1. Introduction
À l’occasion de travaux de traduction réalisés dans le cadre professionnel, nous observons depuis plusieurs années les discours produits par les acteurs de l’architecture en bois en français, en anglais et en italien. Nous nous interrogeons sur la manière dont la terminologie employée dans ce domaine évolue dans le contexte contemporain, caractérisé par un retour en grâce du bois dans l’architecture, après des décennies de marginalité. Alors qu’il avait été largement éclipsé au XIXe siècle par les « matériaux phares de la modernité » qu’étaient le fer, l’acier et le béton (Berthier, 2017, p. 53), le bois fait aujourd’hui, en effet, un retour remarqué dans l’architecture1, en France et en Europe.
Cet article présente les premières recherches conduites sur les termes d’un corpus de textes issus de la presse professionnelle française portant sur l’architecture en bois. Après avoir montré en quoi celle-ci constitue un domaine spécialisé complexe, nous examinerons les termes spécifiques extraits de deux sous-corpus temporels constitués autour de l’année charnière 1995, afin d’appréhender certaines évolutions qui caractérisent cette terminologie à l’époque contemporaine.
2. Cadre théorique et méthodologique
2.1. L’architecture en bois, un domaine spécialisé ?
Cette première étude s’inscrit dans la
démarche, non pas prescriptive, mais descriptive, qui est requise par le linguiste qui considère les termes comme une porte d’entrée vers un domaine spécialisé, selon une perspective sémasiologique qui s’appuie sur les dénominations pour remonter vers les concepts. (Resche, 2015, § 8).
Le fait que l’architecture en bois constitue un domaine spécialisé « observable et légitime » (Millot, 2018, § 5) pour des terminologues ne va pas de soi et, à notre connaissance, elle n’a pas encore été établie comme tel. Une première hypothèse pourrait consister à considérer l’architecture en bois comme un sous-domaine de l’architecture, dont la terminologie a déjà été étudiée, notamment en français (Cetro, 2021 ; Procès, 1988). Force est de constater cependant que les discours spécialisés sur l’architecture en bois débordent largement la communauté professionnelle des architectes : des ingénieurs des « bureaux d’études bois » aux artisans charpentiers, les acteurs qui les produisent proviennent d’horizons variés. Ce constat nous amène à privilégier une seconde hypothèse, qui voit dans l’architecture en bois un domaine en soi, de type disciplinaire. L’architecture en bois s’appuie sur un ensemble de connaissances et de pratiques accumulées et rassemblées depuis l’Antiquité dans des traités, des manuels et des encyclopédies techniques. Les ouvrages architecturaux eux-mêmes constituent un corpus de références concrétisant les connaissances et les pratiques transmissibles du domaine. À l’époque contemporaine, cet « ensemble de savoirs, d’activités et de structures » (Cabré, 2012, p. 2) s’est institutionnalisé sous de nouvelles formes et, pour le dire avec Cabré (2012), s’est « disciplinarisé ». La fondation d’organismes d’expertise comme le Centre Technique du Bois2, la réalisation de thèses et l’organisation de colloques scientifiques sur l’architecture en bois (Berthier, 2017, pp. 72-73), ou encore l’ouverture de formations universitaires spécialisées3 témoignent de cette institutionnalisation contemporaine. L’émergence d’une presse professionnelle spécialisée (Fordaq, 2022) participe du même mouvement d’affirmation sociale et culturelle de l’architecture bois en tant que discipline.
Professionnels ou disciplinaires, les domaines peuvent être conçus de différentes façons en linguistique de spécialité (Bordet, 2013, § 13). Pour les anglicistes de spécialité (Van der Yeught, 2016a, entre autres), le domaine spécialisé se définit comme un « ensemble des savoirs et des pratiques mises au service d’une finalité collective, professionnelle ou disciplinaire » disposant à ce titre « d’un répertoire de termes propres à une profession, une discipline ou un champ d'interaction sociale » (Bouyé et al., 2023, p. 3). Appliquant cette définition à notre objet d’étude, nous proposons de considérer le domaine spécialisé de l’architecture en bois comme l’ensemble des connaissances et/ou pratiques mises au service de la conception et de la construction d’ouvrages, dont le bois constitue le ou l’un des principaux matériaux de construction.
Dans un article consacré aux fondements épistémologiques de l’étude des langues de spécialité, Van der Yeught précise que :
in specialised domains, the beliefs and desires of singular men turn into abstract purposes which transcend the specialised communities determined by time and space that have generated them. The final purpose of the specialised domain of medicine is to cure sick men and preserve health, whether in ancient Greece, traditional China, Renaissance Europe or modern America. (Van der Yeught, 2016b, § 35).
Comme la médecine, l’architecture en bois existe en tant qu’activité avec la même finalité depuis des millénaires et dans des contextes géographiques, historiques et culturels très différents. Nous interprétons cette proposition de Van de Yeught comme une invitation à considérer le domaine spécialisé en tant qu’objet inscrit dans le temps long de l’humanité, observable à travers différentes « fenêtres » spatio-temporelles possibles et dans différentes langues. Ici, le domaine spécialisé de l’architecture bois est appréhendé à un moment de son histoire, dans le contexte socioculturel de la France contemporaine, et dans l’une de ses variétés linguistiques, le français. La description que nous en proposons vaut donc dans ces limites, sans prétendre à l’exhaustivité.
