Introduction
Les Archives d’État de Naples conservent l’ensemble des fonds dits « Bourbons » relatifs à la dynastie qui régna sur le royaume du milieu du xviiie siècle à 1861. Soumises aux vicissitudes du temps, notamment à de multiples déplacements pendant les conflits mondiaux, ces archives sont restées longtemps méconnues car inaccessibles. C’est le cas de la correspondance de Marie-Caroline de Bourbon-Sicile, fille du prince héréditaire François et de sa première épouse, née archiduchesse Marie-Clémentine de Habsbourg-Lorraine. Destinée à épouser le fils cadet du futur Charles X, elle constitue le dernier espoir des Bourbons de France de voir naître un héritier mâle. Elle s’acquitte de cette mission en donnant naissance au duc de Bordeaux quelques mois après l’assassinat de son époux, en septembre 1820. La Révolution de 1830 condamne son fils à l’exil et la pousse à fomenter une héroïque et pathétique tentative de révolte en 1832. Elle se solde par un échec, une grossesse scandaleuse et un remariage en dessous de sa condition qui la prive définitivement de tout rôle politique.
Cette correspondance est conservée avec l’ensemble des échanges épistolaires entre la branche napolitaine et la branche française de la dynastie, le roi de France restant le chef d’une famille qui règne sur quatre États1. Elle couvre une période allant du départ de la princesse pour la France, en 1816, à la fin des années 1850, alors que cette dernière partage son exil entre Brunsee, en Autriche et Venise, alors possession habsbourgeoise. Les lettres de la princesse à son grand-père, le roi Ferdinand Ier, à son père le futur roi François Ier et à son frère le futur Ferdinand II sont classées chronologiquement dans des sous-dossiers intitulés Lettere della famiglia di Francia, le plus souvent en italien, quelques pages sont cependant en français. La plupart sont totalement inédits et ont été ouverts à la consultation pour la première fois2.
Les lettres rédigées en italien nécessitent une traduction, parfois rendue compliquée par l’usage de certains mots proprement napolitains. Néanmoins, elles permettent de comprendre le rapport entre la princesse et sa famille italienne, et le soutien, au moins personnel à défaut d’être politique, qu’elle lui offre après 1832. Ces lettres permettent de présenter la princesse dans son intérieur, de dévoiler les rapports intrafamiliaux de la cour de Naples et de saisir en quelque sorte, l’image de la duchesse de Berry par elle-même. Ce ne sont pas des archives familiales déposées par les Bourbons, mais il s’agit bien des fonds royaux constitués par les archivistes de la maison royale. Les lettres originales et les copies des réponses sont numérotées et réunies dans des volumes reliés. Elles sont classées par années et par auteurs. On n’y trouve pas trace d’un quelconque réassemblage visant à former « un bel édifice » à la gloire de la famille royale (Dauphin, 2002). Il s’agit d’une forme d’archivage du soi, dans un sens plus large, le particulier s’entendant dans le sens dynastique.
À ces lettres peut se joindre la correspondance des Bourbons de Naples avec les Bourbons de France : les rois Louis XVIII puis Charles X mais aussi le duc et la duchesse d’Angoulême. Elles ont toutes leur importance car elles permettent un travail comparatif. Si les échanges entre les Bourbons de France et ceux de Naples restent empreints de solennité et se concentrent particulièrement sur les grands évènements : mariages, deuils, naissances ou maladie, respectant en tout point le protocole, la correspondance intrafamiliale des Bourbons de Naples laisse transparaître bien plus de sentiments, parfois exacerbés par la distance. En effet, le plus souvent, le départ d’une princesse de la cour paternelle vers un nouveau royaume est sans retour. La correspondance reste le plus sûr moyen de maintenir l’attachement et d’obtenir des nouvelles. Si la princesse est véritablement remise à son nouveau royaume,
[son] voyage nuptial se présente toujours comme un processus de transformation individuelle qui s’insère dans un autre, plus vaste, d’échanges entre deux cours. La jeune femme ne se déplace pas seulement dans l’espace, elle change aussi de cadre de références culturelles. Elle est donc obligée de s’adapter aux normes et aux attentes de sa nouvelle cour
(Coester, 2011),
mais cela ne signifie pas qu’elle doive rompre tout contact avec sa famille d’origine.
L’ensemble de ces sources permettent d’interroger la notion même de sentiments mis au service, ou tout au moins exploitée ou exacerbée, dans le cadre du réseau familial monarchique. Cet article s’intéressera tout d’abord à la correspondance comme moyen d’entretenir un réseau familial compliqué par la distance géographique, puis il mettra en lumière deux émotions particulièrement présentes dans la correspondance de la duchesse de Berry avec sa famille napolitaine : la douleur, au travers du deuil et enfin la joie, permettant de mettre en scène une forme de pouvoir féminin.
