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Les humanités environnementales et l’Anthropocène

Lorsque Donna Haraway (2016) propose le terme de « Chthulucène » pour penser le cadre historique dans lequel s’inscrivent les humains, elle cherche une notion capable d’enchevêtrer différentes temporalités et spatialités, en y incluant toutes les créatures « chthoniennes », les créatures de la Terre et des profondeurs. Avec ce concept, Haraway interroge notre place parmi les vivants et notre rôle dans les transformations de la Terre sur un mode moins anthropocentrique que celui de l’Anthropocène. Il n’est plus seulement question de savoir si les humains ont « façonné » la Terre, comme le suggèrent l’Anthropocène et tous les récits géo-constructivistes qui y sont associés, mais de mettre en exergue les interactions de multiples puissances d’agir, humaines et « autres qu’humaines », qui ont participé à sa composition1. S’il n’est pas toujours pertinent d’inventer de nouveaux termes pour décrire un phénomène ou une période, celui-ci révèle bien le rôle critique que peuvent jouer les humanités environnementales vis-à-vis des enjeux écologiques contemporains. Cela ne signifie pas que ces disciplines se sont développées en opposition aux sciences du système Terre (qui étudient les processus physiques, chimiques, biologiques et géologiques de la planète en tant que système interconnecté), mais qu’elles ont contribué à formuler autrement les questions à propos de périodes de catastrophes sociales et environnementales que nous vivons. Parmi les multiples travaux de recherche sur les bouleversements environnementaux, la spécificité de disciplines comme l’histoire, la philosophie ou la littérature a consisté – comme le formule l’historienne et sociologue Soraya Boudia – à porter un regard « plus global, plus interrogatif, plus réflexif »2 sur ces questions.

Dès lors, un des enjeux centraux des humanités environnementales réside dans leur faculté d’ouvrir (ou de rouvrir) un dialogue entre des disciplines qui se sont longtemps ignorées. Bien sûr, les échanges entre les sciences humaines et sociales et les sciences dites « dures » ont toujours existé, mais la séparation entre l’analyse des êtres de la nature, d’un côté, et des êtres humains et du social, de l’autre, a participé au cloisonnement des disciplines. La chercheuse et metteuse en scène Frédérique Aït-Touati souligne ainsi l’étrangeté de ce moment où l’on a arrêté d’être interdisciplinaires pour comprendre le monde3. Or, les questions posées par les humanités environnementales, qui sont liées aux sciences du système Terre, ont permis, selon elle, de revenir à une interdisciplinarité première. Effectivement, ces questions mêlent différentes approches et mettent en lumière le rôle des humanités environnementales dans la formation des grands récits de notre époque : quels sens donner aux découvertes de la stratigraphie ? Comment représenter ou décrire les dérèglements des écosystèmes ou l’effondrement de la biodiversité ? Comment analyser les inégalités sociales produites par les bouleversements environnementaux ? Ces questions sont autant de façons d’interroger le sens et les conséquences de ce qu’Isabelle Stengers (2009) a appelé « l’intrusion de Gaïa » – là encore, en dialogue avec une hypothèse scientifique, formulée dans les années 1970 –, c’est-à-dire l’apparition dans nos vies d’un phénomène aveugle à ses conséquences et dont les effets sont là pour durer. Ce retour d’un dialogue régulier et fécond entre les sciences humaines et sociales et les sciences du système Terre permet de concevoir une approche plus transversale, qui s’oppose à la fragmentation des points de vue sur le réel et aux théories qui ne seraient accessibles qu’à une poignée de spécialistes d’un même domaine.

Une des tâches des humanités environnementales peut alors être de proposer de nouveaux récits à partir de concepts ou de théories scientifiques, afin d’envisager autrement l’histoire récente de la Terre et d’imaginer toutes sortes de futurs possibles. Ces récits sont inséparables des imaginaires dans lesquels ils s’inscrivent et qui les sous-tendent. De la même manière que l’on interroge l’anthropos de l’Anthropocène, il est essentiel de questionner les concepts de planète, de nature ou de science tels qu’ils sont mobilisés par les sciences du système Terre, ainsi que leurs implications politiques. En effet, la notion d’Anthropocène est redevable du milieu technoscientifique qui l’a produite, tant sur le plan historique que scientifique et imaginatif. On connaît l’affirmation d’Amitav Ghosh (2016) d’après laquelle la crise écologique est avant tout une crise de l’imagination. Relever le défi que nous pose l’Anthropocène, et les menaces qu’il fait peser sur l’humanité, signifie avant tout remettre en perspective nos catégories pour « repeupler le désert de nos imaginations » (Stengers, 2013 : 118).

