Le corps naturel est le véhicule de l’émotion. Socialement construit, sa description n’est jamais anodine dans les sources, a fortiori lorsqu’il s’agit de celui du prince.
(Smagghe, 2012 : 59)
Dans son ouvrage pionnier sur Les émotions du prince, Laurent Smagghe aborde un aspect sensible de l’histoire politique en traitant d’un sujet aussi intangible et instable que l’émotion. Phénomène relevant du vécu, dont l’expression peut se manifester sur les corps ou les visages, il semble complexe de pouvoir la trouver et l’interpréter en explorant le passé. D’ailleurs, l’émotion peut se révéler également simulée ou construite, afin de correspondre à un idéal d’expression au sein d’une communauté. Ici, comme le précise Laurent Smagghe, l’émotion du prince se trouve socialement construite afin de renvoyer une image du souverain conforme à celle du gouvernant.
La rencontre entre émotion et histoire devient particulièrement complexe lorsqu’elle touche à des sujets politiques. L’objet de cette intersection a suscité à plusieurs reprises des clarifications dans la littérature historique. Damien Boquet et Piroska Nagy, dans Politiques des émotions au Moyen Âge (2010), rappellent par exemple les dérives de l’émotion en politique, craintes par les démocraties libérales. Opposée à la raison, elle semble être rejetée d’un régime ne se basant plus sur les individus mais bien sur une communauté. L’auteur et l’autrice offrent ainsi des pistes de réflexion pour une analyse du passé, en mettant en lumière les formes prises par l’émotion en tant qu’instrument politique ou conditionnant des comportements politiques. De son côté, Christophe Prochasson, dans L’empire des émotions, Les historiens dans la mêlée (2008), souligne les défis moraux auxquels font face les historiennes et les historiens, plaidant pour une analyse des émotions dans les discours politiques afin de les replacer au cœur des réflexions historiques. L’espace politique par excellence, au sein de l’Europe des États dynastiques puis monarchiques, est la cour. Dans le domaine politique et curial, les normes et les représentations revêtent une importance capitale. Ainsi, les historiens doivent se détacher des affects immédiatement apparents afin de mener une analyse rigoureuse des intentions, des communications et des stratégies élaborées par la classe politique.
Par le souci d’une approche scientifique, les émotions ont souvent été reléguées en périphérie de nos disciplines historiques. Cependant, ces dernières années, un regain d’intérêt pour l’histoire des émotions s’est manifesté au sein de la recherche en sciences sociales, avec une multiplication des congrès dédiés à ce thème1. Dans l’historiographie francophone, le groupe de recherche EMMA (Émotions au Moyen Âge)2 a notamment posé les bases de ce domaine d’étude en explorant les émotions dans la société médiévale.
S’inscrivant dans ce mouvement de recherche, le présent numéro vise à explorer les émotions au sein d’une sphère politique spécifique : celui de la noblesse féminine. Bien que l’émotion soit un élément constitutif de la mémoire historique, son omniprésence peut parfois conduire à une vision erronée du passé. Comme déjà évoqué, le domaine politique investit ces aspects émotionnels de l’histoire afin de l’ériger en mémoire collective, affectant ainsi nos recherches. L’imaginaire autour de ces périodes politiques ont trouvé leur relais chez les artistes du xixe siècle et du début du xxe siècle. Les représentations qu’ils ont fait des monarchies du passé ont créé des préjugés sensibles sur ces périodes, qui ont longtemps demeurés au sein des écrits historiques. La noblesse féminine en ont fait les frais. On peut prendre l’exemple d’Isabelle la Catholique, souvent pensée dans un portrait quasiment hagiographique comme une des mères de la Nation chrétienne espagnole. Elle se trouve alors le centre d’un tableau, sur son lit de mort, où elle dicte son testament (figure 1), alors que son époux, Ferdinand II d’Aragon semble sidéré par la perte et les yeux dans le vide, tandis que tout son entourage manifeste peine et regret sur leur visage. Ce tableau élude l’importance politique de ce testament qui place Ferdinand comme régent de ses royaumes, mais qui passe son héritage à sa fille, coincée dans les Pays-Bas bourguignons, au bras d’un époux qui souhaitait également mettre la main sur les possessions castillanes. Ce tableau représente la fin de la dynastie des Trastamare, non sans nostalgie, alors que les Habsbourg débarquaient au sein du gouvernement de la péninsule Ibérique.
Dans la même veine, Catherine d’Aragon est dépeinte, en 1910, par le peintre préraphaélite, Frank Cadogan Cowper, désespérée, suppliant son époux, Henri VIII Tudor, de ne pas demander le divorce devant une cour de justice ecclésiastique, en 15293. Pareillement, dans une mise en scène de l’intime et de l’affection, la reine de France, Marie-Antoinette, accompagne d’un geste de doigt affectueux, le baiser de sa fille, Madame Royale, loin des débats et controverses de la cour, dans le tableau de Joseph Caraud (figure 2). L’émotion politique construite puis récupérée semble la condamner à la marge de nos champs d’investigation.
