Le travail humain de la Terre

Réflexions à partir de la philosophie arendtienne

DOI : 10.54563/mosaique.2363

Résumés

Le travail de soin des êtres et de leur milieu semble être le propre de l’animal laborans. Par ce labeur toujours recommencé, les humains expriment leur vie biologique dans un milieu, la Terre, avec lequel ils sont en perpétuelle relation. Enfermer les humains dans le labeur, c’est peut-être les priver des activités qui relèvent davantage de l’œuvre et de l’action et qui sont, selon Arendt, proprement humaines. Pourtant, assumer la nécessité du travail de soin est essentiel pour ne pas briser davantage la Terre, condition de la vie humaine. La Terre n’est pas le fruit de notre œuvre, de notre action, mais la condition de toutes nos activités : il est démesuré de prétendre reconstruire la Terre ou reconstituer un milieu de vie artificiel extraterrestre. D’un côté, en assumant le travail nécessaire de soin de la Terre, les humains œuvrent et agissent ; d’un autre côté, si les conditions de l’œuvre et de l’action sont menacées, c’est en raison de l’oubli du travail de soin de la Terre.

The care work for beings and their environment seems to be the nature of the animal laborans. Through this ever-renewed labour, humans express their biological life in an environment, the Earth, with which they are in perpetual relationship. To confine humans to labour is perhaps to deprive them of activities that are more a matter of work and action and which are, according to Arendt, properly human. However, assuming the necessity of care work is essential in order not to break the Earth, the condition of human life, any further. The Earth is not the fruit of our work, of our action, but the condition of all our activities: it is disproportionate to claim to rebuild the Earth or reconstitute an artificial extraterrestrial living environment. On one side, by assuming the necessary care work for the Earth, humans are working and acting; on the other side, if the conditions for work and action are threatened, it is because of the neglect of the care work for the Earth.

Index

Mots-clés

travail, soin, environnement, vie, humanité, action

Keywords

work, care, environment, life, humanity, action

Plan

Texte

Introduction

Par hypothèse, la Terre1, loin d’être un jardin d’Éden, doit être travaillée pour devenir propre aux usages que nous désirons en faire. Il est vrai que le travail de reproduction des conditions environnementales d’existence a souvent été occulté. Ainsi, la philosophie aristotélicienne, qui a irrigué la pensée occidentale pendant plus de deux millénaires, distinguait la production d’artefacts (poiêsis) de l’action politique (praxis), et toutes les activités de reproduction de nos conditions de vie étaient omises. La philosophie arendtienne, en particulier dans la Condition de l’homme moderne (1958), permet de dépasser une telle occultation en introduisant, outre la poiêsis et la praxis, une troisième catégorie : le labeur. Les humains, en tant qu’êtres de labeur, reproduisent, de manière cyclique, leurs conditions de vie et celles des leurs2. Reconnaître le labeur humain, c’est se rappeler que la Terre est un « don » antérieur à tout projet humain, dont la perpétuation suppose des formes de contre-don, que l’humain prodigue par le labeur3. Cependant, il faudrait éviter de tomber de Charybde en Scylla : revaloriser le labeur, ce n’est pas perdre de vue l’importance de l’action (praxis) et de l’œuvre (poiêsis), qui tendent elles aussi à être négligées. En effet, à cause de la subordination de toute activité à la quête d’une accumulation toujours plus grande de capital, les activités humaines pourraient perdre leur dimension d’œuvre et d’action en étant transformées systématiquement en moyens au service d’une telle ambition ; par exemple, l’impératif de profitabilité a pu impliquer la programmation d’une obsolescence, qu’elle soit technique ou symbolique, antinomique avec la dimension de durabilité caractéristique de l’œuvre. Dans quelle mesure pouvons-nous alors penser, de manière normative, qu’un retour à la praxis-poiêsis humaine est indispensable, sans pour autant occulter la part irréductible de labeur indispensable à la vie en milieu terrestre ?

