Les analyses ascriptivistes et argumentativistes du lexique : application aux mots chef, frontière et État

DOI : 10.54563/lexique.891

Résumés

Dans l’article « Ascriptivism », Peter Geach (1960) qualifie d’ascriptivistes les philosophes qui considèrent que dire « A a fait x volontairement », c’est tenir A pour responsable de x. Anscombre et Ducrot (1983) élargissent la signification du terme lorsqu’ils qualifient d’ascriptiviste toute analyse sémantique qui considère que le sens de certains énoncés n’est pas informationnel mais qu’ils servent fondamentalement à accomplir un acte de langage. L’énoncé « Marie est intelligente » ne servirait pas à décrire Marie mais à louer ses facultés intellectuelles. La sémantique argumentative développée par Anscombre et Ducrot se distingue à la fois du descriptivisme et de l’ascriptivisme au sens strict : le mot intelligent ne servirait ni à décrire ni à louer Marie mais à argumenter en faveur de la conclusion selon laquelle elle devrait réussir. Notre article interroge la possibilité d’appliquer des analyses ascriptivistes et argumentativistes à des mots du lexique social comme chef, frontière ou État. Il s’appuie sur un corpus d’emplois de ces trois mots, principalement issus de Twitter. « C’est moi le chef » ne servirait pas à décrire le locuteur mais, entre autres, à ordonner l’obéissance aux personnes visées ou à argumenter en faveur de l’ordre d’obéir. Cependant, ce type d’analyse doit se confronter au problème de Frege-Geach : s’il y a des contextes où « c’est moi le chef » sert à prescrire l’obéissance ou à argumenter en faveur de l’ordre d’obéir, il y en a d’autres où ce n’est pas le cas (« il croit que c’est moi le chef »). Anscombre et Ducrot proposent plusieurs réponses au problème de Frege-Geach. Nous examinerons leur applicabilité à ceux des emplois du lexique social qui paraissent mettre en échec les analyses ascriptivistes et argumentativistes.

In the article ‟Ascriptivism”, Peter Geach (1960) calls ascriptivists philosophers who consider that to say “A has intentionally done x” is to hold A responsible for x. Anscombre and Ducrot (1983) give a broader sense to the term: they call ascriptivist any semantic approach which considers that the meaning of some utterances is not informational but is an act. The function of “Marie is intelligent” would not be to describe Marie but to praise her intellectual faculties. Argumentative semantics developed by Anscombre and Ducrot differs from descriptivsm and ascriptivism: the function of the word intelligent would not be to describe or praise Marie but to support the conclusion that she should succeed. Our article attempts to apply an ascriptivist analysis and an argumentativist analysis to social lexicon, more specifically to words such as chief, boundaries or State. It relies on a corpus, mainly taken from Twitter, of uses of these three words. The function of “I’m the chief” would thus not be to describe the speaker but to prescribe obedience to the addresses or to support that order. However, this type of analysis has to face the Frege-Geach problem: if, in some contexts, the word chief could have one of these two functions, in others, it clearly doesn’t (“he believes that I’m the chief”). Anscombre and Ducrot have suggested different solutions to the Frege-Geach problem. We will examine their applicability to some uses of social lexicon that seem to be counter-examples to the ascriptivist and argumentativist analyses.

Plan

Notes de la rédaction

Received: December 2022 / Accepted: March 2023
Published online: July 2023

Texte

1. Introduction

Le terme d’ascriptivisme a été proposé par Peter Geach (1960) dans l’article « Ascriptivism ». Geach désigne par là une approche sémantique de mots comme volontairement ou intentionnellement qui aurait émergé chez « quelques philosophes d’Oxford » durant les années précédentes. Les ascriptivistes considèrent que dire de A qu’il a fait x volontairement, c’est tenir A pour responsable de x. Dire « Pierre a fermé la porte volontairement », ce serait faire l’acte de tenir Pierre pour responsable de ce que la porte est fermée. Cette approche s’oppose au descriptivisme pour lequel dire de A qu’il a fait x volontairement, c’est décrire x comme le produit d’un certain type de causalité. Dire « Pierre a fermé la porte volontairement », ce serait décrire la volonté de Pierre comme la cause du fait qu’il ait fermé la porte. Du côté de l’analyse descriptiviste, l’énoncé dans lequel apparaît l’adverbe volontairement exprime une description, vraie ou fausse, à propos d’une relation causale. Du côté de l’analyse ascriptiviste, le même énoncé est dépourvu de contenu descriptif, il n’exprime aucune proposition et ne peut être évalué en termes de vrai et de faux : l’adverbe volontairement sert à accomplir l’acte de tenir pour responsable.

Mais l’approche sémantique que dénonce Geach (1965) est en fait plus large. Elle ne concerne pas seulement le lexique de l’action volontaire. Elle concerne tout un tas de mots, d’expressions, de structures ou de phrases dont les philosophes du milieu du XXème siècle ont pu dire que leur signification n’était pas (ou pas uniquement) descriptive ou référentielle. Geach ne nie pas que les énoncés dans lesquels apparaissent de telles entités linguistiques permettent, dans certains contextes, d’accomplir les actes de langage qui leur sont prêtés. Il s’oppose à la tentation de décrire la signification directement en termes d’acte. C’est cette tentation plus générale qu’Anscombre et Ducrot (1983) qualifient d’ascriptivisme dans le dernier chapitre, « Perspectives », de L’argumentation dans la langue. Ils élargissent en fait la signification du terme proposé par Geach pour l’appliquer à la position plus générale que celui-ci combat1. À partir de maintenant, nous utiliserons le terme d’ascriptivisme, pour désigner toute analyse sémantique qui place directement dans la signification d’une entité linguistique non pas un contenu référentiel ou descriptif, mais un acte.

La sémantique argumentative, développée par Anscombre et Ducrot, a de commun avec l’ascriptivisme sa critique du descriptivisme. De fait, la théorie de l’Argumentation dans la Langue, à travers la notion d’acte d’argumenter, défend une position proche de l’ascriptivisme (Anscombre & Ducrot, 1983). Anscombre et Ducrot ont d’ailleurs proposé, dans ce cadre, des réponses aux objections soulevées par Geach contre l’ascriptivisme, au problème dit de Frege-Geach. Mais, progressivement, du fait de difficultés intimement liées au problème de Frege-Geach, l’argumentativisme va prendre son autonomie vis-à-vis de l’ascriptivisme : la signification première des entités linguistiques n’est ni un contenu descriptif ni un acte (même d’argumenter) mais une visée argumentative, voire un contenu argumentatif. Aux yeux d’Anscombre (1995, 1998), c’est une position intermédiaire que défend la théorie des topoï. Par la suite, la Théorie des Blocs Sémantiques (TBS), développée par Marion Carel (2011) et que nous évoquerons en conclusion, rompt définitivement à la fois avec l’ascriptivisme et avec le descriptivisme.

Dans cet article, nous proposons d’examiner les relations entre analyses ascriptivistes et argumentativistes du lexique à travers leur application à un objet original : le lexique social. Nous entendons par là l’ensemble des mots qui paraissent renvoyer à des réalités sociales, des réalités qui existent à travers des conventions humaines. Bien entendu, nous mettrons en question cette définition descriptiviste du lexique social pour nous demander s’il ne sert pas plutôt à agir directement sur le monde ou encore à argumenter. Les trois mots que nous avons choisis pour illustrer l’application de l’ascriptivisme et de l’argumentativisme au lexique social sont les suivants : chef, frontière et État. Il s’agit de mots qui posent des difficultés au descriptivisme : qu’est-ce qu’un chef, une frontière ou un État ? à quelle condition peut-on parler d’un chef, d’une frontière ou d’un État ? quel est le statut ontologique de telles entités ? existent-elles seulement en dehors de nos représentations, voire de nos discours ? Nous nous demanderons s’il est possible, pour contourner ces difficultés, de construire une analyse ascriptiviste ou argumentativiste du lexique social. Nous nous appuierons pour cela sur un corpus d’emplois des trois mots choisis, principalement issus de Twitter2. Une part d’entre eux viendra appuyer l’analyse ascriptiviste du lexique social que nous proposerons dans une première partie. Une autre part servira, dans une deuxième partie, de contre-exemples pour illustrer l’objection de Frege-Geach. Enfin, nous nous demanderons dans quelle mesure la sémantique argumentative permet de répondre à l’objection, et plus particulièrement aux contre-exemples choisis.