2.2. Une approche par la terminologie diachronique et par la terminologie textuelle
Notre interrogation porte sur les évolutions de la terminologie de l’architecture en bois pendant une période donnée de l’histoire du domaine, ce qui implique une approche en diachronie. Après avoir été longtemps marginale (Dury, 2022 ; Picton, 2018), la terminologie diachronique bénéficie aujourd’hui d’une attention accrue, dont témoignent plusieurs publications récentes, portant sur sa méthodologie (Dury, 2022 ; Picton, 2018 ; Zanola, 2021) ou sur son application à des domaines aussi variés que l’économie (Resche, 2015), la botanique (Selosse, 2016 ; Grimaldi & Humbley, 2021) ou l’orfèvrerie (Altmanova & Zollo, 2017). Si nos travaux relèvent d’abord du champ de la terminologie diachronique, l’outillage conceptuel et méthodologique que nous mobilisons s’inspire aussi des travaux conduits par les anglicistes de spécialité sur les langues en contexte professionnel dans une perspective diachronique. Par ailleurs, parce que les termes sont observés et analysés en discours, notre analyse s’inscrit également dans l’approche de la terminologie textuelle, théorisée par Bourigault et Slodzian (1999).
2.2.1. Terminologie diachronique
La question de la diachronie occupe aujourd’hui une place importante dans les réflexions des anglicistes de spécialité. Les travaux qu’ils mènent sur les discours spécialisés4, professionnels notamment, ont nourri notre réflexion. La diachronie y est définie comme :
l’étude de l’évolution des discours spécialisés (l’évolution des genres, des termes, des notions, etc.) sur un temps qui peut être court (quelques années) ou long (plusieurs centaines d’années). La plupart des travaux dans le domaine se fondent sur des corpus dits « diachroniques » dont l’échantillonnage repose sur un découpage, soit en fonction de périodes de l’histoire du domaine (avant et après un progrès technique, par exemple), soit de manière arbitraire (par tranche de dix ans, par exemple). (Bouyé et al., 2023, p. 2).
Axée sur l’évolution des phénomènes linguistiques et discursifs, cette définition lève deux ambiguïtés qui, selon Dury, avaient contribué à ralentir l’émergence de la perspective diachronique en terminologie :
another reason is probably related to the term diachrony itself, which is often misinterpreted, even by terminologists, some of whom regard diachrony and history as synonymous, and who consider that the study of terms and concepts from a diachronic perspective inevitably involves exploring the history of the language, over long or very long periods of time in order to describe structural changes affecting the language as a whole. (Dury, 2022, p. 424).
Un premier écueil consiste en effet à considérer qu’une étude de terminologie diachronique porte nécessairement sur une époque lointaine ou inversement, qu’une analyse conduite sur une terminologie ancienne est, ipso facto, diachronique. La définition du GERAS (Groupe d’Étude et de Recherche en Anglais de Spécialité) rappelle en creux que la diachronie n’implique aucun critère chronologique. Elle fait en revanche de la variation dans le temps un paramètre central. De fait, l’analyse peut porter sur une époque plus ou moins éloignée chronologiquement du moment de l’observation, comme l’illustrent les travaux de Ducos et Salvador (2011) sur le français scientifique médiéval du XIIe au XVe siècle, ou ceux de Peruzzo (2018), concentrés sur une période extrêmement proche du moment de l’observation. À propos de ces derniers, on parlerait en historiographie de « temps présent » (Bédarida, 2001). Notre objet d’étude, la terminologie de l’architecture en bois de 1934 à 2021, s’inscrit, elle aussi, dans l’histoire récente du domaine, y compris son « temps présent ». Mais c’est parce qu’elle porte sur l’évolution de cette terminologie dans le laps de temps considéré que l’analyse relève de la diachronie.
La définition du GERAS apporte un second élément de clarification important, en précisant que l’approche diachronique n’implique pas non plus nécessairement une observation sur la longue durée. Dans les domaines scientifiques innovants comme l’exobiologie (Condamines & Dehaut, 2011) ou marqués par des phénomènes en évolution rapide comme le changement climatique (Bureau, 2022), des changements terminologiques observables peuvent en effet intervenir en l’espace de quelques années (Picton, 2009). Notre analyse couvre près de 90 ans. Longue ou courte, selon que l’on se réfère à une vie ou à l’histoire de l’humanité, cette durée correspond d’abord à un moment de l’histoire du domaine étudié. Il s’agit en l’occurrence de la période comprise entre l’apparition des premiers numéros de revues architecturales contemporaines sur le bois et l’époque actuelle, à laquelle la recherche est conduite.
2.2.2 Terminologie textuelle
Notre analyse porte sur les termes tels qu’ils sont effectivement employés et mis en discours par les professionnels du domaine. Les termes étudiés sont ainsi extraits d’un corpus de textes authentiques, compilé pour les besoins de la recherche et exploré à l’aide d’outils textométriques. Notre démarche, à visée descriptive, relève donc de la terminologie textuelle qui est :
née du rapprochement entre les corpus de textes et la terminologie. Les textes spécialisés sont alors considérés comme des « réservoirs » de connaissance et l’intérêt de cette optique réside dans l’analyse des usages réels, en discours. (Picton, 2018, § 10).
L’étude des termes en corpus inhérente à cette approche permet « d’observer différents types d’indices », qualitatifs et quantitatifs, utiles à l’analyse en diachronie (Picton, 2018, § 13). Dans le cadre de cette étude exploratoire, nous nous concentrons sur les indices quantitatifs recueillis grâce à des « calculs et comparaisons de fréquences, [des] analyses statistiques sur l’absence ou la présence d’une unité ou d’un phénomène particulier dans les corpus » (Picton, 2018, § 13). L’objectif est de mettre en lumière des caractéristiques propres à deux époques du corpus pour identifier des évolutions conceptuelles et linguistiques sur la période. La démarche est également heuristique et vise à faire apparaître des phénomènes que seule l’analyse outillée des corpus permet de révéler.
