Qu’il s’agisse du covoiturage et de ses différentes déclinaisons, du Transport À la Demande (TAD) et autres taxis-motos, des systèmes d’autopartage et de Vélos en Libre-Service (VLS), des pedibus et vélobus, la palette des services à la mobilité n’a cessé de s’enrichir ces dernières années, se déclinant au gré des territoires et des expérimentations locales. Les modes considérés se situent à l’interface des modes individuels et des modes collectifs et constituent une famille qui vient s’intercaler entre les deux précédentes. Ils ont en commun le fait de proposer un service susceptible d’être partagé par plusieurs utilisateurs. C’est pourquoi nous avons proposé d’utiliser un nouveau vocable, celui de « Service de Transport Partagé » (STP) pour les désigner.
La question que nous abordons concerne la façon dont les usages de ces services peuvent venir modifier les comportements de mobilité pour faciliter des reports modaux et s’affranchir de l’automobile. L’actuel développement des STP témoigne d’une évolution dans la manière d’envisager la mobilité. Désormais conçue comme un service, elle ne dépend plus d’une logique infrastructurelle et permet d’envisager une alternative au système automobile. Cette approche servicielle traduirait ainsi un changement de paradigme de mobilité, passant d’un usage massif monomodal de la voiture à des comportements plus multimodaux, facilités par ces services et par l’usage des outils numériques, et combinant davantage les modes actifs et les transports collectifs. En d’autres termes, les STP sont-ils un levier pour une mobilité plus durable et donc pour s’orienter vers des villes plus respirables et, si oui, à quelles conditions ?
Nous répondrons à cette interrogation en nous appuyant sur les résultats d’enquêtes qualitatives et quantitatives réalisées auprès des usagers de ces services dans le cadre d’un projet de recherche du PREDIT1. Nous formulons l’hypothèse que l’usage de ces services préfigure les valeurs de référence d’un modèle de mobilité en reconversion qui serait plus en phase avec la ville durable, à condition que la diffusion de ces services se fasse non pas de manière foisonnante comme actuellement mais qu’elle soit organisée en coordination avec l’ensemble de l’offre de transports individuels et collectifs et en partenariat avec les différents acteurs concernés. Cela suppose donc de s’intéresser à la diffusion de cette offre dans les territoires et d’étudier ses usages. En effet, même si l’objectif recherché est bien celui d’une ville plus respirable en réduisant les déplacements motorisés, une offre parcellaire et des usages restreints à une clientèle ciblée pourraient paradoxalement avoir pour effet de renforcer la fragmentation des espaces urbains et de leurs usages. Pour cela, nous avons travaillé sur le terrain de l’aire métropolitaine lilloise dans laquelle l’enjeu des alternatives à l’automobile se pose de manière accrue depuis l’adoption récente par la Métropole Européenne de Lille (MEL) d’une Zone de Circulation Restreinte (ZCR) en limitant l’accès à Lille et ses 12 communes périphériques aux véhicules les moins polluants.
La première partie de l’article présentera ces services partagés et la manière dont ils interrogent le modèle de mobilité actuel. La deuxième partie abordera les enquêtes réalisées auprès des usagers de ces services et les enseignements qu’elles apportent. Enfin, la troisième partie montrera quels sont les freins qui persistent à la diffusion et aux usages de ces services et le fait que, jusqu’à récemment, leur développement est davantage susceptible de renforcer les inégalités que de les atténuer.
1. Des services de transports partagés pour un changement de modèle de mobilité ?
1.1. Quelles sont les particularités des STP ?
Depuis quelques années, des services de mobilité partagée, qu’il s’agisse de la voiture – autopartage ou covoiturage – ou du vélo, se multiplient. Ils ne relèvent ni des modes individuels (marche à pied, vélo particulier, Véhicule Particulier (VP)...), ni des Transports en Commun (TC) réguliers (bus, tramway, métro, train...). Ils se distinguent des premiers car ils sont organisés de manière collective, par une autorité organisatrice de transports ou une entreprise privée : ils ne relèvent donc pas simplement de l’initiative individuelle. Ils se distinguent des seconds car ils apportent une réponse personnalisée au besoin de mobilité : l’itinéraire en TC régulier répond à un tracé prédéterminé, que l’usager ne peut changer, alors que celui en vélo en libre-service, par exemple, peut varier à l’infini. On peut donc définir cette catégorie de modes de déplacements comme l’ensemble des services de transport organisés de manière collective et proposant une offre personnalisée de mobilité.
