Introduction
De nombreuses fictions-catastrophes traversent aujourd’hui les arts contemporains. Certes, il convient de ne pas ignorer l’existence de fictions comparables par le passé, des mythes les plus anciens aux récits les plus modernes ; cependant, comme le suggère Jean-Paul Engélibert dans son essai Fabuler la fin du monde (2019), l’imaginaire éco-catastrophiste connaît aujourd’hui un important renouveau, puisqu’il s’accorde désormais à un discours scientifique sur l’anthropocène qui fait de la fin du monde – ou tout au moins de la fin d’un monde – une hypothèse crédible. Cette articulation a fait l’objet de plusieurs études depuis une dizaine d’années (C. Chélébourg, 2012 ; H.-S. Afeissa, 2015 ; J.-P. Engélibert, 2019). Cependant, malgré le développement relativement récent d’une réflexion critique liant théâtre et écologie (L. Buell, 1995 ; U. Chaudhuri, 2014 ; Sermon 2021) et l’essor, par ailleurs, d’un assez important champ de recherche pluridisciplinaire sur la notion de catastrophe, la question de l’écocatastrophisme au théâtre reste moins traitée qu’elle ne peut l’être dans le domaine romanesque ou cinématographique. Ce vide relatif est d’autant plus étonnant que la notion même de catastrophe appartient pourtant à l’origine au théâtre, et engage souvent la critique sur la piste du tragique et de la tragédie. L’essai de J.-P. Engélibert, évoqué plus haut, en témoigne exemplairement :
En représentant notre histoire achevée, l’action politique impossible ou dépassée, [les fictions de la fin du monde] ne renoncent pas à agir. Au contraire, elles inventent une forme contemporaine de tragédie qui place l’humanité sous son propre regard critique (Engélibert, 2019 : 11).
De même, J.-C. Cavallin propose de voir dans l’écophobie et l’échopathie contemporaines deux avatars de l’eleos et du phobos d’Aristote, ce qui lui permet d’envisager une nouvelle grille de lecture poétique des récits écologiques à partir de ces notions :
[…] l’écophobie et l’échopathie contemporaines trahissent une crise de la présence au monde qui témoigne du retour d’une perspective tragique. Face à ce nouveau tragique, les deux modèles (éco)poétiques trop rapidement esquissés correspondent, pour le premier, à une « performation » cathartique de l’écopathie – une empathie raisonnée par l’idée d’une connectivité universelle m’identifie et me lie au destin de la biosphère ; et, pour le second, à une « performation » cathartique de l’écophobie – une terreur raisonnée en attention(s) respectueuse(s) à l’égard d’un monde peuplé d’appétences conflictuelles et de forces agentives (Cavallin, 2021 : § 15).
Face à ces propositions intellectuellement stimulantes, il est donc particulièrement tentant d’observer quelques pièces du répertoire contemporain dans lesquelles se déploie un univers écocatastrophiste. Le choix de cet objet, au théâtre, conduirait-il en effet au « retour d’une perspective tragique », et par conséquent, pourquoi pas, à un renouveau de la tragédie ? Ou bien la réalité des pratiques textuelles et scéniques du théâtre échapperaient-elles à cette grille de lecture ? En outre, peut-on déceler une spécificité de la représentation des catastrophes au théâtre ? Ces variations ou ces différences entraîneraient-elles, à leur tour, une autre pensée de la catastrophe ?
Théâtre-catastrophe et tragédie
Quatre pièces d’un théâtre catastrophe
Soit quatre pièces que l’on pourrait toutes rattacher d’une manière ou d’une autre à la fibre d’un théâtre-catastrophe : Après la neige (A. Namur, 2018), Du ciel tombaient des animaux (C. Churchill, 2019), Les Enfants (L. Kirkwood, 2019), Quand viendra la vague (A. Zeniter, 2019). Dans chacune de ces pièces, en effet, une catastrophe a eu lieu ou va avoir lieu et joue un rôle déterminant dans la conduite de l’action ou dans les préoccupations des personnages. Du ciel tombaient des animaux raconte l’histoire de trois femmes qui se réunissent à l’heure du thé pour échanger quelques potins. Au début de la pièce, le trio se transforme en quatuor avec l’arrivée inattendue de Mrs J., jusqu’alors inconnue du voisinage. La pièce de Caryl Churchill prend alors la forme d’une alternance très régulière entre deux types de scènes : des dialogues très elliptiques et presque décousus qui, tout en imitant le style de la conversation ordinaire, jouent avec un nonsense britannique particulièrement savoureux, et d’assez longs monologues de Mrs J., où se dévoile un imaginaire apocalyptique en apparence décorrélé du reste de l’intrigue :
Quatre cent mille tonnes de roche financées par le patronat se détachèrent de la montagne pour s’effondrer sur les toits, chaque bloc visant précisément la tête d’un enfant. Des villages entiers furent ensevelis et de nouvelles communautés de survivants sous la terre élaborèrent des méthodes pour se nourrir de cadavres quand c’était possible et pour communiquer en frappant et en grognant. Des anonymes devinrent soudain des stars en grimpant à la corde jusqu’aux lumières des projecteurs. Le temps passa. Ceux qui avaient encore un système digestif mangèrent les rats, et on se mit à troquer des champignons contre de l’urine. Des bébés naissaient et ne tardaient pas à devenir aveugles. Certains groupes cessèrent toute activité sexuelle tandis que d’autres développèrent une nouvelle éthique fondée sur la baise systématique avec tout corps avoisinant (Churchill, 2019 : 14) ;