2. L’analyse ascriptiviste du lexique social

2.1. Pourquoi être tenté par une analyse ascriptiviste du lexique social ?

Les entités linguistiques qui ont particulièrement motivé le rejet du descriptivisme sont le lexique métaphysique ou éthique3, le lexique de la causalité4, de l’action5 ou de l’intentionnalité6, les lexiques affectif et évaluatif7, le lexique métalinguistique8, les interjections9, formules de politesse, ou insultes10, les marqueurs modaux ou discursifs11, les types de phrase (déclarative12, exclamative, impérative ou interrogative13), ou encore les énoncés performatifs14. Au croisement entre plusieurs catégories, toute une réflexion s’est en particulier nouée, dans la philosophie du langage, autour des marqueurs déontiques – qui expriment des droits et des devoirs. En méta-éthique, par exemple, les non-cognitivistes affirment, contre les cognitivistes, que les énoncés moraux n’expriment pas une proposition, ne sont ni vrais ni faux, n’ont pas de contenu descriptif et ne peuvent faire l’objet de connaissance ou de croyance.

Nous ne rentrerons pas dans le détail des arguments en faveur du non-cognitivisme mais l’idée centrale est la suivante : dire qu’une personne doit faire quelque chose, ce n’est pas dire la façon dont le monde est mais la façon dont il devrait être. Ce n’est pas décrire un état, une propriété ou une action de la personne (bien que grammaticalement l’énoncé se présente ainsi) mais dire ce qu’elle devrait faire. Il y a bien quelque chose qui est décrit – la chose à faire. Mais le verbe devoir ne dit rien à propos de la chose à faire et ne dit rien à propos de l’état du monde en général.

Or, il nous semble que le lexique social entretient une relation sémantique étroite avec les marqueurs déontiques. Voilà l’hypothèse : il y a un élément déontique dans la signification de tous les mots du lexique social. Il est impossible de les définir sans employer de marqueur déontique. Le chef, ce n’est pas celui à qui on obéit, c’est celui à qui l’on doit obéir. La frontière, ce n’est pas ce qu’on ne franchit qu’à certaines conditions, c’est ce qu’on ne peut franchir qu’à certaines conditions. L’État, ce n’est pas ce qui intervient face à certains dysfonctionnements sociaux, c’est ce qui doit intervenir.

En faveur de cette analyse nous proposons deux arguments, un premier argument d’ordre ontologique et un second d’ordre sémantique :

(A) Contre une réduction naïve des faits sociaux aux faits naturels, plusieurs auteurs en ontologie sociale ont souligné le caractère intrinsèquement normatif des faits sociaux (Gilbert, 1989). Ce qui définit un collectif, c’est un ensemble de règles. Un groupe sans règle n’est qu’un amas d’individus. Il devient un collectif (dans lequel chaque individu ou chaque chose est susceptible d’exercer une fonction sociale) à partir du moment où les individus s’accordent (explicitement ou implicitement) sur un ensemble de principes normatifs qui s’appliquent à leurs comportements individuels. À nos yeux, si ce qui définit les réalités sociales, ce sont des principes normatifs, les définitions du lexique social doivent rendre compte de cette normativité.

(B) Il nous paraît d’ailleurs impossible de définir les mots du lexique social par des descriptions de leur référent. Aucune propriété caractéristique des référents du lexique social ne convient pour définir le lexique social. Toutes les propriétés caractéristiques d’un chef (avoir été choisi, élu, s’être imposé contre les autres, être obéi, violent ou respecté, porter un signe distinctif, profiter de certains privilèges), le chef les a soit parce qu’on a voulu faire de lui un chef, soit parce qu’on le reconnait comme chef. Elles ne définissent pas la chefferie. Non seulement elles sont facultatives (il y a une infinité de façons de faire des chefs, d’être ou d’avoir été chef, de se comporter face au chef), mais elles présupposent la reconnaissance de la chefferie – et donc une notion préalable de ce qu’est un chef. Cette notion préalable est d’ordre déontique. Le chef n’est pas celui à qui l’on obéit, mais celui à qui l’on doit obéir.

Les principes normatifs par lesquels l’ontologie sociale définit les réalités sociales ne seraient pas des propriétés des choses, mais des propriétés des mots. Il ne s’agirait pas (ou pas seulement) de principes normatifs intrinsèques aux réalités sociales, mais de sèmes déontiques intrinsèques à la signification du lexique social, des mots qui serviraient, au moins en apparence, à désigner les réalités sociales. Mais comment analyser les éléments déontiques intrinsèques à la signification du lexique social ?

Plusieurs approches tentent de rendre compte de ce qu’il y a de non-objectif dans la signification des mots et des phrases. Nous en distinguerons principalement trois. Selon l’ascriptivisme, les mots ou les phrases problématiques servent directement à accomplir des actes, sans l’intermédiaire d’aucun contenu descriptif. Selon le subjectivisme (linguistique de la modalité, linguistique de l’énonciation), ils servent à exprimer l’attitude d’un sujet vis-à-vis d’un objet ou d’un procès. Selon l’argumentativisme, ils servent à argumenter, ou plutôt ils ont une visée ou un contenu argumentatif indépendant de tout contenu informatif. La question n’est pas de savoir si les entités linguistiques en question ont une valeur informative, une valeur illocutoire, une valeur subjective ou une valeur argumentative : elles ont peut-être les quatre. La question est de savoir quel est le fait premier, inscrit dans leur signification et qui permet d’expliquer les autres. Tentons d’appliquer au lexique social tout d’abord l’approche ascriptiviste.

Quel type d’acte le lexique social permettrait-il d’accomplir ? Admettons, en nous inspirant du prescriptivisme de Hare (1952), que les marqueurs déontiques servent à accomplir des actes de nature prescriptive. Le lexique social servirait alors à accomplir le même type d’acte, des actes comme ordonner, appeler à, manifester le souhait de, approuver, conseiller, recommander, demander, réclamer, promettre, etc. Dans le cas des marqueurs déontiques, c’est le co(n)texte qui sélectionnerait quel est le type d’acte accompli parmi les actes prescriptifs cités – la modalité déontique indiquerait seulement la catégorie générale de la prescription. Pour ce qui est de l’action prescrite, elle serait indiquée par le verbe à l’infinitif dans le cas de devoir. Le lexique social, quant à lui, permettrait de préciser à la fois le type de prescription accomplie et d’indiquer le type d’action prescrite. Que pourrait donner l’analyse ascriptiviste des trois mots que nous avons choisis comme exemples ? Le mot chef pourrait encoder (entre autres) l’acte d’ordonner ou de demander l’obéissance. Le mot frontière pourrait encoder (entre autres) l’acte de défendre le franchissement ou réclamer le non-franchissement. Le mot État pourrait encoder (entre autres) l’acte d’appeler à une intervention face aux dysfonctionnements sociaux.

2.2. L’ascriptivisme appliqué aux emplois du lexique social

L’analyse ascriptiviste du lexique social a l’air de fonctionner plutôt bien quand elle est appliquée à des emplois prédicatifs du lexique social dans des phrases simples. Dans le dessin animé Les Aristochats, le chien Napoléon tente d’imposer son autorité à son acolyte Lafayette lors de l’attaque d’une mobylette. Alors que Lafayette se lance à l’attaque, Napoléon le retient et lui dit, dans la version française :

(1) Arrête, trompette ! C’est moi qui suis le chef ! C’est moi qui décide quand on y va.

En disant qu’il est le chef, Napoléon prescrit l’obéissance à Lafayette. Plus exactement, il lui ordonne d’obéir, non pas seulement dans la situation actuelle (l’attaque de la mobylette), mais de façon générale. Suivant l’analyse ascriptiviste, Napoléon ne se décrit pas lui-même en disant qu’il est le chef, description dont il suivrait que Lafayette doit s’arrêter et que Napoléon pourrait décider quand ils attaquent. « C’est moi qui suis le chef » viendrait certes appuyer l’ordre de s’arrêter et d’attendre. Mais seulement au sens où la prescription générale d’obéissance qu’elle encoderait s’appliquerait à la situation particulière dans laquelle se trouvent Napoléon et Lafayette.