Dans notre objectif de nous pencher sur la noblesse féminine du point de vue de l’histoire des émotions, nous rencontrons aussi l’histoire des femmes. Croiser ces champs présente plusieurs défis de par les enjeux évoqués précédemment, a fortiori quand il s’agit de sujet féminin. En effet, l’accent mis dans le milieu académique sur les analyses à long terme et les sources quantitatives peut rendre l’étude des biographies féminines, articulées autour de leurs émotions, perçue comme une régression sur le plan historiographique. De plus, il est essentiel de déconstruire les stéréotypes véhiculés par une historiographie ancienne, qui qualifie souvent les femmes d’« émotives ». Des théories médiévales sur les humeurs aux conceptions psychologisantes contemporaines, l’émotion féminine a été, et est encore, lourdement stéréotypée. Beaucoup ont ainsi interprété les sources de manière littérale, dénonçant la sensibilité féminine ou construisant un discours sentimentaliste autour de leurs vies, les présentant soit comme « victimes », soit comme « héroïnes ». Cependant, les femmes des sphères politiques, depuis le Moyen Âge jusqu’à l’époque contemporaine, ont façonné leurs émotions pour correspondre à des modèles ou à des idéologies, tout comme leurs homologues masculins. L’émotion peut ainsi être induite, construite et affichée, tout en étant régie par des codes historiques spécifiques.
Pour saisir notre objet d’étude, nous allons donc d’abord définir l’émotion, puis essayer de comprendre la particularité qu’elle manifeste lors de l’analyse de la noblesse féminine aux époques médiévale, moderne et contemporaine.
Définir l’émotion
Ces premières orientations de réflexions sur l’histoire des nobles dames au prisme de l’émotion nous amènent à revenir sur la définition de cette notion. L’émotion découle de la sensibilité qui, elle-même, a été longtemps déterminée par des courants historiques opposés. Le premier est celui de l’histoire des mentalités. À ce propos, Damien Boquet (2008 : 37) souligne que : « L’affectivité – ou « sensibilité » selon le terme utilisé déjà par (Lucien) Febvre – était alors comprise comme partie intégrante du capital collectif d’une société, sans remise en question des critères modernes de l’émotion appliqués aux sociétés d’antan ». Le second courant se matérialise à travers la vision déterministe des études de l’école des Annales, qui empêchait les historiens de prendre en compte l’émotion, la considérant comme irrationnelle et insaisissable par une méthode scientifique. Pour eux, l’émotion était perçue comme une puissance magique, rendant impossible sa compréhension scientifique. Revenant sur leur approche, Damien Boquet précise, dans ce même passage (2008 : 37) : « Même s’il y a des similitudes, voire des permanences, l’homme médiéval ne ressent pas, n’exprime pas, n’interprète pas ses peurs comme l’homme occidental du xxie siècle, si tant est qu’on puisse s’appuyer sur de telles abstractions ».
Pour mieux comprendre le phénomène émotionnel exprimé par un sujet du passé, il convient donc de se tourner vers l’étude des sensibilités, qui insiste sur le contexte des émotions et montre que les sensibilités peuvent être historicisées. L’histoire des sensibilités mobilise des concepts d’autres disciplines telles que la sociologie, l’anthropologie ou la psychologie, et inclut l’étude des corps, des ressentis, des perceptions, des habitus et des représentations. L’émotion, en revanche, bénéficie d’un changement de paradigme introduit par l’ouvrage de William Reddy, The Navigation of Feeling : A Framework for the History of Emotions (2001). L’auteur s’affranchit des facteurs psychologiques et de l’interprétation culturelle figée des émotions pour proposer une troisième voie : celle de l’affectivité, qui peut être historicisée et contextualisée selon les périodes, les communautés, les États, et les systèmes de représentations et de valeurs.
Comme le souligne Barbara Rosenwein (2008 : 39), « notre lecture doit partir d’une analyse des manières médiévales de considérer l’émotion et l’affectivité, des émotionologies, car la théorisation savante et la cartographie des émotions éclairent la nature de la peur ou de la honte dans telle ou telle situation ». L’historienne a ainsi pleinement intégré, dans ses travaux, l’effort de définition et de compréhension de l’émotion proposé par William Reddy. L’émotion ne peut plus être pensée de manière universelle ; elle doit être appréhendée par son expression et sa manifestation, qui sont culturelles. Les études historiques peuvent donc saisir ce phénomène selon les contextes, historicisés, de sensibilités et les conditions de possibilités réactives, inconscientes ou conscientes, des individus du passé.
Une approche réfléchie, s’écartant de la linéarité de l’histoire des mentalités et intégrant divers supports et disciplines historiques, permettrait de saisir le phénomène émotif chez les êtres du passé. Stephanie Downes, dans son chapitre « How to be ‘Both’: Bilingual and Gendered Emotions in Late Medieval English Balade Sequences » (2015 : 51-65) pour l’ouvrage dirigé par Susan Broomhall, sur l’Autorité, genre et émotions à la fin du Moyen Âge et au début de la modernité, en Angleterre (Authority, Gender and Emotions in Late Medieval and Early Modern England), souligne que les textes littéraires ont souvent été négligés comme sources dans l’histoire de l’émotion. Pourtant, la littérature offre une expression émotionnelle d’une communauté ou d’un individu d’une époque donnée, mise en texte. Ainsi, l’étude de l’émotion est intrinsèquement liée à une approche interdisciplinaire et une nouvelle approche des sources.