Plusieurs recherches se sont intéressées à ces modes, comme, par exemple, celle du PREDIM (2010) et de Uster (2011), qui utilisent le terme de « 3e mode »pour désigner « un ensemble d’alternatives à la voiture individuelle, s’inscrivant en complément au transport collectif lourd » (PREDIM, 2010). Le CERTU (2013) a travaillé sur la notion de « nouveaux services à la mobilité ». D’autres travaux les ont abordés sous le terme de Transport Public Individuel (TPI), utilisé d’abord à propos du système de VLS (Vélo en Libre-Service) de la ville de Lyon (Huré, 2012), puis employé par Amar (2010) à propos du Vélib. Dans le champ de l’économie sociale et solidaire, on utilise davantage le terme de « mobilité partagée » pour évoquer ces différents services. Ces travaux mettent l’accent sur plusieurs caractéristiques : la nouveauté, ou plutôt le renouveau, l’émergence d’une nouvelle catégorie de transport, l’hybridation et la gestion individualisée du déplacement. Ils soulignent également plusieurs caractéristiques de ces services personnalisés qui viennent les placer dans une catégorie intermédiaire entre les modes de transport individuels et les modes collectifs.
La première tient à une position dans l’entre-deux, soulignée par Amar (2010), notamment pour le covoiturage qualifié de système transmodal. S. Vincent appréhende également ce service comme « une sorte d’entre-deux » (2008).
Ensuite, les STP correspondent à l’adaptation d’un mode principal/existant dont les caractéristiques initiales vont être combinées à celles d’un autre mode de transport, dans le but de proposer une nouvelle offre de transport. Cette hybridation suggère une recherche de personnalisation du service rendu. Adaptation d’un mode de transport donné, elle conduit à combler les interstices en proposant un éventail de solutions à la diversité des situations personnelles.
Ainsi,les STP, sous leurs formes récentes, constituent une réponse à l’évolution de la société. L’automobile, qui a souvent été présentée comme l’expression et l’agent de l’individualisation de la société, est ici réutilisée sous d’autres formes (autopartage ou covoiturage), ou copiée dans son fonctionnement (dans le cas du TAD).
Enfin, les STP sont perçus par les autorités organisatrices de mobilité comme un moyen de satisfaire, sous une forme collective, et d’une certaine façon publique, ce besoin d’individualisation. Le TAD est une forme d’individualisation des transports publics ; a contrario, l’autopartage peut être vu comme un retour en arrière sur cette individualisation, comme le fait de remettre en question le symbole même de l’individualisation qu’est la voiture particulière. Cependant, dans le covoiturage comme dans l’autopartage, l’usager reste maître de son déplacement. L’individualisation ne passe plus par la possession mais par la gestion du déplacement qui va être individualisée.
Notre recherche s’attache davantage à l’approche servicielle de la mobilité sur laquelle reposent les STS. Celle-ci vient en quelque sorte révolutionner le modèle du transport traditionnel parce qu’elle s’affranchit du fétichisme des infrastructures dont dépendent les modes de transports habituels (armature en site propre…) et qu’elle permet de se libérer de la dépendance à l’automobile. En effet, ces services remettent en cause la notion même de mode de transport qui, dans sa conception originelle, est associée soit à un véhicule (l’automobile, le train…), soit à une infrastructure. Les STP reposent en outre sur un véhicule dont l’usage est partagé à un moment donné (la voiture dans le cas du covoiturage et de l’autopartage, le taxi ou le minibus dans le cas du TAD, le vélo dans le cas du VLS). C’est en ce sens qu’ils viennent bouleverser les systèmes de transport antérieurs et constituent un changement de paradigme de mobilité.
