante peut être relevée dans le glossaire en fin d’ouvrage : « Vie. Sa définition est un sujet de recherche en soi. Un exemple parmi d’autres : “Vie : système chimique autoentretenu, capable d’évolution darwinienne” ». Cette définition montre que dans ce cas précis, l’indétermination du terme vie est une indétermination conscientisée, et que l’on peut accompagner par le choix d’un exemple possible de définition disciplinaire parmi d’autres. Il s’agit ici d’une stratégie des spécialistes pour ne pas gommer les points de vue de chaque discipline impliquée dans l’exobiologie, en adhérant par exemple à une définition commune qui « lisserait » ces points de vue. Cette définition est accompagnée dans le corpus de différents contextes riches en connaissances (Meyer, 2001) très spécifiques qui explicitent la nature discutable et opérationnelle d’une définition proposée ponctuellement dans le texte (voir (1)(2)), ou encore la difficulté assumée à définir la notion (voir (3)(4)).
(1) | Au risque de donner l’impression d’utiliser un artifice, nous définirons la vie comme l’ensemble des propriétés, communes à tous les êtres vivants, et qui les différencient des systèmes non vivants. (2003) |
(2) | Tenons-nous en à une définition opérationnelle prudente : ce que j’appellerai désormais « vie » désigne une chimie organique très complexe en présence d’eau. Partons de ce que nous connaissons sur Terre. (2003) |
(3) | La définition de la vie donne lieu à des débats passionnés entre spécialistes. (2003) |
(4) | Dans toute entreprise de recherche de la vie, on part inévitablement avec des hypothèses qui, en l’occurrence, sont autant d’a priori. Certains les appellent « définitions », mais le mot est ici inapproprié. En effet, une définition est toujours entièrement arbitraire. Or chacun est, qu’il le veuille ou non, habité par une préconception de « ce qu’est la vie », autrement dit d’une essence de la vie, ce qui est différent d’une définition. (2003) |
Du point de vue diachronique, il est intéressant de remarquer la manière dont cette indétermination, ainsi que sa « gestion » a évolué. On peut ainsi noter que cette unité, bien qu’elle apparaisse 688 fois dans nos trois corpus, n’est définie qu’à moins de 10 reprises, glossaires compris. En 2001 et 2003, ces définitions sont présentes de manière aléatoire et sporadique tout au long des ouvrages, ainsi que dans les glossaires de fin d’ouvrage. Dans l’ouvrage 2009, on note que ce terme n’est plus défini dans le glossaire de fin d’ouvrage et n’est défini qu’une seule fois, dès sa présentation (voir (5)) :
(5) | […] ce choix va conditionner une stratégie de recherche3. Quels sont les critères minimaux permettant d’affirmer que l’on est en présence d’une entité vivante ? Est-il possible de définir la vie par ses traits majeurs au sein d’un organisme vivant unique ? Ou bien doit-on faire appel à des populations d’entités individuelles ? Les réponses à ces questions ne sont pas uniques et relèvent pour partie de la définition de conventions. Des formulations très diverses ont ainsi été introduites pour définir la vie. Certaines sont très descriptives, tandis que d’autres sont au contraire très abstraites et tentent de cerner la ou les propriétés nécessaires et suffisantes pour caractériser la vie. Parmi ces dernières, on trouve deux courants majoritaires : l’un met en avant les aspects thermodynamiques de la vie (auto-organisation et auto-maintien), l’autre se fonde sur les propriétés de réplication et d’évolution. […] Dans cette perspective, il vaut probablement mieux se fonder sur le fonctionnement de la cellule, unité fondamentale du vivant (voir l’encadré ci-contre), et adopter une approche plus pragmatique. […] (2009) |
On voit ici que s’est construite dans le temps une sorte de consensus de définition (indéterminée), qui prend en compte les points de vue existants de chaque discipline. Il n’y a donc pas eu de mouvement de « fusion » de points de vue, qui gommerait chaque discipline isolément, mais plus une prise en compte consciente de ces points de vue qui renforce ainsi la dimension pluridisciplinaire, essentielle, de l’exobiologie. Dans ce cadre, et à l’instar de remarques formulées par d’autres chercheurs sur cette question (par ex. Andersen, 2007 ; Myking, 2007), l’indétermination ne doit pas être comparée à un flou conceptuel ou un frein à la communication. Elle est ici une stratégie consciente et nécessaire au fonctionnement de la recherche pluridisciplinaire.