Entretenir un réseau familial : la correspondance comme outil privilégié
Les cadres de la correspondance, même privée, restent imposés par les conventions sociales (Dauphin,2002). Ces dernières permettent de saisir la symbolique profonde de la lettre. Il s’agit la plupart du temps d’un enregistrement du quotidien, petits évènements et considérations personnelles qui nous amènent au plus proche de l’intimité. On constate également, à l’aide des dates, que la correspondance familiale des princesses est une pratique régulière visant non seulement à donner des nouvelles mais également à se tenir informée. On peut alors parler d’une forme d’astreinte, qui si elle n’est pas quotidienne n’en reste pas moins régulière. Cette pratique permet à Bernard Lahire de qualifier les femmes de « machines à écrire familiales » (Lahire, 1993 : 153), tant les traces qu’elles laissent sont nombreuses et abondantes au xixe siècle, même si les traces laissées par les femmes en général, sont relativement limitées (Rosa, 2001 : 65). Jean Boutier, Sandro Landi et Olivier Rouchon évoquent une « réflexion rhétorique sur les moyens, les formes et les buts de l’écriture épistolaire, telle qu'elle se diffuse à travers les élites » et n’hésitent pas à la qualifier de « révolution épistolaire » (Boutier, Landi, Rouchon, 2009 : 8). Cela permet de qualifier à la fois l’augmentation significative de la pratique épistolaire et les grandes diversités de formes de ces lettres. Cette production de la duchesse de Berry peut s’inscrire dans cette réflexion. Elle recoupe aussi l’ensemble des questions sur l’écriture féminine exposées notamment par Christine Planté (1995 : 51-59) et par Mélanie Traversier (2017) dans son édition du Journal de la grand-mère de la duchesse de Berry, la reine Marie-Caroline. Ces travaux replacent les princesses royales comme des membres particuliers de ces réseaux féminins souvent informels et parallèles (Dussert-Galinat et Carribon, 2017 : 17). Ces champs de recherche se rejoignent dans le cadre « de l’écriture et des réseaux familiaux et féminins mais appliqués aux membres d’une famille royale » (Peyrat, 2024). Ils rejoignent aussi les problématiques des « écrits du for privé » (Foisil, 1987 : 319-357) et des archives personnelles (Aries et Kalifa, 2002 : p. 7-18 ; Dauphin, 2002 : 43-50).
La rédaction de ces lettres s’inscrit dans deux temporalités bien différentes. La première couvre les années 1816-1830, alors que la princesse vit à la cour de France et qu’elle devient la mère du futur roi, le duc de Bordeaux, né en 1820. La seconde couvre ses années d’exil, pendant lesquelles elle fait de fréquents séjours à la cour de Naples, ce qui explique que cette correspondance soit moins nourrie. Non dépourvues d’affects, ces lettres ont « l’efficacité particulière de sceller l’engagement de soi dans la relation à l’autre » (Dauphin, 2002). Tous les Bourbons d’Europe, à Paris, Madrid, Naples ou Parme, sont liés. Cette correspondance tisse des liens forts et constants. Cet ensemble fonctionne bien plus par ce canal intrafamilial que par les voies diplomatiques. Comme le souligne Marie-Claire Hoock-Demarle, la lettre reste soumise aux lenteurs et aux aléas de son acheminement et aux contraintes politiques et géographiques. Mais elle peut aussi s’affranchir de la censure et permet de nourrir un réseau relationnel plus ou moins vaste (Hoock-Demarle, 2012 : 67-88).
La duchesse de Berry connaît le destin de la plupart des princesses issues des maisons royales régnantes : quitter jeune la cour paternelle pour servir les intérêts politiques de son pays. Les Bourbons deviennent experts de ces mariages entre leurs différentes cours au xixe siècle, poursuivant ainsi une politique amorcée au siècle précédent entre les Bourbons de Naples et de Madrid en particulier (Recca, 2013 : 265-286). Ferdinand VII d’Espagne épouse tour à tour Marie-Antoinette et Marie-Christine de Bourbon-Sicile. Louis de Bourbon-Parme épouse Marie-Louise d’Espagne, et le père de la duchesse de Berry, François Ier de Bourbon-Sicile épouse en seconde noce Marie-Isabelle d’Espagne. Se pose alors la question de l’éloignement familial de la duchesse de Berry. La princesse intègre certes une nouvelle cour, mais pas véritablement une nouvelle famille. Le roi de France reste le chef de famille des Bourbons, comme le rappellent régulièrement les rois de Naples dans leur correspondance avec Louis XVIII puis Charles X3. Les enjeux politiques sont moindres pour la duchesse de Berry. Son ascendance avec Henri IV a été largement exploitée par la propagande royaliste française et elle n’est pas issue d’une cour ennemie, au contraire. Les thuriféraires du régime mettent en avant cette union des lys entre deux membres d’une même dynastie4. C’est donc dans une cour familiale que la nouvelle duchesse de Berry fait son entrée, elle n’est le gage d’aucun traité de paix, d’aucune alliance, mais plutôt d’une mise en image brillante de la restauration des Bourbons, après les bouleversements révolutionnaires et napoléoniens.