L’intérêt des services partagés a été démontré dans les travaux de l’IFT-OECD (2017) soulignant le fait qu’un système de transport public reposant sur la mobilité partagée à la demande plutôt que sur des itinéraires et des horaires fixes améliore sensiblement l’accès des citoyens aux différents services et aux emplois pour un coût moindre.
C’est pourquoi nous nous sommes intéressés à leur contribution à la définition d’un nouveau modèle de mobilité.
1.2. Interrogation par rapport au modèle traditionnel de mobilité
Les différentes enquêtes réalisées sur la mobilité (enquête nationale transports et déplacements de 2008, enquête TNS Sofres-CHRONOS, 2010, enquête européenne OBIS, 2011) montrent que la voiture est le mode privilégié par l’individu dans nos sociétés modernes. Or le temps d’immobilisation du véhicule lié au stationnement est bien supérieur à son usage et représente un coût pour la collectivité. Autrement dit, les ménages, les entreprises ou les collectivités locales ont-ils les moyens financiers d’entretenir un système fondé sur une voiture par adulte en âge de conduire et autant de places de stationnement à l’origine comme à la destination ? D’autres travaux mettent en lumière le fait que la plupart de ces véhicules ne sont, en fait, utilisés que quelques heures dans la semaine, ce qui pose la question de la rationalité de détenir en propriété une voiture et ouvre des perspectives de partage avec d’autres usagers ou de report vers d’autres modes.
C’est donc bien le modèle de la mobilité monomodale fondé sur l’automobilité et les infrastructures associées qui semble à bout de souffle et, dans ces conditions, l’émergence de services de mobilité pourrait préfigurer un modèle de mobilité en reconversion. Un changement de paradigme de mobilité passant d’une conception très infrastructurelle à une approche servicielle voire même virtuelle2 (Sheller, Urry, 2006) a vu le jour. Face à ce changement, l’offre de services partagés apparaît particulièrement pertinente en ce qu’elle pourrait permettre à travers un panel de solutions variées de créer un système alternatif à celui de l’« automobile » visant à assurer un niveau équivalent de service rendu. La diversité de services partagés permettrait de retrouver une « ubiquité, disponibilité et réactivité » (Dupuy, 1999) comparable à celle du système automobile.
En outre, l’apport des nouvelles technologies, les réseaux sociaux et le développement de l’économie numérique et collaborative sont des éléments contemporains qui bouleversent les modèles traditionnels en favorisant de nouveaux services d’aide à la mobilité ou en proposant de véritables solutions de transport partagées (Aguiléra, Rallet, 2016 ; Baraud-Serfaty et al., 2017). La recrudescence des « nouveaux » services à la mobilité est très liée à ces nouvelles pratiques et illustre de ce fait ce que pourrait être la mobilité de demain. L’augmentation du coût des transports, supportée par les ménages et les entreprises, conjuguée à la crise des finances publiques, incite à la recherche de rationalisation et d’optimisation des réseaux existants et des moyens de transport. La mutualisation des parkings, l’autopartage ou les systèmes de vélos en libre-service représentent des formes « optimisées » de gestion de la mobilité. Dans ce cas, plus que marginaux ou secondaires, les formes nouvelles d’organisation des transports préfigureraient un futur modèle de mobilité plus varié et offrant un plus vaste choix modal.
La période actuelle serait donc transitoire, entre la fin d’un modèle dominant et l’émergence d’un modèle à venir. Certains travaux affichent aujourd’hui des réserves quant à la capacité de ces nouveaux services à entraîner un abandon de la voiture au profit de modes alternatifs (Aguiléra, Rallet, 2016) tout en reconnaissant que la fourniture d’informations et la flexibilité de ces modes contribuent à les rendre attractifs. Néanmoins, nous partons du constat que l’usage de ces nouveaux services répond à une attente et traduit une évolution des besoins. C’est pourquoi nous avons souhaité nous intéresser à des usagers précurseurs de ce nouveau modèle, même s’ils n’échappent pas à un biais de sélection.