Les particularités de l’étude des émotions féminines chez les nobles dames
En entreprenant l’analyse des émotions féminines, un problème supplémentaire se pose, au-delà des préjugés genrés sur l’émotivité : la disponibilité des sources et les expressions sensibles selon les différentes périodes.
Arlette Farge, dans Instants de vie, affirme qu’
il ne faut pas être prisonnier de ce qui est dit dans les archives, mais savoir suffisamment les rassembler pour comprendre ce qu’étaient des intimités et des imaginaires, des croyances, des espoirs, des bonheurs déçus d’une population, qui effectivement ne disent pas forcément la vérité, mais forcément de la vérité (2021 : 41)
L’auteure du Goût de l’archive (1989) met en lumière les approches obliques nécessaires pour identifier des contextes et des portraits, souvent reconstruits en négatif.
Dans ce projet ambitieux d’analyse, chaque période présente ses particularités, que nous allons brièvement exposer afin de mieux cerner le cadre dans lequel s’inscrivent les articles sélectionnés pour ce numéro.
Histoire médiévale
Pour le Moyen Âge, la principale difficulté à laquelle se confronte les chercheuses et chercheurs réside dans les sources disponibles. Cette période a laissé des traces hétérogènes et disparates, rendant l’écriture de l’histoire du haut Moyen Âge distincte de celle des xive et xve siècles. Les études médiévales doivent recourir à des stratégies spécifiques pour comprendre les phénomènes sociaux et individuels, documentés de manière inégale et très éloignés des perceptions contemporaines. Des concepts tels que « communauté », « pouvoir », « chrétienté » ou même « mort », n’ont pas les mêmes significations durant cette période. De plus, comprendre les expériences sensorielles et émotionnelles des individus médiévaux nécessite la mobilisation de méthodes historiques spécifiques, telles que celles de l’histoire culturelle ou matérielle, voire de l’archéologie. La matérialité de l’époque offre des résultats sensibles. Les objets possèdent leur propre histoire et peuvent fournir des indices sur celle des individus. Les sources elles-mêmes posent un problème particulier lorsqu’on s’intéresse à l’émotion et non plus uniquement aux sensibilités. Les documents autographes du Moyen Âge peuvent être inexistants. Accéder à la pensée des sujets de cette époque, même parmi les élites, est difficile, souvent limité aux mises en scène qui nous sont parvenues. Les sources qui ont traversé le temps, surtout les sources politiques, sont construites, reçues et contestées. Ce double-questionnement méthodologique se trouve au cœur de l’article de Camille Rutsaert sur Jeanne de Brabant (1322-1406) qui nourrit les réflexions de ce numéro. Son texte traite de l’amour au Moyen Âge, un sujet qui a retenu l’attention des historiennes, historiens et philologues depuis longtemps. Diverses théories sur le rôle et le fonctionnement de l’amour à cette époque ont été élaborées. Toutefois, accéder aux ressentis individuels pour des sujets de l’époque médiévale demeure complexe, notamment à cause du problème des sources évoquent rarement l’intime, et lorsqu’elles le font, c’est davantage de manière symbolique plutôt que réaliste. Pour comprendre l’amour qui entourait Jeanne de Brabant, l’article examine les sources disponibles et analyse leur pertinence. L’étude se concentre ensuite sur la présence de l’affectio dans deux types de relations de la duchesse : son mariage avec Wenceslas de Luxembourg et ses rapports avec ses sujets. Revenir sur des notions de sensibilités particulières à cette période permet de passer au crible les sources, normalisées et codifiées, pour chercher à comprendre la manifestation d’une émotion collective envers la duchesse ou une émotion politique, concernant la conjugalité souveraine.
On le comprend bien, certaines stratégies de lecture permettent d’accéder à la personnalité et au « moi ». Il est possible de s’appuyer sur une signature, un mot, un dessin en marge, voire sur le choix d’un sceau, pour saisir une intentionnalité. L’intégration des sources archéologiques, littéraires, paléographiques, matérielles, culturelles ou quantitatives offre diverses grilles d’analyse pour replacer l’émotion dans nos écrits historiques.
Le second problème majeur pour la période médiévale réside dans les discours constructivistes sur les processus dits de « civilisation ». Ces discours ont marqué le Moyen Âge au fer rouge. L’héritage de Norbert Elias et de Johan Huizinga impose une vision infantile des émotions médiévales, au sein d’une civilisation destinées au progrès vers les démocraties libérales, supposément libérées des émotions. Ces perspectives positivistes sur l’évolution de l’histoire ont été largement débattues depuis lors. Néanmoins, l’étude des émotions, particulièrement chez les femmes, reste un domaine à explorer, loin des préjugés d’une émotivité primaire et exacerbée au Moyen Âge. Damien Boquet et Didier Lett abordent le problème du stéréotype de genre dans l’analyse des émotions, dans un numéro qu’ils ont dirigé pour la revue Clio (2018), souvent perçues comme un marqueur distinctif entre masculin et féminin. Ils proposent de dépasser ce stéréotype en confrontant des représentations et pratiques plus complexes, et en refusant d’opposer raison et émotion. Par ailleurs, ils démontrent comment le genre influence les émotions et vice versa, en prenant en compte le contexte documentaire et en interrogeant simultanément les rôles masculins et féminins.