La duchesse de Berry, si elle avoue dans de nombreuses lettres être en retard dans son travail de correspondance, n’en demeure pas moins relativement assidue. L’intérêt même de la correspondance est sa flexibilité. De nombreuses lettres sont reprises (elle le précise) ou abandonnées quelques jours, au gré des occupations ou des obligations. On compte selon les années, une à deux lettres par mois et par membre de la famille. Elle écrit le plus souvent à son grand-père et son père, puis à son frère François quand celui-ci devient roi. Si le rythme d’écriture n’est pas constant, il affiche une forme de régularité. Sur les années disponibles, la princesse écrit entre une et trois lettres par mois à chacun de ces princes. La moyenne se situe autour d’une vingtaine d’échanges annuels. Sa correspondance est donc essentiellement masculine, à plus de 95 %, et plutôt proportionnée entre les lettres qu’elle reçoit et celles qu’elle envoie. Les lettres personnalisées aux épouses de ces derniers sont rares : elle ne manque pas d’adresser quelques lignes à la « cara mama », sa belle-mère Marie-Isabelle d’Espagne à la fin des lettres destinées à son père ; elle en fait de même pour Marie-Christine de Savoie, première épouse de son frère. Elle semble avoir échangé quelques lettres plus privées avec cette dernière, sa « cara sorella ». Mais ces échanges restent très marginaux : trois lettres sont conservées dans ce fonds.
Ce cercle essentiellement masculin vient confirmer que « la féminité du genre épistolaire relève davantage du mythe que de la vérité objective » (Diaz et Siess, 2006 : 7), comme l’ont prouvé de nombreuses études (Planté [éd.], 1998). Marie-Claire Hoock-Demarle souligne qu’au cours du xixe siècle et en particulier dans sa première moitié, les lettres vouées à rester dans le cercle restreint de l’intimité s’élargissent en réseau, permettant aux femmes de redéfinir leur espace de vie et d’expression. Cela permet à la duchesse de Berry d’obtenir des nouvelles, parfois politiques, de Madrid et de Naples, en s’affranchissant des canaux officiels. Ces échanges permettent de maintenir un lien tangible et vivant avec une famille répartie sur trois royaumes. Si pour la majorité des échanges, la duchesse se contente de la sphère privée et familiale, elle obtient, notamment dans les réponses de ses familiers, des informations politiques, des éclaircissements. Elle peut à l’occasion émettre un avis, ce qui lui permet une incursion, même limitée dans la sphère politique. Elle se félicite du prochain mariage entre le roi d’Espagne et sa sœur cadette Marie-Christine et se montre très intéressée par les tractations qu’elle espère voir aboutir pour la gloire de la dynastie. Elle s’intéresse également à l’expédition d’Espagne de 1823, menée par le duc d’Angoulême afin de permettre à Ferdinand VII de restaurer ses pleins pouvoirs. Son père lui commente d’ailleurs quelques victoires5. Si elle se réjouit de ces victoires françaises, elle les rattache à ce réseau familial où politique et sentiments fraternels sont étroitement liés. La duchesse de Berry se montre donc rassurée pour sa sœur Louise-Charlotte qui a, elle aussi, épousé un Bourbon d’Espagne, son oncle l’infant François de Paule. Ce dernier retrouve Madrid à la suite de l’intervention française. La duchesse de Berry laisse exprimer sa joie dans une lettre à son père du 11 septembre 1823 : « la chère Louise pourra à nouveau jouir de sa liberté6 ».
Considérations politiques et familiales se mêlent et ne peuvent se comprendre isolément. Peut-on véritablement qualifier d’ordinaire une correspondance royale ? Ce besoin d’informations est à mettre en parallèle avec l’évolution générale de la correspondance féminine. La lettre est un moyen d’obtenir des informations fiables, dans des délais acceptables et en lien avec les évènements politiques. Elle offre aux femmes un moyen de savoir, de commenter, voire d’analyser. La vie quotidienne se mêle nécessairement aux évènements politiques en lien avec la dynastie.
Au-delà du contenu, l’écriture même de la duchesse de Berry surprend. Son orthographe souvent hasardeuse, aussi bien en italien qu’en français, étonne. Elle n’hésite pas à glisser çà et là quelques termes napolitains. Son grand-père n’est pas nonno, mais il devient Vavone, terme napolitain affectueux désignant le grand-père (Puoti,1841 : 494), pour redevenir sur les enveloppes : « Sa Majesté le Roi du Royaume des Deux-Siciles, mon cher GranPère [sic] ». Comme souvent pour les princesses, leur première enfance et leur éducation restent fort mal documentées car souvent moins soignées que celles de leurs frères (Seth, 2007 : 289). Pour la duchesse de Berry, il faut ajouter que cette enfance se passe en exil à Palerme où elle n’est clairement pas la priorité de son père et de sa grand-mère. Elle est bien sûr confiée à une gouvernante : la comtesse de La Tour d’Envoivre qui lui apprend notamment le français. Mais comme le rapporte la comtesse de Boigne, « Madame la duchesse de Berry était arrivée en France complètement ignorante en tout point. Elle savait à peine lire » ; et d’ajouter : « la princesse de Naples, née Bourbon, appartenant à une petite cour, n’ayant reçu aucune éducation » (Boigne, 1921 : 209, 121). Il est certain que l’éducation de la princesse laisse quelque peu à désirer. Cependant, l’idée selon laquelle elle avait une mauvaise orthographe peut être nuancée. En effet, les règles de fixation orthographique ne se développent véritablement que dans la seconde moitié du xviiie siècle, avec des effets plus ou moins variables. De plus, l’orthographe féminine connaît une évolution plus lente que celle masculine. Les deux ne se rejoignant qu’après les années 1860 (Grassi, 1994 :127-131). Mais en comparaison, l’orthographe de la duchesse d’Angoulême est presque parfaite.