Nous avons cherché à comprendre comment les usagers se saisissaient de ces services afin de vérifier si les comportements pouvaient confirmer ce changement de modèle. Pour cela, nous avons effectué deux enquêtes.
2. Des enquêtes auprès des usagers : vers de nouveaux comportements plus vertueux
2.1. Les enquêtes sur le territoire de la MEL
L’ensemble de l’agglomération lilloise constitue un ensemble de 1,2 million d’habitants, ce qui en fait la 4e aire urbaine nationale après celles de Paris, Lyon et Marseille et la place au 2e rang national pour sa densité de population. La communauté urbaine est devenue le 1er janvier 2015 la Métropole Européenne de Lille (MEL). Elle rassemble 90 communes aux caractéristiques très différentes, comprenant à la fois des centres urbains et aussi des petites villes ou villages. Sa politique de transports urbains, inscrite dans les PDU successifs, s’appuie principalement sur l’accroissement des performances du réseau de transport en commun et notamment sur l’actuelle modernisation du métro perçu comme la principale alternative à l’usage de l’automobile.
Or les résultats de la dernière enquête déplacements menée début 2016 auprès de 4 500 ménages viennent en quelque sorte interroger l’efficacité des politiques développées ces dernières années dans ce domaine. En effet, alors que le nombre de déplacements par jour et par personne reste plutôt stable (4,03 dans l’enquête de 2006, 3,99 en 2016), la part modale de la voiture est en légère augmentation (43 % en 2016 contre 42 % en 2006). La part des transports collectifs progresse et atteint désormais 10 %. Rappelons néanmoins que l’objectif fixé dans les documents de planification était de 20 % à l’horizon 2020. La marche perd 2 % (29 % contre 31 % en 2006), tandis que le vélo stagne à 1,5 % comme en 2006.
En outre, on enregistre également des variations importantes dans les modes utilisés entre les différents territoires de la métropole. Les taux de motorisation des ménages (1,08 en moyenne) sont également très contrastés. Comme en 2006, le taux le plus faible est celui du territoire lillois avec 0,70, là où l’alternative modale est la plus développée. Tandis que la voiture reste le mode largement dominant dans les territoires des Weppes et de la vallée de la Lys, avec un taux respectivement de 1,51 et 1,37, en croissance, son usage est plus modéré et en diminution à Lille et dans la zone sud de Lille. Les habitants du territoire des Weppes, qui sont 70 % à utiliser la voiture quotidiennement pour se déplacer (contre 55 % en moyenne dans les autres territoires) sont également les moins utilisateurs des transports collectifs. Néanmoins, c’est dans ce territoire et celui de la vallée de la Lys que l’on enregistre les plus fortes hausses de l’usage de ce mode (+ 50 %). Comme en 2006, ce sont les Lillois qui utilisent le plus les transports collectifs et également le vélo. L’enquête révèle aussi que 75 % de l’usage des V’Lille est fait par des résidents lillois.
Plus généralement, la mobilité tous modes traduit des différences entre les territoires (carte 1). Le territoire roubaisien reste marqué par une plus faible mobilité, bien qu’elle soit en augmentation entre 2006 et 2016. Tandis que la couronne nord de Lille, et plus encore le territoire Est, affichent les plus forts taux de mobilité. Ces résultats confirment les tendances de 2006, et il est intéressant de les mettre en perspective avec la carte de l’indice de défaveur socio-économique des populations de la MEL (carte 2) traduisant les inégalités de développement et de richesse de ces territoires. Ainsi la mobilité est bien supérieure dans les territoires où la défaveur est la plus faible et inversement. Nous reviendrons sur ces inégalités dans la troisième partie de l’article.
Source : MEL, 2017, Enquête déplacements 2016, rapport de synthèse.
Carte 2. Défaveur socio-économique des populations de la MEL.
Socio-economic deprivation index of populations in the Lille Metropolitan Area.
Source : SIGLES. Réalisation : F. Occelli.