Notre objectif est d’actualiser la trichotomie arendtienne — celle de la production, de l’action politique et du labeur — en lui faisant subir un double infléchissement. Premièrement, la production, l’action et le labeur, loin d’être trois domaines séparés de l’activité humaine, sont trois dimensions de chacune de nos activités. Conséquemment, lorsque nous agissons en étant privés d’une de ces dimensions, notre activité est incomplète. Par exemple, les projets paysans sont incomplets lorsqu’ils sont sans œuvre, c’est-à-dire sans façonnement d’un bien durable et commun qui fonde notre « monde »4 — ainsi le paysage5 ou le savoir-faire inhérent au métier —, ou sans action, c’est-à-dire sans engagement – par la parole, dans un cadre pluriel et parfois conflictuel – qui cherche à donner au monde des orientations communes. Deuxièmement, la production, l’action et labeur n’entretiennent pas un rapport de hiérarchie6 : il est en particulier essentiel, d’un point de vue écologique, de revaloriser le labeur comme un travail de soin des êtres et du milieu. Soigner, c’est entretenir et développer les capacités du vivant et de l’environnement, soit en évitant certains actes destructeurs (la pollution sous toutes ses formes, la monoculture…), soit en accomplissant des actes bénéfiques (développement de forêts primaires, traitement des eaux à partir de végétaux…).

L’enjeu est donc à la fois théorique et pratique. D’un point de vue théorique, l’enjeu est de redéfinir le labeur qui est, selon les termes d’Arendt, le propre de l’animal laborans. Les humains, par leur labeur, sont des vivants parmi les vivants, en perpétuelle relation avec leur milieu ; par leur labeur, ils expriment, de manière toujours recommencée, leur vie biologique dans un environnement, la Terre. Comme le soulignait Escobar (2019) dans Sentir-Penser avec la Terre, les humains entretiennent une relation continue avec le monde humain et non-humain ; nous pouvons décliner cette idée de la manière suivante. Les humains, êtres de labeur, sont en relation avec le monde dans ses quatre dimensions (Guéniot, 2022) : la biosphère (bios, le vivant), l’hydrosphère (hudôr, l’eau), l’atmosphère (atmôs, le souffle, l’air) et la lithosphère (lithos, la pierre, le sol et le sous-sol). Ces quatre dimensions planétaires précèdent l’humanité et lui survivront ; par exemple, la vie est apparue de manière contingente, au début de l’éon protérozoïque, c’est-à-dire, selon l’étymologie grecque, du temps géologique marqué par la vie (zôon, l’animal) première ou antérieure (protêros). Toutes leurs activités pratiques et théoriques sont tributaires du maintien dans le temps de tels liens avec les différentes dimensions de la vie humaine. Si la catastrophe environnementale mettait en cause toute vie organique ou la vie organique telle qu’elle existe, alors non seulement advient une nouvelle époque géologique — baptisée anthropocène, capitalocène ou androcène7 —, mais aussi une nouvelle ère, voire un nouvel éon dans lesquelles pourraient disparaître toutes les conditions matérielles qui ont permis à l’humanité, jusqu’à présent, de produire des artefacts et d’agir politiquement. Nous pouvons donc établir un chiasme : la Terre pourrait se séparer de l’humanité, mais l’humanité telle qu’elle existe est indissociable de la Terre.

D’un point de vue pratique, l’enjeu est de revaloriser le labeur comme composante essentielle de toutes les activités humaines. Le labeur, qui désigne la reproduction nécessaire des conditions de la vie, a pu être connoté négativement, notamment dans la philosophie arendtienne. Enfermer les humains dans le labeur, ce serait les priver des activités qui relèvent davantage de la production et de l’action, autrement dit de la production de biens durables et de la constitution politique d’un « monde ». Certes, il importe de considérer que réduire l’humain au rang d’animal laborans, c’est l’amputer deux dimensions fondamentales de son activité : l’œuvre et l’action. Cependant, par hypothèse, l’inverse est vrai aussi : si nous enlevons d’une activité productive ou politique la dimension de labeur, de soin des vivants et de l’environnement, celle-ci devient destructrice sur le plan environnemental et social. Par exemple, produire des biens manufacturés sans intégrer les conditions de la reproduction des ressources nécessaires à la production dans un cadre pluriel et parfois conflictuel, c’est-à-dire prétendre œuvrer sans labeur ni action, a des conséquences parfois dramatiques, notamment sur l’usage des ressources environnementales. De même, en politique, il est essentiel de réintroduire les conditions matérielles d’existence, comme le montre Joëlle Zask dans Écologie et démocratie (2022). Dans cette perspective, assumer la nécessité du travail de soin est essentiel pour ne pas briser davantage la Terre, condition de la vie et de l’activité humaines.