L’ascriptivisme (comme l’argumentativisme) se méfie du parallélisme logico-grammatical. Le prédicat grammatical (être le chef) de la proposition grammaticale (c’est moi qui suis le chef) n’est pas le prédicat logique d’une proposition logique. L’attribut grammatical chef ne sert pas à attribuer une propriété au sujet logique désigné par la première personne du singulier, mais servirait à prescrire un comportement à l’interlocuteur vis-à-vis du sujet logique. La proposition grammaticale je suis le chef n’exprimerait aucune proposition logique et ne pourrait pas être évaluée en termes de vrai et de faux.

Il en va de même lorsqu’un utilisateur de Twitter déclare :

(2) C’est moi le chef ! Et si je vous dis « vous danserez sur ma tombe ! Alors vous danserez sur ma tombe!! Hip-hop, plinn ou polka c’est votre affaire… mais ne me décevez pas!! (https://twitter.com/bataille_martin/status/1477057706875891712)

D’un point de vue ascriptiviste, en disant qu’il est le chef, ou plutôt qu’il sera le chef quand il sera mort, le locuteur ne donne de lui aucune description, même pour l’avenir. Plus encore que dans l’exemple précédent, on se demande bien quel contenu descriptif pourrait correspondre au fait d’être chef après sa mort. En disant qu’il est le chef, l’auteur du tweet demanderait l’obéissance, le respect, après sa mort, de ses volontés ante-mortem. La demande appuie la suite du message : la demande particulière de danser relève en effet de la demande générale d’obéissance.

Venons-en au mot État :

(3) Lubrizol n’a pas respecté les obligations de votre arrêté concernant les analyses de sols […] et de la qualité de l’air. […] Vous êtes l’État ! Que faites-vous ? (https://twitter.com/OTT_44380/status/1217037494820229120)

Vous êtes l’État servirait à appeler les personnes désignées par vous à intervenir face aux dysfonctionnements de la société. Avant même la question rhétorique (« Que faites-vous ? »), on peut déduire de l’appel général un appel particulier : l’appel à réagir face au comportement dangereux et hors-la-loi de Lubrizol. Le même type d’analyse pourrait s’appliquer aux tweets (4)-(6) :

(4) mme berger vous êtes l’état n’attendez pas que les féministes fassent votre travail, et mettez tout en œuvre pour que Mila vive normalement (https://twitter.com/seniorange/status/1404324347628638210)
(5) Je demande des structures pour les sans abris Vous êtes l’État petit rappel donc de votre responsabilité (https://twitter.com/S_N_Officiel/status/1336254661280587780)
(6) Vous aller sanctionner des gens qui n’ont pas ou ne connaissent pas les alternatives ? Allez dans les recoins et sensibilisez de manière continue ! Vous êtes l’état c’est votre travail ! (https://twitter.com/LouiseNocadi/status/1460893239603613696)

Pour finir, voici un exemple de tweet qui emploie le mot frontière :

(7) Des centaines de migrants ont réussi à pénétrer dans l’enclave espagnole de Melilla, c’est cool c’est une frontière de l’#UE (https://twitter.com/Fils2Psy/status/1540455327321280514)

Suivant l’analyse ascriptiviste proposée plus haut, « c’est une frontière » ne servirait pas à décrire l’enclave de Melilla mais à réclamer le non-franchissement de ses limites. L’acte accompli à l’aide de (7) relève effectivement de celui qu’encoderait le mot frontière : l’auteur réclame que les pouvoirs publics fassent cesser les entrées de « migrants » sur le territoire européen via l’enclave espagnole.

Jusque-là, les choses vont plutôt bien pour l’analyse ascriptiviste. Derrière leur apparence descriptive ou référentielle, les mots du lexique social ne serviraient pas à désigner des entités sociales, mais à prescrire des comportements sociaux. Toutefois, l’apparente efficacité de l’analyse ascriptiviste tient au choix des exemples. En effet, pour démontrer que certaines entités linguistiques encodent certains actes, il ne suffit pas de trouver des exemples où elles servent effectivement à accomplir l’acte. Il faut encore montrer que ce n’est pas qu’un accident, que c’est le cas en règle générale, qu’il n’existe pas de contre-exemple gênant. Or, c’est généralement là que pèchent les analyses ascriptivistes.

3. Le problème de Frege-Geach

3.1. Quelle difficulté rencontre l’analyse ascriptiviste ?

Les auteurs qui ont défini le schéma d’analyse commun qui caractérise l’ascriptivisme sont ceux qui lui ont adressé l’objection majeure qu’il rencontre depuis, qualifiée de problème de Frege-Geach. Geach (1960, 1965) et Searle (2009) dénoncent tous les deux le schéma d’analyse que constitue l’ascriptivisme en utilisant pour cela des arguments qui se ressemblent. Il y a certes des énoncés où apparaissent les entités linguistiques étudiées par les ascriptivistes et qui servent à accomplir les actes qu’ils leur prêtent. Mais il y a d’autres contextes où ce n’est pas le cas. Dans Pierre croit qu’il est le chef, le mot chef ne sert pas à prescrire l’obéissance mais, au moins en apparence, à décrire la croyance de Pierre à propos de lui-même.

Prenons une entité linguistique x qui encoderait, aux yeux d’un ascriptiviste, un acte i. Le schéma de l’objection est alors le suivant :

(a) Il existe des énoncés Ex est pris au sens s et qui servent à accomplir i.

(b) Mais il existe également des énoncés E’x est apparemment pris au sens s et qui ne servent pas à accomplir i.

(c) Le sens s de x, l’élément commun à E et E’, n’est donc pas un acte mais un contenu descriptif (du moins si l’on n’admet uniquement ces deux possibilités).

(d) C’est le contenu descriptif exprimé par E (auquel participe x) qui détermine, en contexte, que E sert à accomplir i.

Mais comment le problème de Frege-Geach s’applique-t-il au lexique social  ?

3.2. Le problème de Frege-Geach appliqué au lexique social

Ce sont les emplois prédicatifs du lexique social dans des phrases simples pour lesquels l’analyse ascriptiviste fonctionnait le mieux. Dès que l’on sort de cette catégorie d’emploi, le problème de Frege-Geach risque de se poser. Geach (1960, 1965) soulignait en particulier l’impossibilité de sauver l’analyse ascriptiviste lorsque les mots concernés sont intégrés dans des structures conditionnelles. Le problème s’applique bien entendu au lexique social :

(8) Moi qui pensait voter parti conservateur… s’il est le chef, impossible… (https://twitter.com/jaycburnz/status/1501277758869147648)

Dès que l’on intègre le mot qui fait l’objet d’une analyse ascriptiviste sous la portée d’un si, il ne sert généralement plus à accomplir l’acte qu’on lui prêtait. C’est effectivement ce qui se passe dans (8) : « s’il est le chef » ne sert pas à prescrire l’obéissance. Au contraire, dans une optique descriptiviste, on s’attend, sous la portée d’un si, à trouver une condition, c’est-à-dire un contenu propositionnel qui, s’il est vrai, entraîne la conclusion.

Les contextes d’attitude propositionnelle constituent un autre exemple traditionnel pour illustrer le problème de Frege-Geach :

(9) Mon petit frère il a reçu son salaire il a fait 100€ de courses mtn il croit qu’il est le chef de la famille (https://twitter.com/hadja_10/status/1255616930628669440)

Lorsque la proposition grammaticale dont le lexique social est le prédicat suit un verbe d’attitude propositionnelle (non-factif et à la troisième personne en particulier), l’énoncé ne sert pas à accomplir l’acte prêté au lexique social. (9) ne sert pas à ordonner à la famille d’obéir au petit frère. Tout au plus, la grande sœur dit du petit frère qu’il réclame l’obéissance. Suivant cette analyse, l’action n’est pas accomplie mais décrite. Quoi qu’il en soit, chef, dans (9), semble exprimer un contenu descriptif qui appuie un acte non-descriptif (la moquerie envers les prétentions du petit frère) mais ne l’encode pas.