4.3. Dynamique d’une unité polysémique
Pour compléter ce portrait de dynamiques linguistiques en diachronie très courte, nous proposons d’observer une unité polysémique régulière (Apresjan, 1974) en exobiologie : noyau. Dans nos corpus, cette polysémie se manifeste par sept acceptions différentes, qui reflètent en grande part les définitions des différentes disciplines impliquées en exobiologie (Tableau 3) :
Acceptions | Exemples de contextes |
[biologie] « partie centrale d'organismes cellulaires » |
êtres vivants unicellulaires sans noyau différencié : Archéobactéries et Eubactéries |
[chimie] « partie centrale des atomes » |
vues en rayons X s’accompagnent d’accélération de particules, électrons, protons ou noyaux plus lourds |
[géologie] « 1. enveloppe centrale de la Terre » |
La Terre est ainsi divisée en trois grandes enveloppes de compositions chimiques différentes : le noyau, le manteau et la croûte |
« 2. partie liquide du noyau terrestre » | le noyau terrestre est constitué de deux parties : au centre, une graine solide, et autour, un noyau liquide |
« 3. partie solide du noyau terrestre » | la Terre est constituée d’enveloppes concentriques en mouvement. Elle comporte : a) Le noyau interne métallique de fer et nickel, solide |
[astronomie] « 1. partie centrale solide d’une comète » |
La comète Hyakutake, qui est apparue en 1996 et qui est passée assez près de la Terre (~ 0, 1 UA), avait un noyau relativement petit, d’environ 3 km de diamètre |
« 2. partie centrale de tout corps céleste, autre qu'une comète » | Cette phase initiale (...) se termine par la formation des noyaux des planètes géantes Notons que dans le cadre de cette dernière hypothèse, le noyau terrestre résulterait de l’agglomération de plusieurs noyaux de planétésimaux, ce qui impliquerait qu’une nouvelle phase de migration réunisse la matière de ces « mini-noyaux » au centre de la Terre |
Tableau 3. Acceptions de l’unité noyau (polyacceptions)
Au-delà de cette pluralité d’acceptions, au demeurant assez facilement désambiguïsées dans leurs contextes d’apparition et grâce au glossaire, il est intéressant d’observer la manière dont celles-ci se répartissent dans le temps, dans chacun de nos corpus (Tableau 4) :
Acceptions | Sous-corpus 2001 | Sous-corpus 2003 | Sous-corpus 2009 |
[biologie] « partie centrale d'organismes cellulaires » |
Attesté dans le corpus Défini dans le glossaire |
Attesté dans le corpus Défini dans le glossaire |
Attesté dans le corpus Défini dans le glossaire |
[chimie] « partie centrale des atomes » |
Attesté dans le corpus | Attesté dans le corpus | Attesté dans le corpus |
[géologie] « 1. enveloppe centrale de la Terre » |
Attesté dans le corpus Défini dans le glossaire |
Attesté dans le corpus Défini dans le glossaire |
Attesté dans le corpus Défini dans le glossaire |
« 2. partie liquide du noyau terrestre » | Attesté dans le corpus Défini dans le glossaire |
||
« 3. partie solide du noyau terrestre » | Attesté dans le corpus Défini dans le glossaire |
||
[astronomie] « 1. partie centrale solide d’une comète » |
Attesté dans le corpus Défini dans le glossaire |
Attesté dans le corpus Défini dans le glossaire |
|
« 2. partie centrale de tout corps céleste, autre qu'une comète » | Attesté dans le corpus | Attesté dans le corpus | Attesté dans le corpus |
Tableau 4. Répartition des acceptions dans le temps (2001-2003-2009)
Ces données diachroniques permettent d’offrir un instantané des dynamiques de l’unité noyau, qui nous semble assez révélateur d’une science (l’exobiologie) en train de s’élaborer. Ainsi, la gestion de polyacceptions mise au jour ici répond à différents besoins et évolutions dans le temps :
- Précision qui accompagne l’évolution du manuel 2009 : comme nous l’avons évoqué supra (Section 3.2), le manuel 2009 de notre corpus visait un public plus général, et son édition a significativement été repensée en ce sens. Ainsi, l’ajout des acceptions 2 et 3 (ligne [géologie]) dans ce manuel semble devoir être mise en lien avec un souci plus important d’accompagnement du lectorat et de précision dans les définitions de ce concept central de géologie ;
- Centralité ponctuelle : faisant également écho à nos remarques sur les empreintes de fréquence (Section 4.1), la disparition de l’acception « 1. partie centrale solide d'une comète » (ligne [astronomie]) est due ici à la disparition d’une thématique qui a été centrale dans les éditions 2001 et 2003 mais écartée en 2009 : les comètes ;
- Émergence probable d’une nouvelle acception : enfin, la présence de l’acception 2 [astronomie], seule acception liée au domaine de l’astronomie qui n’est pas définie dans le glossaire, semble révéler quant à elle l’émergence d’une nouvelle acception, admise par nos spécialistes interrogés, mais encore peu reconnue dans la discipline. L’analyse d’un corpus plus récent pourra être mise en œuvre pour confirmer (ou infirmer) cette hypothèse, mais cette observation permet de souligner le rôle et la pertinence de l’analyse linguistique : la mise au jour de fonctionnements inconscients, et l’accompagnement des spécialistes dans la gestion de leur contexte de pluridisciplinarité.