Au vu de ces tendances, l’enjeu de la mobilité au sein de la MEL est donc particulièrement important, et notamment pour ce qui concerne l’offre de services partagés.
En effet, sur ce territoire, les services à la mobilité se sont développés depuis quelques années :
-
un service d’autopartage : la SCIC3 Lilas Autopartage, lancée en 2007 par Kéolis, l’Ademe et la ville de Lille. Le territoire d’étude compte également plusieurs particuliers qui proposent leur véhicule dans le cadre de services d’autopartage entre particuliers via des sites comme VoiturLib ou Buzzcar4, Drivy ;
-
un service de vélo en libre-service : V’Lille, géré par l’exploitant en charge du réseau de transport sur la métropole lilloise (Transpole) dans le cadre d’une délégation de service public. Il a été mis en service en septembre 2011 et compte aujourd’hui plus de 200 stations ;
-
plusieurs services de Transport À la Demande (TAD) : organisés sous forme de lignes virtuelles, les services Itineo et Clair de Lune ;
-
de nombreux services de covoiturage : des sites Internet visant à mettre en relation des covoitureurs ont été mis en place sur le territoire de Lille Métropole par des acteurs locaux (ex. osezcovoiturer.com mis en place en septembre 2011 par la ville de Lille et une dizaine de partenaires locaux, dont la DTT du Nord), en plus des opérateurs nationaux de covoiturage (iDVROOM, Blablacar, etc.).
Nous avons donc souhaité enquêter les usagers de ces services afin de comprendre à quels besoins répondaient ceux-ci et quels en étaient les usages. Une première phase d’enquête qualitative s’est faite par des entretiens semi-directifs réalisés en 2012 au domicile ou sur le lieu de travail de 32 usagers de services à la mobilité sur le territoire de la MEL (Lilas Autopartage, V’Lille, covoitureurs, membres d’associations ayant mis leur véhicule en partage). Il s’agissait d’une phase exploratoire permettant d’identifier les thématiques à approfondir dans un second temps via un questionnaire quantitatif.
Afin de mieux connaître les usages des STP et d’identifier le profil des usagers, notamment ceux qui ont des pratiques multiples et combinées des STP, nous avons ensuite réalisé au printemps 2012 une enquête quantitative par e-questionnaire envoyé à tous les étudiants des universités lilloises, aux réseaux professionnels (université, recherche, collectivités territoriales) qui ont à leur tour diffusé le questionnaire dans leurs réseaux. Ainsi le périmètre de l’enquête quantitative s’est affranchi des frontières de la MEL, et les répondants résidaient plus largement dans l’aire métropolitaine lilloise. Le questionnaire se structurait en cinq parties (usages des STP, freins, modification des comportements et du rapport à l’automobile, informations sur les individus).
Les analyses des matériaux récoltés nous apportent des précisions sur le profil des usagers en ce qui concerne leur mobilité et leurs caractéristiques sociodémographiques. Sur les 888 réponses complètes, 755 personnes ont déclaré utiliser au moins un service de transport personnalisé. Les 123 questionnaires restants concernaient des personnes qui n’utilisent pas les modes étudiés.
Les enquêtes réalisées nous ont ainsi permis d’appréhender et d’examiner les usages actuels de ces services et, plus spécifiquement, les pratiques modales de leurs usagers.
2.2. Des usagers multimodaux et avant-gardistes
L’enquête confirme que l’usage des services à la mobilité témoigne de l’évolution des pratiques des usagers. Les résultats montrent que l’usage d’un ou de plusieurs services personnalisés n’est pas exclusif d’autres modes mais révélateur d’une pratique « multimodale » impliquant que l’individu soit en capacité de savoir utiliser l’ensemble des modes et non pas un mode davantage que d’autres.
Les STP sont largement utilisés en complément des autres modes et ne les remplacent pas : 70 % des usagers des STP utilisent l’ensemble des modes de transport à leur disposition, à savoir la voiture, les transports collectifs, les modes actifs et les services à la mobilité.
