« Il n’y a pas de société. »
(Margaret Thatcher, citée par Marilyn Strathern, 1996 : 53)
« Je vis qu’il n’y a pas de Nature,
que la Nature n’existe pas,
qu’il y a des monts, des vallées, des plaines,
qu’il y a des arbres, des fleurs, des herbes
qu’il y a des fleuves et des pierres,
mais qu’il n’y a pas un tout dont cela fasse partie,
qu’un ensemble réel et véritable
n’est qu’une maladie de notre pensée.
La Nature est faite de parties sans un tout. Peut-être est-ce là le fameux mystère dont on parle. »
(Fernando Pessoa, 1960 : 106-107)
Introduction
Depuis plusieurs décennies, les concepts emblématiques de l’anthropologie moderne se trouvent remis en cause par certains de ses héritiers soucieux d’interroger les présupposés épistémologiques et politiques qu’ils véhiculent, encourageant par-là de nombreux acteurs des luttes écologistes contemporaines à imaginer des formes d’organisation sociale émancipées de la division classique entre nature et culture. Si ces démarches et les interactions qu’elles entretiennent entre elles sont multiples et inventives, permettant de penser à nouveaux frais les rapports entre l’homme et son milieu à l’ère du Capitalocène1, leurs traductabilités dans les langages environnementaliste et écologiste des ONG ou dans les langages juridiques et administratifs des État-nations posent des problèmes d’ordre tant théorique que tactique. Car en rapportant le monde naturel au monde social, elles tendent à rabattre sur la nature les identités et structures de la société occidentale moderne : qu’il s’agisse de la sanctuariser pour la préserver des prédations humaines ou de la reconnaître comme personnalité juridique ou sujet politique, la nature reste appréhendée dans le contexte culturel de l’ordre social étatique ; qu’elle prenne la forme d’une Nature objectivée, pure extériorité coupée de l’artificialité humaine, ou celle d’une Nature-sujet intégrée voire absorbée par la société, elle demeure représentée à partir des notions transcendantes de sujet et d’objet, d’individu et de société, véhiculées par la tradition politique et philosophique européenne2.
Comment concevoir alors une relation entre les mondes naturels et humains hors des catégories de culture et de nature, d’individu et de société, « cadres mentaux ultimes » du naturalisme occidental (Viveiros de Castro, 2009 : 78) ? Comment connecter des éléments en apparence irréductibles sans les fondre à nouveau dans les modèles dualistes de la modernité ? Ou, en d’autres termes, comment penser une relation où ne prime pas un terme au détriment de l’autre, qui ne s’épuise pas en dernière instance dans les référents totalisants de culture, de société, d’État ni dans ceux, identificatoires, de sujet, de personne, d’individu, mais fasse jouer au contraire une conception non-hiérarchisante et non-homogénéisante de la socialité ? C’est la tâche à laquelle nous invite la contre-anthropologie critique : créant des alliances inventives et fécondes entre cosmologies indigènes (qui excluent justement le partage entre nature et culture), théories anthropologiques et philosophie politique, elle a ouvert des brèches dans l’édifice épistémique occidental, introduit une voie alternative entre ses dualismes fondateurs. Puisant dans les pensées et pratiques des communautés autochtones les outils de la critique, elle a retourné le rapport à son objet – classiquement fondé sur la connaissance objective et préalable de ses fondations culturelles –, plaçant ce dernier en position d’anthropologue, non plus objet de connaissance mais sujet d’une nouvelle problématisation. Cette « anthropologie inversée » a permis, à la lumière de la « pensée sauvage »3, de se départir des cadres analytiques et des systèmes classificatoires de la discipline et de questionner ses fondements idéologiques ; les formes d’organisations sociales indigènes (mélanésiennes ou amérindiennes) deviennent de véritables outils conceptuels capables de subvertir tant les relations scientifiques et anthropologiques que les relations sociales et politiques qui les sous-tendent. Non plus rapportées à une totalité – culture, société, État – ou polarisées entre un sujet et un objet, ces socialités font valoir une multiplicité de points de vue qui s’interpénètrent et se déploient entre les parties, entre les mondes, entre les règnes…
C’est à partir de ces formes multiples de relationnalités épistémologiques et sociales, mises en lumière par les contre-anthropologies indigènes, que cet article se propose de penser une écologie des socialités transversales capable de substituer aux catégories socio-politiques de la modernité de nouvelles figures relationnelles et de nouveaux liens entre terre et humains. À la fois alliances réflexives et critiques entre domaines hétérogènes offrant des écarts avec les modalités de la connaissance scientifique (et avec les divisions qu’elle impose), à la fois alliances politiques et stratégiques entre puissances irréductibles ouvrant le champ social à son extériorité (hors des identités qu’il suppose), ces relations permettraient de décentrer radicalement les concepts de nature et de culture, d’individu et de société, au point de les rendre « théoriquement obsolètes » (Strathern, 1996).