5. Discussions et réflexions
5.1. Pertinence de la perspective diachronique très courte
Dans cette étude, nous avons choisi de porter un regard en diachronie très courte. Nous l’avons dit, cet empan temporel de 8 ans est particulièrement pertinent dans ce contexte : d’une part, l’exobiologie est une discipline qui évolue très rapidement ; d’autre part, il existe une réelle dynamique, liée à une conscience forte d’un besoin, chez les chercheuses et chercheurs impliqués en exobiologie, de travailler à accompagner une éventuelle rupture dans la continuité des savoirs entre disciplines.
Les fonctionnements rapportés ici permettent de mettre en lumière des types d’évolutions et fonctionnements spécifiques repérables en corpus sur une si courte période. Ils contribuent ainsi à affirmer la pertinence de tenir compte d’une diachronie courte, voire très courte, dans les langues de spécialité. Nous avons souligné en particulier le fait que ce type d’analyse permet de saisir différents fonctionnements et évolutions caractéristiques des dynamiques en jeu dans des contextes pluridisciplinaires, mais dont les spécialistes soit n’avaient pas conscience, soit n’avaient qu’une conscience limitée. Il apparaît ainsi que, dans ce type de contexte de travail en coopération avec les spécialistes, le rôle des terminologues est moins de chercher à normaliser des fonctionnements, que de mettre au jour ces fonctionnements et de contribuer ainsi à la discussion entre spécialistes des domaines.
5.2. Collaboration avec les spécialistes : éléments de rétrodiagnostic
En terminologie textuelle, l’idée de la co-construction de l’interprétation (Bourigault & Slodzian, 1999 ; Picton, 2009 ; Condamines & Picton, 2022) renvoie au fait qu’en tant que linguistes-terminologues, nous pouvons repérer des changements ou différentes variations de fonctionnements linguistiques en corpus, dont nous ne pouvons pas identifier l’explication sur des bases linguistiques seules. C’est donc la collaboration avec les spécialistes qui permet de mettre en lumière les éléments extralinguistiques, qui amènent précisément à comprendre ces changements et fonctionnements.
La dimension diachronique de notre étude implique également que la collaboration avec les spécialistes repose sur ce que Dury (2007) appelle un « rétrodiagnostic ». En d’autres termes, le spécialiste doit « porter un regard sur l’histoire et l’évolution des connaissances dans son domaine. Cela se traduit principalement par le fait qu’il doit solliciter son sentiment d’évolution sur certains concepts et connaissances » (Picton, 2009, p. 307).
Dans notre recherche, les rencontres avec les deux spécialistes ont ainsi concerné la validation d’hypothèses mises au jour sur des bases linguistiques ou des échanges sur des fonctionnements linguistiques identifiés, dont l’explication nécessitait d’avoir accès à des éléments extralinguistiques. Nous avons interrogé nos spécialistes au sujet de l’apparition/disparition de termes dans le temps, de la validation des stratégies de gestion du cas de polyacceptions, ou encore sur différents termes/concepts listés qui ont interpelé nos spécialistes. Dans ce type d’échanges, trois scénarios ont pu être rencontrés.