Nous travaillerons selon deux axes. Premièrement, en assumant le travail nécessaire de soin de la Terre, les humains œuvrent et agissent. Deuxièmement, si les conditions de l’œuvre et de l’action sont menacées, c’est en raison de l’oubli du travail de soin de la Terre.

Perspective possibiliste : il est possible d’œuvrer et d’agir en assumant le travail nécessaire de soin de la Terre

Il s’agit, dans une perspective possibiliste, de montrer qu’en contribuant aux tâches laborieuses, les humains peuvent continuer à produire (1) et à agir (2) : le labeur, l’œuvre et l’action sont compatibles, du moins dans certaines conditions (3). L’enjeu de cette première partie est de comprendre que le labeur, quoique nécessaire et immanent, n’est pas intrinsèquement antinomique avec l’exigence de « transcendance », que Simone de Beauvoir (2003) considère comme un désir proprement humain. Il est possible d’assumer sa part de labeur sans être enfermés dans des tâches toujours recommencées qui semblent nous ancrer à jamais dans un nécessaire quotidien et nous priver d’un élan vers l’ailleurs.

(1) En quoi l'œuvre est-elle en droit une forme de labeur ? Nous pouvons montrer par l’absurde que l’œuvre et le labeur sont compatibles, en soulignant que les œuvres et les actions seraient impossibles sans une part de labeur — ce qu’Arendt soulignait déjà dans la Condition de l’homme moderne. Même les projets humains qui relèvent le plus de l’œuvre et de l’action s’inscrivent dans les relations métaboliques qui unissent les vivants et leur milieu : elles sont intrinsèquement corrélées au milieu terrestre, et supposent à ce titre un travail de labeur. Comme le souligne Arendt (1989) dans « La conquête de l’espace et la dimension de l’homme », la Terre n’est pas le fruit de notre œuvre, de notre action, mais la condition de toutes nos activités. Même les projets d’exploration de l’espace dépendent des ressources énergétiques et matérielles qu’offre la Terre. Il est démesuré de prétendre reconstruire la Terre en la remplaçant par des artifices, comme on a pu envisager de remplacer les abeilles par des drones pour la pollinisation8. Arendt anticipe l’idée défendue par Frédéric Neyrat dans La part inconstructible de la Terre (2016) : c’est une hubris, une démesure, de considérer, à la manière des géoconstructivistes, que la Terre () peut être construite ou restaurée de nos mains, comme si l’anthropocène pouvait devenir davantage bénéfique que nuisible à l’environnement. Pour œuvrer d’une manière proprement humaine, sans prétendre illusoirement à une forme de surhumanité, détachée de la Terre, il faut assumer la part de labeur inhérente à l’œuvre. Œuvrer de manière humaine, c’est œuvrer à partir d’un déjà-là qu’il nous revient d’entretenir de manière cyclique, pour qu’il puisse durer. Si nous le reconnaissons, nous admettons que le labeur comprend en droit une part d’œuvre : il permet de produire, de manière durable et commune, les conditions sans lesquelles l’humanité ne pourrait ni vivre ni agir. Par exemple, le travail d’éducation, sans cesse recommencé, est aussi un travail par lequel on œuvre à la production et à la transmission de savoir-faire et de savoirs qui déterminent les capacités humaines et constituent une culture commune.