Les pièces Après la neige (2018) d’Aurélie Namur et Les Enfants (2019) de Lucy Kirkwood, appartiennent quant à elles à un assez important corpus de pièces « post Fukushima », dont elles se distinguent cependant par leur part d’invention fictive. Loin de s’ancrer dans le genre du théâtre documentaire, comme peuvent davantage le proposer Nicolas Lambert (Avenir Radieux, une fission française, 2012) ou Bruno Meyssat (20 mSv, 2019), ces dernières imaginent en effet les lendemains peu glorieux d’une explosion nucléaire en Europe de l’Ouest, et scrutent le quotidien des victimes de ces explosions. Aurélie Namur, marquée par la faiblesse du traitement médiatique réservé aux déplacés de Fukushima, prend ainsi pour objet la vie d’une famille (père, mère et fille) placée dans un Algeco au lendemain de l’explosion. En suivant les actions et les pensées de chacun de ses personnages au fil des saisons, l’autrice organise un jeu de comparaison entre le temps d’avant la catastrophe, marqué par la nostalgie d’une vie heureuse, et le temps qui la suit, miné au contraire par une peur constante de la contamination. Même scénario, autres personnages dans Les Enfants, où Lucy Kirkwood met en scène deux ingénieurs nucléaires désormais à la retraite : Hazel et Robin. Après l’explosion de la centrale dans laquelle ils ont longtemps travaillé, ces derniers ont choisi de se réfugier dans un cottage situé à quelques kilomètres de la zone d’exclusion. Ils auraient également pu rester dans leur ancienne maison, peu endommagée et située à une distance raisonnable de la centrale, mais ont préféré faire table rase de l’accident et recommencer leur vie dans un nouveau lieu. Hazel et Robin, en effet, ne se sentent pas responsables de la situation et jugent qu’à leur âge, ils ne sont « tout simplement pas capables de gérer ce merdier » (Kirkwood, 2019 : 26). Leur tranquillité est cependant vite menacée par l’arrivée de Rose, lointaine collègue et autrefois amie du couple, qui revient sans motif apparent après de nombreuses années passées aux États-Unis. Rose, néanmoins, n’est pas venue pour prendre des nouvelles, mais pour leur proposer de l’accompagner à la centrale, afin de relever les équipes de jeunes ingénieurs. Quand viendra la vague d’Alice Zeniter, enfin, prend la forme d’un jeu de rôle bien différent. Mateo et Letizia, qui constituent les deux seuls personnages de cette pièce, ne sont en effet ni des victimes, ni des personnes confrontées d’une manière ou d’une autre à un événement qui aurait déjà eu lieu. Bien au contraire, ils jouent à imaginer ce qui pourrait se produire le jour où « viendra la vague », et où il leur faudra décider, notamment, du sort des survivants qui parviendront à atteindre leur îlot. La pièce fonctionne donc sous la forme d’une perspective catastrophiste, et se tisse à l’horizon de cet événement annoncé comme certain.
Dans quelle mesure le choix thématique de la catastrophe conduit-il donc ces pièces à « une forme contemporaine de la tragédie » ?
De la catastrophe comme « événement » et « retournement »
Comme on l’a déjà brièvement évoqué, le mot de « catastrophe » (du grec kata, « aller vers le bas », et strophein, « en tournant, en vrillant ») appartient à l’origine au vocabulaire du théâtre, où il désigne le « renversement » de la situation de la situation dramatique. En toute rigueur, ce mot est donc à la fois distinct de l’idée de désastre ou de cataclysme, et n’est pas non plus nécessairement lié au genre de la tragédie. Comme le rappelle judicieusement Pierre Judet de La Combe, en effet, « catastrophe » est d’ailleurs absent de La Poétique d’Aristote, où l’on trouve entre autres « péripétie » pour désigner le retournement de l’action, tandis qu’il est au contraire attesté un peu plus tôt chez un comique (Antiphane), où il prend le sens de « dénouement » (Judet de La Combe, 2012 : 643). Malgré tout, c’est bien en raison des connotations liées à son sens théâtral (celui d’un événement soudain, surprenant et funeste) que ce mot en vient à désigner des catastrophes naturelles ou industrielles, et cette association du vocabulaire dramatique à de tels phénomènes manifeste surtout la pensée que nous avons de ces derniers : celui d’événements funestes, dont la fulgurance relève de l’inattendu en même temps qu’elle instaure un changement radical de la situation.
Cette pensée de la catastrophe rend à l’évidence cette dernière propice à être représentée sous une forme dramatique sinon proche de la tragédie, du moins construite à la façon d’un drame. Les Enfants de Lucy Kirkwood et Après la neige d’Aurélie Namur répondent en l’occurrence à ce type de construction. Dans chacune de ces pièces, en effet, un événement soudain et inattendu, lié à la catastrophe, vient transformer l’intrigue et précipiter sa fin vers un dénouement malheureux. Cet événement, toutefois, ne correspond pas, dans un cas comme dans l’autre, à la catastrophe en elle-même, c’est-à-dire à l’accident nucléaire, mais plutôt à l’une de ses conséquences. C’est en effet à chaque fois la nouvelle de la contamination radioactive d’un des personnages qui conduit au renversement.
Dans Les Enfants, une scène de joie entre les trois personnages – sorte de quatrième acte où il semble que la situation puisse aboutir à une fin heureuse – laisse ainsi place à un passage où Robin, qui est régulièrement retourné dans la zone d’exclusion malgré le danger, commence à cracher du sang sous la forme d’une crise de toux. On découvre alors, dans ce passage, que Robin ne vivra pas longtemps. Or, cet épisode provoque à son tour des révélations et précipite la pièce vers son dénouement. Robin, en effet, décide alors de retourner travailler à la centrale avec Rose, et met par conséquent fin aux plans de retraite heureuse imaginée par son épouse. Après la neige, d’Aurélie Namur, suit un schéma dramatique relativement identique. Alors que le début de la pièce est marqué par la détresse d’une vie de réfugiés, un espoir apparaît en milieu d’intrigue : revenir dans l’ancienne maison, actuellement située dans la zone d’exclusion de la centrale. Afin d’y parvenir, « Lui » – héros masculin et père de famille –, décide de retourner sur les lieux afin de prendre part aux travaux d’assainissement organisés par les autorités publiques. Le parallèle est d’autant plus grand avec Les Enfants que cette initiative personnelle est dans un cas comme dans l’autre objet de réticences de la part de l’épouse du personnage principal, qui ne souhaite pas que son mari s’expose aux radiations et ne croit pas au miracle de cette décontamination. Au bout de quelques temps, cependant, les restrictions sont levées et la perspective d’un retour chez soi, désirée depuis le début de la pièce, semble possible. Cependant, on découvre à ce moment précis que la petite Alice, leur fille, est allée jouer au milieu des sacs de déchets radioactifs que le père a contribué à rassembler dans un espace particulièrement dangereux. Le héros est donc lui-même auteur de sa chute, par l’intermédiaire de celle d’un de ses proches. Là où son action lui permettait d’espérer un dénouement heureux, il précipite au contraire sa famille vers un destin funeste.