Les contre-exemples de type (8) et (9) entraînent des conséquences directes en méta-éthique et sont souvent utilisés pour défendre la possibilité de raisonnements et de croyances morales. Les enjeux méta-éthiques sont en effet au cœur des préoccupations de Geach et des cognitivistes. Mais ce n’est pas le cas pour Anscombre et Ducrot. Fondateurs de la sémantique argumentative, leurs préoccupations sont sémantiques, et plus particulièrement argumentatives, au sens qu’ils donnent à ce mot : ils s’intéressent à la façon dont la signification des mots oriente la suite du discours. Les contre-exemples à l’analyse ascriptiviste qu’ils construisent sont souvent des contre-exemples dans lesquels c’est la suite du discours qui vient contredire l’accomplissement de l’acte prétendument encodé par le mot. Au cœur de leur réflexion, il y a en particulier le connecteur mais. C’est un exemple de ce type que prend Ducrot en 1970 pour dénoncer, dans la lignée de Geach, l’approche ascriptiviste :

La philosophie analytique anglaise s’est trouvée devant la même difficulté lorsqu’elle a étudié les adjectifs « évaluatifs » (cf. bon, beau…, etc.). Certains philosophes ont voulu faire intervenir le sujet de l’énonciation pour décrire ces adjectifs : Ceci est bon = Je recommande ceci. [Mais la description souffre d’]absence de généralité et [devient inapplicable] dès qu’on envisage des énoncés un peu complexes. Comment rendre compte par exemple de phrases comme Cet hôtel est bon, mais je ne te le recommande pas car il est trop cher ? (Ducrot, 1970, p. 106-107)

Il en va de même pour le lexique social. Il semble possible de construire des exemples où la prescription visée dans le segment qui suit le mais vient contredire celle prêtée aux mots chef et frontière15 :

(10) C’est la frontière mais nous fuyons la guerre (donc nous devons la franchir)
(11) C’est le chef mais il est devenu fou (donc nous ne devons pas lui obéir)

En plus des exemples geachéens et ducrotiens évoqués jusque-là, il existe, pour l’analyse ascriptiviste du lexique social, des difficultés plus spécifiques. Les trois mots que nous avons pris comme exemples sont des noms et sont particulièrement susceptibles d’emplois non-prédicatifs. Or, les analyses ascriptivistes (qui concernaient rarement des noms) considèrent généralement que le prédicat indique le type d’acte et que le sujet désigne une entité concernée par l’acte. Dans « Vous êtes l’État », le prédicat être l’État indiquerait l’acte d’appeler à intervenir et vous désignerait les individus à qui l’on prescrit l’obéissance. La même analyse ne peut être appliquée dans le cas de (12) :

(12) En janvier l’État a promis 25 000 doses de #vaccins #Pfizer chaque semaine à Paris. (https://twitter.com/annesouyris/status/1356665009464635398)

Il ne s’agit pas ici d’appeler à intervenir. Le GN « l’État » semble plutôt désigner une entité concernée par l’action ou par la description qu’encode le prédicat a promis 25000 doses de vaccins. (12) sert à rappeler une promesse de l’État – le mot État aurait donc ici une signification référentielle. Il semble pourtant employé dans le même sens dans (12) que dans (3)-(6).

Pour finir, il y a de nombreux exemples où le locuteur reste neutre, voire rejette, l’obligation exprimée par l’intermédiaire du lexique social. Selon toute apparence, il évoque alors une obligation, mais ne prescrit pas :

(13) C’est une frontière fermée depuis 27 ans et aucun changement n’est en perspective avec la dégradation des relations entre #Maroc et #Algérie. Des deux côtés vivent des familles séparées. (https://twitter.com/TV5MONDEINFO/status/1458132277163085832)

L’énoncé (13) a beau contenir un emploi prédicatif du mot frontière et évoquer l’interdiction de franchir la limite entre le Maroc et l’Algérie, il ne sert pas à prescrire son non franchissement. Au contraire, c’est plutôt la connotation négative (dans certains contextes) de l’expression frontière fermée qu’exploite argumentativement l’auteur de (13).

Comme le souligne particulièrement notre dernier contre-exemple, le problème de Frege-Geach appliqué au lexique social à travers les énoncés (8)-(13) pousserait en fait à distinguer le contenu déontique et l’acte prescriptif. On aurait d’un côté le contenu déontique qui constituerait la signification référentielle et descriptive du lexique social : le lexique social servirait à désigner des droits et des devoirs. On aurait, de l’autre côté, les actes illocutoires que serviraient à accomplir, en contexte, certains emplois du lexique social. Dans certains contextes dire qu’il y a une obligation, c’est prescrire, mais dans d’autres, c’est seulement dire qu’il y a une obligation. Il s’agirait là d’une analyse descriptiviste du lexique social.

3.3. Conclusion intermédiaire

Le problème de Frege-Geach nous condamne-t-il au descriptivisme ? En vérité, il existe plusieurs alternatives qui permettent de dépasser la dichotomie caricaturale que nous avons dessinée jusque-là entre ascriptivisme et descriptivisme, entre acte encodé et contenu descriptif. L’approche francophone dominante des marqueurs déontiques et des jugements de valeur en règle générale est l’approche subjectiviste. Héritière de la linguistique de la modalité initiée par Bally (1944) et de la linguistique de l’énonciation initiée par Benveniste (1966), elle considère que les jugements de valeur servent à exprimer l’attitude d’une instance de validation vis-à-vis d’un objet ou d’un procès. Dire que X doit faire Y, ce serait exprimer l’attitude adoptée par une instance Z implicite vis-à-vis du fait qu’X fasse Y (Gosselin 2010) de même que dire X n’est pas bon, ce serait exprimer implicitement son attitude subjective vis-à-vis de la chose (Kerbrat-Orecchioni 2009). Dans le cas du lexique social, X est le chef pourrait servir à exprimer l’attitude d’une instance Z implicite vis-à-vis du fait d’obéir à X.

L’objectif de notre article n’est pas de démontrer la supériorité de l’approche argumentativiste sur l’approche subjectiviste mais de souligner que la sémantique argumentative constitue une autre alternative pour dépasser le débat entre ascriptivisme et descriptivisme et répondre aux difficultés qu’il soulève. Néanmoins, soulignons brièvement le point suivant. Il y a bien entendu des énoncés qui expriment explicitement l’attitude d’une instance (je trouve ce gâteau délicieux, la loi défend de fumer dans les lieux publics, la foule l’a acclamé chef). La difficulté tient au statut des jugements de valeur ou des jugements sociaux dans lesquels aucune instance n’est évoquée explicitement (ce gâteau est délicieux, on ne doit pas fumer dans les lieux publics, il est le chef). La sémantique argumentative n’adopte pas la solution qui consiste à voir, dans le sens des énoncés en question, l’allusion implicite à une instance : il s’agit d’énoncés qui se présentent au contraire comme objectifs16. Il y a bien quelque chose de subjectif, institutionnel ou collectif dans tous les jugements dits « de valeur » mais cela n’est pas nécessairement exprimé par l’énoncé lui-même.

Il existe, par ailleurs, de nombreuses théories qui nuancent, complexifient ou hybrident l’approche ascriptiviste pour répondre au problème de Frege-Geach. Nous n’avons pas non plus le temps de les discuter dans le détail. Mais elles consistent généralement à défendre, d’une manière ou d’une autre, que les énoncés complexes au cœur du problème de Frege-Geach servent à accomplir un acte vis-à-vis de l’acte que servent à accomplir les propositions enchâssées (voir par exemple Blackburn, 1984). Dire « Pierre croit qu’il est le chef », ce pourrait être, par exemple, asserter que Pierre désapprouve qu’on lui désobéisse. Mais le mot chef n’a alors plus la signification qu’on lui prêtait en dehors de la structure enchâssée. Il perd sa valeur prescriptive : il ne sert plus à désapprouver la désobéissance, mais à désigner la désapprobation, objet de l’assertion. Le problème de Frege-Geach demeure alors puisqu’on n’explique pas ce qu’ont en commun les deux emplois du mot chef. Certaines approches hybrides permettent de dépasser le problème. Gutzmann (2015) propose, par exemple, dans la lignée de Kaplan (1999), une interprétation de certains jugements de valeur à l’aide d’une analyse sémantique à deux niveaux qui identifie un use-conditionnal meaning (valeur expressive) et un truth-conditionnal meaning (contenu descriptif ou subjectif). On pourrait ainsi considérer que « je suis le chef » aurait une valeur expressive (= ‘obéissez-moi !’) et un contenu subjectif (= ‘je désapprouve que vous me désobéissiez’). Le contenu subjectif serait le seul à se maintenir dans les cas d’enchâssement. Mais on retombe ici sur la solution subjectiviste.