Ce qui étonne le plus, c’est la spontanéité de la duchesse de Berry et l’affection dont elle fait preuve dans sa correspondance. On peut parler « d’expressions qui mettent en œuvre l’union familiale » (Dauphin, 2003 : 63 -73). Physiquement éloignée et donc dans l’incapacité de se rencontrer, d’entrer en contact, la duchesse met en œuvre un ensemble de codes visant à recréer une famille idéalisée, ce que Cécile Dauphin qualifie de « marquages et [d’] interventions du groupe » (ibid.).
La duchesse de Berry, qu’elle écrive à son grand-père, à son père ou à son frère, conserve un style particulièrement affectueux qui étonne. L’étiquette semble assouplie, l’écriture, « cet art qui s’apprend » et répond à des codes bien définis, s’adapte (Grassi, 1994 :163-167). Loin des formules compassées, des tournures obligées, elle cherche à conserver une proximité que la tendresse mettrait en œuvre. Son père, qu’il soit prince héritier ou roi, reste « il mio caro Papa ». Elle ne lui donne pas de « Majesté », de même que son frère, devenu roi sous le nom de Ferdinand II, reste « Caro Ferdinando » ou « Caro Fratello ». Si l’on compare cela aux lettres de sa grand-mère la reine Marie-Caroline où de sa grand-tante la reine Marie-Antoinette, on constate que ces dernières se montraient plus mesurées. Le plus souvent, il n’y a pas véritablement d’entête et les deux femmes évoquent « ma chère sœur » ou « ma chère… », suivi du prénom de la princesse. De même, Marie-Antoinette s’adresse à l’impératrice comme « Madame ma très chère mère » (d’Arneth, 1874) et plus distante encore, la comtesse de Provence, Marie-Joséphine de Savoie s’adresse à son père, le roi Victor-Amédée III, en tant que « Monsieur mon père7 ».
En réponse à cette tendresse, la princesse signe rarement Maria-Carolina. Dans une lettre du 30 septembre 1826 à son père, elle est « une fille qui vous aime tendrement8 », là où la même comtesse de Provence signe le plus souvent : « je suis, Monsieur mon père, l’affectionnée fille et servante ». Elle prolonge cette rhétorique en ajoutant régulièrement des billets écrits de la main de ses enfants, plus particulièrement de la princesse Louise9. Cette dernière s’adresse donc, non pas « À sa Majesté », dans une lettre du 8 juin 1824, mais à son « Cher arrière-grand-père10 ». Ce code apparaît comme tacite et intégré pour l’ensemble de la famille royale napolitaine, puisque ses interlocuteurs lui répondent de même. Son père débute ses lettres par « Ma très chère fille » et les termine souvent par « Je t’embrasse tendrement, ainsi que tes chers enfants11 ». Et son frère ne déroge pas à la règle, et s’adresse le plus souvent à elle en débutant par « Très chère sœur12 ».
La distance autorise l’affection comme pour la matérialiser : « Une petite-fille qui bien qu’elle soit loin, ne cesse jamais de penser à un grand-père si bon et si cher13 ». La présence réitérée de ces formules finales, souvent très affectueuses, est propre à une nouvelle expression épistolaire d’une intimité profonde. La famille royale napolitaine semble donc particulièrement ouverte à ce type de pratiques épistolaires, bien moins courantes chez les Savoie ou les Bourbons de France.
Ces relations épistolaires se caractérisent bien par une forme d’affection qui dépasse l’étiquette, créant de la sorte, une nouvelle forme de code social. Si la princesse vouvoie son père, ce dernier la tutoie. Le frère et la sœur se tutoient l’un l’autre. Chose impensable à la cour de France, où la duchesse d’Angoulême vouvoie aussi bien les rois Louis XVIII et Charles X, les souverains napolitains, les souverains autrichiens, pourtant ses cousins, que sa nouvelle belle-sœur. Le tutoiement n’est pas non plus une évidence et il est encore extrêmement rare au xviiie siècle (Grassi, 1994 : 176). Si le xixe siècle tend à faire du tutoiement la forme évidente de l’intimité, l’évolution est lente et ne semble pas immédiatement concerner la famille royale de France dans son ensemble. Ainsi, en 1798, le duc d’Angoulême vouvoie encore sa mère dans les courriers qu’il lui adresse14 De plus, si le tutoiement apparaît comme une pratique masculine plus évidente, les femmes y sont moins habituées, et l’évolution se produit lentement dans les premières décennies du xixe siècle. Globalement, après les années 1820-1830, on assiste à un essor du tutoiement au sein de la famille restreinte (ibid. : 201). Il y a donc chez la duchesse de Berry aussi bien une forme de respect des normes que l’adjonction de nouveautés qui touchent la société dans son ensemble. En cela, l’écriture princière ne diffère donc pas drastiquement de la pratique épistolaire en général.