Premièrement, les spécialistes ont pu mobiliser leur sentiment linguistique sur les données présentées et valider ou invalider nos hypothèses. Deuxièmement, à l’inverse, il est arrivé que les spécialistes ne puissent pas mobiliser leur sentiment linguistique. Il s’agit ici d’une difficulté connue, en particulier en diachronie, où la « projection » temporelle demandée par le rétrodiagnostic ajoute un degré de difficulté au jugement que les locuteurs peuvent porter sur leurs usages passés, même si ceux-ci sont assez peu éloignés dans le temps (Picton, 2009, p. 307). Enfin, troisième scénario, nos discussions ont également permis d’amener une certaine prise de conscience de la part des spécialistes sur leurs termes et leurs usages, amenant ainsi à des commentaires et des partages plus réflexifs sur leur discipline. Nous en donnons ici quelques exemples.
Nous l’avons vu, l’une des caractéristiques de l’exobiologie est que son objet intéresse particulièrement le grand public ; cette attention, parfois pesante, a eu un effet sur la façon d’évoquer (et d’orienter) la discipline dans le troisième ouvrage édité (2009). Ainsi, comme nous l’a expliqué l’un de nos spécialistes, pour éviter le parasitage du point de vue scientifique par une vision trop « bling-bling » (sic) du grand public, l’objet de la discipline est désormais amené plus clairement comme étant les origines de la vie dans l’univers, et en particulier en lien avec la notion d’habitabilité. Ceci se traduit par exemple par l’exclusion du terme exobiologie lui-même dans l’ouvrage de 2009 en question. Cette orientation, sans changer la perspective scientifique de la discipline, focalise l’intérêt plutôt sur le passé et sur un lieu tangible, même s’il s’agit toujours d’envisager la vie ailleurs et dans le futur. Un nouveau manuel est prévu pour 2024 qui continuera de tenir compte de cette orientation.
Un autre éclairage, permis par les interactions avec les spécialistes, a concerné la question de l’usage de la terminologie. Bien que revendiquant un objet d’étude commun, les différentes disciplines continuent à utiliser des termes qui leur sont propres. Les locuteurs des autres disciplines les comprennent plus ou moins mais respectent cette situation. Par exemple, un des spécialistes nous a dit qu’il ne connaissait pas vraiment le sens du terme frasil qui est présent dans le corpus et qui provient de la biologie. Nous nous trouvons ainsi devant un cas de figure qui ressemble beaucoup à celui que Putnam a décrit sous le terme de « sens par déférence » (Putnam, 1984) même si, pour Putnam, cette situation correspondait plutôt à des interactions entre spécialistes et novices. La conséquence de ce fonctionnement est que, même si tous les spécialistes se considèrent comme habilités à écrire dans des ouvrages d’exobiologie et empruntent parfois des termes à d’autres disciplines (le même spécialiste nous a ainsi dit qu’il utilisait un terme comme phylogénie qui vient de la biologie), ils acceptent qu’ils ne comprennent pas dans leurs moindres détails les contributions de leurs collègues des autres disciplines.
Ces deux situations, en sus d’apporter un éclairage sur les modalités et possibilités de collaboration avec des spécialistes en diachronie courte, mettent en évidence un autre élément : la science et son évolution sont situées.
5.3. La science et son évolution sont situées
Cette expérience de co-construction du sens avec les spécialistes du domaine a rendu évident un phénomène bien décrit par plusieurs philosophes des sciences : la science ne suit pas une trajectoire (celle du « progrès ») qui irait en droite ligne vers la connaissance, voire la vérité (Chalmers, 1987 ; Stenghers & Schlanger, 1991). Dans cette évolution, les aspects langagiers n’arrivent pas seulement dans un second temps mais ils y contribuent. Comme le signalent Halliday et Martin, la construction d’une discipline scientifique ne se fait pas hors de l’expérience humaine mais avec elle, le langage faisant partie de cette expérience : « A scientific theory is a linguistic construal of experience » (Halliday & Martin, 1993, p. 8).