Néanmoins, au-delà des considérations de genre, les nobles dames du Moyen Âge demeurent des actrices politiques à part entière. Conscientes du pouvoir qu’elles peuvent exercer, elles maîtrisent les codes sur lesquels elles peuvent jouer pour étendre leur influence ou se positionner politiquement. Par exemple, il est possible de revisiter le destin de Jeanne Ire de Castille, qui fut marginalisée de la sphère politique et empêchée de régner, en analysant le système de sensibilités dans lequel elle évoluait (Kalogérakis, 2022). Cette approche permet de comprendre les décalages dans ses comportements politiques, loin des préjugés romantiques. De même, des sources apparemment austères et quantitatives, telles que celles de la maison royale de la reine Catherine d’Aragon, permettent d'appréhender son aire d'influence et ses affinités avec ses agents politiques (Beer, 2018). Ces soutiens, tant politiques que moraux, lui furent indispensables lors de l’épisode de son divorce avec Henri VIII. Il est alors possible de saisir les vécus, probablement émotionnels également, de la noblesse féminine, par cette contextualisation fine et une relecture interdisciplinaire des sources disponibles.
Histoire moderne
Pour la période moderne, une autre opportunité s’offre à nous : la multiplication des documents autographes. De nombreuses lettres, mémoires et documents iconographiques nous sont en effet parvenus. Néanmoins, la difficulté de saisir l’intention exacte de l’auteur, ou de déterminer si, en tant qu’historiennes et historiens, nous interprétons rétrospectivement ses actions, se pose avec la même acuité qu’au Moyen Âge. Il en va de même pour la question de l’accès au « moi profond » des acteurs. En effet, l’expression des « sentiments » ou des « émotions » dans nos sources est toujours travaillée, car elle est réfléchie et formulée d’une certaine manière avant d’être couchée sur le papier. Dès lors, il existe potentiellement, voire nécessairement, une mise en scène, au moins inconsciente, des émotions. De plus, l’expression même de ces sentiments est codifiée. D’ailleurs, la manière d’exprimer certains types d’émotions est souvent perçue comme féminine. Elles se trouvent catégorisées par leur genre.
Ces expressions émotionnelles doivent donc être comprises en fonction du contexte et de l’espace culturel dans lequel elles sont exprimées : la manière d’exprimer la jalousie, la tristesse ou l’amour n’est pas codifiée de la même façon en France ou dans l’Empire ottoman, par exemple. Les œuvres de Georges Vigarello, tels que Le Sentiment de soi. Histoire de la perception du corps (2014) ou l’Histoire des Émotions (2016) qu’il a co-dirigé, sont particulièrement intéressantes à cet égard, soulignant l’importance de l’influence culturelle dans les expressions corporelles4. L’ouvrage Histoire du visage de Jean-Jacques Courtine (1988) met également en avant la différence genrée dans l’expression physique des émotions. Certaines émotions comme par exemple la colère, sont ainsi considérés comme masculines et si une femme peut la ressentir, son visage ne doit pas en exprimer les caractéristiques (rictus, sourcils froncés, etc.). De plus, la nature de la source où cette « émotion » est exprimée change également l’interprétation que nous en faisons. Même les sources dites « privées » ou de l’intime, comme les correspondances, sont sujettes à caution. L’exemple des échanges entre Catherine de Médicis et ses petites-filles, Catherine-Michelle et Claire-Eugénie soulève ces questions de la sincérité. Il est pertinent de s’interroger sur la rhétorique de Catherine lorsqu’elle assure son amour, tout comme sur ses attentions et sur son insistance à maintenir un contact par correspondance. S’agit-il d’un transfert de l’amour maternel qu’elle portait à Élisabeth de Valois vers ses petites-filles ou d’une stratégie politique visant à garantir le soutien français à la cour de leur père espagnol ? La distinction entre ces motivations reste délicate et complexe à établir.
Cet exemple illustre bien le questionnement méthodologique qui se pose : celui de la mise en scène des émotions. Dans ce cadre, l’article « Ruling emotions: affective and emotional strategies of power and Authority among early modern European monarchies » (Broomhall, 2019 : 668-684) pose les bases d’une réflexion autour de l’utilisation de l’émotion par les élites monarchiques. Les émotions structurent ainsi le rapport du monarque à ses sujets. Ainsi, la rhétorique émotionnelle dans les discours politiques comme l’amour pour ses sujets par exemple ou encore l’amitié pour ses fidèles, fait partie intégrante de la construction du pouvoir. L’expression de ces émotions vont bien se faire à travers des pratiques culturelles et genrées différentes. On exprime par l’amour de la même façon si on est Élizabeth Ire ou Mehmed III.