Le ton est plus léger et le contenu exprime le plus souvent une envie de partager avec la personne au loin, un quotidien dont elle ignore tout. En racontant sa vie quotidienne, en compilant des moments d’intimité, la duchesse de Berry constitue une sorte de « patrimoine mémoriel » (Lacoue-Labarthe et Mouysset, 2012 : 7-20), cet agencement de petits riens qui sont voués à être oubliés. Une forme de familiarité marque véritablement la correspondance des Bourbons de Naples, que l’on ne retrouve pas chez les Bourbons de France. Mais il s’agit d’une familiarité codifiée et bornée aux strictes limites du cercle de la famille nucléaire. Dans leurs échanges avec la famille royale de France, que ce soit Louis XVIII, Charles X ou la duchesse d’Angoulême, les lettres reprennent toute la froideur protocolaire nécessaire : « Votre Majesté », « Votre Altesse Royale » sont de rigueur. On peut donc distinguer deux catégories dans ce réseau épistolaire bourbonien. Le premier niveau permet d’entretenir des relations entre membres d’une même famille, mais qui ne se connaissent pas. Dans ce cadre, les règles protocolaires sont respectées et les contenus se bornent le plus souvent à des félicitations, des condoléances ou des nouvelles médicales. Un deuxième niveau regroupe la famille de sang dont la proximité autorise une forme de connivence et d’attachement.
La duchesse rédige elle-même toutes ses lettres, comme en témoigne son écriture, mais les fait recopier et numéroter par un secrétaire afin d’en conserver une trace (la pratique est courante). Créer de la proximité où il n’y en a plus passe également par la mention d’un lieu. La princesse précise si elle est à Paris, à Dieppe ou dans sa résidence personnelle de Rosny, ce qui permet de créer une proximité fictive, sa famille pouvant de la sorte l’imaginer dans son intérieur. Ces différences d’approches révèlent un « jeu de la connivence [où] chacun évalue ce qu’il peut dévoiler de soi et ce qui est dicible de ses émotions dans un contexte précis, selon les interlocuteurs et selon les circonstances » (Lacoue-Labarthe et Mouyesset, 2012 : 7-20).
On repère deux moments importants, pendant les quatorze années de la Restauration, dans la masse épistolaire de la duchesse avec la cour de Naples : deux décès. La mort d’un proche est un moment propice à l’échange de correspondance, entre les condoléances d’usage et les chagrins plus intimes (ibid.).
Le deuil : le partage de la douleur
À la mort de son époux en 1820, puis à celle de son grand-père en 1825, la duchesse obéit aux codes sociaux du deuil et utilise un papier à lettres et des enveloppes agrémentés d’un liseré noir. La duchesse d’Angoulême fait de même pour présenter ses condoléances à la famille royale napolitaine. Mais dans ses mots, cette dernière ne se permet aucune plainte, et reste fidèle à l’étiquette, faisant de cette correspondance une politesse obligée entre membres d’une même dynastie. S’il peut parfois être compliqué de « séparer ce qui relève de l’expression de solidarités familiales [ou] de sociabilités curiales » (Traversier, 2017), la distinction est assez nette entre les deux réseaux familiaux français et napolitains. La duchesse d’Angoulême répond ainsi aux condoléances du prince François pour la mort de Louis XVIII, dans une lettre du 18 octobre 1824 : « on ne peut puiser que dans la religion les seules consolations à des peines bien vives15 ». Pour la duchesse de Berry, écrire à sa famille napolitaine comble une distance : dans les deux cas, sa famille n’est pas à Paris pour la soutenir et elle n’est pas à Naples pour partager la douleur des siens. Ce travail de mise en écriture participe « du travail de deuil » (Dauphin, 2003), tout comme la lecture des réponses, comme elle l’écrit dans une lettre à Ferdinand Ier, du 15 mai 1820 : « [Vos lettres] sont pour moi une grande consolation dans mes terribles peines16 ». Elle regrette également de ne pas être physiquement présente pour les consoler, comme pour la Noël 1824, alors que Ferdinand Ier est malade : je « voudrais être près de vous17 ». Les démonstrations de douleur chez les princesses loin de leur cour d’origine ne sont pas exceptionnelles mais peuvent être plus ou moins exacerbées. Si la duchesse de Berry semble véritablement peinée, elle ne manifeste pas de volonté véritable de regagner, après la mort de son époux, la cour de Naples ; à l’inverse de Barbara Gonzague, duchesse de Wurtemberg qui à la suite du décès de son mari, écrit à Francesco Gonzague, son frère, le 23 octobre 1496 : « Je ne désire rien plus que de retourner dans ma patrie, vivre et mourir ce peu de temps qui me reste avec ceux de mon sang et parmi les miens18 » (Fischer, Amelung et Irtenkauf, 1985 : 23). Cela signifierait pour la duchesse de Berry de devoir abandonner ses enfants à la cour de France.