Cette association de la catastrophe au drame n’est pourtant pas automatique, comme en témoignent diversement les pièces d’Alice Zeniter et de Caryl Churchill. Dans Quand viendra la vague, ainsi, tout élément de drame est absent, dans la mesure où la catastrophe n’a pas lieu mais est seulement annoncée comme certaine. L’intrigue, qui ne comporte pas de retournement de situation, se développe donc à l’horizon de ce qui n’est pas encore advenu. Sur le plan formel et générique, la pièce d’Alice Zeniter, que le résumé de l’éditeur aux éditions de l’Arche présente comme une « comédie humaine aux allures de Jugement dernier » pourrait en effet davantage être rapprochée des comédies de Marivaux. Cette association, que nous proposons comme une forme d’hypothèse, tient non seulement à la dominance d’un registre comique – plutôt que tragique – mais aussi – et surtout – à la mise en place d’un dispositif de type expérimental, c’est-à-dire d’une situation dans laquelle les personnages jouent à faire « comme si » la catastrophe avait lieu. Afin d’y parvenir, Mateo et Letizia ne se contentent pas d’imaginer ce qu’ils pourraient faire lorsque surviendra un tel scénario, mais se travestissent également à tour de rôle pour se mettre à l’épreuve.
Du ciel tombaient des animaux, enfin, propose encore une tout autre construction dramatique et un tout autre scénario qui éloigne la pièce de la forme du drame. Deux lignes temporelles se croisent en effet. Au premier plan se trouvent comme on l’a évoqué des scènes de dialogues où les quatre personnages féminins échangent des potins. Ceux-ci permettent d’exprimer (au présent) des sarcasmes et des plaintes sur le monde d’aujourd’hui, mais font également place à des moments de confession où chacune de ces femmes exprime tel ou tel événement marquant où douloureux de sa vie passée. Par ailleurs, ces passages de dialogues alternent avec des monologues de Mrs J., où un scénario de type apocalyptique est relaté au passé. Cet entrecroisement pose donc un problème temporel évident : comment l’apocalypse décrite par Mrs J. peut-elle déjà avoir eu lieu, alors même que les quatre femmes peuvent continuer à discuter tranquillement dans le jardin à l’heure du thé ? Marc Paquien, metteur en scène de la pièce pour sa création française, interprète Mrs J. comme une sorte de « Cassandre des temps modernes », ou comme un « fantôme du futur » : « cette dernière a vu la catastrophe du monde et vient délivrer sa parole prophétique, brûlante, pleine d’humour acerbe »1. Cependant, il serait tout autant possible d’interpréter le personnage comme celui d’une simple folle, dont les propos pourraient être rapprochés d’une sorte de délire. La pièce de Churchill, en effet, ne permet pas de trancher, et nous place dans une situation d’incertitude face à la véracité des propos tenus par son personnage principal. Quoi qu’il en soit, il en résulte d’une part qu’aucune catastrophe concrète n’a lieu dans la pièce, et d’autre part que la catastrophe ne peut être envisagée comme un événement qui viendrait marquer la chronologie de la pièce pour permettre une quelconque organisation de l’intrigue. Caryl Churchill, en réalité, décrit une sorte d’état de délabrement du monde contemporain, mis en pièces par quelques responsables qu’elle ne manque pas de dénoncer : les « portables », les « émissions de télé », les « substances chimiques », le « patronat », les chaines de magasin qui ont remplacé la boutique du « vieil épicier », les « marchés boursiers », le « système bancaire », les « drones avec caméra », les « promoteurs immobiliers ». Dans cette vision des choses, la catastrophe est donc moins un événement – unique, ponctuel, repérable comme peut l’être un accident nucléaire – que la fin d’un certain ordre, mis en état de décomposition. La forme de la pièce, dans sa succession de dialogues et de monologues peu reliés entre eux, et jusqu’au style très elliptique des dialogues, en est l’expression.
Peut-on donc voir dans cette organisation particulière une « forme contemporaine de la tragédie » ? Sans doute, à condition de délier la tragédie contemporaine du drame comme de toute conception d’un événement tragique, pour la rapprocher plutôt de l’écriture du théâtre de l’absurde, dont la pièce de Caryl Churchill peut être rapprochée. Si « drame » il y a, dans la pièce, celui-ci tient en effet plutôt dans l’absence de toute action : rien, sinon le commérage, ne vient combler l’ennui de ces après-midis passées à radoter ; rien ne semble pouvoir arrêter l’enfoncement progressif et insidieux de la société traditionnelle dans un ordre nouveau fondé sur la rupture des liens sociaux et la progression d’un individualisme forcené.