Une question posée aux enquêtés visait à tester la contribution de ces modes aux comportements de mobilité : « Depuis que vous utilisez (ou avez utilisé) ces services, réfléchissez-vous davantage au mode de transport que vous prenez ? » 68 % des enquêtés (soit 514 personnes sur les 755) répondent qu’effectivement, l’usage de ce(s) mode(s) a probablement modifié leur façon d’appréhender les modes de transports :
-
60 % d’entre eux affirment « essayer de limiter leurs déplacements en voiture » ;
-
18 % disent « prendre le mode de transport qui lui coûte le moins cher » et 17 % « le mode le plus rapide ».
-
Seuls 5 % déclarent limiter leurs déplacements en transports en commun. Ces usagers ont privilégié l’usage des services partagés, type VLS, considéré comme plus adapté au trajet à effectuer à celui du transport collectif.
En outre, une large majorité des enquêtés (58 %) déclarent calculer davantage les coûts de leurs déplacements depuis qu’ils utilisent/ont utilisé ces modes de transport. Ils comparent ainsi les coûts des différents modes proposés pour un même trajet (par exemple, tarification du transport collectif versus VLS ou encore comparaison entre coût de l’autopartage, du covoiturage ou de l’usage de la voiture particulière5).
Or l’étude des pratiques émergentes d’un panel d’usagers des services à la mobilité montre qu’ils ont en commun d’adapter leur mode de déplacement au besoin de déplacement à effectuer. Moins « captifs » ou « exclusifs » d’un mode, ils semblent effectuer un choix rationnel tenant compte à la fois de la distance à parcourir, du motif et du coût.
Loin d’être marginales, ces pratiques émergentes révèlent probablement les marges d’adaptation des usagers face à l’évolution des conditions et contraintes de transport.
Une des questions du projet de recherche était de savoir si les utilisateurs des STP sont plus ouverts que les autres usagers aux autres formes de déplacement et plus particulièrement aux autres STP. Autrement dit, le fait d’utiliser un de ces services (le VLS, par exemple) favorise-t-il l’usage d’autres services à la mobilité (comme, par exemple, le covoiturage ou l’autopartage) ? A contrario, les usagers ont-ils plutôt une approche cloisonnée service par service ?
Dans l’enquête quantitative, la proportion de personnes utilisant plusieurs STP est non négligeable : près d’un répondant sur deux (47 %) déclare utiliser plusieurs services de transport personnalisé. Plus précisément, 36 % des répondants utilisent deux STP, et 11 % en utilisent trois. Une personne a même déclaré utiliser les quatre. Au total, cela concerne 358 personnes sur les 755 enquêtés.
Tableau 1. Types de combinaison de STP.
Combination of STS.
Source : Enquête quantitative InteroSTeP, 2012.
STP combinés |
Nombre de répondants |
VLS + Covoiturage |
185 |
VLS + Covoiturage + Autopartage |
71 |
VLS + Autopartage |
67 |
Covoiturage + Autopartage |
15 |
VLS + Covoiturage + TAD |
9 |
VLS + TAD |
4 |
VLS + Autopartage + TAD |
3 |
Covoiturage + TAD |
2 |
Autopartage + TAD |
1 |
VLS + Covoiturage + Autopartage+ TAD |
1 |
Total |
358 |
Le tableau 1 montre que toutes les combinaisons sont possibles6. La plus fréquemment rencontrée concerne le VLS utilisé en plus du covoiturage (185 personnes déclarent utiliser le VLS et covoiturer). À la lecture du tableau, il apparaît que le VLS est le service qui est le plus souvent combiné avec un autre STP. En effet, il est présent dans les trois types de combinaisons les plus fréquentes référencées dans le haut du tableau. Ainsi, les utilisateurs de VLS sont plus nombreux à utiliser ce mode en combinaison avec un autre STP que seul.
Ces résultats illustrent bien que ces usagers ont un rapport différent à la mobilité, ils ne privilégient pas un seul mode de transport mais en utilisent plusieurs. Ils semblent en quelque sorte à l’avant-garde des pratiques modales, sachant combiner sans difficulté différents modes au gré de leur besoin.