Il ne faut d’ailleurs pas oublier un élément important : ces instrumentalisations et ces mises en scène ne sont pas spécifiquement féminines. Dans le théâtre politique, les hommes jouent également leurs émotions, comme Louis XIV au sujet de ses maîtresses. En effet, on observe une opposition très nette dans la manière dont sont décrites les relations entre le roi et, respectivement, Mlle de La Vallière et Mme de Montespan. L’une, pure et aimée de façon sincère par le roi, l’autre figure comme une opportuniste, un simple faire-valoir pour le monarque. La description des rencontres discrètes amoureuses du roi ou encore des larmes des deux amants maudits appuie la « légitimité » de ce rapport, et cela, malgré toute l’illégitimité qu’une relation extra-conjugale implique. Un témoignage extraordinaire nous est parvenu sur la réception de cette relation, celui d’un bourgeois de Reims, Oudart Coquault (1875 : 478). Il décrit les rumeurs entourant les débuts de cette relation :
Cette dame Vallier est accorte, complaisante, et belle et gaillarde. La Reine est d’un naturel assez pesant, de peu d’entretien. C’est ce qui donne cause à ces petites jalousies et inimitiés que le Roy prend ; joint que l’on dit qu’elle ne parle pas tout à fait bien français. Ce n’est pas à faire au peuple de parler de leur Roy en mal touchant telles frivolités.
Des mémorialistes, comme l’abbé de Choisy (1966 : 130) ou encore le maréchal de Brienne (1828 : 39), insistent également sur la sincérité des sentiments qui les lient. Il ne s’agit bien sûr pas de confirmer ou d’infirmer la véracité de leurs émotions, mais plutôt de noter que les deux amants les laissent voir de manière à ce qu’elles soient interprétées comme telles.
C’est pourquoi il est très important de confronter les sources concernant l’intimité aux documents administratifs ou de la pratique. Les émotions ressenties, proclamées ou affichées ne sont pas toujours les mêmes et une dichotomie peut exister. On l’observe avec les relations entre Élisabeth-Charlotte de Bavière et les filles issues du premier lit de son époux. Dans sa correspondance, elle exprime son amour et son respect pour ses belles-filles, qu’elle considère d’ailleurs comme « les siennes », mais lors des fiançailles et mariages de ces dernières, sa place est celle de la femme du deuxième personnage du royaume, sans que son lien personnel n’apparaisse. On remarque également que dans son testament, elle ne lègue pas le moindre souvenir à sa belle-fille survivante, Anne-Marie, alors qu’elle le fait pour la reine d’Angleterre, Caroline d’Ansbach.
Pour revenir sur la question de la mise en scène de l’amour, il est évident qu’elle n’est pas uniquement réservée aux relations adultérines. L’affection conjugale, manifestée lors des cérémonies de fiançailles, l’amour au premier regard des futurs époux, voire même le sentiment amoureux suscité par la seule vue d’un portrait en font également partie. On peut penser notamment à l’histoire du portrait d’Edward VI envoyé à la jeune Élisabeth de Valois, qui le salue tous les matins, une anecdote largement partagée. Un autre exemple est la première rencontre entre Catherine de France et Henri V. Dans les descriptions contemporaines, tout est conforme au protocole inspiré des romans de chevalerie (Guay, 2009 : 304). La seule mention d’une réaction de la princesse est qu’elle aurait montré « quelque embarras » à la suite du baiser du prince, qui était par ailleurs un simple baiser diplomatique, mais cette mention n’apparaît que dans une chronique anonyme rédigée au début du xvie siècle5. Loin de vouloir décrire les réactions sincères de la princesse, il s’agit plutôt d’illustrer les contes, désormais habituels à la cour, de l’amour au premier regard entre les deux futurs époux.
La mise en scène du veuvage comporte également un autre aspect, celui de la « gardienne de la dynastie », qui cette fois-ci renvoie davantage à l’expression de l’amour maternel. La reine est souvent représentée en compagnie du roi mineur, en tant que protectrice de ce dernier et donc de la continuité monarchique. Dans cette catégorie, le choix de porter ou non le vêtement de deuil revêt toute son importance. En le portant, elle illustre physiquement le lien de continuité qu’elle incarne entre le souverain défunt et son successeur. En ne le portant pas, elle affirme sa pertinence politique en tant que femme et mère de roi. Représenter visuellement les liens familiaux qui les attachent au souverain légitime permet aux reines de communiquer sur les craintes d’usurpation du pouvoir que peut avoir la population. En effet, la méfiance envers les reines, souvent d’origine étrangère, est atténuée dans la plupart des cas lorsqu’elles deviennent mères, et le rappeler de manière iconographique ou textuelle n’est pas superflu.
En ce qui concerne l’historiographie française de l’époque moderne, on pense immédiatement à Philippe Ariès (1960), Élisabeth Badinter (1980), ou plus récemment à Fanny Cosandey (2022). Cette exigence de l’amour maternel des reines, car leur position politique dépend de leurs fils, se pose également dans d’autres contextes, comme dans l’Empire ottoman où les conditions de vie des mères des princes et princesses dépendent très directement de l’existence d’une descendance. Toute cette historiographie qui concerne la question de l’obligation de ressentir l’amour pour les femmes de l’élite a permis de nous interroger sur la question de la sincérité de ces sentiments, de leur mise en scène à travers les sources aussi bien iconographiques qu’écrites. L’article d’Eugénie Pascal (2010 : 139-166) sur la question du désir d’enfant dans les correspondances des princesses entre 1560 et 1630 est également très instructif à cet égard. Elle y expose les sentiments de frustration, d’angoisse ou de peur liés à la question des accouchements et à la crainte de la stérilité. Ainsi, derrière les représentations d’amour maternel et de désir « sincère » d’enfant, se cachent des sentiments parfois bien plus négatifs que les représentations dynastiques ne le laissent paraître. Le poids de cette exigence a également été partiellement abordé récemment par Pascale Mormiche (2022). La façon dont le corps des princesses est surveillé, inspecté, voire même jugé dans le but de la reproduction dynastique est un fait qui peut créer des sentiments de frustration, voire de baisse d’estime de soi chez les princesses – on pense bien sûr à Marie-Antoinette, mais également à Anne d’Autriche ou encore Louise de Lorraine.