Contre-anthropologies indigènes et épistémologie critique
L’anthropologie moderne avait donné à voir une pluralité de formes socioculturelles radicalement hétérogènes aux modèles euro-américains et permis ainsi de remettre en question l’universalisme « impérialiste » et « conservateur » de la discipline (Viveiros de Castro & Goldman, 2017 : 188). Pourtant, même sous la forme d’un pluralisme culturel, ses méthodes d’analyse et de classification restent largement imprégnées de ce que nous pourrions appeler, après Strathern, la « pensée-société » (Lebner, 2016). Adossées aux catégories conceptuelles héritées de la philosophie moderne européenne et à l’entreprise holistique de la discipline, elles figurent un monde rempli de sociétés et de cultures distinctes, entités closes et totales qui prennent place dans une nature extériorisée, toile de fond du théâtre humain. Aussi pluriel puisse-t-il être pensé, il reste arrimé à une nature unique, condition de cette pluralité ; aussi multiples soient les cultures, elles sont entrevues, selon un présupposé de ressemblance, à partir de notre propre étalon culturel et de notre propre modèle social.
Les anthropologues en général ont été encouragés à penser que le multiple est l’alternative à l’un. Par conséquent, nous avons soit à faire à des uns, c’est-à-dire à des sociétés ou à des attributs uniques, soit à une multiplicité d’uns […]. Les relations doivent exister d’une manière ou d’une autre en dehors ou entre ces phénomènes […]. Un monde obsédé par des uns et par des multiplications et des divisions crée des problèmes pour la conceptualisation des relations (Strathern, 1991 : 52-52).
Cependant, depuis un certain temps, la discipline anthropologique s’est trouvée ébranlée dans ses fondements ; retournée contre elle-même, elle a entrepris, grâce à de nouvelles relations analytiques, une déconstruction de ses méthodes, de ses échelles et de ses concepts, perçus comme des limites épistémologiques. « Culture, société et nature reviennent au même : ces notions ne désignent pas l’objet de l’anthropologie, son sujet, mais plutôt son problème, ce qu’elle ne peut justement pas assumer parce qu’il y a une "tradition" supplémentaire dont on doit tenir compte, celle qui importe le plus : la tradition du natif » (Viveiros de Castro, 2016 : 13). L’Autre, qui était jusqu’alors maintenu dans sa bulle culturelle, a été associé à l’entreprise anthropologique ; son point de vue, jusque-là occulté derrière la position surplombante de l’anthropologue, est venu troubler la hiérarchie des discours afin d’en effectuer une contre-analyse. En intégrant la perspective indigène, les concepts clés de la discipline sont devenus des inventions (Wagner, 1981) ou des constructions anthropologiques (Strathern, 1988) ; à ses côtés, la société a perdu ses droits, la culture n’est que pure création, et la nature n’existe pas.