Le père de la princesse n’hésite pas à s’adresser à la duchesse d’Angoulême dans une lettre du 2 mai 1820, pour lui recommander de prendre soin de sa fille, ce qu’il n’est plus en mesure de faire lui-même :
Je connais parfaitement la tendresse avec laquelle VAR a toujours daigné regarder ma pauvre fille qui de l’état le plus heureux est passée dans un instant dans un abîme de douleur. VAR est devenue maintenant plus que sa sœur. J’ose la mettre entre ses bras et la prier de faire pour Elle tout ce que la sensibilité et la tendresse de son âme pourra lui suggérer19.
Le 13 décembre 1817, c’est aussi à son père qu’elle confie son chagrin d’avoir perdu sa première fille, tout en se montrant optimiste, pour l’avenir : « Je me consolerai au moins [...] avec l’espoir d'avoir un fils aussi beau qu’elle20 ». Écrire ne suffit pas toujours pour conjurer le chagrin, et les lettres se complètent par la circulation de présents : portraits, objets personnels ou reliques. À la mort de son grand-père, son père lui adresse dans un courrier du 17 mai 1825 un lot de médailles commémoratives. Ces objets permettent de garder un contact physique, même à distance, à la fois avec les personnes et avec les évènements. La princesse n’hésite pas à réclamer des cadeaux de Naples, estimant que ces vins, fruits et douceurs d’Italie lui feraient le plus grand bien. Ainsi, elle demande et obtient des melons ou de la mozzarella. Plus généralement, les cadeaux permettent d’entretenir le souvenir et de conjurer le mal du pays, comme dans une lettre du 8 juin 1824, où la princesse demande des vues de Naples et de Caserte.
À la mort de son époux, la duchesse de Berry joint à ses lettres des romances, comme le « Songe, récit historique », qu’elle adresse à son père le 10 juin 182021. Elle partage avec lui sa douleur, s’identifiant à Valentine de Milan, duchesse d’Orléans, veuve après l’assassinat de son époux en 1407. Elle s’approprie sa devise dans sa correspondance avec son père : « Ma devise est à présent, Plus ne m’est rien, rien ne m’est plus22 ». Elle accompagne cette lettre de l’élégie La Nouvelle Valentine, où l’auteur la faisant parler la compare à la princesse veuve et la laisse exploser de douleur :
Je répète à mon tour ta plainte douloureuse
“Plus ne m’est rien, rien ne m’est plus”
Veuve désespérée à peine je suis mère
Je te fuis ! Élisée ! où pour lui je vécus !
Pour lui [son fils] parler de toi, pour l’aimer, pour l’instruire
Résignée à mon sort j’aurais cessé de dire
Plus ne m’est rien, rien ne m’est plus23.
Écrire contribue donc à maintenir le lien, à rapprocher ceux qui sont éloignés et leur permettre de partager des sentiments communs. Les lettres font plaisir, consolent, rassurent. Plaisir de recevoir, plaisir de lire et de « cultiver l’attachement familial » (Dauphin, 2003).
Le rôle des princesses étrangères dans leur cour d’adoption reste celui de donner des héritiers à la couronne. Les correspondances avec leurs proches regorgent de références à leurs espoirs, déçus ou avérés ; comme dans celle de Marie-Antoinette avec sa mère, l’impératrice Marie-Thérèse ou celle de Marie-Joséphine de Savoie avec son père Victor-Amédée III. Pour leur famille, une grossesse reste essentielle car elle vient sanctionner définitivement l’alliance réalisée par le mariage. La duchesse de Berry ne s’y trompe d’ailleurs pas quand elle déclare à son accoucheur le docteur Deneux : « Nous autres Princesses, on ne nous regarde que comme des moules à enfant24 ». Cependant, dans la maternité, au-delà de la fierté du devoir accompli, les princesses trouvent également des ressources de joie et un moyen de lier leurs deux familles.
La mise en scène d’une forme de pouvoir féminin, entre maintien des liens familiaux et éducation des enfants royaux : la joie maternelle au cœur de la correspondance
Une des critiques formulées à l’encontre des correspondances des figures féminines royales est qu’elles ne servent qu’à la petite histoire, à l’anecdote, à la biographie, en résumé, qu’elles ne disent rien. La joie, émotion souvent jugée futile, est injustement classée dans ce « rien ». Mais ce rien, au contraire, ne dit-il pas quelque chose ? Ne parle-t-il pas des limites du pouvoir féminin, des limites des prérogatives d’une princesse au sein d’une cour où prime la primogéniture mâle ? La question des limites est donc au cœur du questionnement de cette correspondance. La joie permet de transcender ces limites et de créer un sentiment commun, tout en renforçant le lien existant. On peut également la lier aux limites de l’intime. Ces lettres, si elles apparaissent intimes à l’historien, ne disent qu’une part de cette intimité. La duchesse de Berry ne livre que ce que la relation l’autorise à livrer : sa joie, si elle n’est pas feinte, est contrôlée et maîtrisée. Les bornes sont alors restreintes, et l’intimité qu’elle semble partager avec sa famille napolitaine n’en répond pas moins à un schéma défini et accepté par l’ensemble des membres de la famille. La rhétorique, bien que différente de celle de la maison de France, demeure codifiée par des règles indicibles mais partagées : « les lettres ne montrent pas l’intime, elles le rendent sensible25 ».