Les émotions et le corps de la princesse sont donc instrumentalisés tout au long de leur vie, comme l’a très bien montré par exemple Sylvène Édouard (2009) avec Élisabeth de Valois, et ils constituent également un enjeu politique pendant son veuvage, tant pour elle que pour son entourage. Cette utilisation ne signifie pas que leurs émotions de tristesse, de joie ou de jalousie ne sont pas sincères, mais l’obligation de jongler entre les affaires familiales et nationales, ainsi que les sentiments personnels, contraint les reines à jouer avec leurs émotions. La contextualisation et l’analyse du champ lexical de l’émotion dans la rhétorique de la correspondance sont analysées dans l’article de Jules Dejonckheere autour de la figure de Marie de Hongrie. Il se consacre plus particulièrement à l’énonciation du sentiment de peur dans sa correspondance politique en 1541. Il met en valeur comment l’expression d’une même émotion peut être utilisée de multiples façons : la constatation d’un danger concret, une conjoncture essentielle à la prise de décisions politiques mais aussi l’occasion d’une mise en scène permettant la reconnaissance des besoins de la reine par ses interlocuteurs.
Histoire contemporaine
Il est indubitable qu’il existe un véritable foisonnement intellectuel autour des questions liées au queenship et au pouvoir féminin. Les études scientifiques montrent que les princesses existent en tant qu’individus, bénéficient de représentations, d’influence ou de réseaux. Si ces études se sont souvent focalisées sur le prisme de leur vie officielle et souvent autour de figures de reines souveraines, comme les travaux de Bernard Cottret ou d’Anna Riehl sur Élisabeth Ire d’Angleterre (2009, 2010), ou de Simon Dixon ou d’Isabel de Madariaga sur Catherine II de Russie (2009, 1981) et Dorothy Thompson ou Margaret Homans sur Victoria d’Angleterre (2001, 1997), petit à petit, ces travaux s’ouvrent à toutes les princesses. On peut penser aux études d’Isabelle Poutrin et Marie-Karine Schaub (2007) ou de Clarissa Campbell Orr (2004) et aux différentes études allant au-delà d’une perception simplement biographique, comme le travail de Sylvène Édouard sur Élisabeth de Valois (2009).
Cependant, les émotions sont bien souvent absentes de ces travaux. Les sources dont on dispose sont essentielles si l’on veut intégrer cette perception dans nos analyses. Pour le sujet qui nous concerne, les ego-documents tels que les correspondances, les journaux intimes, les mémoires et autres carnets sont nombreux. Or, il ne faut pas faire de ces sources des documents tout-puissants. Il est impératif de les contextualiser et de les comprendre à l’aune de celles qui les écrivent, de leur statut social et de leur époque. Ces documents, aussi intimes soient-ils, répondent à des codes, des normes, sont ordonnés et ce qui n’y est pas dit peut parfois être aussi important que ce qu’on y lit, car ne pas dire ne veut pas dire ne pas ressentir. Ainsi, la notion même de vérité reste à nuancer.
La période contemporaine peut alors sembler être un parfait terrain d’études pour l’histoire des émotions. La seconde moitié du xviiie et le xixe siècles sont riches de correspondances, de publications de mémoires, de journaux intimes qui sont le plus souvent parvenus jusqu’à nous dans leur intégralité. On peut lier cette émergence avec l’apparition du « sentiment de soi » en lien avec les Lumières et d’une meilleure écoute de ce que l’on ressent, des conflits de l’âme et de tout ce qui peut jouer sur elle et nos affects, comme la météo pour Rousseau ou Maine de Biran au xixe siècle. Les liens entre nos sentiments et le temps qu’il fait et l’emprunt d’un vocabulaire commun permettent de désigner les variations de nos émotions comme celles du temps extérieur.