(2) En quoi l’action est-elle en droit une forme de labeur ? L’hypothèse directrice de ce paragraphe est la suivante : l’action politique, qui consiste à orienter le monde commun — activité qui se traduit en particulier par la création d’institutions — n’est pas une activité proprement humaine, même si les sociétés humaines ont une façon particulière de l’accomplir. Les humains co-constituent la Terre avec d’autres puissances d’agir (Iovino & Oppermann, 2014) ; ces dernières participent de la praxis, sous des formes particulières, en ce qu’elles co-dessinent, de manière autonome, le visage de leur milieu et donc celui de la Terre. Par exemple, comme le montre Georges Canguilhem dans Le normal et le pathologique (2013), les animaux s’orientent dans le monde en fonction de normes, de valeurs et de buts : ils tendent à polariser leur milieu en fonction de valeurs, eux qui poursuivent ce qui est bon et rejettent ce qui est mauvais ; cela signifie qu’ils recherchent, fût-ce inconsciemment, la vie comme une véritable finalité. Aussi la projection politique humaine des conditions de la vie bonne s’inscrit-elle dans le sillage d’une projection propre au vivant, et celle-ci est déterminée par des relations à un milieu et par des rapports à d’autres vivants, qui peuvent, comme le rappelait Bataille, avoir des visées rivales, antagonistes. Par conséquent, la projection politique au sein d’un environnement, qui consiste à réaliser des fins, est moins une spécificité humaine qu’une manière qu’a l’humanité de prolonger un geste propre à la vie, même si l’humanité a parfois choisi d’autres finalités que le prolongement de la vie et de la manière proprement humaine de vivre, et même si la manière dont les humains se projettent peut être spécifique. Par exemple, dans la philosophie canguilhemienne, la projection humaine, qui passe par la médiation du langage et de la science, est susceptible de se déraciner d’un milieu terrestre spécifique : son échelle peut être celle de la Terre, voire celle de l’univers. Par conséquent, il est possible de réinscrire l’activité politique dans ses rapports avec l’environnement et avec les autres vivants sans pour autant renoncer à ce qui la caractérise essentiellement : l’orientation commune d’un monde partagé. Agir de manière humaine, sans céder à la tentation de la démesure, de l’hubris, c’est agir en assumant une part de labeur, de reproduction cyclique des conditions matérielles du politique, et c’est renoncer à la volonté de reproduire mais aussi de manœuvrer la Terre comme si elle était « notre vaisseau », comme si nous ne la partagions pas avec d’autres puissances d’agir. Agir de manière proprement humaine, c’est agir en admettant que le monde commun que l’on cherche à orienter le soit aussi par d’autres normativités, portées par d’autres formes de vie — humaines ou non — parfois antagonistes, et prendre soin d’elles, c’est assumer une part de labeur.

(3) Dans quelles conditions le labeur, l’œuvre et l’action sont-ils compatibles ? Dans les conditions contemporaines de l’activité humaine, le labeur peut sembler radicalement séparé de l’œuvre et de l’action. S’il en est ainsi, c’est parce que nous avons prétendu, à l’excès, pouvoir agir et œuvrer sans prendre en compte les conditions de vie, objet du labeur. Le labeur est demeuré, puisqu’il est nécessaire, mais il a été relégué à des domaines séparés et le plus souvent dévalorisés : celui du soin aux personnes, celui de la production de notre alimentation… Pour que le labeur participe de l’œuvre et de l’action, il faut reconnaître qu’il est, plutôt qu’une activité séparée, une composante nécessaire de toutes les activités humaines. Il s’agit aussi, du point de vue des sujets au travail, de reconnaître leur triple capacité à soigner, à produire et à agir, et à assurer les conditions de mise en œuvre de cette triple capacité. L’enjeu est à la fois anthropologique et écologique : en effet, comme nous le verrons dans un deuxième temps, l’oubli du labeur constitue une menace pour notre environnement.

Perspective explicative : la dégradation des conditions de l’œuvre et de l’action a pour cause l’oubli du travail de soin de la Terre

Dans cette partie, nous voudrions expliquer la dégradation des conditions de l’œuvre et de l’action par un facteur particulier : l’oubli du labeur. En quoi consiste-t-il ? Lorsque nous considérons que la Terre est entièrement modelable techniquement, ce qui est une idée propre à l’hégémonie prométhéenne (Audier, 2019), nous oublions qu’il est nécessaire de l’entretenir par notre soin. L’idée prométhéenne selon laquelle le labeur serait superflu a, par hypothèse, une triple origine technique (1), économique (2) et anthropologique (3).