La méthodologie de la terminologie textuelle implique le recours à une « expertise », nécessaire à la triangulation des données produites par l’analyse outillée du corpus.
L’approche de la terminologie textuelle repose sur ce que l’on pourrait appeler un « trépied méthodologique » (Picton & Dury 2015), à savoir : des textes (corpus à comparer), des outils et des indices (dont les termes sont les points d’entrée pour l’analyse) et des entretiens avec les experts (afin de co-construire une interprétation des données). (Picton, 2018, § 11).
Face à un objet d’étude qui relève en partie du « temps présent » et en partie d’un temps révolu, au sujet duquel les experts ne peuvent donc plus être consultés, nous avons adapté le dispositif de triangulation en constituant un corpus secondaire « d’expertises écrites » composé (i) d’expertises du passé (articles scientifiques (Bailly, 1966 ; Behaghel, 2002 ; Laudon, 1970 ; Guinard, 2009)) ; (ii) d’expertises du temps présent (débats de forums professionnels (Kleinschmit von Lengefeld, 2021), presse professionnelle (Trouy-Riboulot & Masson, 2021)) ; (iii) de travaux académiques en histoire et en sociologie de l’architecture (Berthier, 2017 ; Bignon, 2021 ; Camus, 2004), incluant pour certains des transcriptions d’entretiens avec des experts disparus (Berthier, 2017). La démarche consiste ici à croiser les données issues de l’analyse avec ces sources directes et indirectes.
3. Méthodologie de l’analyse
3.1. Compilation d’un corpus adapté
Le choix méthodologique d’aborder une terminologie par l’analyse outillée des termes en contexte implique de respecter certains paramètres lors de la constitution du corpus. Pour Condamines, Rebeyrolle et Soubeille (2004, p. 548), un corpus diachronique doit remplir trois critères essentiels : (i) homogénéité (les textes doivent appartenir au même genre textuel) ; (ii) diachronicité (les textes doivent être échelonnés dans le temps) ; (iii) contrastivité (le corpus de textes doit être organisé en deux sous-corpus au moins, à comparer ensuite les uns aux autres). Notre corpus d’articles de presse architecturale a été constitué pour répondre à ces trois principes.
3.2. Présentation du corpus
3.2.1 Un corpus homogène
L’homogénéité du corpus se joue à deux niveaux : dans la sélection des revues architecturales et au niveau du genre textuel retenu. Les revues ont été sélectionnées à l’aide de sources documentaires extérieures (avis d’experts et observation de terrain5, consultation de sites spécialisés, recherches bibliographiques6) permettant d’identifier les revues et de sélectionner les plus pertinentes. Trois critères de sélection avaient été fixés : (i) le caractère professionnel de la revue ; (ii) un lectorat identique issu des métiers de l’architecture en bois7 ; (iii) un statut de publication de référence aux yeux des acteurs du domaine. À l’issue de l’analyse, quatre titres ont été retenus : deux revues architecturales généralistes (L’Architecture d’Aujourd’hui, publiée depuis 1930, et Techniques et Architecture, publiée entre 1941 et 2007) et deux revues spécialisées dans l’architecture en bois (Séquences Bois, publiée depuis 1994, et Wood Surfer, publiée depuis 2001). Toutes représentent des publications de référence dans le milieu professionnel de l’architecture en bois (Behaghel, 2002 ; Berthier, 2017 ; Fordaq, 2022). À ce titre, elles peuvent être considérées comme représentatives des discours professionnels de l’architecture en bois en circulation sur la période observée. Destinées aux architectes, constructeurs et maîtres d’ouvrage, ces revues se caractérisent par un positionnement identique sur le marché éditorial.
Au sein des revues, nous nous sommes concentrée sur le genre textuel de la « réalisation ». Ce type d’article présente dans le détail un ouvrage architectural construit (par opposition au « projet » qui n’existe que sur le papier). Essentiellement descriptif, ce genre ne s’apparente qu’en partie à celui de la critique architecturale, comme le rappelle Camus (2004) qui le qualifie pour cette raison de « pseudo-critique ». Afin de centrer l’analyse sur l’architecture en bois, nous avons opéré une sélection parmi les réalisations publiées dans les revues généralistes en conservant uniquement les présentations d’ouvrages dans lesquels le bois est employé comme matériau de construction principal (et non comme élément ornemental par exemple). Il s’agit, concrètement, des numéros thématiques consacrés au bois pour les titres généralistes et d’une sélection des articles les plus détaillés pour les deux titres spécialisés retenus. Tous ces articles ont dû être numérisés, voire, dans de nombreux cas, saisis manuellement.
3.2.2. Un corpus diachronique
Le corpus ainsi constitué s’étend sur près de 90 années, de 1934 à 2021, mais il n’est pas homogène sur la période (Tableau 1), en dépit des recherches complémentaires menées pour réduire au maximum les écarts les plus importants.
Décennie | Nombre d’articles |
1930 | 17 |
1940 | 12 |
1950 | 17 |
1960 | 7 |
1970 | 32 |
1980 | 44 |
1990 | 34 |
2000 | 78 |
2010 | 126 |
Tableau 1. Nombre d’articles inclus dans le corpus par décennie
Notre hypothèse est que la répartition inégale des articles par décennie découle de l’évolution du domaine. Comme l’indiquent les sources contemporaines et les analyses récentes (Bailly, 1966 ; Berthier, 20178), le nombre d’ouvrages en bois construits avant 1970 est en effet limité, ce qui peut expliquer le faible nombre d’articles parus dans la presse professionnelle sur la période. Inversement, la naissance des titres hyperspécialisés sur le bois dans l’architecture au milieu des années 1990 entraîne inévitablement un accroissement considérable du nombre d’articles publiés après cette date. Au final, l’hétérogénéité quantitative du corpus constitue une donnée de l’analyse qui s’impose au chercheur. Elle implique néanmoins de prendre un certain nombre de précautions au moment de l’élaboration du protocole d’analyse textométrique (Section 3.3.), afin de garantir la validité des données quantitatives.