Très souvent, le xixe siècle est qualifié dans l’historiographie comme le siècle de l’intime. Il est également considéré comme le siècle des mémoires. Cette réflexion s’inscrit dans les travaux menés ces dernières années6 pour le xixe siècle, par Damien Zanone (Zanone, Massol, 2005 et Zanone, 2006), Natalie Petiteau (2012) ou Jean-Louis Jeannelle (2008), consacrés au rapport à l’écriture de souvenirs, à ses usages et à ses finalités. Les travaux de Damien Zanone établissent, qu’entre 1814 et 1848, plus de six cents titres de mémoires paraissent en France et qu’il faut comprendre ce foisonnement comme une « contribution marquante au discours social de cette époque » (2006 : 17). Ces publications répondent également à une réalité sociétale. En effet, le nombre de Français sachant lire passe de sept à douze millions, et ainsi le support imprimé suit cette évolution pour devenir jusqu’à dix fois plus important (Bello, 1984). Il est évident qu’en consultant la bibliographie, on ne peut que remarquer la volonté des contemporains de s’approprier la mémoire historique de leur temps, dans une volonté de laisser une trace et bien souvent d’exprimer, à travers leurs écrits, des sentiments, même si certains s’en défendent. Cela est d’autant plus vrai que les transitions politiques sont nombreuses et rapides depuis 1789.
L’écriture féminine représente la moitié des témoignages, soit près de trois cents publications, ce qui est loin d’être négligeable. Damien Zanone rappelle que l’affect tient une part importante dans la rédaction et appelle à être particulièrement vigilant à la lecture de ces textes (2006 : 225). La plus célèbre autrice reste sans doute Madame de Boigne (1781-1866), qui rédige ses Mémoires à la fin de sa vie, à partir de 1835, dans un travail d’« écriture rétrospective » (Rossi, 2011 : 65-72). Les impressions personnelles livrées au fil des pages sont nombreuses, et bien souvent, il est compliqué d’ignorer les sentiments de celles qui tiennent la plume, particulièrement l’admiration ou le mépris.
La correspondance fait également partie intégrante de cette écriture intime, souvent pratiquée par les femmes qui consignent ainsi leur vie et nous permettent de dresser des tableaux de l’existence privée de leur famille. Le xixe siècle est riche en sources de ce type, mieux conservées et le plus souvent rédigées dans une langue plus accessible. La lettre peut se définir comme « la forme écrite privée, liée à l’instant, marquée au sceau des conventions sociales, d’une transmission d’un écrit plus ou moins psychologiquement saisissable à un partenaire séparé dans l’espace » (Raabe, 1966 : 73-74). La correspondance questionne nécessairement les historiennes et les historiens. Ainsi, lors de la Journée d’études « Histoire et autobiographie » du 19 mai 2000, l’interrogation à ce sujet a été formulée de cette manière : « en quel sens peut-on dire que les correspondances résistent à l’historien ? ». La correspondance, au même titre que les mémoires, représente une forme de l’écriture du soi, plus particulièrement celle de l’intime, où le « je » est la forme privilégiée et où l’on s’éloigne, sans pour autant totalement les oublier, des formules conventionnelles et des lignes obligées. Le « je » est omniprésent dans les écrits du xixe siècle (Lyon-Caen, 2016 : 169-188). Cependant, la place du « je » en histoire demeure toujours difficile à appréhender, et son utilisation prête à discussion (Ariès et Kalifa, 2002 : 7-18). Il s’agit d’une forme de témoignage qui relève de l’intimité et qui peut donc prêter à caution pour les chercheuses et chercheurs. S’affrontent alors les partisans d’un matériau purement illustratif et ceux qui prônent son étude sérieuse. Si ces sources sont aujourd’hui intégrées à l’ensemble de celles offertes à l’historien, elles n’en finissent pas pour autant d’interroger, notamment dans le risque d’en faire une utilisation strictement biographique au profit de quelques grandes figures et au détriment de plus grands ensembles. Philippe Ariès souligne le rejet de « l’idole individuelle » (Ariès et Kalifa, 2002 : 12). Les propos rapportés dans ces lettres doivent permettre de les inclure, dans l’optique qui nous intéresse, dans le registre plus large des sociabilités féminines princières et des liens affectifs. Elles ne servent pas à établir une biographie des princesses, mais plutôt à comprendre si ces écrits peuvent s’inscrire dans les rôles traditionnellement dévolus aux femmes et aux princesses de maison royale.
Plus largement, les lettres doivent permettre d’aborder les questions de relations familiales, notamment dans le cadre d’une princesse étrangère, coupée physiquement de sa famille. Reste-t-on dans le cadre habituel réservé aux femmes, à savoir les questions de santé, d’éducation et d’avenir des enfants, celles de la vie quotidienne et l’intérêt pour les membres de la famille éloignée, ou peut-on y trouver des enjeux plus politiques (Traversier, 2017 : 56). Ces « écrits du for privé » (Foisil, 1987) rencontrent donc un succès croissant et s’associent de plus en plus à l’histoire du genre et des femmes, comme en témoigne le nombre grandissant de publications (cf. notamment : Cassan, Bardet, Ruggiu (dir.), 2007 ; Planté (dir.), 1998 et Seth, 2013). Mais comme pour la vie privée, cette notion est à relativiser, la frontière entre privé et public étant très fine pour une princesse. La correspondance apparaît comme « le plus sûr moyen de pénétrer, comme par effraction, dans les coulisses du privé » (Dauphin, 2003/2 : 63-73). Or, ces lettres n’offrent ni révélations sensationnelles ni informations triviales. Il faut les saisir comme des objets de la sociabilité familiale. Consciemment ou non, les princesses donnent une image d’elles dans ces lettres, image travaillée ou naturelle pensée comme une présentation de soi (Dauphin, Lebrun-Pézerat et Poublan, 1995).