Engagé par Roy Wagner, ce tournant disciplinaire prend donc la forme d’une « reverse anthropology » ; avec son ouvrage précurseur The Invention of Culture (1981), l’anthropologue et le natif sont placés sur un pied d’égalité. En poussant jusqu’à épuisement le relativisme culturel – qui rend les cultures équivalentes (bien qu’extérieures) les unes aux autres –, il suggère qu’elles doivent donc être nécessairement prises dans une relation de points de vue plutôt que dans l’approche hiérarchique d’un point de vue sur l’autre. Partant de « l’épistémologie Habu » (Mélanésie) pour laquelle les formes culturelles, en transformation constante, sont basées sur des actes créatifs et innovants, il en explore les implications sur notre propre modèle, et en particulier sur « la culture comme présupposé » (Wagner, 1981 : 12). L’objectivité discursive ou l’invariabilité des référents de l’anthropologue sont battues en brèche par l’inversion du processus analytique : « l’étude de la culture est de fait notre culture » (1981 : 21). En changeant de perspective elle se révèle être une invention, « à la fois composante de l’expérience et quelque chose que notre expérience construit » (1981 : 35) : invention et convention. Les autres cultures « ne s'opposent pas à notre culture, ni ne lui offrent de contre-exemples, en tant que système total de conceptualisation, mais invitent plutôt à la comparaison en tant qu'"autres façons" de traiter notre propre réalité. Nous les incorporons dans notre réalité, et ainsi incorporons leurs modes de vie dans notre propre invention personnelle » (1981 : 100-101). L’anthropologue, à travers cette mise en relation épistémologique, examine et invente sa propre culture en même temps qu’il se plonge dans une autre culture.
Depuis son terrain, lui aussi mélanésien, Marilyn Strathern a proposé une approche radicalement relationnelle de l’anthropologie afin d’interroger à nouveaux frais les soubassements culturels de la discipline. « Nos propres métaphores reflètent une métaphysique profondément enracinée, qui se manifeste dans toutes sortes d'analyses. La question est de savoir comment les décentrer le plus efficacement possible » (Strathern, 1988 : 12). Le point de vue de l’autre, jusque-là objet de connaissance, est non seulement intégré à l’entreprise scientifique mais il est aussi appréhendé comme potentialité critique pour questionner en retour les méthodes et présupposés de l’anthropologue. Cette relation analytique, qui s’adosse aux formes de relationnalités indigènes, elles-mêmes fondées sur la différence et dégagées de toute totalité préexistante (individu, société ou culture), bouleverse ainsi notre propre perspective, révèle l’inapplicabilité de nos concepts et permet de produire de nouvelles topologies conceptuelles au croisement entre anthropologie et théorie sociale (mélanésienne)4. L’anthropologie ne consiste plus en une classification des points de vue mais en « un projet relationnel plus vaste, qui est de redécrire l’écriture ethnographique, tout autant que l’anthropologue comme auteur(e) – voire comme personne –, à partir des relations qui le ou la composent » (Lebner, 2016 : 121). Il ne s’agit plus de représenter correctement l’Autre (en fonction de ses propres invariants culturels) ni de pluraliser les perspectives, mais d’impliquer les différents points de vue dans une relation d’intelligibilité réciproque. C’est dans ce sens que Viveiros de Castro en appelle à une anthropologie perspectiviste sur le modèle de l’épistémologie amérindienne, qui institue quant à elle une humanité commune à tous : aux hommes, aux plantes et aux animaux, et établit ainsi des corrélations ontologiques entre leurs mondes respectifs.
Le perspectivisme amérindien nous invite à construire d’autres images théoriques de la théorie. Car l’anthropologie ne peut pas se contenter de décrire minutieusement "le point de vue de l’indigène" […] en englobant ce point de vue dans le point de vue de l’observateur. La tâche que le perspectivisme oppose à celle-là est celle [d’une] relation (perspective) avec [l’indigène]. Cette relation est une relation de dislocation réflexive (Viveiros de Castro, 2009 : 43-44).
Le perspectivisme amérindien ne figure pas une pluralité de cultures et de représentations depuis un monde unique (multiculturalisme), mais une culture partagée par tous en fonction d’une pluralité de natures (multinaturalisme). Il sous-entend une unité représentative (tous les êtres, humains et non-humains, voient le monde de la même manière) et une diversité de perspectives (le monde qu’ils voient est différent) – la différence étant la condition de leur mise en relation5. Cet agencement ontologique entre points de vue hétérogènes prend sens au cœur de la méthode anthropologique : la relation interspécifique sur laquelle se fonde le perspectivisme ne se distingue pas théoriquement de la relation intraspécifique, la question du rapport entre humain et non-humain se pose donc de la même façon entre l’ontologie européenne et celle de l’indigène. D’autres manières de faire monde unissent les différentes espèces, qui subvertissent le relativisme anthropologique et désubstantialisent ses catégories de Nature et de Culture. Celles-ci se révèlent pour ce qu’elles sont : de simples points de vue, mobiles et altérables.