(1) L’idée selon laquelle il serait possible et nécessaire de s’émanciper du labeur a été diffusée dans un contexte particulier, marqué par l’accessibilité sans précédent de l’énergie, grâce à l’exploitation du charbon et du pétrole9. Comme tous les êtres vivants, les humains disposent d’un excédent d’énergie qu’ils peuvent user pour détruire ce et ceux qui les entourent : des humains, des vivants, des composantes de la Terre. Georges Bataille a thématisé cette possibilité dans La part maudite. Il y a un contraste entre l’énergie solaire que reçoit notre planète et qui est surabondante sinon infinie — c’est en tout cas la principale source d’énergie10 —, et les êtres finis qui en usent sur une Terre finie (Bataille, 2011). Si notre planète dissipe moins de lumière et de chaleur qu’elle n’en reçoit, c’est parce que les vivants parviennent, grâce à l’eau disponible, à transformer par la photosynthèse puis à dépenser l’énergie solaire qu’ils reçoivent. Il se trouve que cette énergie est aussi stockée, sous une forme fossilisée, dans les bien nommées « énergies fossiles », qui sont le fruit de dégradations végétales et animales pendant plusieurs millions d’années : depuis que nous exploitons le charbon et l’acier, nous avons accès à l’énergie solaire sous une forme extrêmement condensée. Dans ce contexte, nous avons pu croire que le labeur deviendrait désormais superflu, qu’il suffirait d’exploiter plus d’énergie pour le remplacer par un travail machinique. Nous pouvons considérer, au contraire, que l’exploitation des énergies fossiles a rendu, plus que jamais, le labeur nécessaire. En effet, comme l’a montré Georges Bataille, les vivants, disposant d’un excédent d’énergie, le dépensent en grandissant, en se reproduisant, en développant des apparats et des agréments inutiles, en colonisant tous les espaces disponibles, et en cultivant une forme d’aspiration à l’illimité. Pourtant, les vivants sont dans l’incapacité de dépasser les limites de leur environnement et doivent partager cet espace limité avec d’autres vivants, qui apparaissent parfois comme des rivaux. Il y a donc une tension entre leur dépense démesurée d’énergie et les effets potentiellement destructeurs qu’elle a sur une Terre habitée en commun. Plus nous exploitons d’énergie, plus nous accroissons notre capacité à détruire l’environnement et ceux qui l’habitent, et plus nous devons, de manière réparatrice sinon préventive, nous consacrer au labeur. C’est grâce aux énergies fossiles qu’une part de l’humanité a pu coloniser le monde et mener des guerres, développer des techniques et des forces productives nouvelles, ou accroître sans fin sa consommation, avec les conséquences environnementales que l’on sait. C’est dans ce contexte énergétique que l’humain peut aspirer à croître au-delà des limites que lui imposent la Terre, les autres vivants, et les autres humains ; ce faisant, il contribue à ruiner une Terre sans laquelle il ne pourrait exister ni agir. On a oublié la nécessité du labeur et de la reproduction des conditions de vie dans le cadre d’une surabondance énergétique, laissant supposer qu’on pouvait agir et œuvrer en se détachant toujours davantage de la Terre et de ses conditions de vie, sans jamais soigner, en contre-don, un environnement sans les « dons » duquel les civilisations humaines seraient impossibles.