3.2.3. Un corpus contrastif
Pour construire un corpus contrastif, « c’est-à-dire divisé en parties » (Barats, Leblanc & Fiala, 2013, p. 105) nous avons procédé à un découpage éclairé par l’histoire du domaine, dont les bornes et les césures doivent être précisées et justifiées.
From a methodological point of view, another element to be taken into account for the building of diachronic corpora is the temporal delimitation of the corpus, i.e., the choice of a start date and an end date, as well as the division of the corpus into subperiods. (Dury, 2022, p. 432).
Les limites de début et de fin de la période étudiée correspondent respectivement au premier « numéro spécial » de revue architecturale contemporaine consacré au bois (L’Architecture d’Aujourd’hui, 1934) et à la date du début de nos travaux (2021). Pour identifier une césure intermédiaire pertinente au regard de l’histoire du domaine, nous nous sommes appuyée sur les sources et expertises collectées en amont, dont plusieurs font état d’un tournant majeur au milieu des années 1990. Certains auteurs y voient l’effet de l’émergence de nouveaux matériaux de construction dérivés du bois (Behaghel, 2002 ; Bignon, 2021 ; Gauzin-Mueller, 2012). Spécialiste de l’histoire récente du domaine, Berthier observe que c’est à cette période que la « filière bois » commence à se structurer :
C’est seulement en 1994 que la filière bois française s’organise pour diffuser les connaissances techniques de manière régulière, organisée, « visible » et adaptée à la bonne formation des architectes. Le CNDB édite, entre 1994 et 2000, la revue Détails Bois, […] suivie à partir de 1995 de la parution de Séquences Bois. (Berthier, 2017, p. 202).
Enfin, sur le plan économique, les études statistiques annuelles du ministère de l’Industrie signalent un redémarrage de la construction bois à partir de 19949 et une hausse du chiffre d’affaires des industries du bois en 1993-199410. Témoignages d’acteurs, observations d’experts, données économiques : ce faisceau d’indices évoque un tournant dans la pratique, la culture et l’économie de l’architecture bois au milieu des années 1990. Partant de l’hypothèse que ces changements sont susceptibles d’entraîner des évolutions quantitativement perceptibles dans la terminologie du domaine, nous avons placé la ligne de partage de notre corpus au milieu de la décennie, en 1995. Cohérente avec l’histoire contemporaine de l’architecture en bois, cette césure semble pertinente pour mettre en lumière des phénomènes de variation diachronique dignes d’intérêt.
3.3. Protocole d’analyse
La répartition des articles du corpus de part et d’autre de l’année 1995 aboutit à la création de deux sous-corpus, présentés dans le Tableau 2. L’écart de cinq ans entre le sous-corpus 1 (1934-1992) et le sous-corpus 2 (1997-2021) s’explique par le nombre restreint de publications auxquelles nous avons pu accéder dans les fonds d’archives consultés au moment de la constitution du corpus. Lors de la préparation de cet article, ni les articles manquants issus des premiers numéros de Séquences Bois (lancée en décembre 1994) ni le numéro spécial Bois de Techniques et Architecture de 1996 n’avaient encore été numérisés.
Sous-corpus | Dates | Nombre de tokens | Nombre d’articles |
Sous-corpus 1 | 1934-1992 | 67 908 | 149 |
Sous-corpus 2 | 1997-2021 | 246 592 | 227 |
Total | 1934-2021 | 314 500 | 376 |
Tableau 2. Présentation du corpus, données Lancsbox
La méthode d’analyse a consisté à comparer alternativement un corpus à l’autre afin d’identifier les spécificités lexicales de chacun, sur la base d’un indice de spécificité calculé par un logiciel de textométrie. Cette approche s’inspire de travaux antérieurs consacrés à l’identification des termes spécifiques d’une période donnée par rapport aux suivantes, dont ceux de Drouin, Ménart et Paquin (2006) sur l’évolution de la terminologie du terrorisme après le 11 septembre 2001 ou ceux de Millot (2018), consacrés à l’évolution conceptuelle de la terminologie de l’Information-Communication à différentes époques de l’histoire du domaine. L’indice de spécificité de chaque terme est calculé ici à l’aide de la fonction keyword du logiciel #Lancsbox 6.0 (Brezina, 2021)11.
Parmi les « mots-clés » ainsi obtenus pour chaque sous-corpus, nous avons sélectionné les candidats-termes du domaine, en nous fondant sur la définition du terme élaborée par Cabré dans le cadre de la théorie communicative de la terminologie (TCT). Dans cette approche, les termes, dont la fonction est de dénommer « les concepts propres de chaque discipline spécialisée » (Cabré, 1998, p. 149) ne se distinguent pas des mots du lexique général sur le plan formel ou sémantique, mais sur la base de facteurs pragmatiques et en particulier, par l’emploi dans des situations de communication spécialisées, par des utilisateurs spécialisés, au service d’un discours professionnel ou scientifique. Du fait de leur positionnement et de leur lectorat, les articles des revues professionnelles que nous avons sélectionnés s’inscrivent dans ce contexte spécialisé. Par conséquent, si l’on adopte le point de vue de la TCT, les mots utilisés dans un tel contexte pour désigner des concepts du domaine peuvent être considérés comme des termes du domaine concerné. Le fait que les mots-clés sélectionnés désignent des concepts propres au domaine de l’architecture bois a été vérifié grâce au concordancier de Lancsbox.