De la tragédie au tragique
L’opposition nature / culture comme moteur du tragique
Les quatre pièces évoquées n’entrent donc pas toujours dans le cadre du genre de la tragédie classique, qu’elle soit conçue sous la forme traditionnelle du drame ou sous une forme plus contemporaine, dont la pièce de Caryl Churchill est un exemple possible. Malgré tout, il semble possible d’évoquer la présence d’un registre tragique assez palpable, dans la mesure où la catastrophe est toujours associée à un conflit entre des forces inconciliables, d’une part, et où ce conflit engendre des émotions de terreur ou de pitié, d’autre part. En l’occurrence, cette opposition tragique prend ici la forme d’une expression de l’antithèse historique entre nature et culture, dont on sait combien elle structure la pensée occidentale de la nature depuis des siècles, ainsi que l’a très précisément montré Philippe Descola dans Par-delà nature et culture (2005). Mise en place par étapes progressives depuis l’Antiquité, cette antithèse aboutit à l’avènement de la société au xixe siècle, ainsi qu’à une valorisation systématique du « culturel » contre le « naturel ». Michelet, dans son Introduction à l’histoire universelle, résume peut-être mieux que quiconque l’esprit de cette époque : « Avec le monde a commencé une guerre qui doit finir avec le monde, et pas avant ; celle de l’homme contre la nature, de l’esprit contre la matière, de la liberté contre la fatalité. » (Michelet, 1831 : 5). L’industrie, d’une part, et le développement de la technique et de la science, de l’autre, viennent accomplir ce désir de maîtrise et de domination d’une nature mise au service de l’homme. Cependant, la multiplication des inquiétudes liées au développement industriel, d’abord, puis la récurrence de cataclysmes naturels de plus en plus nombreux, ont conduit comme on le sait à une remise en cause progressive de cette antithèse ainsi qu’à la mise en évidence de son caractère destructeur pour la nature comme pour la société :
Alors que la modernité industrielle triomphante avait promis de nous arracher à la nature, à ses cycles et à ses limites, pour nous placer dans un monde de progrès indéfini, la Terre et ses limites font aujourd’hui retour. (Bonneuil & Fressoz, 2016 : 34)
Le discours écocatastrophiste que l’on retrouve dans les pièces de Caryl Churchill, Lucy Kirkwood, Aurélie Namur ou Alice Zeniter met en avant cette impasse, et pointe particulièrement les responsabilités de l’industrie et de la science moderne dans ces destructions. La « vague » d’Alice Zeniter, en effet, est très explicitement rattachée au changement climatique ; Caryl Churchill, pour sa part, pointe du doigt la responsabilité de la société capitaliste dans le désordre mondial qu’elle cause ; Lucy Kirkwood et Aurélie Namur, enfin, dénoncent sans fard l’industrie nucléaire dans son projet de domestication de la nature. Plus qu’une simple protestation, on assiste même parfois à une lecture très fine des causes profondes liées aux catastrophes qui sont présentées. Dans Les Enfants, par exemple, Lucy Kirkwood ne se contente pas de brandir des arguments pour ou contre le nucléaire, mais montre comment l’esprit cartésien et scientifique de Hazel, notamment, s’applique à d’autres sujets, comme à celui de son propre vieillissement. Hazel, en effet, est sans cesse obnubilée par son corps, qu’elle tente de préserver de la mort comme de toutes les marques du vieillissement. Sa stratégie passe par un régime de salade et de yoga qui fonctionne comme un ressort comique, mais révèle aussi une angoisse profonde de la finitude ainsi qu’un désir de lutte qui est l’écho, dans l’intime, du projet historique de maîtrise de la nature qu’exposait Michelet. Tout le travail dramaturgique de Lucy Kirkwood, ainsi, est de confronter le personnage de Hazel à ses contradictions : de montrer, par exemple, ce qu’un tel effort de maîtrise engage de souffrance, à la fois pour elle-même et pour autrui.
Le tragique, par conséquent, n’est pas seulement de mettre en scène des dénouements malheureux – ils le sont, certes –, mais plus précisément de montrer l’impasse d’une confrontation : tant qu’ils persistent dans le désir scientifique d’une maîtrise de la nature, les personnages sont incapables de produire une action vertueuse. Leurs actes ne peuvent mener qu’à un ensemble de ruines, dont la catastrophe est en fin de compte l’expression.
Le recours au mythes et légendes
La multiplication de références à des mythes ou des légendes antiques dans plusieurs de ces pièces ancre également un peu plus leur atmosphère dans celle du tragique, en donnant aux intrigues une dimension prophétique ou de destin inéluctable. Les Enfants de Lucy Kirkwood nous en donnent un premier exemple. Au détour d’une conversation, en effet, Hazel rapporte une légende médiévale dont les grandes lignes rappellent des récits de la fin du monde comme ceux du Déluge ou de l’Atlantide :
Hazel. (…) il y avait une ville, Rose, tout près d’ici.
C’était l’une des villes les plus importantes du pays au Moyen Âge.
Puis un jour elle est tombée dans la mer, tout entière, d’un coup.
La falaise s’est désagrégée comme un bout de gâteau mouillé.
Les maisons, l’école, l’église, la place du marché.
Tout a atterri dans l’eau.
Robin. Il paraît qu’à certains moments à la plage tu peux entendre les cloches de l’église sonner sous la mer.
Hazel. D’après les dingues.
Robin. Elle veut dire les gens d’ici.
Hazel. Eh bien moi je ne les ai jamais entendues.
Robin. Quand elle dit les dingues, elle veut dire les gens d’ici.
Hazel. Je suis d’ici, moi. J’y ai vécu quasiment toute ma vie d’adulte, je ne les ai jamais entendues.
Rose. Moi si.
Hazel. Mais non. N’importe quoi. C’est des histoires de fantômes.
Rose. Si. Très distinctement, au crépuscule. Elles sonnent pour les prières du soir.
Hazel. Quand est-ce que tu as entendu ça ?
Rose. En été.