(2) L’excédent d’énergie a certes été rendu accessible par des avancées techniques, notamment en ce qui concerne l’exploitation des énergies fossiles, mais celles-ci sont encastrées dans un certain modèle économique : le capitalisme. Nous définirons de manière minimale le capitalisme comme un modèle qui subordonne toute production de valeur d’usage à l’extraction d’une survaleur, d’un profit11. L’ère de la catastrophe environnementale peut, à cet égard, être nommée « capitalocène » (Malm, 2017). D’après les analyses que propose Karl Polanyi, en 1944, dans La Grande Transformation (Polanyi, 2009), le capitalisme repose sur une triple marchandisation de la monnaie, du travail et de la Terre. Nous nous concentrerons sur ce dernier point : la Terre est devenue une propriété lucrative, dont l’exploitation était subordonnée à l’accumulation de profit. Dans ce contexte, il devenait aisé d’oublier qu’elle doit faire l’objet d’un nécessaire et perpétuel travail de soin : en faisant d’elle le moyen d’une accumulation potentiellement illimitée de capital, on oubliait ses limites, son impuissance, sa vulnérabilité. La Terre que nous habitons en partage avec d’autres vivants a des limites intrinsèques — il y a une quantité finie de ressources, par exemple —, et pâtit d’une limitation progressive. Cette limitation prend la forme de l’entropie, du désordre croissant, à laquelle l’humanité, depuis l’avènement du capitalisme, contribue amplement. On extrait à l’excès des ressources utiles (biosphériques, hydrosphériques, lithosphériques, atmosphériques) et on les transforme, au prix d’une dépense énergétique, en « ressources » inutiles voire nuisibles, en pollution liquide, solide et gazeuse. Une telle accélération de l’entropie n’est pas seulement rendue possible par des progrès techniques — dans l’exploitation des ressources énergétiques et matérielles — mais elle est aussi motivée par un système économique qui subordonne la Terre à un principe : la recherche perpétuelle d’un excédent économique. Autrement dit, la puissance terrestre est limitée intrinsèquement, mais les limites sont atteintes plus rapidement du fait de l’expression d’une puissance humaine qualifiée économiquement : la puissance capitaliste.

(3) En même temps, si le capitalisme a une telle efficace, c’est sans doute parce qu’il s’appuie sur une tendance anthropologique à la démesure, sachant que si l’on reprend Georges Bataille comme nous l’avons fait, cette tendance est elle-même inscrite dans une aspiration du vivant à l’illimité. Pour rendre compte de l’élan de l’humanité vers la démesure, et vers l’oubli de la mesure du labeur nécessaire et cycliquement recommencé, nous pouvons repartir des Grecs et de la manière dont leur pensée a été transmise. Sophocle, par la voix du chœur d’Antigone, rappelait déjà que l’homme fait irrémédiablement partie de la Terre, qu’il pense, à tort, éternelle et infatigable. Selon le tragédien, il en est une des merveilles, lui qui sait, par son ingéniosité, traverser la mer et labourer les sols, chasser et pêcher, parler, penser et enseigner, bâtir, guérir et s’armer, faire naître des cités. Cependant, comme le souligne Sophocle, l’humain peut prendre la route du mal comme du bien, c’est-à-dire de la loi des cités et de la justice des dieux : la technique peut être mise au service de l’injustice, comprise au sens grec du terme comme force de destruction, de dissolution, et donc de disparition du monde commun et durable, qui serait à la fois celui des cités et de dieu. On retrouve le motif grec du pharmakon : la technique est tantôt remède, tantôt poison. Selon Sophocle, s’il contamine la cité par le crime, l’humain s’en exclut aussitôt, ainsi que du foyer et des amis. Nous ajouterons que s’il exploite et contamine la Terre sans mesure, il en sera exclu, séparé. Pour reprendre le chiasme que nous avions établi en introduction, l’humanité qui s’adonne à l’œuvre, à l’action et au labeur est inséparable de la Terre, mais la Terre pourrait « se séparer » de l’humanité, c’est-à-dire continuer à exister alors que les humains auraient disparu, pour des raisons physiques et organiques. Pour que cela n’advienne pas, il convient de repenser la sphère de la justice, des limites communes et durables qu’on peut se donner pour contrer l’élan vers la démesure et l’injustice. Ce qui nous conduit à notre propos conclusif.

Conclusion

L’un des enjeux philosophiques et politiques de notre temps est de penser des moyens de nous lier à la Terre, et en particulier d’encastrer notre économie dans l’environnement en repensant la place centrale du labeur. Pour faire face au surextractivisme et à la surpollution liquide, solide et gazeuse, la Terre pourrait être pensée et instituée comme un bien commun, ce qui suppose, par l’action politique, de redonner une valeur à l’activité de labeur, qui a été effacée au profit de la production d’œuvres. Par hypothèse, les communs sont moins un tiers secteur, en sus du public et du privé, qu’un idéal régulateur pour penser un usage réglé de la propriété publique et privée. Il s’agit notamment d’éviter les formes d’abus, de démesure, de dérèglement dans l’exploitation des ressources — y compris des ressources dites « humaines ». C’est à condition de régler juridiquement les rapports, et notamment les rapports de production, que nous entretenons avec la Terre, que nous pouvons éviter les démesures les plus destructrices. Pour autant, la sphère de la justice doit elle-même être repensée. Par exemple, il pourrait sembler essentiel de décorréler l’usage (usus), l’abus (abusus) et le profit (fructus), contrairement à ce que nous faisons suivant une tradition inspirée du droit romain. Les communs, institués par la loi, doivent pouvoir préserver la Terre, d’une prédation et d’une pollution sans limites qui rendront, à terme, toute projection humaine impossible, qu’elle soit à dominante de labeur, d’œuvre ou d’action.