Au regard des récits géo-constructivistes ou écomodernistes sur la crise environnementale, la capacité des humanités environnementales à narrer des histoires de qualité et à ouvrir l’imagination devient essentielle. Les lettres, la philosophie, tout comme les sciences humaines et sociales, jouent un rôle fondamental à cet égard. Ces disciplines lèvent le voile sur les conditions de production de la crise écologique. Ce faisant, elles s’efforcent d’imaginer « sans les garde-fous qui, autrefois, nous rendaient capables de savoir, collectivement, où nous étions en train d’aller » (Tsing, 2017 : 32). Ainsi, elles ébranlent les clivages et les assignations traditionnels jusqu’à faire ressentir les écologies enchevêtrées qui, même dans les ruines, continuent de se tisser autour de nous.

Là où la résignation semble l’emporter, les humanités environnementales proposent donc des alternatives : d’une part, elles imaginent de nouvelles manières de vivre dans un monde dégradé ; d’autre part, elles envisagent des futurs susceptibles de ne pas répéter le chemin qui a conduit aux bouleversements sociaux et environnementaux actuels. Loin d’exposer des faits qui n’existent que dans l’imagination, l’imaginaire devient un outil heuristique et politique dans la mesure où il crée des liens sociaux inédits, par exemple avec les non-humains, et mobilise de nouvelles formes d’intelligence écologique. Renonçant à toute histoire préétablie de modernisation ou de progrès ou, à l’inverse, d’effondrement, les nouveaux imaginaires écologiques deviennent ainsi partie prenante du processus de guérison visant à restituer aux humains la capacité d’inventer et d’agir ensemble.

Cohabiter et lutter dans un monde dégradé

Vivre à l’époque de l’Anthropocène, c’est avant tout exister dans un monde toxique (Boudia & Jas, 2021) et contaminé (Jarrige & Leroux, 2017), où la biodiversité est en chute libre, le climat déréglé, et où les substances polluantes et les microplastiques se propagent et se ré-agrègent sans arrêt de manière imprévisible. Face à ces dégradations, l’habitabilité devient un enjeu majeur. À défaut de pouvoir réparer ces dégâts, nous sommes désormais confronté·es à la nécessité de survivre sur une planète de plus en plus abîmée. Plus que de résilience ou de décontamination, il est alors question d’apprendre à vivre dans et avec un milieu toxique, ce qui ne signifie pas que l’on renonce à lutter contre les causes de ces pollutions. S’il y a bien un mérite à la notion d’Anthropocène, c’est de mettre sur le devant de la scène la matérialité occultée du monde, que ce soit sous la forme des « limites planétaires » (Rockström et al., 2009) ou celle de la multitude d’acteurs avec qui, à partir de nos corps mêmes, nous sommes appelés à co-évoluer. La question de l’habitabilité est donc aussi celle de la cohabitation : avec qui et comment partager cette Terre qui rétrécit à mesure que les activités humaines s’intensifient ?

Outre les dégradations environnementales et leurs conséquences, la littérature et les sciences humaines et sociales s’interrogent quant à la manière d’habiter la Terre et de cohabiter au temps des catastrophes globales. Alors que la perte des refuges holocéniques entraîne des perturbations majeures (Tsing, 2017), ces disciplines permettent de saisir les intrications matérielles et sociales qui déterminent les conditions d’habitabilité sur un monde toxique. De plus, elles promeuvent de nouvelles éthiques de la Terre, qui placent au centre une nouvelle sensibilité au vivant et embrassent l’injonction de « stay with the trouble » (Haraway, 2016) : il ne s’agit pas de rechercher des solutions miracles dont la radicalité a souvent été la cause de désastres encore plus importants pour les humains ou pour les autres créatures qui peuplent la Terre, mais d’accepter le trouble ; d’apprendre à penser avec lui et non pas seulement contre lui, pour entrevoir des possibilités inédites d’action et de lutte. À ce propos, la notion de responsabilité telle qu’elle est développée par Donna Haraway est centrale, car elle signifie littéralement « accountable » : être capable de répondre des conséquences de nos actes. Mais comment « vivre avec le trouble » tout en étant sûr·es que nous ne sommes pas en train de tolérer ce que nous ne pouvons pas accepter ?