Bien que les candidats-termes identifiés pour chaque période puissent appartenir à différentes parties du discours, nous avons choisi de centrer cette première étude sur les noms et syntagmes nominaux. À l’issue d’un travail de nettoyage de la liste ainsi obtenue, les 100 termes simples et composés les plus spécifiques de chaque sous-corpus ont été conservés, soit 200 termes au total. Les Tableaux 3 et 4 ci-dessous présentent les 20 premiers termes de chaque corpus. Les Tableaux complets figurent en Annexe.
Rang | Lemme | Fréquence sous-corpus 1 (1934-1992) |
Fréquence sous-corpus 2 (1997-2021) |
Indice de spécificité |
1 | carton | 2 | 38 | 6,10 |
2 | séjour | 37 | 80 | 5,10 |
3 | échelle | 49 | 95 | 5,01 |
4 | habitation | 51 | 92 | 4,73 |
5 | maison | 287 | 387 | 4,58 |
6 | carton bitumé | 0 | 23 | 4,39 |
7 | prix | 14 | 37 | 4,11 |
8 | chambre | 81 | 98 | 3,59 |
9 | cheminée | 2 | 18 | 3,38 |
10 | cloison | 29 | 43 | 3,36 |
11 | vestibule | 0 | 16 | 3,36 |
12 | serre | 10 | 25 | 3,33 |
13 | piste | 5 | 19 | 3,16 |
14 | plan | 283 | 260 | 3,14 |
15 | garage | 18 | 30 | 3,13 |
16 | glace | 1 | 15 | 3,08 |
17 | baraque | 0 | 14 | 3,06 |
18 | voligeage jointif | 0 | 13 | 2,92 |
19 | auto-construction | 0 | 13 | 2,91 |
20 | voligeage | 25 | 33 | 2,91 |
Tableau 3. Les 20 termes les plus spécifiques du sous-corpus 1 par comparaison avec le sous-corpus 2
Rang | Lemme | Fréquence sous-corpus 2 (1997-2021) |
Fréquence sous-corpus 1 (1934-1992) |
Indice de spécificité |
1 | épicéa | 320 | 0 | 14,01 |
2 | douglas | 236 | 1 | 9,23 |
3 | bet | 222 | 1 | 8,73 |
4 | CLT | 159 | 0 | 7,46 |
5 | mélèze | 263 | 5 | 6,73 |
6 | entreprise | 247 | 2 | 6,36 |
7 | halle | 149 | 1 | 6,15 |
8 | lamibois | 119 | 0 | 5,83 |
9 | pli | 105 | 0 | 5,26 |
10 | ferrure | 132 | 2 | 4,91 |
11 | OSB | 119 | 0 | 4,75 |
12 | maîtrise d’ouvrage | 103 | 1 | 4,51 |
13 | entreprise bois | 86 | 0 | 4,49 |
14 | agence | 124 | 0 | 4,19 |
15 | laine de roche | 86 | 1 | 4,03 |
16 | bois massif | 229 | 11 | 3,92 |
17 | livraison | 98 | 2 | 3,85 |
18 | pare-pluie | 95 | 2 | 3,75 |
19 | platelage | 63 | 0 | 3,56 |
20 | gare | 62 | 0 | 3,52 |
Tableau 4. Les 20 termes les plus spécifiques du sous-corpus 2 par comparaison avec le sous-corpus 1
4. Les résultats
4.1. L’architecture en bois : un domaine disciplinaire complexe
À l’aide de ressources terminologiques de référence telles que le Dicobat12 et Le glossaire du charpentier (Compagnons passants charpentiers du Devoir, 2019), nous avons identifié les domaines d’origine auxquels se rattachent les termes des articles étudiés. L’observation des termes spécifiques des deux sous-corpus montre tout d’abord que la terminologie de l’architecture en bois emprunte à trois domaines : l’architecture, le génie civil, la charpenterie. Cette première étude nous a conduite à élaborer la cartographie du domaine de l’architecture en bois proposée en Figure 1 ci-dessous.
4.1.1. Trois domaines constitutifs : architecture, génie civil et charpenterie
En nous fondant sur les définitions des trois domaines fournies par le Dicobat et le Glossaire du charpentier, nous avons établi l’appartenance de chaque terme à l’un de ces domaines. Une part importante de termes spécifiques de notre corpus (55 % dans le sous-corpus 1 et 17 % dans le sous-corpus 2) est issue du domaine de l’architecture, définie selon le Dicobat comme l’« art de bâtir les volumes nécessaires à l’homme pour vivre et exercer ses activités, en conciliant l’esthétique, les contraintes techniques, les besoins fonctionnels et les exigences administratives ». La prise en compte des aspects esthétiques et des besoins de l’usager distingue ce domaine de celui du génie civil. Nous incluons notamment dans le domaine de l’architecture les termes désignant un ouvrage architectural ou les parties qui le composent (serre, séjour, chambre dans le sous-corpus 1 ; halle, gare ou collège dans le sous-corpus 2), ainsi que les termes du dessin et de la représentation graphique (échelle, plan de situation).
Pour le Dicobat, le domaine du génie civil « recouvre l’ensemble des techniques de construction des bâtiments, des ouvrages d’art et des infrastructures, y compris dans les domaines spécialisés (hôpitaux, industrie, etc.) ». Les termes du génie civil représentent une autre partie importante des termes les plus spécifiques de notre corpus (30 % dans le sous-corpus 1 et 31 % dans le sous-corpus 2). Ils désignent des matériaux et des techniques de construction tels que : carton bitumé et auto-construction (sous-corpus 1) ; ferrure, laine de roche (sous-corpus 2). Nous y avons inclus les acteurs de la construction proprement dite, comme bet (bureau d’études) et entreprise. Ce dernier terme désigne dans notre corpus les entreprises constructrices de l’ouvrage décrit ; il est ainsi généralement associé au nom de l’entreprise en question ou au nom commun bois pour former le syntagme entreprise bois (117 occurrences dans le sous-corpus 2).