(Kirkwood, 2019 : 34)
Rose ment-elle ou est-elle sincère ? Dans ce dernier cas, les cloches entendues sont-elles celles de la ville engloutie ? Cette dernière a-t-elle sombré dans les eaux en raison d’une catastrophe naturelle rationnellement explicable comme l’érosion des côtes crayeuses du sud-est de l’Angleterre, ou doit-elle sa fin tragique à un scénario de faute coupable, comme on peut le trouver dans les mythes du Déluge ou de l’Atlantide ? Lucy Kirkwood ne manque pas, avant comme après la mention de cette légende, de distiller quelques indices qui permettent d’installer un climat de doute. Dans la didascalie qui ouvre la pièce, l’autrice précise en effet que le « sol sous la maison s’érode » et, plus tard, le personnage de Robin avoue lui-même être « érodé ». L’intrigue, par ailleurs, a lieu en une fin de journée d’été, et le son de la mer se fait constamment entendre à travers la porte, menaçant les personnages de sa rumeur lointaine. Spectateurs et spectatrices sont ainsi peu à peu amenés à se demander si ces vieilles légendes sont uniquement rapportées et crues par les « dingues », comme le dit Hazel, ou si elles forment au contraire le récit d’une malédiction bien réelle, qui pourrait donc rattraper à leur tour des personnages coupables, avec le nucléaire, d’une forme d’hybris moderne.
Hazel, Rose et Robin sont en effet, comme on l’a dit, d’anciens ingénieurs nucléaires à la retraite. Par le passé, ils ont participé aux travaux d’installation et sont donc au moins indirectement responsables de la situation de chaos dans laquelle flotte la pièce après l’explosion. La dernière page, en l’occurrence, lève le doute, et boucle l’intrigue sur une fin pour le moins tragique :
Par la porte ouverte
Le bruit de la mer et des vagues qui tombent
se mêle au mouvement du balai de Robin
et des femmes
qui essaient de continuer à respirer.
De là, le bruit d’une vague qui grossit
Elle gonfle, gonfle
Elle s’effondre sur nous.
Silence.
Au loin sonne une cloche d’église.
Comme venant de sous l’eau.
Le son est déformé mais tout à fait reconnaissable.
Fin.
(Kirkwood, 2019 : 93)
La pièce s’achève donc sur une seconde catastrophe – non pas réelle cette fois (liée à l’accident nucléaire) mais symbolique : celle d’un châtiment divin (la « cloche d’église ») qui vient donc rappeler la légende et présenter l’engloutissement comme une forme d’expiation des fautes commises par cette nouvelle humanité coupable.
Des éléments mythiques du même acabit sont également bien présents dans les pièces d’Alice Zeniter et de Caryl Churchill. Du ciel tombaient des animaux, notamment, s’ouvre par une épigraphe du Livre de Job, dont le contenu fait directement écho au titre original de la pièce (Escaped Alone) : « Moi, le seul rescapé, je me suis sauvé pour te l’annoncer. Livre de Job. Moby Dick. » Dans ce livre, qui traite du problème du mal et repose sur la mise à l’épreuve du personnage de Job, c’est en l’occurrence le « feu de Dieu » qui est annoncé, et c’est donc une prédiction de la colère divine, en réponse aux pêchés des hommes, qui fait l’objet du propos. Mais l’attribution de cette citation au roman de Melville est également intéressante. Moby Dick, en effet, constitue un récit initiatique fondé pour partie à partir de l’imaginaire biblique du Léviathan, monstre biblique qui apparaît notamment dans le Livre de Job et dont l’évocation est synonyme de chaos. Le ton est donc donné dès la page de titre, et cette dernière trouve des relais, dans le reste de la pièce, non seulement à travers les monologues de Mrs J., dont on a vu qu’ils décrivaient précisément ce chaos, mais aussi à travers d’autres allusions à l’univers biblique sous la forme, ici, d’une allusion au mythe d’« Abel » et « Caïn » (Churchill, 2019 : 31), ou là, d’une réécriture non dissimulée d’une nouvelle scène de Déluge :
Les vagues engloutirent les grandes roues et on empila des pneus et des noyés pour bloquer les portes. Puis ces murs d’eau surgirent de la mer. Des villages entiers disparurent et des villes se relogèrent sur leurs toits. (…) Quand le niveau de l’eau baissa ils furent des milliers à rester sur les toits approvisionnés par hélicoptères tandis que des héros et des travailleurs contraints déblayaient la fange par seaux entiers qu’on conserva dans les musées du Déluge (Churchill, 2019 : 20).
Le « Léviathan » de la pièce de Caryl Churchill n’est cependant pas celui de la Bible, l’autrice substituant aux pêchers du temps passé un patchwork d’éléments caractéristiques de la société contemporaine, des banques aux promoteurs immobiliers, que nous avons déjà évoqués un peu plus tôt.
Cet imaginaire biblique de la destruction par les eaux ou le feu est également bien présent dans Quand viendra la vague, puisque Alice Zeniter ne manque pas, à son tour, de construire l’imaginaire de sa pièce en écho au mythe diluvien, dont un extrait est même directement retranscrit au milieu d’autres bribes au sein de la scène 6 : « C’est visible à l’œil nu, les immeubles tanguent. » / « Le terme de toutes les créatures est arrivé à mes yeux. » / « C’était tellement long » (Zeniter, 2019 : 43). La référence au mythe du Déluge, cependant, ne va pas sans quelques variations importantes, non seulement parce que la référence à Dieu est absente (ce sont les hommes uniquement qui ont la charge d’un nouveau monde à imaginer), mais aussi parce que le rapport des hommes à la nature y est bien différent. Comme le note Philippe Descola, en effet, le monde chrétien, dont le mythe du Déluge porte un témoignage, a joué un rôle important dans la mise en place du clivage entre nature et culture. Dans la pensée chrétienne, en effet, la divinité n'est plus conçue comme une expression du monde naturel et de ses puissances mais comme créatrice d’un monde ex nihilo dont l’existence est désormais distincte :
La Création porte témoignage de l’existence de Dieu, de sa bonté et de sa perfection, mais ses œuvres ne doivent pas être confondues avec Lui […]. L’homme étant lui aussi créé, il tire sa signification de cet événement fondateur. Il n’a donc pas sa place dans la nature comme un élément parmi d’autres, il n’est pas « par nature » comme les plantes et les animaux, il est devenu transcendant au monde physique ; son essence et son devenir relèvent désormais de la grâce, qui est au-delà de la nature. De cette origine surnaturelle, l’homme tire le droit et la mission d’administrer la terre, Dieu l’ayant formé au dernier jour de la genèse pour qu’il exerce son contrôle sur la Création, pour qu’il l’organise et l’aménage selon ses besoins (Descola, 2005 : 129).