Une autre question concerne les motivations auxquelles renvoie l’usage de ces services. Autrement dit, les usagers sont-ils particulièrement sensibles aux questions écologiques ou bien privilégient-ils ces modes de transport pour des raisons économiques ?
2.3. Des nouvelles pratiques empreintes d’éco-responsabilité
Pour tenter de comprendre les comportements des usagers et leur motivation, nous avons examiné, dans un premier temps, leur rapport à l’automobilité. Pour cela, nous avons regardé la possession du permis de conduire et d’une voiture, ainsi que l’équipement du ménage en véhicules chez les usagers des services de transport comme étant des indicateurs de leur dépendance ou non à ce mode.
Le pourcentage de répondants en possession du permis est proche de 90 % pour tous les STP (tableau 2).
Tableau 2. Proportion de personnes titulaires du permis de conduire chez les utilisateurs de STP.
Proportion of persons holding relevant driving licence among STS users.
Permis de conduire (en %) |
VLS |
Autopartage |
Covoiturage |
TAD |
Titulaires du permis |
91 |
90 |
90 |
92 |
Personnes sans permis |
5 |
1 |
5 |
0 |
Non renseigné |
3,5 |
8 |
5 |
8 |
La différence porte plutôt sur le niveau de l’équipement en automobile des ménages (tableau 3). En effet, le pourcentage de ménages sans automobile est plus important chez les personnes qui pratiquent l’autopartage (66 %). Pour les autres STP, il est de l’ordre de 30 %.
Tableau 3. Équipement en automobile des ménages.
Car-owning households.
Motorisation des ménages (en %) |
VLS |
Autopartage |
Covoiturage |
TAD |
Ménages sans auto |
30 |
66 |
27 |
32 |
Ménages avec une voiture |
44 |
28 |
42 |
36 |
Ménages avec 2 véhicules ou plus |
26 |
6 |
31 |
32 |
Ménages avec au moins une voiture |
70 |
34 |
73 |
68 |
Il y aurait donc, pour ces 30 % d’usagers détenteurs de permis de conduire, à travers l’usage des STP, un choix modal « sans voiture ».
Afin de vérifier que les usagers des services à la mobilité (TAD exclus) s’inscrivent dans une logique de choix et non dans un choix par défaut lié, par exemple, à des raisons économiques, nous les avons interrogés sur leur perception de la voiture particulière.
86 % d’entre eux considèrent la voiture comme un « simple mode de transport » et 81 % qu’il s’agit du « mode le plus cher ». Celle-ci est certes encore perçue comme « un symbole de liberté » par 59 %, mais ils ne sont plus que 45 % à la qualifier de « pratique ».
Et ils ne sont que 20 % à répondre que la voiture est le reflet du statut social. Ces usagers ne considèrent donc plus la voiture comme un symbole de richesse. Au contraire, l’usage des services à la mobilité leur servirait à afficher leur maîtrise des outils numériques, connectés et leur aisance à utiliser des innovations technologiques et le high tech mais aussi leurs nouvelles valeurs plus « éco-responsables » orientées vers la smart mobility (Lacombled, Jeanneau, 2014), la mobilité intelligente, elle-même en phase avec les enjeux actuels de la smart city.
Ce choix d’usage de ces services peut également témoigner d’une évolution du rapport consumériste à la voiture elle-même. Affranchis de leur dépendance à ce mode, les enquêtés en appréhendent sans doute mieux que d’autres les désavantages (congestion, nuisances, stationnement...) et ne la perçoivent plus que comme une modalité de déplacements parmi d’autres. La voiture n’est utilisée que lorsque son usage est indispensable et qu’elle peut être facilement abandonnée au profit d’un autre mode en fonction des besoins et d’un calcul tenant compte de la distance à parcourir, de la vitesse, du coût, voire même des émissions de polluants. « Chaque usager a […] le pouvoir de choisir entre différents modes de transports que ce soit le plus rapide mais aussi le moins polluant pour effectuer son trajet. C’est grâce aux multiples données croisées dans les systèmes d’informations (consommation d’énergie, temps, trajet, horaires, situation du trafic...) que le choix est désormais possible pour l’usager d’opter pour tel ou tel type de transport » (Lacombled, Jeanneau, 2014).