L’approche argumentativiste permet de ne réduire le sens des jugements de valeur ou des jugements sociaux ni à des descriptions objectives du monde, ni à l’expression d’attitudes subjectives ou collectives, ni à des actes du sujet parlant.

4. Vers une réponse argumentativiste au problème de Frege-Geach ?

4.1. Les réponses d’Anscombre et Ducrot

La citation de Ducrot reproduite dans la section précédente souligne bien qu’il était, dès 1970, très sensible au problème de Frege-Geach. Pourtant, les débuts de la sémantique argumentative sont plutôt ascriptivistes. La théorie de l’argumentation dans la langue (Anscombre & Ducrot, 1976) pose que parler, c’est accomplir l’acte d’argumenter. Argumenter, c’est imposer ou autoriser certaines conclusions. Or l’acte d’argumenter accompli à l’aide d’un énoncé est déterminé par la signification argumentative des mots qui le composent. Comme l’ascriptivisme, la sémantique argumentative se construit sur une critique du descriptivisme. Mais c’est l’argumentativité qu’elle place au cœur de la signification :

Nous voudrions arriver à dire que l’informativité est en fait seconde17 par rapport à l’argumentativité. La prétention à décrire la réalité ne serait alors qu’un travestissement d’une prétention plus fondamentale à faire pression sur les opinions des autres. (Anscombre & Ducrot, 1983, p. 169)

L’adjectif intelligent ne sert ni à décrire ni à louer les facultés intellectuelles. Sa signification consiste à déterminer l’acte d’argumenter accompli à l’aide des énoncés dont il est le prédicat. L’emploi du mot intelligent présente l’énonciation de Marie est intelligente comme imposant ou autorisant une conclusion du type ‘donc elle réussira des tâches intellectuelles difficiles’. Les mots qui ont intéressé les ascriptivistes n’encodent donc pas les actes que ceux-ci leur prêtaient. Ils encodent un autre acte, celui d’argumenter en faveur de certains types de conclusion. Il est important de noter, par ailleurs, qu’Anscombre et Ducrot ne prétendent pas appliquer l’analyse argumentativiste uniquement aux mots qui ont motivé les analyses ascriptivistes et subjectivistes mais à tout le lexique. Néanmoins, c’est l’application de l’argumentativisme spécifiquement au lexique social qui va nous préoccuper ici.

L’approche argumentativiste ne suffit pas pour résoudre le problème de Frege-Geach. Dire Marie est intelligente mais ce problème est trop difficile, Si Marie est intelligente elle réussira ou encore Pierre croit que Marie est intelligente, ce n’est pas argumenter en faveur d’une conclusion qui prédit la réussite de Marie. Pour répondre au problème de Frege-Geach, Anscombre et Ducrot (1983) proposent deux solutions différentes en fonction des exemples envisagés. Dans le cas des structures conditionnelles ou des contextes d’attitudes propositionnelles, c’est à la notion de délocutivité qu’ils font appel. Pour les structures en mais, c’est à la notion de polyphonie qu’ils font appel.

La notion de délocutivité offre une réponse au problème de Frege-Geach pour des exemples comme Si Marie est intelligente, elle réussira ou encore Pierre croit que Marie est intelligente. Chez Benveniste (1966), la délocutivité est une forme de dérivation qui consiste à dériver un verbe à partir d’une locution. Le verbe désigne alors l’acte que sert à accomplir la locution. Par exemple, le verbe latin salutare (saluer) dérive du souhait salus ! (bonne santé!) qui était utilisé pour saluer. Appliquer la délocutivité aux mots qui préoccupent les ascriptivistes suppose une certaine contorsion de la notion forgée par Benveniste. Mais Ducrot affronte l’exercice en définissant la délocutivité plus généralement comme « la fabrication d’une propriété à partir d’un discours » (Ducrot, 1981, p. 123). La signification première d’intelligent n’est pas descriptive, mais argumentative. C’est par dérivation que l’adjectif acquiert une seconde signification descriptive : une personne intelligenteS2 est le type de personnes dont on dit ou dont on pense « Elle est intelligenteS1 ! ». Les contextes d’attitude propositionnelle ou encore les structures conditionnelles sélectionnent strictement la signification délocutive des mots. Pierre croit que Marie est intelligente signifie ‘Pierre croit que Marie est le type de personnes à propos desquelles on accomplit l’acte qu’on accomplit en disant ‟Elle est intelligente !”’.

Toutefois, Anscombre et Ducrot considèrent que, dans le cas de Marie est intelligente mais ce problème est trop difficile, la signification première, argumentative, est bien présente. Bien que cela ne soit pas explicite dans la deuxième section du chapitre « Perspectives », il faut rattacher ce qui est dit à propos de mais à l’analyse polyphonique de mais proposée par ailleurs (Bruxelles et al., 1976). C’est comme ça, en particulier, que nous comprenons le passage suivant :

C’est aussi ce qui se passe lorsque l’on dit Cet hôtel est bon (= p), mais pourtant je ne te le recommande pas (= q). En vertu de notre description de mais, p est vu comme la source d’une argumentation possible en faveur de r = Je te le recommande, q posant alors – et imposant – le contraire de r (Anscombre & Ducrot, 1983, p. 172)

Dans le cas de mais, Anscombre et Ducrot distinguent en fait deux énonciateurs, E1 et E2. Dans l’énoncé Marie est intelligente mais ce problème est trop difficile, E1 accomplit l’acte d’argumenter en faveur de la conclusion visée par le premier segment : ‘donc elle réussira à résoudre ce problème’. E2, quant à lui, accomplit l’acte d’argumenter en faveur de la conclusion contraire, celle qui est visée par le second segment : ‘donc elle ne réussira pas à résoudre ce problème’. Suivant l’analyse de mais défendue par Ducrot, le locuteur s’identifie à E2. Si le sujet parlant s’identifie au locuteur, il argumente uniquement en faveur de la conclusion visée par le second segment.

La réponse proposée par Anscombre et Ducrot dans L’argumentation dans la langue pour les structures en mais pose toutefois un problème majeur que Ducrot ne manquera pas de souligner (voir par exemple Ducrot, 2001). Elle consiste à attribuer des actes de langage (l’acte d’argumenter) à des entités fictives comme les énonciateurs. Or, prêter des actes de langage aux énonciateurs est contraire aux principes d’une théorie des actes de langage qui vise à décrire l’activité réelle des individus dans le monde. Ducrot y a renoncé. Après L’argumentation dans la langue, il distingue visée argumentative et acte d’argumenter (Ducrot, 1983). Les mots n’encodent pas d’acte argumenter mais une visée argumentative (et, par la suite, des schémas argumentatifs, des topoï). Il y a ici rupture avec l’ascriptivisme au sens propre. L’acte d’argumenter en faveur d’une conclusion est accompli uniquement quand le locuteur s’identifie à l’énonciateur qui utilise le mot comme argument en faveur de la conclusion.

Dans Marie est intelligente mais ce problème est trop difficile, le point de vue de E1 utilise la visée argumentative propre à l’adjectif intelligent en présentant l’intelligence comme argument en faveur de la réussite. Mais ce point de vue ne donne lieu à aucun d’acte d’argumenter : personne ne prétend imposer la conclusion puisque le locuteur ne s’identifie pas à E1. Seul le point de vue de E2, qui utilise la visée argumentative propre à l’adjectif difficile en présentant la difficulté comme argument en faveur de l’échec, peut donner lieu à un acte d’argumenter puisque le locuteur s’identifie à E2. L’argumentativité, inscrite dans la signification des mots, n’est plus une capacité à accomplir un acte, mais uniquement (dans une logique structuraliste) une relation entre des mots et d’autres mots ou types de discours.