Bibliographie

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Notes

1 Nous employons une majuscule pour distinguer la Terre, qui est notre planète dans toutes ses dimensions (atmosphère, eau, biodiversité…), de la terre susceptible d’être cultivée, artificialisée ou laissée en jachère. Retour au texte

2 La catégorie de labeur subsume des formes de travail variées (agriculture, entretien des espaces intérieurs et extérieurs, soin aux personnes…) dont le point commun est le suivant : les fruits du travail disparaissent régulièrement et il est donc nécessaire de recommencer incessamment, de manière cyclique, l’effort fourni. Retour au texte

3 Notons qu’un tel don n’est pas un don téléologique : il ne s’agit pas de dire que la Terre a été faite pour donner la vie et la vie humaine. Retour au texte

4 Nous définirons le concept de monde de manière minimale, à partir de deux critères : la communauté et la durabilité. Un monde est d’autant plus monde qu’il est un koinos kosmos, un monde commun, fondé sur des règles, des valeurs, des techniques partagées, et qu’il est plus durable, c’est-à-dire susceptible de se transmettre de génération en génération. Retour au texte

5 Par le paysage, se manifeste l’enchevêtrement entre ce qui nous est « donné » et ce que nous apportons en retour, à la fois de manière spécifiquement humaine (pensons aux terrasses agricoles en milieu alpin, par exemple) et à la fois en prolongeant un geste du vivant : on sait à quel point les animaux, par leur existence, contribuent à façonner esthétiquement le milieu qui les entoure. Retour au texte

6 Dans la Condition de l’homme moderne, la thématisation du labeur comme un « enfermement » dans la condition animale et de l’action comme une « élévation » vers une forme plus humaine d’existence indique la présence d’une hiérarchie, fût-elle implicite ; voir l’introduction et le chapitre III de ce livre. Retour au texte

7 L’anthropocène est une époque géologique où l’humanité devient la principale force de changement du système-Terre ; selon la manière dont est spécifiée la part de l’humanité responsable d’un tel changement, on parle par exemple de capitalocène. Retour au texte

8 Relève également de l’hubris, de la démesure, la prétention à reconstituer un milieu de vie artificiel extraterrestre comme une fusée ou une base sur une autre planète. Ces deux projets illusoires – celui d’une Terre entièrement artificialisée ou celui d’une production artificielle d’un lieu extraterrestre où vivre et agir comme sur notre planète – sont corrélés. Retour au texte

9 Nous reprenons, dans ce paragraphe, des éléments d’analyse de Terre brisée, pour une philosophie de l’environnement (Guéniot, 2022). Retour au texte

10 Même si nous savons qu’une partie infime de cette énergie est effectivement transformée par les organismes vivants et ainsi introduite dans la chaîne alimentaire, la réflexion de Bataille permet de concevoir de manière originale le rapport du vivant à l’énergie, parfois qualifié de rapport addictif. Retour au texte

11 Une telle définition, si elle a pour inconvénient d’occulter la variété historique et géographique des formes du capitalisme, a pour avantage d’en montrer les invariants, ainsi la triple marchandisation de la terre, du travail et de la monnaie. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Amaena Guéniot, « Le travail humain de la Terre », Mosaïque [En ligne], 20 | 2023, mis en ligne le 05 février 2024, consulté le 11 décembre 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/mosaique/2363

Auteur

Amaena Guéniot

Amaena Guéniot est normalienne (ENS Ulm, Paris), agrégée et docteure en philosophie. Elle est l’auteure d’un essai : Terre brisée. Pour une philosophie de l’environnement (éd. Double Ponctuation, 2022).

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