Enfin, quelques termes proviennent du domaine de la charpenterie (4 % des plus spécifiques dans le sous-corpus 1 et 14 % dans le sous-corpus 2). Considéré ici de manière large, ce domaine inclut à la fois les techniques de la charpente et la connaissance de la matière première, le bois. Cette conception correspond à celle de la Société des compagnons charpentiers des devoirs du tour de France, dont la monumentale encyclopédie sur les métiers de la charpente et de la construction bois inclut plusieurs volumes consacrés à la connaissance du bois et de ses essences. Les termes qui relèvent de la charpenterie dans notre corpus désignent donc des espèces ligneuses (épicéa, douglas, dans le sous-corpus 2) et les matériaux et techniques relatifs à l’« art et ensemble des techniques de la construction des charpentes » (Dicobat), comme le terme arbalétrier (sous-corpus 2) par exemple.
4.1.2. Trois sous-domaines intermédiaires : la construction, l’architecture en bois traditionnelle, la construction bois
Le schéma de la Figure 1 met en lumière les proximités, mais aussi les superpositions entre les domaines qui composent le domaine spécialisé de l’architecture en bois, à commencer par le génie civil et l’architecture. Plusieurs termes se situent en effet à l’intersection de ces deux domaines. C’est le cas de prix, qui désigne dans le sous-corpus 1 le prix de revient ou de vente de l’ouvrage (33 occurrences) ou d’économiste, qui désigne dans le sous-corpus 2 la figure professionnelle de l’économiste de la construction, mais aussi de maîtrise d’ouvrage, ou de livraison (sous-corpus 2). Ces termes, qui relèvent de l’« environnement règlementaire et financier » de la construction (Dicobat) font aussi bien partie du vocabulaire de l’architecte que de celui de l’ingénieur civil. C’est également le cas des termes qui désignent des catégories générales d’ouvrages comme maison, immeuble ou baraque13 (cette dernière se définissant en effet d’abord par son mode de construction). Nous proposons donc de définir ce sous‑domaine intermédiaire comme celui de la « construction »14. Dans cette vision du domaine, architecture et génie civil conservent chacun leur propre volet de la conception : conception architecturale pour l’un et ingénierie pour l’autre. Le volet construction, en revanche, est partagé. 5 % des termes spécifiques du sous-corpus 1 et 15 % de ceux du sous‑corpus 2 se rattachent au sous-domaine de la construction.
Une autre catégorie de termes, plus rares, relève à la fois de l’architecture et de la charpenterie. Incluant les architectures vernaculaires en bois et les éléments du décor en bois, il peut être considéré comme le sous-domaine de l’architecture en bois traditionnelle, au sens que le Dicobat donne à cet adjectif : « qualifie un art ou une technique hérités du passé, et validés par une longue expérience ». Ce fondement sur des connaissances validées par l’expérience distingue selon nous l’architecture traditionnelle en bois du dernier sous‑domaine, celui de la construction bois, fondé, lui, sur des connaissances validées par les sciences de l’ingénieur : mathématiques, physique et informatique. Deux termes seulement se rattachent à l’architecture en bois traditionnelle : chalet (sous-corpus 1) et lambris (sous‑corpus 1). Peu représenté dans les 100 termes spécifiques du sous-corpus, ce sous‑domaine intermédiaire est absent de ceux du sous-corpus 2.
Plusieurs termes renvoient enfin à un troisième sous-domaine situé au croisement du génie civil et de la charpenterie, que nous intitulons « construction bois ». Il s’agit des matériaux de construction à base de bois appelés « dérivés du bois » ou « bois d’ingénierie »15, tels que CLT16, lamibois17, OSB18. Les autres termes de ce sous-domaine intermédiaire désignent des techniques ou des éléments de construction propres à la construction en bois. Tel est le cas, par exemple, de MOB (acronyme de mur à ossature bois), qui constitue l’élément de base de la construction à ossature bois. Les termes qui se rattachent au sous-domaine de la construction bois représentent 4 % des termes spécifiques du sous-corpus 1, et 23 % pour le sous-corpus 2.
4.2. Les spécificités du sous-corpus 1 : beaucoup d’architecture et une termicité limitée
Les termes du sous-corpus 1 ont été extraits sur la base de leur spécificité par rapport aux textes du sous-corpus 2, c’est-à-dire en raison de leur fréquence relative supérieure par rapport aux articles publiés entre 1997 et 2021. Les termes spécifiques du sous-corpus 1 nous renseignent donc sur les termes et les concepts caractéristiques de cette première période par rapport à la suivante.
Le premier trait saillant dans la terminologie du sous-corpus 1 est le poids important des termes issus du domaine de l’architecture (55 %). Les plus spécifiques d’entre eux, c’est‑à‑dire ceux qui présentent l’indice de spécificité le plus élevé (Tableau 3, exhaustif en annexe), renvoient à des constructions individuelles, généralement de petite taille et destinées pour l’essentiel à l’habitation (maison de vacances, lotissement, baraquement). D’autre part, 25 % de ces termes spécifiques désignent des éléments d’agencement intérieur : des noms de pièces (séjour, chambre, vestibule, cuisine, salle de bain, salle de séjour), des éléments de décor (cheminée, glace, lambris, frise), des éléments d’agencement de l’espace (cloison, coin-repas, porte).