Néanmoins, Anscombre (1995, 1998) ne manquera pas de souligner que la sémantique argumentative ainsi comprise conserve un lien fort avec l’ascriptivisme. Il parle alors d’ascriptivisme modéré (1995). Bien entendu, l’ascriptivisme et l’argumentativisme se rejoignent dans leur rejet du descriptivisme. Mais surtout, si les mots ne servent pas à accomplir les actes, ils peuvent être, de par leur signification, des arguments en faveur des actes. L’adjectif bon n’encode pas l’acte de recommander ou de louer. Il est un argument en faveur de l’acte de recommander ou de louer, y compris quand il ne sert pas à louer ou recommander. Cette analyse rejoint certaines formulations que propose Ducrot pour décrire la signification de certains mots à la même époque :

[des parents] essayaient d’empêcher leur enfant de jouer avec un chien. Ils disaient à l’enfant « Ne touche pas : c’est sale ». […] Que pouvait signifier pour lui l’assertion « c’est sale » ? Certainement pas une proposition concernant le chien. Car l’enfant ne sait rien de l’adjectif sale, sinon que cet adjectif sert à justifier des ordres de ne pas toucher, de ne pas manger, ou, plus généralement, d’éviter le contact, de mettre à l’écart. (Ducrot, 1995)

Décrire la signification de sale, ce n’est pas identifier l’acte que le mot sert à accomplir mais l’acte en faveur duquel il est un argument, l’ordre d’éviter le contact.

L’argumentativisme se distingue donc à la fois de l’ascriptivisme et du descriptivisme. Mais il s’en rapproche également par certains aspects. Il se rapproche de l’ascriptivisme car, pour lui, décrire la signification des mots, c’est (au moins dans certains cas) indiquer le type d’acte en faveur duquel le mot est un argument. Il se rapproche également du descriptivisme, puisqu’à travers la notion de délocutivité, il admet une signification descriptive des mots, dérivée de leur signification argumentative. Mais est-il possible d’utiliser l’argumentativisme ainsi compris pour résoudre le problème de Frege-Geach appliqué au lexique social ?

4.2. L’argumentativisme appliqué au lexique social

Suivant l’argumentativisme, les mots chef, frontière et État n’encodent pas les actes qu’on leur prêtait dans la première partie. Au sens premier, ils sont des arguments en faveur de ces actes. Au sens délocutif, ils désignent les entités à propos desquelles on accomplit ces actes.

Reprenons l’exemple de structure conditionnelle et l’exemple de contexte d’attitude propositionnelle choisis, dans la deuxième partie, pour illustrer le problème de Frege-Geach appliqué au lexique social :

(8) Moi qui pensait voter parti conservateur… s’il est le chef, impossible…
(9) Mon petit frère il a reçu son salaire il a fait 100€ de courses mtn il croit qu’il est le chef de la famille

La structure conditionnelle et le contexte d’attitude propositionnelle sélectionnent strictement, selon Anscombre et Ducrot, la signification délocutive du mot. Proposons une interprétation délocutive du mot chef. Le chefS2 pourrait être la personne à propos de laquelle on accomplit l’acte qu’on accomplit en disant « il est le chefS1 », c’est-à-dire la personne à propos de qui on accomplit l’acte d’ordonner d’obéir. Une telle interprétation permet de construire les paraphrases (8’) et (9’) à partir de (8) et (9) :

(8’) ‘Moi qui pensait voter parti conservateur… s’il est la personne à propos de qui on accomplit l’acte qu’on accomplit en disant « il est le chef du parti conservateur », impossible…’
(9’) ‘Mon petit frère il a reçu son salaire il a fait 100€ de courses mtn il croit qu’il est la personne à propos de qui on accomplit l’acte qu’on accomplit en disant « il est le chef de la famille »’

Mais on peut tout de suite remarquer que l’interprétation délocutive du mot chef proposée ici diffère légèrement de l’interprétation délocutive proposée plus haut pour l’adjectif intelligent. Une personne intelligenteS2 n’est pas une personne à propos de laquelle on dit effectivement des choses comme « elle est intelligente ». Il est tout à fait possible de dire « Pierre croit que Marie est intelligente » sans affirmer que Pierre croit qu’on dit effectivement ce genre de chose à propos de Marie. Une personne intelligenteS2 est le type de personne dont on dit « elle est intelligente ». Ici, le chefS2 n’est pas le type de personne dont on dit « elle est le chef » mais la personne dont on dit « elle est le chef ».

La solution consiste à admettre différents types de dérivation délocutive. De même que la dérivation délocutive d’intelligenteS2 à partir d’intelligenteS1 n’est pas la même que la dérivation délocutive de salutare à partir de salus !, la dérivation délocutive de chefS2 à partir de chefS1 est encore d’un autre genre :

Dérivation par l’action : ordonnerS2 c’est accomplir l’acte qu’on accomplit en disant « je t’ordonneS1 » ;

Dérivation par l’objet18 : le chefS2 est la personne à propos de laquelle on accomplit l’acte qu’on accomplit en disant « c’est le chefS1 » ;

Dérivation par le type de l’objet : une personne intelligenteS2 est le type de personnes à propos desquelles on accomplit l’acte qu’on accomplit en disant « elle est intelligenteS1 ».

Il existe d’ailleurs une dérivation délocutive du mot chef par le type de l’objet comme l’illustre l’exemple (14) :

(14) Doté du flegme typique des Terriens et d’une loyauté à toute épreuve, Malcolm est un survivant et un chef-né. (linguee.fr)

Un chef-né n’est pas une personne dont on dit « elle est le chef » mais le type de personnes dont on dit « elle est le chef ».

Venons-en aux structures en mais :

(10) C’est la frontière mais nous fuyons la guerre (donc nous devons la franchir)
(11) C’est le chef mais il est devenu fou (donc nous ne devons pas lui obéir)

On peut distinguer, dans (10) et (11), deux énonciateurs. Un énonciateur E1 utilise la visée argumentative propre aux mots frontière et chef en faveur des actes de défendre le franchissement et d’ordonner l’obéissance. Un énonciateur E2 utilise la visée argumentative de l’expression fuir la guerre et du mot fou en faveur des actes de justifier le franchissement et de recommander la désobéissance. Le locuteur s’identifie à E2. Si le sujet parlant s’identifie au locuteur, il accomplit donc l’acte d’argumenter en faveur du franchissement d’un côté et de la désobéissance de l’autre.

Les emplois non-prédicatifs soulèvent plus de difficultés. A priori, c’est la solution délocutive qui s’applique. Elle permet la paraphrase (12’) de (12) :

(12) ‘En janvier l’État a promis 25 000 doses de #vaccins #Pfizer chaque semaine à Paris.’
(12’) ‘En janvier, les personnes à propos de qui l’on accomplit l’acte qu’on accomplit en disant « Ils sont l’État » ont promis 25 000 doses de #vaccins #Pfizer chaque semaine à Paris.’

Comme dans l’exemple analysé par Ducrot (1995) « je déteste les gens généreux », les personnes concernées par l’argumentation que sert à construire le prédicat (‘ils ont promis donc ils doivent faire’) sont désignées par le type de discours que l’on tient habituellement sur eux, le type d’argumentation qu’on leur applique habituellement dans le discours (‘il y a un dysfonctionnement social donc ils doivent intervenir’). Mais la question est alors de savoir à quel point le locuteur s’identifie ou non à ceux qui qualifient les entités en question d’État ou de généreuses, c’est-à-dire qui leur appliquent les topoï propres à ces deux termes. Dans « je déteste les gens généreux », selon Ducrot, le locuteur se distingue nettement de l’énonciateur qui qualifie les personnes en question de généreuses, qui leur applique le topos selon lequel celui qui donne mérite d’être félicité : l’emploi du mot est strictement délocutif. Dans (12), au contraire, le locuteur ne refuse pas d’appliquer aux personnes concernées le topos selon lequel on doit intervenir face aux dysfonctionnements sociaux : il se reconnait probablement parmi ceux qui qualifient les entités concernées d’État et qui leur appliquent le topos correspondant. Même si l’on suit Anscombre et Ducrot, on ne peut admettre une ligne de partage nette entre les emplois argumentatifs et les emplois strictement délocutifs du lexique. Les emplois non-prédicatifs du lexique joueraient sur la ligne floue qu’il y a entre exploiter le discours des autres pour construire son propre point de vue argumentatif et reprendre à son compte le point de vue argumentatif associé à la signification des mots.