Le rôle dévolu à Noé dans l’épisode du Déluge en est un bon exemple. Il s’agit en effet par excellence d’un mythe de création, dans lequel l’homme se voit confier la tâche de conduire l’humanité (mais aussi la faune) au sein d’un monde créé à de nouveaux frais, après une sorte de première copie ratée. En bon patriarche fidèle à la parole de Dieu, Noé construit l’Arche, y conduit sa famille ainsi qu’un mâle et une femelle de toutes les espèces d’animaux, puis utilise une colombe pour se renseigner sur l’état de la descente des eaux. Il effectue ensuite les sacrifices animaux nécessaires afin de rendre grâce à son créateur, puis transmet son pouvoir tutélaire à sa descendance. Rien de tel, cependant, dans la reprise du mythe chez Alice Zeniter, Caryl Churchill et Lucy Kirkwood, où il n’est non seulement plus question de seconde nature – puisque celle-ci est durablement altérée –, mais où toutes les caractéristiques traditionnelles du rapport de l’humanité à cette dernière (extériorité, maîtrise, exploitation) sont aussi remises en cause. L’homme, en régisseur du monde chrétien, ne maîtrise plus rien : il n’est plus ce bon administrateur de la création divine et doit accepter d’être balloté par les remous de la catastrophe qu’il a lui-même provoquée. Restent seuls, comme principaux éléments de référence au mythe, la présence d’un élément catastrophique, et parfois l’espoir, au-delà du cataclysme, d’une autre réalité possible sur laquelle insiste beaucoup J.-P. Engélibert dans son ouvrage critique :
[Les fictions de fin du monde] sont des fictions messianiques – bien que sans messianisme ni messie –, au sens où elles tiennent ouverte la possibilité d’un autre monde (Engélibert, 2019 : 21).
L’apocalypse, comme on le sait, ouvre en effet dans la pensée chrétienne sur un acte de révélation, dont l’une ou l’autre de ces pièces offrent quelques variations profanes. Après la neige, notamment, en donne un bon exemple, et cela dès son épigraphe, construite sur une antithèse particulièrement révélatrice : « Écrire une violence, mais pour la paix / qui a saveur d’eau pure ». Si cette pièce est en effet violente et sombre, dans la mesure où elle dresse le tableau d’un monde en pleine déréliction, apparaissent également quelques éléments d’une nature en reconquête ainsi que la possibilité d’un rapport plus équilibré entre humains et non-humains. La zone interdite, par exemple, n'est pas seulement présentée comme un espace de chaos, mais également comme une sorte de réserve naturelle qui laisse entrevoir la possibilité de cette future « saveur d’eau pure » :
La zone interdite, tu sais, c’est magnifique. Il n’y a personne, à part les animaux. Ils sont peinards, sans nous, les animaux ! Alors ils se la gardent jalousement, la zone interdite. J’ai même vu un veau sauvage ! Il paissait, peinard, il n’était pas marqué, il a dû naître après la catastrophe ! (Namur, 2018 : 26)
Puis, à la fin de la pièce, et malgré l’annonce de l’exposition d’Alice aux radiations, « Elle » et « Lui » expriment leur intention de refaire leur vie dans un autre espace, où ils seront libérés du danger et pourront retrouver l’innocence de la vie d’avant :
Là où nous irons, nous ne craindrons pas la neige qui tombe ni la pluie qui ruisselle ni le vent qui vente.
Nous n’aurons pas besoin d’imagination.
Nous nous baignerons dans une source chaude.
Et nous recommencerons tout,
loin de la tombe de nos ancêtres.
(Namur, 2018 : 45)
Bien que faiblement, et comme à travers le chas d’une aiguille, la fin de la pièce s’ouvre donc malgré tout sur une perspective positive : celle d’un futur heureux et d’un pur recommencement libérateur. On pourrait soutenir – comme le font le philosophe Michaël Foessel, dans son ouvrage Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique (2012), ou bien encore l’historien Jean-Baptiste Fressoz, dans un article intitulé « Les leçons de la catastrophe. Critique historique de l’optimisme postmoderne » (2011) – que ces nouvelles épiphanies correspondent peut-être à des schémas de pensée un peu faciles dont la fonction est essentiellement d’exorciser nos peurs de la catastrophe sans nous rendre suffisamment attentifs à leur nouveauté, ni suffisamment prompts à un changement radical de comportement :
Les catastrophes qui s’enchaînent engendrent curieusement de grandes espérances. Peu après le désastre de Fukushima, Le Monde publiait une série d’articles aux titres bien sombres mais qui témoignent en fait d’un optimisme à la fois naïf et paradoxal. Ulrich Beck, le sociologue allemand mondialement connu pour sa théorie de la Société du risque, expliquait : « C’est le mythe du progrès et de la sécurité qui est en train de s’effondrer » ; selon le psychosociologue Harald Walzer, c’est « l’ère de la consommation et du confort qui va s’achever ». L’annonce que font ces articles de la clôture d’une époque, l’emploi du futur proche ou de la locution « en train de » trahissent une conception téléologique de l’histoire : la catastrophe n’est pas même refermée qu’elle présage déjà d’une aube nouvelle de responsabilité, de réflexivité et de souci écologique (Fressoz : 2011).