Pour répondre à cette question, il faut garder à l’esprit que notre responsabilité ne doit pas être assumée seulement sur le plan individuel, car le trouble est d’abord le produit de structures politiques et économiques sur lesquelles l’écrasante majorité des individus n’ont presque aucune prise. Il est louable d’encourager chacun·e à « faire sa part », mais cette injonction à l’action individuelle peut justifier la conservation d’un système de pouvoir foncièrement écocidaire. Malgré tout, l’acceptation du trouble semble nécessaire pour survivre à l’angoisse de la perte du monde. Des philosophes et des chercheuses et chercheurs en sciences sociales ont même inventé des mots pour décrire ce motif d’angoisse inédit : l’éco-anxiété, qui désigne l’inquiétude ressentie par les personnes qui éprouvent de la détresse face aux crises écologiques, et la solastalgie, l’état de mélancolie causée par la rupture des équilibres naturels (Albrecht, 2005). Ces maux psychologiques peuvent conduire au fatalisme et au renoncement. Mais l’angoisse est un sentiment ambivalent : source d’accablement, il peut aussi être à l’origine d’un sursaut et motiver la lutte. C’est d’ailleurs une des premières exigences de l’écologie politique que « d’organiser le pessimisme », d’après l’expression que Walter Benjamin (1929) a emprunté à l’écrivain surréaliste Pierre Naville.

Certes, l’écologie est aujourd’hui un thème incontournable des programmes politiques, mais force est de constater que la plupart des pouvoirs en place ne se soucient pas des dégradations de la planète à moyen et long terme. Pire : l’inaction écologique, voire l’action écocidaire, est la règle dans un monde où les intérêts des grandes entreprises sont étroitement liés aux intérêts politiques. Des historiens et des historiennes comme Erik Conway ou Naomi Oreskes ont mis au jour la capacité de ces entreprises à semer le doute et à créer de fausses controverses sur la réalité de la crise écologique, ceci afin de convaincre les chefs d’État et les populations qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Le lobby pétrolier, notamment, a participé à l’émergence du climato-scepticisme, remettant en cause l’ampleur du réchauffement et son caractère anthropique. Pourtant, dès les années 1970, les dirigeant·es de ce lobby avaient pleinement conscience de leur responsabilité dans la destruction des conditions de l’habitabilité climatique de la Terre (Bonneuil, Choquet & Franta, 2021). Du réchauffement climatique au trou dans la couche d’ozone, en passant par la multiplication des pluies acides, des entreprises qui comptent parmi les plus puissantes et les plus polluantes ont donc délibérément désinformé le public. Ce faisant, elles ont produit de l’ignorance, au sens large du terme : de la méconnaissance des réalités scientifiques et de l’aveuglement face à la catastrophe. Pour cette raison, l’Anthropocène peut aussi être décrit comme un « agnotocène », une époque de production industrielle d’ignorance (Bonneuil & Fressoz, 2016).

À l’heure actuelle, l’ignorance écologique prend aussi des formes moins agressives que la mise en avant d’une science dévoyée. Non seulement les consensus scientifiques sont attaqués mais, en outre, les conséquences du désastre sont minimisées. Dans les milieux politiques et économiques conservateurs et libéraux, le progrès technologique est considéré comme une planche de salut : géo-ingénierie, capture du CO2 dans l’atmosphère, fusion nucléaire, etc. Or, ce « techno-solutionnisme » nous pousse à ignorer les risques de dégradation environnementale en nous faisant croire qu’ils seront maîtrisés. Il en va de même, sur le plan marketing, pour le greenwashing. Comme le techno-solutionnisme, il participe au processus de « désinhibition » qui a permis le développement du capitalisme industriel depuis le xixe siècle : abandonner toute prudence environnementale au nom d’une foi aveugle dans une technologie salvatrice (Fressoz, 2020).

La production de l’ignorance écologique passe aussi par la promesse du développement durable, dont il apparaît de plus en plus clairement que l’objectif principal est de rendre durable le développement économique, et non les fragiles équilibres qui rendent le monde habitable (Latouche, 2019). Comme l’ont également montré Andreas Malm et Jason Moore, nous vivons le temps du « Capitalocène », l’époque dans laquelle la production indéfinie de marchandises est un impératif bien plus important que la préservation de l’environnement. Les dirigeant·es politiques néolibéraux et conservateurs ne cachent pas leur volonté de donner la priorité aux intérêts de la grande industrie. Certains d’entre eux ont même renoué avec les formes les plus brutales et primaires de déni écologique. Donald Trump aux États-Unis, Jair Bolsonaro au Brésil, Anthony Abbott en Australie, ou encore, plus récemment, Javier Millei en Argentine ont donné une nouvelle impulsion au « climato-scepticisme » et au rejet de l’écologie politique. Ils incarnent un populisme d’extrême droite qui s’oppose autant au mouvement et à la science écologiques qu’aux droits des personnes et des communautés les plus vulnérables.