Les conditions historico-socio-politiques dans lesquelles se situe une discipline scientifique ont aussi une influence sur son développement. Nous l’avons vu avec le rôle, parfois un peu trop prégnant, de la réaction du public à propos de l’exobiologie, mais c’est aussi le cas avec la dimension pluridisciplinaire. En effet, aucune des disciplines impliquées dans l’exobiologie ne souhaite se fondre dans une sorte de méta-discipline qui l’incorporerait. Ce point de vue s’explique par des raisons à la fois financières, de politique scientifique, de recherche d’identité et d’histoire ; en tout cas à court terme. Comme le note Fourez, « les pratiques interdisciplinaires peuvent être considérées comme des négociations entre des points de vue et des intérêts différents, dans un contexte et selon un projet » (2002, p. 138).
Ces éléments extra-linguistiques ont des corrélats langagiers plus ou moins conscients comme la volonté de maintenir sa terminologie propre, que nous avons mentionnée ci‑dessus.
Il est clair ainsi que toutes les disciplines scientifiques sont situées ; c’est d’ailleurs aussi le cas de la linguistique, en particulier lorsqu’elle est appliquée (Condamines & Narcy-Combes, 2015).
Une autre façon de repérer que l’évolution d’une discipline s’inscrit dans une situation extralinguistique donnée consiste à prendre en compte les supports et les formes que prennent les présentations au cours de son évolution, c’est-à-dire les genres textuels : « [c]haque sphère [de l’activité humaine] comporte un répertoire des genres du discours qui va se différenciant et s’amplifiant à mesure que se développe et se complexifie la sphère donnée » (Bakhtine, 1984, p. 265). Ainsi, dans le cas de l’exobiologie (en tout cas en français), les premiers supports disponibles ont été des actes d’écoles d’été ; ce n’est que plus récemment qu’un manuel a été rédigé avec une volonté plus nette de rendre compte de manière plus structurée de la discipline. On peut se demander alors s’il y a un sens à comparer des textes issus de supports qui ne génèrent pas exactement les mêmes genres. Il nous semble que les résultats ne sont pas alors complètement invalidés mais que les linguistes doivent avoir en tête le rôle potentiel de ces différences liées au genre textuel et, surtout, écouter comment les spécialistes eux-mêmes les perçoivent.
6. Remarques conclusives
Dans cet article, nous avons développé une analyse en diachronie très courte, en corpus, dans le contexte d’une discipline en émergence. Malgré le court intervalle temporel choisi, les données observées ont révélé une richesse de dynamiques et de fonctionnements, qui vient renforcer l’affirmation de la pertinence de la diachronie courte pour les langues de spécialité, ainsi que la centralité de la collaboration avec les spécialistes du domaine.
Néanmoins, ce constat ouvre une série de questions importantes, qui contribuent à nourrir les réflexions sur la diachronie en terminologie. Notre contexte soulève en particulier une hypothèse spécifique : la taille de l’intervalle temporel observé a probablement un impact non négligeable sur l’analyse. Par exemple, nous l’avons vu, les dynamiques identifiées dans cet article ont relevé d’un grain assez fin, certainement lié au faible empan de l’intervalle considéré. Une diachronie plus longue pourrait possiblement permettre de saisir d’autres types de dynamiques et de fonctionnements. Parallèlement, une diachronie plus longue permet d’avoir accès, très probablement, à des données plus volumineuses que la diachronie courte. Cependant, en diachronie longue, on peut s’interroger sur la possibilité pour les spécialistes de poser un rétrodiagnostic sur des périodes très éloignées dans le temps, ou qui concernent des intervalles très espacés. Il est également discutable de parler de rétrodiagnostic lorsque les périodes observées ne concernent plus une période vécue par les spécialistes interrogés. Se pose d’ailleurs la question de savoir qui devraient être les spécialistes à interroger lorsque les périodes observées sont très longues ou anciennes : ne devrait-on pas ici envisager la collaboration avec des historiens des sciences par exemple ?
Les réponses aux questions énumérées ici en guise de conclusion sont encore à construire, mais elles permettent de mettre en évidence un élément central de la perspective diachronique dans les langues de spécialité : celle-ci est plurielle et recouvre une diversité de points de vue et d’approches méthodologiques qui restent à documenter de manière satisfaisante. Diachronies courtes, longues, contemporaines, historiques… Beaucoup de pistes et réflexions s’ouvrent ici pour élaborer un portrait adéquat des diachronies à l’œuvre en langues de spécialité.