Et pourtant :
Un quart de siècle a passé. L’espoir d’une société devenue enfin réflexive s’éloigne à mesure que la crise environnementale s’approfondit. Aussi est-il temps de questionner la pertinence du grand récit, ses lacunes historiques et sa vision optimiste du contemporain (Fressoz : 2011).
L’emploi d’une topique apocalyptique et son pendant optimiste à travers l’idée de révélation (ou du moins, d’un autre monde possible) relèveraient en effet de cet optimisme post-moderne, d’ailleurs propre à l’Occident – le cinéma de l’après-Fukushima, au Japon, échappe par exemple en grande partie à cette vision christianisée de la catastrophe. Il nous semble néanmoins que cet attachement à la culture chrétienne, particulièrement palpable dans les pièces évoquées, n’est non seulement pas synonyme d’un défaut de réflexivité, mais aussi que le théâtre, par ces moyens propres, contribue sans doute à déplacer quelque peu les représentations que nous pouvons avoir habituellement de la catastrophe, et par conséquent à favoriser un pas de côté dans son appréhension. C’est ce que nous allons tenter de mettre en avant dans la dernière partie de cette contribution.
Vers un autre régime de représentation de la catastrophe au théâtre
Du « spectaculaire » à la représentation de l’ordinaire
Comme le suggèrent Françoise Balibar, Patrizia Lombardo et Philippe Roger (2012 : 628), « le lien est profond qui unit la catastrophe à son spectacle (…) depuis les grands récits fondateurs de déluges qui hantent les livres sacrés et l’art religieux (ou profane) jusqu’aux inclassables reprises de scénarios toujours plus cataclysmiques par le cinéma et son industrie ». La catastrophe, en effet, suppose en général des ruines, des gravats, du surprenant, du bruyant et, par conséquent, du spectacle – ou plus exactement du spectaculaire, si on distingue par-là le tape à l’œil de l’industrie du cinéma (quelques fois aussi des médias) d’une plus sobre représentation visuelle du réel. Pour la plupart, les pièces que nous avons évoquées n’échappent pas à cet aspect spectaculaire, et décrivent en effet la catastrophe dans un fatras d’images de destructions. Les scènes de chaos décrites par Mrs J. dans Du ciel tombaient des animaux, atteignent même une forme extrême, on l’a vu :
Quatre cent mille tonnes de roche financées par le patronat se détachèrent de la montagne pour s’effondrer sur les toits, chaque bloc visant précisément la tête d’un enfant. Des villages entiers furent ensevelis et de nouvelles communautés de survivants sous la terre élaborèrent des méthodes pour se nourrir de cadavres quand c’était possible et pour communiquer en frappant et en grognant (Churchill, 2019 : 14).
Ce porn disaster, cependant, est ici à prendre au second degré, dans la mesure où il est lui-même la satire des représentations de l’industrie cinématographiques que pointaient plus haut les trois auteurs. Par ailleurs, si les textes de théâtre que nous avons parcourus peuvent évoquer des imaginaires catastrophiques, notons cependant que leurs représentations scéniques, elles, sont marquées par une tout autre sobriété de moyens dont témoigne exemplairement la création française de la pièce de Caryl Churchill, dans la mise en scène de Marc Paquien :
– mais aussi la plupart des représentations de la pièce Les Enfants, dont le décor (naturaliste ou purement symbolique), se limite le plus souvent à la représentation d’un huis-clos ou d’un radeau surmonté de quelques arbres morts :
Certes, il semble tout à fait possible de représenter physiquement, au théâtre, des univers particulièrement sinistrés ; cependant, par le double fait d’une plus grande précarité de moyens et d’un espace de représentation (la scène) chargé de contraintes, le spectaculaire de la catastrophe y est par nature plus limité qu’il ne peut l’être dans l’industrie cinématographique, où la dépense de moyens matériels et la casse de ces mêmes éléments participent plus facilement encore à une esthétique du sublime, soit à une saturation de la forme à travers l’image, par l’intermédiaire de la catastrophe (A. Join-Lambert, S. Goriely & S. Fevry, 2013). Dans un entretien accordé à David Bornstein et Florent Guénard le 21 décembre 2012, Peter Szendy fait ainsi l’hypothèse que le genre du film-catastrophe, dans le déchirement de l’image qu’il propose, a peut-être quelque chose à voir avec la nature même du cinéma qui, dans le passage d’un plan à un autre, fait sans cesse l’expérience de la destruction et du recommencement d’un monde. Certes, le genre du film-catastrophe n’est pas tout le cinéma – et, comme le soulignent diversement Élise Domenach (2022) ou Michaël Ferrier (2015), l’irruption de catastrophes comme celles de Fukushima et le danger invisible qui les accompagne, poussent au contraire les réalisateurs et les réalisatrices d’aujourd’hui à réinterroger le régime de visibilité du cinéma pour le recentrer sur un nouveau paradigme. Le théâtre, en revanche, en tant qu’il est un art de la représentation délié de l’industrie et de sa technique optique, possède peut-être l’avantage de pouvoir nous plonger dans une « esthétique de l’ordinaire », c’est-à-dire dans une esthétique attentive au petit, au local, au singulier, à ce qui est présent et palpable dans l’ici et maintenant de la représentation. Notre rapport au changement climatique, à l’effondrement de la biodiversité ou à la perturbation des grands cycles naturels ne se résume pas, en effet – ni même d’ailleurs essentiellement – au surgissement d’événements spectaculaires (crues, tempêtes…), mais il est également nécessaire de prendre en considération une forme de catastrophe lente et invisible, qui est de l’ordre du constat de la dégradation ou du simple passage à autre chose. Il est particulièrement remarquable, à ce propos, qu’aucune des pièces évoquées ne représente directement la catastrophe. Celle-ci peut parfois être racontée (sous la forme d’un récit au passé tenu par un des personnages), mais elle ne donne pas lieu – dénouement des Enfants mis à part – à une représentation au plateau. Ce qui compte essentiellement, ce sont les discours des personnages sur la catastrophe, et par conséquent la façon dont ils vivent avec et réorganisent une vie à partir d’elle.