Deuxième élément notable, les termes du sous-corpus 1 sont aussi souvent peu spécialisés, c’est-à-dire proches de la langue générale et caractérisés à ce titre par ce que l’on pourrait appeler une certaine « généralité ». Certains termes architecturaux notamment (séjour, chambre, cheminée, frise) apparaissent à la fois dans le Dicobat et dans les dictionnaires généralistes, mais sans mention d’appartenance au domaine spécialisé concerné (CNRTL19). Le même phénomène peut être observé dans le domaine du génie civil (par exemple carton bitumé, présent dans le TLFi sans mention d’un domaine de spécialité).
Dans ce domaine, plusieurs termes se distinguent en outre par leur « généricité », c’est‑à‑dire par un sens extensif dans leur domaine d’application (Dubois et al., 2012, p. 217). C’est le cas par exemple de maçonnerie, dont aucun des neuf hyponymes répertoriés par le Dicobat (maçonnerie assisée, maçonnerie en blocage, maçonnerie composite, etc.) n’apparait dans le sous-corpus 1. Autre indice d’une certaine généricité des termes, leurs définitions dans le Dicobat renvoient à des concepts larges, dont témoigne l’usage récurrent de l’indéfini (« tout élément plat », « tout assemblage », « tout procédé », « quiconque réalise une construction ») et de la conjonction ou (« le mot désigne les ouvrages eux-mêmes, ou sert à préciser leur composition, […] leur mode d’exécution, ou leur appareil »). Tant pour l’architecture que pour le génie, il arrive enfin que le Dicobat précise explicitement que le terme est « générique » (maison d’habitation) ou « désigne de façon générale » (revêtement).
Du fait de leur proximité avec la langue générale (« généralité ») ou de leur sens général dans le domaine (« généricité »), une part notable des termes caractéristiques des réalisations des années 1934-1992 présente ainsi un degré de spécialisation limité, ou pour le dire autrement, une faible « termicité » (Humbley, 2018, p. 79). Les techniques et les ouvrages réalisés semblent ainsi décrits dans les revues architecturales antérieures à 1995 en des termes plutôt proches du lexique général et plutôt génériques. Quoique peu nombreux, les termes relevant du sous-domaine de la construction bois paraissent en revanche plus spécialisés, comme voligeage (33 occurrences), voligeage jointif (13 occurrences) ou gousset : tous trois sont bien identifiés comme termes d’un domaine précis (respectivement le bâtiment, la technologie et la charpenterie) dans les dictionnaires de langue générale. En outre, le Dicobat ne les définit pas comme des termes génériques.
4.3. Les termes spécifiques du sous-corpus 2 : un regard différent sur un domaine renouvelé
La terminologie du sous-corpus 2 révèle tout d’abord un changement dans le regard porté sur les ouvrages présentés dans les revues architecturales. En témoigne surtout la quasi-absence20, parmi les termes les plus spécifiques, de termes relatifs aux espaces intérieurs et à leur agencement, en contraste net avec le sous-corpus 1 dans lequel ils étaient majoritaires. En revanche, les termes renvoyant aux structures des ouvrages et aux éléments qui les composent (ferrure, fixation, pare-vapeur, platine, portique) sont très représentés. Le regard descriptif semble ainsi se déplacer des espaces intérieurs et de l’agencement vers le gros-œuvre et les aspects structurels.
Deuxièmement, les termes spécifiques de la période 2 témoignent de plusieurs évolutions dans le domaine de l’architecture bois. Le premier tient à la place prépondérante acquise par les dérivés du bois après 1995. Les termes qui les désignent (CLT, lamibois, OSB) ou les décrivent (pli, épicéa, mélèze, douglas) sont nombreux en effet parmi les plus spécifiques de la période (Tableau 4, exhaustif en annexe). Ils renvoient à des matériaux de construction innovants, fabriqués à partir de pièces de bois massif, assemblées au moyen d’un produit adhésif.
Les matériaux dérivés du bois ont pris une importance considérable dans tous les domaines de la filière bois. Ils sont incontournables en construction où ils permettent des réalisations que n’autorise pas le bois massif (grandes portées, formes courbes, légèreté…). Le bois lamellé‑croisé […] permet aujourd’hui d’envisager la construction de gratte-ciel en bois. (Trouy-Riboulot & Masson, 2003).
D’après ces experts, la diffusion des nouveaux dérivés du bois favorise l’émergence d’ouvrages en bois différents et de taille très supérieure à ce qu’ils étaient par le passé. Effectivement, les ouvrages spécifiques du sous-corpus 2 (halle, gare, collège) sont beaucoup plus grands et pérennes que ceux de la première période (maison de vacances, baraque, lotissement). Par ailleurs, de nouveaux termes apparaissent pour décrire ces ouvrages différents (nappe, coque et résille). Ils sont issus de la terminologie du génie civil, et plus particulièrement de la construction en béton. Le Dicobat classe ainsi nappe et résille dans la catégorie « maçonnerie », tandis qu’il définit coque comme une « voûte autoporteuse faite d’un voile mince de béton armé ». En discours, ces termes du génie sont associés au bois et au béton, voire à des matériaux métalliques (aluminium, zinc). Berthier interprète ce phénomène terminologique comme la manifestation d’un « art de l’ingénieur » qui s’affirme progressivement dans le domaine de l’architecture en bois (Berthier, 2017, p. 63). La diffusion de nouveaux dérivés du bois s’accompagne en outre de l’affirmation dans le processus de réalisation des projets architecturaux de nouveaux acteurs spécialisés, dont la terminologie des revues se fait l’écho : bet (bureaux d’études), bet structure, bet bois, entreprises et entreprises bois. Autant de termes qui figurent parmi les plus spécifiques du sous-corpus 2. Ainsi, qu’il s’agisse des matériaux, des ouvrages réalisés ou des acteurs impliqués dans les opérations, l’évolution de la terminologie des revues architecturales témoigne d’importants changements dans le domaine de l’architecture bois après 1995. Le contraste marqué entre les fréquences absolues élevées des termes spécifiques du sous-corpus 2 par rapport à celles, beaucoup plus faibles (voire nulles), du sous-corpus 1 corrobore ce constat (Tableau 4 en annexe).