Du reste, une écologie politique cohérente prend forcément en compte le fait que l’exposition aux toxiques est stratifiée en fonction de la race, du genre et de la classe (Keucheyan, 2014). Dans les pays les plus industrialisés, les catégories populaires et les minorités raciales sont celles qui ont le plus de chance d’habiter dans une zone contaminée par les pollutions industrielles. Qui plus est, de nombreuses études ont établi que les premières victimes du changement climatique sont les personnes vivant dans les pays du Sud, dits « en voie de développement », et que les principaux émetteurs de dioxyde de carbone proviennent des pays « développés » du Nord (Larrère, 2017). Surtout, ce sont les classes favorisées de ces pays qui ont le plus lourd impact environnemental. Ces classes ont aussi une influence dans nos manières d’être et d’habiter, car ce sont elles qui ont fait de la quête perpétuelle de richesse, « immense accumulation de marchandises », un synonyme de « progrès » et de « développement ». Pourtant, cette vision étroite de la richesse est historiquement située : c’est un legs de la civilisation occidentale, capitaliste, impérialiste et patriarcale (Rist, 2013), encore dominante aujourd’hui, et dont les populations marginalisées continuent de subir l’influence. Les humanités environnementales, comme l’écologie politique, ne peuvent donc ignorer la question d’une justice environnementale et intersectionnelle, qui croise les revendications décoloniales, féministes et relatives aux inégalités économiques.

Présentation du numéro

Ce vingtième numéro de la revue Mosaïque comprend des articles de jeunes chercheuses et chercheurs issu·es de diverses disciplines en sciences humaines et sociales et qui travaillent sur des questions relatives aux humanités environnementales. Le numéro s’articule en trois axes. Le premier regroupe des articles portant sur la réappropriation, par les sciences humaines et sociales, des récits de l’Anthropocène. Dans ce cadre, Amaena Guéniot propose une réflexion sur les relations complexes qu’entretiennent les humains à la Terre, à partir de l’œuvre d’Hannah Arendt. Elle révèle bien le double versant du rapport des humains à leur milieu dans La condition de l'homme moderne, à travers les notions d’action (praxis) et d’œuvre (poiêsis) : ces notions prennent sens en raison du travail nécessaire au soin de la Terre, mais c’est justement en oubliant ce soin que les conditions de l’œuvre et de l’action sont menacées. Le deuxième contributeur, Ulysse Gadiou, montre comment les humanités environnementales sont parvenues à se réapproprier la notion d’Anthropocène, en proposant d’autres formes de mise en récit de notre époque, par un véritable « activisme » spéculatif, pour reprendre la formule d’Isabelle Stengers (2020). Il s’appuie sur les travaux de trois autrices – Donna Haraway, Anna Tsing et Isabelle Stengers – qui ont cherché à inventer d’autres manières d’envisager l’histoire terrestre et nos rapports aux autres vivants. Le troisième contributeur, Valère Durand, explore quant à lui les courants de contre-anthropologie critique qui adoptent une perspective indigène, afin de penser une écologie capable de proposer d’autres rapports au monde que ceux de la modernité occidentale. Pour cela, il cherche à dévoiler les types de relationnalité liés aux pratiques sociales indigènes afin d’éclairer la manière dont ces courants parviennent à transformer leurs concepts et leurs méthodes au contact de cette « pensée sauvage ».