Mais l’intime ne révèle-t-il pas non plus une part du pouvoir concédé aux princesses ? La sphère familiale est résolument, pour les femmes, un lieu de pouvoir. C’est en son sein que la joie peut le mieux s’exprimer. Dans la sphère publique, ce sentiment ne saurait se matérialiser. Cette correspondance n’est qu’un « affleurement » des questions purement politiques (Traversier, 2017 : 63), qui révèlent une forme de limites pour ces princesses. Cependant, elles ne sont pas non plus réduites à l’impuissance. À l’inverse de sa grand-mère, la duchesse de Berry ne règne pas et n’est donc qu’un maillon de ce réseau épistolaire. Elle représente la cour de Naples en France. La mort rapide de son mari vient encore réduire ses chances d’avoir un jour de l’influence sur la politique du royaume, et l’idée d’une régence semble tout autant improbable. Mais la duchesse de Berry jouit d’un pouvoir « intime », en maintenant un lien avec l’ensemble des membres de la dynastie, elle pratique une forme de politique familiale passant par les liens affectifs plutôt que par les négociations diplomatiques. Cela peut permettre de resserrer les liens entre les royaumes, tout autant que de négocier des mariages entre membres d’une même dynastie. D’ailleurs, ces volontés d’union dynastique perdurent après l’exil des Bourbons de France. Le comte de Lecce, fils de Ferdinand II, est un temps envisagé comme époux pour sa fille Louise d’Artois. Cette dernière finit par s’unir à un autre Bourbon, mais à Parme26. La duchesse envisage également une union entre son fils et sa propre demi-sœur, la princesse Marie-Caroline Ferdinande.
On peut également évoquer un pouvoir domestique mais qui dans ce cas, s’envisage à l’échelle de trois royaumes européens, de premier plan. La duchesse de Berry évoque régulièrement avec les membres de sa famille un projet qui la remplirait de joie : celui de les recevoir à Paris. Elle exprime une volonté affichée de retrouver physiquement les membres de sa famille. On peut aussi y comprendre un moyen d’afficher l’union des deux branches de la dynastie et pour elle une sorte de victoire diplomatique des coulisses. On ne peut pas complètement exclure une forme de logique dynastique visant à promouvoir l’image des Bourbons. Elle leur propose un voyage à Paris, dès le 27 janvier 1823, alors qu’elle vit en France depuis près de sept années27. Le voyage est avorté à cause des décès de Louis XVIII et de Ferdinand Ier. Charles X fait part à François Ier de la déception de sa fille dans une lettre du 16 octobre 1825 : « Il me serait surtout difficile d’exprimer à Votre Majesté la joie qu’en aurait ressentie la Duchesse de Berry, dont Votre Majesté connaît la tendre affection pour Elle28 ». Cette visite ne se concrétise finalement qu’en 1830. Mais la correspondance garde les traces de l’impatience de la duchesse de Berry à l’idée de retrouver les siens. Sa sœur Marie-Christine doit se rendre à Madrid pour épouser le roi d’Espagne Ferdinand VII. Son trajet passe par la France et ses parents l’accompagnent. Il se rendent ensuite à Paris. Mais la duchesse de Berry, souhaitant voir sa sœur, obtient l’autorisation de les rejoindre à Grenoble. Elle les accompagne jusqu’à la frontière espagnole, avant de repartir les attendre aux Tuileries, comme le confirme un courrier du 11 octobre 1829 : « Je serai si heureuse de vous revoir ici à Paris29 ». La princesse quitte Saint-Cloud pour se diriger vers le Sud de la France. À Lyon, elle a le plaisir de retrouver sa sœur Louise et de s’acheminer avec elle vers Grenoble pour retrouver les souverains napolitains et la future reine d’Espagne. Elle voyage en voiture découverte avec ses parents jusqu’à la frontière. Elle y laisse sa famille pour reprendre son voyage dans le sud du pays. Pour les Bourbons, ce voyage familial qui réunit trois branches des Bourbons est une preuve éclatante de ce rapprochement dynastique, et la presse ne manque pas de souligner l’émotion de la duchesse de Berry :
C’était le moment d’une touchante séparation. MADAME la duchesse de Berry a fait quelques pas en avant, et l’on a vu cette auguste princesse se jeter aux genoux de son père, qui s’est hâté de la relever et l’a embrassé tendrement en la remettant entre les bras de la reine, qui à son tour l’a pressée contre son sein. Les adieux avec la jeune reine n’ont pas été moins touchans, et MADAME, tournant alors ses regards vers la France, s’est précipitée dans sa voiture30
La duchesse de Berry peut également offrir à sa sœur un riche présent : un collier et des bracelets de diamants choisis pour elle31. Avec ce voyage qui résulte d’une politique familiale menée par la duchesse et non par la diplomatie, les Bourbons se donnent à voir et rappellent également qu’ils règnent à Paris, Naples et Madrid. De plus, ces liens étroits renforcés par de nombreux mariages endogamiques permettent d’asseoir sur le trône autant de futurs souverains partageant cette triple hérédité32.