On a coutume de réunir ces alter-anthropologies, à l’instar de Holbraad et Pedersen (2017), sous l’étiquette de « tournant ontologique » de la discipline. Pourtant, en même temps qu’elles suggèrent la multiplicité des ontologies (variables) contre une ontologie unique (archétypique), elles affirment, à l’encontre du pluralisme culturel qui maintenait une position d’extériorité entre les mondes, une objectivité relative, c’est-à-dire intrinsèquement et immédiatement relationnelle. Ne risque-t-on pas alors, en privilégiant la différence ontologique sur la relation épistémologique, de rabattre les différentes perspectives sur de nouvelles totalités, aussi multiples et variables soient-elles ou, pour parler comme Strathern, de ranger de nouveau les parties dans des touts ? Présenter plusieurs ontologies (quatre6 ou une pluralité), les comparer et les classifier, n’implique-t-il pas de réintroduire une position de surplomb, un étalon supérieur de référence ou une méta-ontologie à partir desquels la comparaison est rendue possible ? Ne s’expose-t-on pas, avec le concept potentiellement unifiant d’ontologie, à la tentation de reconduire le modèle occidental de la pensée (ou pensée-société), et par la même occasion, de reproduire la séparation entre ces mondes hétérogènes que le perspectivisme rendait justement obsolète7 ? C’est en tout cas pour se soustraire à cette séparation que les courants de contre-anthropologie ont privilégié la mise en relation des points de vue ou, pour reprendre le vocabulaire deleuzien mobilisé par Viveiros de Castro, leur « synthèse disjonctive », qui permet de les connecter les uns aux autres dans une relation « d’implication réciproque » sans en opérer d’unification ou d'homogénéisation (Viveiros de Castro, 2009 : 82). De son côté, Strathern en appelle à remplacer la vision pluraliste du modernisme par une vision relationnelle impliquant ensemble les différentes perspectives dans un monde hybride ou « post-pluriel ». L’ethnographe doit ainsi, en se déplaçant entre les mondes, participer à de nouvelles recombinaisons créatives entre cultures partielles et composites, sans in fine les stabiliser en ensembles holistiques ou métaphysiques : « des éléments découpés dans des temps et des lieux différents peuvent être recombinés, mais ne peuvent s’assembler comme un tout » (Strathern, 1992 : 95). Il ne s’agit plus de comparer des blocs de culture ou des modes de représentation du réel, mais de croiser et de réagencer des fragments culturels et sociaux hétérogènes ; non pas d’opposer des contre-modèles à la « métaphysique occidentale » dans un corps-à-corps cosmologique ou un « combat ontologique » (Escobar, 2018), mais de « participer à l’hybridation des cultures » (Strathern, 1992) afin « d’actualiser les innombrables devenirs-autre qui existent en tant que virtualités de notre pensée » (Viveiros de Castro, 2009 : 61).
C’est donc à une redéfinition de la méthode anthropologique et à une « redescription » de ses concepts que s’attelle ce programme par le biais de la relation épistémologique. Les dispositifs de comparaison et de traduction qui fondaient l’entreprise anthropologique sont mis en critique en tant qu’ils excluent, par le truchement d’une mesure comparative raisonnable et équilibrée, l’équivoque ou la différence des points de vue8. En cherchant à établir des constantes et des variations entre entités socio-culturelles préétablies, la comparaison conventionnelle institue une symétrie ou synonymie entre les perspectives à partir d’une échelle commune prédéfinie. A contrario, la « reverse-anthropologie » affirme l’a-symétrie des perspectives et l’équivoque comme principes transcendantaux qui remettent en question la notion d’échelle et subvertissent le sens de la comparaison. Celle-ci n’opère plus à partir d’un point de vue théorique surplombant mais par déplacements latéraux entre mondes hétérogènes, « connexions partielles » sans hypothèse de comparabilité (Strathern, 2004) qui bouleversent et transforment l’appareil conceptuel du traducteur jusqu’à placer la nature et la culture, jusque-là séparées, dans un enchevêtrement critique, une alliance contre-nature.