4.3. Discussion

Quel sens auraient les controverses politiques si l’on admettait l’approche argumentativiste du lexique social ? Qu’est-ce que cela voudrait dire, pour un anarchiste, de s’opposer à l’État ou aux frontières si les mots État et frontière ne renvoient pas à des types de réalités sociales, mais servent uniquement à argumenter ou à renvoyer à d’autres discours ? Qu’est-ce que cela voudrait dire, à l’inverse, de dénoncer l’anarchisme ? Ne s’agit-il que de querelles relatives au bon emploi des mots ? Avant de répondre à ces questions, deux précisions s’imposent :

1) Il n’y a pas un unique topos dans la signification de chaque mot mais plusieurs : « le sens d’un mot n’est rien d’autre que le faisceau de topoï attaché à ce mot » (Anscombre, 1995, p. 191). Le chef n’est pas seulement celui à qui on doit obéir quand il donne des ordres, mais également celui qui a une responsabilité, qui doit rendre des comptes en cas de problème. Quant à l’anarchiste, ce qu’il reproche à l’État n’est pas tant lié au topos selon lequel l’État doit intervenir en cas de dysfonctionnement social qu’au topos selon lequel les individus doivent se plier à l’autorité de l’État. Quand on emploie un mot, on ne peut pas sacrifier totalement, au profit d’un topos, tous les autres. En disant « c’est moi le chef ! » on accomplit au moins deux actes tous les deux liés à la signification du mot chef (même si l’on en met un en avant plus que l’autre) : on ordonne aux autres d’obéir et on endosse une responsabilité.

2) Il n’y a rien d’autre que le mot lui-même qui relie entre eux les topoï inscrits dans sa signification. Le mot État ne renvoie pas à un type d’entité sociale dont on dirait ou croirait qu’elle doit intervenir ou qu’on doit se plier à son autorité. En ce sens, les topoï en question ne représentent pas des croyances (et encore moins celles du sémanticien) sur l’État puisque le mot État ne signifie rien indépendamment d’eux. Plus encore, les topoï présents dans la signification d’un même mot ne représentent pas des croyances alternatives ou concurrentes sur le même objet. Il n’y a pas d’un côté l’État autoritaire et de l’autre l’État-providence. Tout au plus, les locuteurs peuvent mettre en avant plutôt l’un ou l’autre des deux topoï. Enfin, les locuteurs ne défendent pas les topoï : « ils ne sont pas assertés par leur locuteur […] mais simplement utilisés » (Anscombre, 1995, p. 190). Les locuteurs utilisent les topoï pour les appliquer à des situations particulières ou pour construire le point de vue d’énonciateurs auxquels ils ne s’identifient pas ou encore pour créer, via la délocutivité, une propriété à partir d’un discours qui formulerait le topos.

À quoi s’oppose alors l’anarchiste quand il s’oppose à l’État ? Il ne s’oppose pas à l’application des topoï liés à la signification du mot État à un cas particulier. Tel est le rôle de la négation polémique19 (Ducrot, 1985) : dire « je ne suis pas l’État », c’est refuser l’appel à intervenir qui serait lié au point de vue d’un énonciateur qui affirmerait que le locuteur est l’État. L’anarchiste ne s’oppose pas non plus aux entités dont on dit « c’est l’État ». Lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il s’oppose à l’État on peut éventuellement signifier qu’il s’oppose à ce dont on dit « c’est l’État » (« Prix de l’électricité : le patron d’EDF s’oppose à l’État et annonce un recours », Ouest-France20) – il s’agit d’un cas de dérivation par l’objet de l’acte. Mais l’anarchiste va plus loin : il s’oppose au principe même de l’État. S’oppose-t-il alors aux topoï inscrits dans la signification du mot État ? Cela va à l’encontre de l’idée défendue par Anscombre selon laquelle les mots n’expriment pas les topoï mais les utilisent. L’anarchiste peut même utiliser certains des topoï en question dans ses propres discours. Ce à quoi s’oppose l’anarchiste quand il dit « je suis contre l’État », c’est au fait d’appliquer à quelque entité que ce soit le faisceau de topoï qui constitue la signification du mot État – il s’agit d’un cas de dérivation par l’acte. L’anarchiste s’oppose au fait qu’il y ait une entité quelconque à propos de laquelle on accomplisse l’ensemble des actes qu’on accomplit en disant « c’est l’État ». Les opposants à l’anarchisme défendent, au contraire, qu’il doit y avoir une entité à propos de laquelle on accomplit l’ensemble des actes en question (que ce soit en employant le mot État ou non).

Si l’on applique au lexique social l’approche argumentativiste du lexique défendue par Anscombre et Ducrot et enrichie de la délocutivité, on peut admettre que les controverses politiques portent souvent sur le fait qu’il faille ou non appliquer tel ou tel faisceau de topoï à telle entité particulière ou à quelque entité que ce soit. En défendant ou en attaquant le principe de l’État ou des frontières, on ne défendrait ou n’attaquerait pas des choses, mais des ensembles d’actes de langage, à la fois linguistiques et sociaux.

5. Conclusion

Comme l’ascriptivisme et le subjectivisme, la sémantique argumentative refuse de réduire la signification de toute une partie du lexique (sinon de tout le lexique) à un contenu descriptif objectif. Mais si, dans un tout premier temps, elle en décrivait la signification en termes d’acte (l’acte d’argumenter), à partir des années 1980, Anscombre et Ducrot n’associent plus directement un acte à la signification – et cela à cause de difficultés intimement liées au problème de Frege-Geach qui a semblé condamner l’ascriptivisme à partir des années 1960. En passant de l’acte d’argumenter à la visée argumentative puis aux topoï, on passe de l’acte au contenu. Les mots ont dans leur signification des topoï qui peuvent être ou non, en co(n)texte, le support de l’acte d’argumenter. Il n’en reste pas moins que la signification des mots peut être décrite par le type d’acte en faveur desquels ils servent à argumenter – c’est pour cela qu’Anscombre (1995) parle d’ascriptivisme modéré.

Nous pensons, cependant, que le statut de la conclusion soulève alors des difficultés. Pour reprendre l’exemple de Ducrot, dans « Ne touche pas : c’est sale », c’est la signification même du mot sale qui impose la conclusion « Ne touche pas », l’ordre de ne pas toucher. Mais la conclusion, avant d’être un acte, est un syntagme comme les autres, « Ne touche pas ». Comment analyser, dès lors, le segment de discours que constitue la conclusion ? Doit-on en proposer une analyse descriptiviste, ascriptiviste ou argumentativiste ? En disant que la signification d’un mot est le type d’acte en faveur duquel il est un argument, on donne une analyse ascriptiviste de la conclusion. Mais on ne fait alors que déplacer le problème.

La sémantique argumentative a continué d’évoluer après la version présentée dans notre article. La Théorie des Blocs Sémantiques développée par Marion Carel (2011), par exemple, a achevé le passage de l’acte d’argumenter au contenu argumentatif initié par Anscombre et Ducrot (Behe et al., 2022). Elle construit une conception de la signification qui ne fait intervenir dans la description sémantique aucun contenu descriptif ni aucun acte, mais uniquement des schémas et des contenus argumentatifs. La signification d’un mot serait uniquement composée de schémas argumentatifs qui ne représenteraient rien d’autre que des types d’enchaînements argumentatifs. Les enchaînements argumentatifs eux-mêmes ne correspondraient à aucun contenu descriptif, à aucune croyance, à aucun acte (qu’il s’agisse de l’acte d’argumenter ou de l’acte que servirait à accomplir la conclusion). Ils ne constitueraient rien d’autre que des enchaînements, en donc ou en pourtant, entre deux syntagmes. Dans la signification du mot État, il y aurait, par exemple, le schéma argumentatif DYSFONCTIONNEMENT SOCIAL DONC DEVOIR INTERVENIR. Dans (3), le mot État préfigurerait alors l’enchaînement argumentatif (3’) qui paraphrase (3) et formule le schéma :

(3’) Lubrizol n’a pas respecté les obligations de votre arrêté concernant les analyses de sols et de la qualité de l’air donc vous devez faire quelque chose (DYSFONCTIONNEMENT SOCIAL DONC DEVOIR INTERVENIR)

La question du statut de la prétendue conclusion ne se pose alors plus puisqu’elle n’est plus rien d’autre qu’un syntagme qui formule un schéma argumentatif. Mais comment expliquer alors ce que fait un énoncé dans le monde ?