Une des grandes joies de la princesse est de pouvoir enfin présenter ses enfants à ses parents, façon de matérialiser ce réseau familial et de lui donner corps avec celui qui est appelé à montrer sur le trône de France. Les enfants « attendent avec impatience Bon Papa et Bonne Maman33 », et la princesse, revenue à Paris le 28 novembre 182934, obtient encore une fois d’aller au-devant de ses parents qui remontent d’Espagne : « Pour moi, le Roi m’a permis de venir à votre rencontre à Blois, ce qui me procure le plaisir de vous voire 5 jours plus tôt35 ». Les lettres qui précèdent cette visite tant attendue ne laissent pas de doute sur l’impatience de la princesse de revoir les siens, mais aussi de leur prouver, en leur présentant son fils, qu’elle a parfaitement accompli le devoir qui lui avait été assigné.
Une thématique plus propre au statut de Marie-Caroline, à savoir une femme, princesse de sang royal, mère de l’héritier du trône de France, occupe en filigrane sa correspondance : l’éducation de ses enfants et la santé de sa famille. Préoccupation classique d’une femme, sorte de « théâtre intime » (Diaz et Siess, 2006), où le lecteur devient également spectateur de ce quotidien auquel il ne prend pas part, mais auquel il est convié à intervalle régulier. La princesse n’en est pas nécessairement la principale protagoniste, mais, elle met en avant l’attention portée à l’évolution et à l’éducation de ses deux enfants ainsi que le bonheur que cela lui apporte. Pour la princesse, la construction et la diffusion de son image est un autre volet, sans doute plus discret, du pouvoir féminin (Walch, 2012 : 7). On peut l’envisager comme une sorte d’engagement personnel visant à une forme d’autopromotion dynastique. La princesse se met en scène, donne à voir sa vie, ses choix et justifie ainsi sa propre place au sein de la dynastie (Bernard, 2017 : 89). Il y a pour Marie-Caroline une véritable volonté de partager ses moments de joie avec sa famille, notamment la naissance d’un fils, après l’assassinat de son époux puis l’éducation et les progrès de ses deux enfants. Les historiens évoquent l’idée d’une « médiatisation de la vie privée », mettant en avant l’intime de manière volontaire dans le but précis de se mettre en avant (Walch, 2012). Il s’agit de dévoiler une part de sa vie privée, non pas au grand public mais à des membres choisis de son réseau familial. La duchesse se montre tout d’abord fière de « ses » enfants. Fière de leur évolution, de leurs talents, de leurs comportements ou de leurs progrès. Elle parle tout autant de Louise que d’Henri : « mon Henri est très bien et fort comme un Turc et bien constitué36 » ; « Louise est toujours plus aimable, son frère est fort, il marche et parle bien37 ». Sa fille soulève son enthousiasme : « ma fille est un véritable bijoux [sic], docile, bonne, polie avec tout le monde, elle fait la révérence quand elle voit des personnes dans son salon et elle dit bonjour Messieurs et Mmes et fait la conversation avec tout le monde38 ». Cette correspondance laisse aussi transparaître une forme d’intimité quand la duchesse s’autorise à dévoiler ses sentiments profonds à l’égard de son fils, au travers de cet aveu maternel plutôt déroutant à son père, dans un courrier du 4 décembre 1820 : « mon fils est beau pour la force mais il a un gros nez et de longues oreilles et malgré tout mon amour de mère, je ne le trouve pas beau39 ». Cette intense correspondance de la princesse avec sa famille napolitaine relève donc bien plus de l’intime, du familial que de questionnements politiques ou diplomatiques.
Conclusion
La correspondance d’une princesse étrangère n’est pas un objet neutre. Mais celle de la duchesse de Berry est quelque peu différente : si elle n’est pas française, elle appartient pourtant à la même dynastie. Sa correspondance avec sa famille d’origine, loin de devenir une menace pour sa cour d’adoption relève bien d’une stratégie familiale qui ne se conçoit que comme dynastique. Son fils est l’avenir de la France mais aussi le futur chef de l’ensemble de la Maison de Bourbon. Naples, Madrid, Paris et bientôt Parme sont les quatre capitales d’un même ensemble monarchique. En ce sens, sa position à la cour de France est sans doute plus enviable que celle de toutes les princesses l’ayant précédée. Mais si elle ne sera jamais l’Italienne, elle ressent ce manque qui se traduit à la fois par le volume de sa correspondance et par les sentiments qu’elle y dévoile. Loin d’être obligées, les lettres de la duchesse de Berry donnent un aperçu de son intimité, en phase avec le romantisme du premier xixe siècle.
La correspondance des princesses avec leur famille ne doit pas être négligée. Bien au contraire, elle est une source essentielle car couramment elles s’y dévoilent plus qu’il n’y paraît. Ce n’est aucunement une série d’anecdotes ou de récits convenus, elle permet de saisir à la fois le quotidien de ces femmes mais aussi leur ressenti au sein d’une cour qui n’est pas la leur. Longtemps délaissée, leur perception de leur personne, de leur fonction et de leurs émotions est un élément essentiel à prendre en compte dans les nouvelles approches historiographiques.