Le but de la traduction perspectiviste […] n’est donc pas de trouver un synonyme (une représentation coréférentielle) dans notre langue conceptuelle humaine pour les représentations que d’autres espèces utilisent pour parler de la même chose out there ; l’objectif, au contraire, est de ne pas perdre de vue la différence cachée à l’intérieur des homonymes trompeurs qui connectent-séparent notre langue à celle des autres espèces. Si l’anthropologie occidentale est fondée sur le principe de la charité interprétative […] qui affirme une synonymie naturelle entre les cultures humaines, l’alter-anthropologie amérindienne affirme, bien au contraire, une homonymie contre-nature entre le discours des espèces vivantes (Viveiros de Castro, 2009 : 41).
L’incommensurabilité, l’altérité absolue, la différence irréductible qui marquaient les obstacles supposés de la discipline deviennent les opérateurs relationnels de nouvelles comparaisons à travers différentes échelles, « comparaisons déraisonnables, déséquilibrées » ou « inappropriées » (Tsing, 2014a) entre les cultures, entre les natures, entre les mondes enchevêtrés. Cela va dans le sens de la proposition d’Eduardo Kohn d’« une anthropologie au-delà de l’humain » et même « au-delà de la vie », qui étendrait la théorie sociale aux non-humains et aux choses, impliquant de quitter le cadre discursif et conceptuel de l’homme moderne pour « se plonger dans une écologie sémiotique complexe » (Kohn, 2021 : 143), un horizon interspécifique ou milieu d’indiscernabilité.
Ces projets contre-anthropologiques, en bousculant les postulats du savoir occidental, nous invitent à redécrire (horizontalement) les relations afin d’en extraire de nouvelles potentialités, aussi bien analytiques que politiques. Par ces bifurcations épistémologiques, ils nous permettent de concevoir le monde en partage non plus comme une superposition de différentes perspectives mais davantage comme un entrecroisement de ces multiplicités hétérogènes qui, dans une relation d’implication réciproque, pensent et composent ensemble un espace commun, sans administration centrale, individu ou société. La relation perspectiviste comme outil scientifique, qui privilégie la mise en relation critique à la classification des points de vue, prend ainsi une dimension éminemment politique. En décentrant les notions clés de la discipline et en dévoilant ses présupposés métaphysiques, elle permet de substituer aux totalités organisationnelles (scientifiques ou sociopolitiques) et aux rapports hiérarchisants et individualisants induits par la forme-société de nouvelles socialités transversales.
Pensée sauvage et socialités transversales
Dans les années 1970, Deleuze et Guattari engageaient avec les recherches anthropologiques de leur temps un dialogue autour des théories classiques de la parenté et de la formation de l’État, afin d’en fournir une critique radicale (Deleuze & Guattari, 1972 ; 1980). Alors que chez Lévi-Strauss (1967) l’échange et la prohibition de l’inceste se trouvaient au fondement de toute société humaine, signalant le passage de la nature à la culture via les structures élémentaires de la parenté, nos auteurs font apparaître un ordre intensif où la relation – de filiation puis d’alliance9 – précède les distinctions de personne, de sexe ou d’espèce. En croisant le déplacement conceptuel opéré par Deleuze et Guattari avec la pensée amérindienne de l’affinité, Viveiros de Castro a composé ce qu’il a ironiquement nommé une « grande théorie unifiée » (GUT pour les physiciens) de la socialité amazonienne – ou complexe relationnel amérindien. Véritable métaphysique de l’alliance et du devenir, elle suggère un arrière-fond virtuel d’affinité (inter-espèces) à partir duquel se pensent, s’activent et se déploient les relations sociales. Ce champ interactionnel est dominé par l’affinité comme principe générique, primordial et transcendantal qui subordonne toutes les autres formes de relations ; ce n’est plus la filiation qui est première, donnée naturelle, ni l’échange en tant qu’a priori de toute formation sociale, mais l’alliance – potentielle ou virtuelle – qui n’engage aucune unité holistique supérieure. « Toute filiation est imaginaire disaient les auteurs de Mille plateaux. Nous pourrions ajouter : et toute filiation projette un État, est une filiation d’État. L’alliance intensive amazonienne est une alliance contre l’État » (Viveiros de Castro, 2009 : 149).