Ces sources imposent aux historiennes et aux historiens de prendre en considération la famille royale dans son ensemble, de comprendre ses hiérarchies, mais aussi de dégager ses amitiés et ses inimitiés afin de repérer les liens et les affects qui se construisent et perdurent dans le temps. Elles offrent ainsi un accès apparemment plus direct et plus privé aux princesses, à leur vie et à leurs émotions. Cependant, la vie privée des princesses est une notion relative. On ne peut affirmer qu’une princesse de la famille royale mène une vie totalement à l’abri des regards publics. Néanmoins, la sphère privée permet de présenter une image différente. Son existence ne peut être niée. Elle est fréquentée par d’autres acteurs, un cercle plus restreint certes, mais qui contribue à façonner et diffuser une image. Il est donc essentiel de l’intégrer à cette réflexion. Les questions relatives à la vie privée des princesses restent complexes à aborder, mais la vie familiale est sans doute le moment le plus propice à « l’expression d’une sensibilité personnelle que les préoccupations familiales et conjugales éveillent » (Traversier, 2017 : 156). Ce que Mélanie Traversier qualifie de « royaume des affects » (ibid.) englobe l’ensemble de ces moments où les princesses évoquent des aspects personnels, en dehors du cadre politique ou des représentations officielles. La sphère familiale devient ainsi le lieu où diverses émotions, positives comme négatives, s’expriment. On peut parler, pour les princesses également, d’un certain « refuge familial » (Walch, 2016 : 203-225), surtout pour celles qui sont éloignées de leurs proches. Les mots, porteurs d’émotions, demeurent les seuls moyens de communiquer et de maintenir un lien avec ceux que l’on a quittés. Pour les princesses en particulier, le défi est de concilier leurs sentiments avec les conventions sociales (ibid.).
Écrire permet également de se confier, de laisser libre cours à ses sentiments, notamment dans les journaux intimes qui ne sont pas destinés à la publication et que certaines princesses tiennent avec discipline, telles que Marie-Caroline de Habsbourg-Lorraine, reine de Naples, Marie-Caroline de Bourbon-Sicile, duchesse de Berry, ou Marie-Amélie de Bourbon-Sicile, duchesse d’Orléans et reine des Français. Qualifié d’« espace du repli privé » où s’expriment à la fois les émotions et une forme de maîtrise de soi à leur égard, cette pratique se retrouve également dans la correspondance (Lyon-Caen, 2016). Ces traces sont naturellement plus nombreuses chez les dames de la noblesse, capables de mettre par écrit leurs sentiments. Cependant, l’historien doit examiner ces écrits sous différents angles : celui de l’identité de l’autrice, celui de son milieu social et de son éducation. En effet, une comtesse n’est pas une princesse de la famille royale. De plus, il convient de tenir compte du contexte, car les études récentes mettent en lumière le lien entre littérature et façon d’exprimer ses sentiments, dans une forme de mimétisme de ce qui est à la mode, notamment dans la veine du romantisme.
L’iconographie doit également être prise en considération. Au xixe siècle, les sujets historiques deviennent à la mode, et de nombreuses représentations posthumes offrent une image sensible des figures historiques, notamment des femmes. Les thèmes susceptibles d’émouvoir sont privilégiés : la décapitation et/ou l’enfermement de Marie Stuart par Abel de Pujol, de Jane Grey par Paul Delaroche, ou d’Anne Boleyn par Edouard Cibot, ainsi que la vie de la famille royale française pendant la Révolution, par Edward Matthew Ward notamment. Ces œuvres mettent l’accent sur la douleur, les larmes, et privilégient une émotion propre à interpeller les spectateurs dans une réinterprétation sensible de l’histoire. De plus, ces œuvres ne sont pas dénuées d’une visée morale que l’émotion vient souligner.
On constate ainsi qu’un véritable défi méthodologique se pose dans l’appréhension des codes narratifs, de la rhétorique employée, mais aussi dans tout ce qui n’est pas exprimé. L’histoire des émotions demeure donc un domaine encore largement à explorer, et le xixe siècle regorge de sources à exploiter ou à réexploiter. Il ne s’agit plus ici, en ce qui concerne les sujets d’étude féminins, de se limiter à la simple chronique, mais plutôt de chercher à mieux comprendre leur rôle, ainsi que, ce qui a longtemps été négligé, leur propre perception, tant de leur personne que de leur fonction. Mais aussi de saisir comment l’utilisation de l’émotion peut être un moyen pour une princesse d’entretenir un réseau familial international. C’est ce sur quoi se penche Matthieu Mensch dans le dernier article de ce dossier grâce à l’exploitation de la correspondance inédite de Marie-Caroline de Bourbon-Sicile, duchesse de Berry. Il se concentre en particulier sur quelques grands évènements de la vie « personnelle » de la princesse : grossesse, visites ou décès. Cependant, pour un membre de la famille royale, dont le rôle est de donner un héritier à la dynastie des Bourbons de France peut-on véritablement parler de vie privée ? Les émotions qu’elle exprime dans sa correspondance, les surnoms donnés, sont-ils le reflet de ses émotions internes ou juste la volonté de maintenir un lien dans un dessin purement politique ?