4.4. Une recomposition des domaines au profit du génie civil
Si la proportion de termes du génie civil seul parmi les termes spécifiques reste stable d’une période à l’autre, autour de 30 %, les parts des deux sous-domaines dont le génie est une composante (la construction et la construction bois), augmentent de façon significative dans le sous-corpus 2, passant respectivement de 5 à 15 % et de 4 à 23 %. Ce rééquilibrage se fait aux dépens du domaine de l’architecture seule, qui chute de 55 à 17 % des termes spécifiques (Figures 2 et 3).
Le troisième grand domaine constitutif de l’architecture bois, la charpenterie, voit quant à lui sa part augmenter, passant de 4 % de termes spécifiques dans le sous‑corpus 1, à 14 % dans le sous-corpus 2. L’observation des termes de ce domaine révèle tout d’abord un niveau de détail accru dans les descriptions. En témoigne par exemple la mention de quatre espèces ligneuses (épicéa, mélèze, douglas et châtaignier), alors qu’aucun nom d’essence ne figure parmi les termes spécifiques du sous-corpus 1. Plus inattendu, la catégorie des termes de charpenterie s’étoffe après 1995 grâce à des termes issus de la charpenterie traditionnelle : tasseau, arbalétrier, lame et chevron. Ceux-ci, qui désignent pourtant des techniques de charpenterie traditionnelle, sont proportionnellement plus souvent employés dans les discours les plus récents que dans les plus anciens. La terminologie la plus récente de l’architecture en bois remet ainsi en bonne place des termes hérités de la tradition artisanale, qui survit manifestement dans le vocabulaire contemporain du domaine, malgré les importantes évolutions techniques évoquées plus haut.
La présence du terme bois massif parmi les tout premiers termes spécifiques du sous‑corpus 2 avec un indice de spécificité (3,92) supérieur à celui du sous-corpus 1 (1,62) parait, à cet égard, tout à fait étonnante. Comme rappelé précédemment, les dérivés du bois des années 1990-2000 ont en effet pour caractéristique principale de pouvoir remplacer le bois massif dans les structures des bâtiments, ce qui permet aux concepteurs de s’affranchir des contraintes dimensionnelles et de l’imprévisibilité propres au matériau naturel. Il parait curieux, dès lors, de voir bois massif figurer parmi les termes spécifiques de la période à laquelle il est censé avoir été remplacé. L’observation du terme en discours grâce au concordancier révèle que sur les 229 occurrences du sous-corpus 2, bois massif ne désigne pas systématiquement du bois massif au sens de matériau naturel dans lequel il était employé dans le sous-corpus 1, mais, au contraire, et très fréquemment, des matériaux reconstitués : bois massif CLT (4 occurrences), bois massif contrecollé (25 occurrences) et panneau de bois massif (17 occurrences). Et lorsque le terme apparait seul, il est pratiquement impossible de comprendre s’il désigne un matériau naturel ou un matériau reconstitué sans consulter son contexte élargi. La rupture technologique introduite par de nouveaux matériaux s’accompagne ainsi, pour les désigner, du recours à un terme ancien. Un concept innovant est dénommé par le même mot que le concept qu’il est censé remplacer, au risque de l’ambiguïté, voire de la confusion selon certains experts21. Du point de vue terminologique, cette situation soulève d’importantes difficultés de classement et de définition22.
Plusieurs hypothèses peuvent expliquer cette forme de « recyclage » d’un terme ancien, à commencer par la volonté d’afficher un lien avec le matériau d’origine dans le contexte d’un retour en grâce des matériaux dits « biosourcés » en réaction à la crise climatique. Une autre hypothèse consisterait à voir dans l’adjectif massif un calque erroné de l’anglais massive ou mass (timber), qui désigne des pièces de grande taille. Seule une étude qualitative approfondie des termes concernés en contexte permettra d’approfondir cette question qui reste impossible à trancher à ce stade sur le seul fondement de données quantitatives.
5. Conclusion
La terminologie de l’architecture en bois véhiculée par la presse professionnelle révèle tout d’abord la complexité d’un domaine disciplinaire, dont nous avons proposé une cartographie schématique articulée en six domaines et sous-domaines spécialisés. Au fil du temps, ceux-ci se recomposent, dans la continuité de l’évolution des pratiques professionnelles et de l’environnement global du domaine. D’après l’observation en diachronie des 100 termes les plus spécifiques de deux sous-corpus temporels, le rééquilibrage semble se faire d’abord au profit du génie civil et des sous-domaines intermédiaires dont il est une composante (la construction et la construction bois), puis du domaine de la charpenterie, le tout aux dépens du domaine de l’architecture seule.
Outre ces évolutions conceptuelles, l’analyse quantitative de notre corpus nous a permis de mettre au jour des phénomènes inattendus, tels qu’une présence accrue de termes relevant de la charpenterie traditionnelle dans les textes les plus contemporains et, d’autre part, le recours au terme bois massif pour désigner les matériaux innovants censés le remplacer. Des recherches complémentaires sur les termes concernés permettront, nous l’espérons, de caractériser et d’expliquer ces résultats.