Qu’elles soient de filiation, d’alliance, d’ennemis ou d’amis, d’associations rituelles ou de prédation, toutes les formes de relations particulières – extensives et actuelles – découlent de ce fonds virtuel d’affinité, émergent de cet arrière-plan pour s’actualiser en rapports réels, par un processus de réduction, d’extraction ou « d’obviation » (Wagner, 1981) de l’affinité première10. L’affinité comme relationnalité virtuelle est la condition ontologique et politique qui sous-tend toutes les relations sociales ; celles-ci en sont les résultats et non les points de départ.
L'accent général mis par l'ethnologie amazonienne sur le rôle cosmologiquement constitutif de l'altérité renvoie à un régime dans lequel l'englobement ne produit ni ne manifeste une unité métaphysique supérieure. Il n'y a pas d'identité d'ordre supérieur entre la différence et l'identité, juste la différence tout court. La subsomption de l'intérieur par l'extérieur, caractéristique du processus cosmologique amazonien, spécifie une structure dans laquelle l'intérieur est un mode de l'extérieur. […] La synthèse hiérarchique amazonienne est disjonctive, et non conjonctive. (Viveiros de Castro, 2002)
Tous les êtres baignent dans ce complexe relationnel : plantes, animaux, esprits et divinités sont des affins potentiels, susceptibles d’être engagés dans des relations avec les humains. Celles-ci ne se déploient pas à partir de figures d’identité mais depuis un principe de différenciation selon lequel « la différence précède et englobe l’identité » (Viveiros de Castro, 2002). Elles opèrent, par un mouvement de synthèse disjonctive, une connexion entre les éléments hétérogènes partageant un même espace, sans s’épuiser, comme dans les sociétés contractualistes ou les modèles fondés sur la parenté, dans un troisième terme hiérarchiquement supérieur et englobant, société ou État : « les communautés locales sont définies et constituées en relation, non pas avec une société globale mais avec un arrière-plan infini de socialités virtuelles » (Viveiros de Castro, 2002). Le régime de la différence intensive et universelle, extérieur au socius, englobe les relations sociales réelles et neutralise leurs poussées conjointes d’identification et de totalisation ; ainsi elles échappent à tout plan de transcendance (famille, société, État) et à tout mécanisme d’individuation (sexe, personne, espèce) pour s’incarner en socialités souples et transversales qui désactivent les termes de la séparation entre nature et culture, entre terre et humains.
Alors que la notion de société préfigure des individus antérieurs aux relations et engage une subsomption de la relation sous l’unité corporative, le concept strathernien de socialité définit la personne (mélanésienne) comme une figure directement relationnelle qui englobe la pluralité, et la relation comme principe préexistant en tant que différence interne aux personnes. Les différentes espèces et entités vivantes composent ensemble une « matrice relationnelle », réseau d’interconnexions transpécifiques qui traverse les corps, les désidentifie, les dé-genre et les pluralise. La composition intérieure des personnes évolue en fonction des événements et des rapports sociaux ; le genre apparaît en ce sens comme un aspect des relations plutôt que comme un attribut individuel donné une fois pour toutes, comme une modalité d’action plutôt que comme une propriété en soi. Les personnes sont appréhendées « à la fois comme contenant un potentiel de relations et en même temps comme toujours intégrées dans une matrice de relations avec les autres » (Strathern, 1996 : 55). Ni exclusivement féminines ou masculines, ni singulières ni plurielles, elles ne s’agrègent pas en entités distinctes mais s’incarnent en trajectoires interactives, en multiplicités relationnelles ou, comme le dit Wagner, en personnes fractales11 ; non pas individuelles mais dividuelles, elles deviennent le site composite des relations qui les ont produites, à la fois masculin et féminin, humain et non-humain… Par conséquent, ce sont les relations, dans lesquelles sont immédiatement prises les personnes, plutôt que la société considérée comme un tout ou les individus comme parties, qui sont au fondement de la socialité. Si nous n’avons pas besoin du concept de société (comme pouvait le suggérer Margaret Thatcher) pour penser la relation, nous n’avons donc pas non plus besoin du concept d’individu censé le remplacer :
Les relations sociales sont intrinsèques à l'existence humaine, et non extrinsèques. […] On ne peut donc pas concevoir les personnes comme des entités individuelles. Malheureusement, c'est notre idée même de la société qui en est coupable. Le résultat malheureux de la conception de la société en tant qu'entité a en fait été de rendre les relations secondaires et non primaires à l'existence humaine. Nous avons donc tout simplement atteint le point théorique où il faut reconnaître que le concept de "société" en est venu à trop interférer avec notre appréhension de la socialité. Je propose qu'il soit expédié comme obsolète (Strathern, 1996 : 55).
