Jérôme Gaillardet, La Terre habitable, ou l’épopée de la zone critique

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Jérôme Gaillardet, La Terre habitable, ou l’épopée de la zone critique, Paris : La Découverte, 2023, 256 p.

Texte

Du lit de l’Amazone aux cimes alpines, des cycles des éléments à la tectonique des plaques, le géochimiste Jérôme Gaillardet (professeur à l’Institut de physique du globe de Paris) remet en perspective notre ancrage à la Terre, non comme planète, mais comme « Terre habitable », en s’intéressant notamment à la notion de zone critique. Il invite dans son livre à une « nécessaire reconnexion », entre les humains et leur environnement, dans la lignée d’une nouvelle génération de scientifiques.

La démonstration en huit chapitres commence par une leçon d’histoire : la découverte de la « rotation » (aujourd’hui cycle biogéochimique) du carbone par le chimiste Jacques-Joseph Ebelmen (1814-1852), qui publie en 1845 « Sur les produits de la décomposition des silicates », un article relativement peu remarqué par ses contemporains. Ebelmen fait plusieurs constats : premièrement, les roches volcaniques se muent en oxyde de fer et en kaolin, sous l’action de l’eau et de ce que l’on appelle alors l’« acide carbonique » ; deuxièmement, les calcaires des fonds marins recèlent une quantité énorme de carbone ; enfin, qu’un mécanisme planétaire doit redistribuer cet « acide » dans l’atmosphère. Ainsi, il identifie l’existence d’un cycle du carbone, approfondissant donc le travail de Lavoisier sur lequel il s’est appuyé et donnant corps à un cycle essentiel à l’établissement de la vie.

Dans les pas d’Ebelman, Jérôme Gaillardet nous entraîne ensuite sur les eaux de l’Amazone pour une initiation à la potamologie, narrant une mission scientifique à laquelle il a participé en 2005. L’objectif était de retrouver dans ces eaux la trace des réactions chimiques décrites par Ebelmen. L’auteur décrit donc la recherche de kaolins, témoins et produits de l’« opération réparatrice de la nature », la décomposition du carbone à la suite du « duel air-roche » (en l’occurrence des alpes andines et leurs volcans). Grâce au traçage isotopique, il est établi que la cordillère des Andes est un régulateur climatique planétaire.

C’est à la cinétique (c’est-à-dire la vitesse à laquelle se produit une réaction chimique), ainsi qu’aux bases de la thermodynamique que l’auteur nous initie ensuite. Les processus à l’échelle du globe sont très lents, et il existe un important décalage de perception cinétique entre le laboratoire et le terrain. « Et si le laboratoire ne permettait pas de comprendre le monde naturel ? » : une question qui, au début du xxsiècle, provoque beaucoup de discussions autour de l’opposition laboratoire-terrain, et qui finit par donner naissance au concept de zone critique. En usant poétiquement des figures d’Hadès et d’Hélios, luttant comme des « gladiateurs », l’auteur prend le temps, dans un nouveau chapitre, de décrire l’engendrement de ladite zone critique. Par zone critique, il faut entendre la manière dont la Terre est façonnée par la tectonique des plaques et le phénomène de refroidissement par convection d’un côté, par les éléments météorologiques mis en mouvement par l’énergie solaire de l’autre. La Terre n’est ainsi ni plane, ni sèche, permettant par endroit la naissance de cette zone habitable.

Elle naît en particulier de la « succession écologique », c’est-à-dire de l’installation du vivant sur la roche volcanique, rendue perméable par l’érosion. Un mouvement de l’eau est nécessaire pour que se maintienne le « cercle vertueux » de la zone critique. L’auteur la décrit de manière très scénographique : « une zone limite, une interface instable et de permanente transformation, une zone de résidence dans le mouvement de la matière ». Le terme « critique » renvoie à son caractère essentiel pour l’habitabilité, ainsi qu’à l’importance de la ménager et d’en faire un sujet scientifique et politique. Les éléments qui la composent sont difficiles à définir dans une approche interdisciplinaire.

Jérôme Gaillard prend alors du recul pour en revenir à la question des cycles de la matière, articulés en grands et petits cycles, caractérisés par des imperfections et des mécanismes de rééquilibrage. Par exemple, le cycle du carbone n’est pas « étanche », le carbone est un « fuyard », représentant 0,2 milliards de tonnes par an dans l’atmosphère qui enclenchent des mécanismes de compensation. C’est l’identification de ces cycles et de leur inscription temporelle dans les sols qui a mené à la naissance de la géologie au xixe siècle et à l’établissement du calendrier géologique.

« Chaque coin du monde est le reflet de la nature entière » selon les mots que le géochimiste emprunte au Cosmos d’Alexander von Humboldt (1859). La zone critique, en effet, « reçoit d’Hadès et d’Hélios du matériel ‘‘génétique’’ » mais sa « combinaison est à chaque fois unique et originale ». Jérôme Gaillardet évoque l’initiative ObsERA, un des observatoires de la zone critique. Son étude doit passer par un réseau « d’endroits instrumentés », permettant de récolter des données et d’inventer des modèles numériques prédictifs. La première initiative d’observation de la zone critique est lancée en 2009 aux États-Unis par National Science Foundation ; d’autres initiatives émanent ensuite du CNRS, de l’INRAE ou de l’IRD. En 2016, c’est le tour d’OZCAR de voir le jour, « une infrastructure de recherche nationale dédiée à l’observation et à l’étude de la zone critique »1. Un des enjeux de cette compréhension est notamment l’étude des sous-sols, pour l’instant très méconnus.

Le dernier chapitre est un appel à transformer notre vision de la « Terre globe » en Terre habitable, et ainsi de devenir « terrestres » parmi d’autres, vivant non pas « sur » Terre, mais « avec » elle. Le terme « Anthropocène » est proposé en 2000 par le chimiste Paul Crutzen et le biologiste Eugène Stoermer, reconnaissant ainsi l’être humain comme une « force géologique », dont la cinétique est trop rapide pour la Terre. Il s’agit maintenant de faire un pas de côté et de tenter de « comprendre » le monde, sur le conseil du philosophe Michel Serres. Pour cela, une collaboration réelle est nécessaire entre les disciplines scientifiques, laquelle doit prendre le pas sur la compétition qui domine dans la recherche internationale. De plus, l’enseignement des sciences de la Terre à tous les niveaux doit être repensé et décloisonné. Enfin, il faut sortir de cette conviction que la nature est infinie et purificatrice. « [Et] si la crise que nous traversons était une crise de la représentation », nous empêchant de mieux habiter la Terre, demande enfin Jérôme Gaillardet.

Notes

1 Voir le site de ce programme : https://www.ozcar-ri.org/fr/accueil/ Retour au texte

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Référence électronique

Hélène Kowalski, « Jérôme Gaillardet, La Terre habitable, ou l’épopée de la zone critique », Mosaïque [En ligne], 20 | 2023, mis en ligne le 05 février 2023, consulté le 11 décembre 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/mosaique/2482

Auteur

Hélène Kowalski

IRHiS, Univ. Lille

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