La scène et la catastrophe comme occasions de dissensus et de repolitisation
Au-delà de leur dimension événementielle ou de leur forme spectaculaire, les catastrophes offrent en effet matière à des discussions dont le théâtre, comme espace d’un ici et maintenant, ne manque pas de se saisir régulièrement. Comme l’explique en effet l’anthropologue Sandrine Revêt (2012), « les catastrophes ne sont pas naturelles mais sont des événements sociaux, politiques, historiques dont il faut comprendre le processus ». Plutôt que de les considérer seulement à travers ce qu’elles détruisent, et dont il est possible de rendre compte par des images sensationnelles d’univers déchus, il est donc au contraire possible d’être attentif à tout ce qu’elles produisent « comme reconstruction, comme dynamique, comme repolitisation, comme émergence de sujets, comme émergence de moments politiques, comme moments de dissensus » (Revet, 2012). Les catastrophes ouvrent, autrement dit, à un débat d’idées dont la scène peut être le reflet et la salle, l’antichambre.
Les Enfants de Lucy Kirkwood répondent particulièrement à cette exigence, dans la mesure où la pièce s’organise pour l’essentiel sous la forme d’un débat d’idées entre trois personnages qui, face à catastrophe, sont amenés à parler et à confronter des logiciels idéologiques opposés. Comme on l’imagine, une partie de la discussion s’organise autour de la question de l’énergie nucléaire et de son emploi. Il est question, en effet, tout à la fois de la responsabilité de chacun dans l’explosion, de l’attitude qu’il convient d’adopter dans la gestion de la crise, et de l’organisation des lendemains : peut-on, par exemple, continuer à utiliser le nucléaire après ce qu’il vient de se passer ? Dans la mesure, cependant, où l’accident entraîne quelques désagréments aux personnages – pénurie d’électricité, impossible accès à une alimentation carnée – une partie de la conversation s’étend aussi à des sujets qui semblent secondaires, mais qui permettent au contraire d’interroger une fois de plus la question du rapport de l’humain à la nature à travers les notions de « confort » ou de « consommation ». Tandis que Rose, par exemple, soutient que « l’électricité n’est pas un droit », ou que cet accident est peut-être une bonne occasion « d’apprendre à vivre avec moins », Hazel et Robin s’opposent en soutenant que les pays encore sans électricité devraient finir de se développer et que le fait de se priver de viande est tout simplement insupportable. Si l’opinion de l’autrice semble balancer du côté de Rose, la pièce n’est pourtant pas manichéenne et laisse à chacun la possibilité de s’exprimer. Il ne s’agit donc pas d’une pièce à thèse, mais peut-être plutôt d’une « pièce à thèse contre thèse », que la catastrophe permet de cristalliser.
Quand viendra la vague, d’Alice Zeniter, fonctionne à peu près de la même façon, au sens où les débats qui opposent Mateo et Letizia donnent lieu à de petits conflits dramatiques ouverts, qui ne donnent que rarement raison à un personnage contre un autre. Une thèse centrale apparaît certes au spectateur, qui tient dans la nécessité de préserver autant que possible la planète du changement climatique. Mais la certitude de la catastrophe liée à l’emploi du futur dès le titre de la pièce, marque le caractère désormais irréversible de cette dernière aux yeux de l’autrice, qui prépare déjà ses spectateurs et ses spectatrices à la situation suivante : celle de la gestion de l’après. Comment va-t-on accueillir les prochains réfugiés climatiques ? Les accepterons-nous tous, sans aucune distinction, ou bien allons-nous faire un tri en fonction, par exemple, de leur casier judiciaire ? Devra-t-on, par exemple, sauver également les violeurs ou les criminels ? Ou serons-nous autorisés à distribuer les bons et les mauvais points, et à dispenser la vie et la mort selon nos propres critères ?
La catastrophe, en tant qu’elle ouvre au débat et à la discussion, est donc un objet particulièrement théâtral : elle offre au théâtre la possibilité d’un conflit et une logique d’opposition entre des personnages et des idées dont ne manquent pas de se saisir des dramaturges soucieux de lier leur pratique aux débats contemporains. Le « visuel » du spectacle de la catastrophe se déplace donc du côté du « dire », la monstration du côté d’une plus sobre représentation de discours antagonistes.
Conclusion
L’hypothèse d’un sentiment tragique lié à la catastrophe, et même d’une mise en forme de la catastrophe à travers le genre de la tragédie est donc particulièrement féconde. Elle permet d’apprécier les rémanences et les transformations du genre sous des formes contemporaines variées, et de montrer combien la vision occidentale de la catastrophe qui se détache des pièces reste globalement attachée à une conception de la catastrophe comme événement surprenant à l’origine de renversements. Cependant, il serait bien hâtif d’établir un lien direct entre tragédie et catastrophe. De même que le théâtre contemporain, dans la variété de ses formes d’écriture, tend de plus en plus à se séparer du drame, de même la vision de la catastrophe qui en émane permet d’envisager cette dernière au-delà de ses aspects spectaculaires ou d’une singularité événementielle. L’expérience que nous avons de l’effondrement de la biodiversité, de la transformation des cycles naturels ou du réchauffement climatique, est en effet probablement moins « brutale » et « soudaine » que ne le laisse présager notre pensée traditionnelle de la catastrophe, et ouvre sur d’autres formes de temporalité : celle de la dégradation progressive, par exemple, ou du constat d’une altération qui ne bouleverse pas d’un coup les habitudes, bien qu’elle nous interroge. C’est donc à cette temporalité qu’il s’agit peut-être de se rendre sensible, comme aux occasions de débats et de repolitisation qu’elle ouvre dans le temps présent.