Cette radicale redescription du concept de société – et de celui d’individu qui lui est consubstantiel – par une conception particulière de la socialité (virtuelle ou matricielle) trouve de nombreuses déclinaisons et reformulations dans l’anthropologie contemporaine. Rupert Stasch en saisit une puissante illustration en Papouasie occidentale, dans la théorie korowai de la relation ; basée sur la différence, elle suppose un champ d’altérité qui s’exprime en termes de proximités et d’éloignements (territoriaux) et s’aligne sur l’idée « qu’une relation sociale est une "synthèse disjonctive" de l’altérité et de l’intimité » (Stasch, 2009 : 16). Cette anthropologie de l’altérité permet de penser les rapports aux autres êtres humains, mais aussi aux plantes, esprits ou animaux, par la relation qu’ils entretiennent chacun avec un espace commun, et de s’extraire des mécanismes d’identification et de totalisation véhiculés par le modèle-société (Gemeinschaft). C’est pour faire face à la tentation de cet holisme transcendantal que Gustavo Barbosa propose une relecture de l’œuvre clastrienne à l’appui des théories de la socialité : les catégories de société et d’individu « n’existent pas à proprement parler [chez Clastres]. […] En établissant la formule "société contre État", que l'on devrait à mon avis appeler plus précisément "socialité contre État", Clastres raisonne non pas en termes d'entités abstraites - "la société", "l'État" - mais, de part et d'autre, dans le sens de machines sociales » (Barbosa, 2004 : 561). Cette opposition entre la socialité primitive et la société-État est reprise par Viveiros de Castro qui souligne la tendance surdéterminante du terme de société : « la société primitive de Clastres est contre l’État, et donc contre la "société" conçue à son image. Elle prend la forme d’une multiplicité asubjective, ses composants ou associés ne sont pas des individualités ou des subjectivités, mais des singularités » (Viveiros de Castro, 2019 : 57). Il pousse plus loin sa problématisation en insistant sur le caractère exclusiviste et anthropocentrique de la conception (clastrienne) de la société, et en appelle à une autre expérience (inter-espèces) de la socialité sur la base de la non-séparation cosmologique amérindienne entre l’homme et la nature.
Décentrer les concepts de société et d’individu au profit de socialités transversales implique en effet de penser les relations sociales hors de la conscience et du langage humains, du sujet transcendantal et de son intentionnalité première, afin de s’affranchir de l’opposition entre nature et société (ou d’en expédier les termes) et d’expérimenter ce qu’Anna Tsing a appelé des « socialités plus qu’humaines » (Tsing, 2014b). Non pas un dialogue entre un Moi humain et un Autre non-humain – qui prendrait la forme de relations symboliques ou imaginaires – mais un devenir entre des singularités multiples, une « relationnalité sémiotique » dirait Eduardo Kohn (2021 : 123), communication et réflexivité faites de signes émis et traduits par tous ou d’affects transpécifiques qui négligent l’ordre naturel des espèces. En ouvrant les formes de socialité à leur extériorité supposée – la nature –, de nouveaux agencements (territoriaux) s’avèrent non seulement possibles mais déjà opérants. Tsing en prend pour exemple le réseau de relations sociales que constitue le territoire de la forêt, où humains, animaux, plantes et champignons (les fameux mastutakes12) interagissent les uns avec les autres et composent ensemble un monde commun.