De notre côté, nous pensons qu’il faut maintenir à la fois l’acte et le contenu dans le sens des énoncés. Les énoncés accomplissent un acte argumentatif intrinsèque à leur sens : ils exercent une influence sur la suite du discours ou des échanges qui tient à leur sens. Mais les énoncés ont également un contenu argumentatif : ils expriment des enchaînements argumentatifs dans lesquels ni le l’argument, ni le connecteur, ni la conclusion, pris individuellement, ne servent à accomplir aucun acte. C’est le contenu argumentatif pris dans son ensemble (l’enchaînement argumentatif associé au schéma argumentatif) qui détermine l’acte argumentatif que permet d’accomplir l’énoncé. Nous nous inspirons ici de Ducrot (2004) qui entreprend d’expliquer la valeur rhétorique des énoncés à partir de leur contenu argumentatif.

Le schéma argumentatif DYSFONCTIONNEMENT SOCIAL DONC DEVOIR INTERVENIR présent dans la signification du mot État préfigure le contenu argumentatif (3’) communiqué par (3), du fait de l’emploi prédicatif du mot État dans (3). Le contenu argumentatif (3’) détermine, à son tour, l’influence exercée par (3) sur la suite des échanges. Il explique, par exemple (suivant des règles que nous n’avons pas le temps de développer ici) la possibilité de répondre (15) qui est lié à (3’) par le schéma DEVOIR FAIRE DONC FAIRE présent dans la signification du verbe devoir :

(15) Nous ferons ce que nous devons faire (DEVOIR FAIRE DONC FAIRE)

L’ascriptivisme avait raison de chercher à relier les mots à leur action dans le monde. Mais cela ne peut se faire en plaçant directement les actes dans la signification des mots. Les actes que servent à accomplir les mots dépendent fondamentalement de la façon dont ils sont employés dans l’énoncé – c’est bien ce que souligne le problème de Frege-Geach. Il faut distinguer deux niveaux : celui qui va de la signification des mots au contenu des énoncés et celui qui va du contenu à l’acte. Mais cela n’implique pas de revenir à une conception descriptiviste de la signification où il y aurait d’un côté le contenu descriptif et de l’autre l’acte illocutoire. Nous proposons de distinguer deux niveaux, tous deux argumentatifs. À un premier niveau, la signification argumentative des mots (des schémas argumentatifs) préfigure le contenu argumentatif des énoncés (des enchaînements argumentatifs associés à des schémas argumentatifs). À un second niveau, le contenu argumentatif des énoncés (des enchaînements argumentatifs associés à des schémas argumentatifs) détermine l’acte argumentatif que permet d’accomplir l’énoncé (l’influence qu’il exerce sur la suite de l’échange). L’application de ce type d’analyse aux emplois du lexique social est un chantier en cours.

Bibliographie

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Notes

1 Cet élargissement dans l’emploi du terme a été proposé dès les années 1970 par C. J. F. Williams (2009). Retour au texte

2 Quand la source n’est pas précisée, il s’agit de tweets. Retour au texte

3 On trouve les prémisses d’une analyse ascriptiviste des énoncés éthiques chez Ayer (1936) mais ce sont Stevenson (1944) et Hare (1952) qui vont en consacrer l’analyse ascriptiviste (émotiviste pour le premier et prescriptiviste pour le second). Au même moment qu’Ayer, mais dans un contexte intellectuel différent, Bally (1944) propose une analyse du verbe devoir en termes de modalité : il ne servirait pas à décrire le monde, mais à exprimer une attitude subjective vis-à-vis du procès. Retour au texte

4 La critique de la valeur descriptive de la notion de cause remonte au livre I du Traité de la nature humaine de Hume (1999). Retour au texte

5 Le texte que vise particulièrement Geach quand il dénonce l’approche ascriptiviste du lexique de l’action intentionnelle est l’article « The Ascription of Responsibility and Rights » de Hart (1948). Retour au texte

6 Austin (1946) propose par exemple une analyse ascriptiviste du verbe savoir. Retour au texte

7 Avec des expressions comme peu/un peu (Anscombre & Ducrot, 1976), bon (Anscombre & Ducrot, 1983) ou encore intelligent (Ducrot, 1981), c’est le lexique évaluatif qu’Anscombre et Ducrot choisissent pour dénoncer l’approche descriptive du langage. Kerbrat-Orecchioni (2009) développe, à la même époque, une approche subjectiviste des lexiques affectif et évaluatif. Retour au texte

8 Une des analyses ascriptivistes les plus célèbres est l’analyse des adjectifs vrai et faux proposée par Strawson (1949). Retour au texte

9 Selon Searle (2009), Ouch et Hurrah servent à accomplir des actes illocutoires sans accomplir d’acte locutoire. Retour au texte

10 Voir par exemple l’analyse expressiviste des insultes et des jurons développée par Potts (2007) dans la lignée de Kaplan (1999). Retour au texte

11 Toulmin et Russell (1950) proposent une analyse ascriptiviste de l’adverbe probablement. Retour au texte

12 Paradoxalement, la phrase déclarative, qui semble la plus susceptible d’exprimer un contenu descriptif, a grandement motivé le renouveau des analyses ascriptivistes autour du problème de l’unité de la proposition (voir par exemple Hanks, 2019). Retour au texte

13 Les phrases non-déclaratives sont les entités linguistiques les plus favorables à une analyse ascriptiviste (Strawson, 1964). Retour au texte

14 Ducrot (1977), en particulier, propose une analyse des énoncés performatifs qui relève, aux yeux de Récanati (1981), du « conventionnalisme radical ». Retour au texte

15 Comme nous le développerons plus loin, l’analyse de mais que propose Ducrot (Bruxelles et al., 1976) souligne précisément l’opposition entre les deux syntagmes qui entourent le mais. Mais un même sujet parlant ne peut accomplir deux actes illocutoires contraires avec le même énoncé : ce sera tout le nœud du problème. Retour au texte

16 Kerbrat-Orecchioni (2009) consacre une section au statut problématique du discours subjectif implicite. Mais elle en vient à le caractériser comme un discours subjectif qui n’avoue pas sa propre subjectivité – ce qui semblait au départ la définition même du discours objectif. Retour au texte

17 Une nouvelle fois, la question est uniquement de savoir ce qui est premier dans la description sémantique. D’autres approches, comme les approches développées par Olbrechts-Tyteca et Perelman ou Plantin ont déjà souligné l’importance de l’argumentation dans la structuration des jugements de valeur, en particulier l’importance des lieux communs ou topoï (Olbrechts-Tyteca & Perelman, 2008, Plantin, 1996). Néanmoins, elles ne reposent pas sur une conception sémantique mais rhétorique de l’argumentation. Chez Plantin, les topoï relient entre elles des idées exprimées par les mots (2002). Chez Anscombre et Ducrot, les topoï sont placés directement dans la signification des mots : « ils sont intralinguistiques, i.e. présents en langue. En ce sens, nous nous opposons à Perelman, pour qui ce qui est juste l’est en fonction de principes de justice externes au discours juridique lui-même » (Anscombre, 1995, p. 191). Retour au texte

18 L’objet n’est pas forcément la personne à qui s’adresse l’acte. C’est la personne que désigne le sujet grammatical lorsque le mot est en emploi prédicatif. Retour au texte

19 Quant à la négation dite « descriptive » (Ducrot, 1985), elle peut s’expliquer via la loi de négation (Ducrot, 1980) : si dire « vous êtes l’État » permet d’argumenter en faveur de l’appel à intervenir, dire « je ne suis pas l’État » permet d’argumenter en faveur de la conclusion contraire qui consiste à s’autoriser à ne pas intervenir. Si la négation descriptive pose problème à l’ascriptivisme, elle ne réclame pas, dans le cadre argumentativiste, le recours à la délocutivité ou à la polyphonie. Retour au texte

20 https://www.ouest-france.fr/economie/entreprises/edf/prix-de-l-electricite-le-patron-d-edf-s-oppose-a-l-etat-et-annonce-un-recours-f00736da-d1f0-11ec-950d-d0981e947358 Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Corentin Denuc, « Les analyses ascriptivistes et argumentativistes du lexique : application aux mots chef, frontière et État », Lexique [En ligne], 32 | 2023, mis en ligne le 01 juillet 2023, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/lexique/891

Auteur

Corentin Denuc

École des Hautes Études en Sciences Sociales
corentin.denuc@outlook.fr

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