La deuxième partie du numéro interroge les imaginaires de la crise écologique à travers trois articles consacrés à la littérature et à la question environnementale. Dans cette perspective, Amélie Goutadier présente une lecture écopoétique de l’œuvre d’Antoine de Saint-Exupéry. Si, comme le souligne l’autrice, il serait anachronique d’attribuer à celui-ci une pensée écologique à proprement parler, son œuvre se caractérise toutefois par une attention inédite à la nature et au vivant et par une apologie du retour à la terre. D’un côté, l’article problématise donc le mythe romantique d’une civilisation rurale vivant en harmonie avec la nature. De l’autre, il explique comment, au lieu de se limiter à l’évocation nostalgique des sociétés préindustrielles, Saint-Exupéry prône une éthique paysanne qui s’inscrit dans une proto-écologie traditionnelle et sociale. Nicolas Murena, de son côté, s’intéresse aux récits écocatastrophiques tels qu’ils se déploient au sein du théâtre contemporain. Pour penser la crise écologique, ces récits réactivent des mythes anciens liés à la fin du monde, ainsi que des topoï eschatologiques et apocalyptiques qui mobilisent un imaginaire du désastre : explosions, raz-de-marée, tempêtes, etc. L’auteur examine les nombreux liens existants entre ces pièces, leur mise en scène et le développement d’une esthétique tragique. Il s’interroge en outre sur la possibilité d’un renouveau de la tragédie à l’heure du dérèglement climatique. Dans le troisième article de cet axe, Bronwyn Louw combine des connaissances scientifiques et littéraires pour observer l’« écriture lichen ». Évoquant à la fois une poésie à propos des lichens, qui les mime, ou encore qui cherche à lire leurs compositions poétiques, l’« écriture lichen » porte une attention particulière aux processus symbiotiques tels qu’ils sont décrits par de nombreuses études scientifiques. Pour l’analyser, Bronwyn Louw se sert donc d’une méthode sympoïétique inspirée de la philosophe Donna Haraway et des biologistes Lynn Margulis et Scott Gilbert. Cependant, plus encore qu’un concept scientifique, la sympoïèse appelle une manière éthique de « faire ensemble » dans des perspectives écosystémiques et interspécifiques. L’autrice s’interroge alors sur ce que serait une véritable écriture sympoïétique capable d’imaginer, invoquer et performer une manière sympoïétique de faire monde.

La troisième partie du numéro aborde plus spécifiquement la question de l’habitabilité sous l’angle politique. Johan Rols, analyse comment les pensées chinoises traditionnelles, d’inspiration taoïste ou confucéenne, sont instrumentalisées par le pouvoir actuel afin de construire le récit d’une « écologie politique indigène ». Il prouve qu’en réalité, ces pensées attachent plus d’importance à l’idée religieuse d’ordre cosmique, qu’à celle, scientifique, de limites écologiques. Enfin, le dernier article, écrit par Sylvain Lallier, porte sur une lutte politique locale : la mobilisation des citoyens montreuillois contre la pollution des sols dans le quartier des Murs à Pêches. En effet, entre la fin du xixe siècle et le début du xxie, l’histoire de ce quartier est marquée par la présence de l’usine Europe Usine Fourniture, spécialisée dans la production textile. La présence de cette usine a engendré des contaminants qui posent un risque sanitaire non négligeable pour les habitants. Plusieurs associations se sont donc organisées pour pousser les pouvoirs publics à entreprendre une véritable dépollution du site, mais aussi pour s’approprier le territoire de l’ancienne usine.

Pour conclure, nous avons donné la parole à Soraya Boudia et Frédérique Aït-Touati sur les thèmes clés ce numéro : les récits de l’Anthropocène, l’interdisciplinarité nécessaire aux humanités environnementales, l’habitabilité à l’heure de la catastrophe écologique, les liens entre recherche et engagement politique. Fortes de leur expérience de chercheuses dans des champs très divers – de l’histoire environnementale à la sociologie des sciences, de la littérature comparée aux arts de la scène –, elles promeuvent le dépassement des clivages entre les différentes sciences, et rejettent l’illusion d’un savoir coupé du monde social et politique. Sans sacrifier l’exigence scientifique, cette perspective permet de comprendre en profondeur les relations complexes entre Gaïa et anthropos au xxie siècle.

Bibliographie

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Notes

1 Voir à ce sujet l’article d’Ulysse Gadiou dans ce numéro : « Sortir de l’Anthropocène par le milieu : l’activisme spéculatif de Haraway, Stengers et Tsing ». Retour au texte

2 Voir l’entretien croisé entre Soraya Boudia et Frédérique Aït-Touati en fin de numéro. Retour au texte

3 Se référer à nouveau à l’entretien qui clôture ce numéro. Retour au texte

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Référence électronique

Samy Bounoua, Blaise de Saint Phalle et Lucia della Fontana, « Introduction », Mosaïque [En ligne], 20 | 2023, mis en ligne le 05 février 2024, consulté le 11 décembre 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/mosaique/2356

Auteurs

Samy Bounoua

IRHiS, ULille

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