Ce sont les relations dynamiques entre ces espèces, et non leur inscription individuelle en tant qu'outils humains, qui créent le réseau de relations sociales de la forêt. […] On pourrait penser les relations qui se développent ensemble dans la forêt comme un mode de conception multi-espèces, mais une conception non intentionnelle. Ce presque oxymore met en évidence les trajectoires sociales indépendantes des êtres vivants qui se rassemblent dans la forêt […], créant des mondes pour eux-mêmes et pour les autres. [...] Chacune a une histoire multi-espèces qui mérite d'être racontée. Le simple fait de commencer à raconter ces histoires nous rappelle l'enchevêtrement d'échelles et de trajectoires multiples dans l'élaboration des paysages sociaux […] : De nombreuses histoires, humaines et autres, se rejoignent dans des sites de socialité plus qu'humaine (Tsing, 2014b : 36).
C’est donc dans des espaces concrets et non entre des entités abstraites (humain/non-humain, société/nature, espèce/environnement) que ces socialités prennent forme. La forêt, comme tous les territoires partagés, ou bien plutôt socialisés, est pensée et pratiquée comme un « paysage social », un champ d’altérités et de trajectoires enchevêtrées. Cette matrice relationnelle - ou fonds virtuel d’affinité – rend possibles des agencements territoriaux émancipés des directions de la conscience et du langage humains et irréductibles aux dynamiques appropriatives et identitaires de l’État et de sa pensée-société. Les communautés Yanomami, « réfractaires à toute assignation à une identité et à une localité immuable » (Albert, 2022 : 60) leur opposent en ce sens le concept de terre-forêt (urihi a), qui fait en même temps référence au territoire local, au réseau migratoire du groupe et à la terre-forêt globale, vaste entité vivante et sociale que peuplent une multitude d’humains et de non-humains. Il permet d’établir une « relation de fractalité géographique » (Albert, 2022 : 56) entre l’espace cosmologique, l’espace mythique et l’espace socio-politique, de faire le pont entre la pensée globale d’un monde complexe et la réalité locale du monde présent. Ainsi, les pratiques sociales et mythiques indigènes, les modes de sémiotisation de l’espace, et les formes d’investissement socio-politiques du territoire apparaissent à la fois comme des outils stratégiques pour faire face aux logiques étatiques et coloniales d’appropriation et d’expropriation, et comme des potentialités critiques pour échapper aux modèles totalisants et identificatoires qui les sous-tendent. En s’attachant à rendre compte de ces socialités et spatialités dissidentes, l’enjeu n’est pas de pluraliser les mondes, les cultures ou les ontologies, mais bien plutôt de les hybrider ou de les recombiner sous la forme d’une écologie des relations transversales, émancipées des dualismes et divisions naturalistes.
Conclusion
Si l’histoire du partage entre l’homme et la nature a longtemps été prédominante, tant dans les sciences sociales que dans les imaginaires politiques occidentaux, elle n’est ni universelle ni exclusive. À ses côtés existe une foule d’histoires multi-espèces – indigènes ou minoritaires – qui ignorent cette séparation et font vivre à sa place une infinité de socialités transversales. Loin de s’étioler en relations quelconques, de s’épuiser en abstractions et en belles narrations, de se rabattre sur des territoires d’appartenance ou des berceaux identitaires, elles nous invitent à repenser nos liens politiques à la terre et à expérimenter de nouvelles topologies sociales et conceptuelles. Non pas des paysages inertes et homogènes, objets d’admiration passive et de représentations illusoires, mais des territoires intensément socialisés, traversés de relations mouvantes et différenciantes, de connexions partielles et d’alliances transpécifiques ; non plus des mondes morcelés entre espèces, cultures et sociétés, ou pacifiés par le biais d’une médiation juridique ou diplomatique, mais un champ relationnel complexe, un entrelacs sociopolitique débarrassé des termes surdéterminants et obsolètes de culture et de nature, d’individu et de société. Car la fin de la société (et de l’individu qui l’accompagne) n’est pas une étape historique mais bien une réalité vécue, une histoire mineure qui se déplie parallèlement à celle de l’État et remet en cause la séparation non pas ontologique mais historique entre les peuples et la terre, « opération indispensable à l’État pour créer des populations administrées » (Viveiros de Castro, 2017). Penser dans le vide de l’homme, de la nature et de la société ne revient pas à gommer la conflictualité du monde mais permet au contraire d’ouvrir de nouvelles socialités critiques dans la texture même de nos espaces présents.