Cette tendance se confirme lorsque l’on étudie les motivations selon lesquelles les enquêtés font le choix de services de transport personnalisé pour se déplacer. Le fait de faire des économies mais aussi le sentiment d’agir pour l’environnement sont largement évoqués, ainsi que le gain de temps et la souplesse que permettent ces modes, notamment pour le VLS. Il y a donc bien une sensibilité environnementale particulière chez certains usagers pour motiver leur choix.
Ainsi, les comportements des usagers enquêtés semblent plutôt vertueux sur le plan environnemental et traduisent une capabilité ou une motilité (Kaufmann, Jemelin, 2004) leur permettant sans difficulté de choisir rationnellement dans la palette des solutions proposées le mode de transport le plus adapté à leur déplacement, tout en s’affranchissant de la voiture.
Néanmoins, comme nous allons le voir, les alternatives proposées varient considérablement d’un territoire à l’autre, et l’offre des services de transport partagés ne couvre pas l’ensemble du territoire étudié de manière homogène.
3. Une offre très parcellaire qui a tendance à fragmenter la ville et à renforcer les inégalités
3.1. Une diffusion très hétérogène de ces services
Carte 3. Les services à la mobilité dans l’Aire Métropolitaine de Lille (AML).
Mobility services in Lille Metropolitan Area (LMA).
Source : Castex et al., 2014.
À travers les discours recueillis dans le cadre de la recherche, nous avons relevé un différentiel d’alternatives proposées à l’usage de la voiture-solo entre les agglomérations et au sein même des agglomérations. C’est d’ailleurs, au-delà des frontières de la MEL, la tendance générale pour l’offre de services à la mobilité, comme le montre la carte, réalisée à l’échelle de l’Aire Métropolitaine de Lille (AML). Ce différentiel pénalise certains territoires dans leur capacité à s’adapter aux nouvelles contraintes de mobilité. Les caractéristiques de densité et de centralité semblent favoriser l’émergence de solutions nouvelles, alternatives aux offres de transport traditionnelles au détriment des territoires moins denses et/ou moins polarisés, même si des initiatives portées par des associations, des entreprises, des collectivités locales existent en dehors des centres urbains et relativisent ces points de vue. Certes, dans les secteurs ruraux ou dans le cadre d’actions menées au titre de la politique de la ville, des services à la mobilité sont mis en place. Mais ces initiatives sont faiblement relayées (voire méconnues) par les politiques de transports. Elles restent cantonnées à un segment d’usagers dits « captifs » n’ayant pas accès au « club » des automobilistes. Autrement dit, ces services ne sont pas conçus comme des services de transport mais comme des moyens d’ajustement à la marge d’autres politiques (aménagement, emploi, tourisme, politique de la ville, politique sociale...). Si l’on regarde des instruments comme les PDU, ceux-ci ont eu tendance à se focaliser sur l’offre de transport collectif et les politiques cyclables, occultant souvent les nouveaux services à la mobilité. À Lille comme ailleurs, les ingénieurs des services mobilité rencontrés au cours de la recherche ont souvent dressé le même constat. La temporalité des documents, le caractère innovant et souvent expérimental de ces services constituent des freins à leur intégration dans ces documents. Cela explique aussi le relatif déséquilibre de l’offre, puisque la planification n’a pas eu pour fonction de rééquilibrer cette offre entre les territoires.
Le choix modal paraît plus aisé à organiser dans les zones les plus denses que dans les zones moins denses parce que les contraintes posées à l’usage de la voiture-solo y sont les plus fortes (congestion, stationnement, pollution...). L’usage de la voiture-solo reste le mode dominant dans les territoires les moins contraints par la densité et tarde à mettre en évidence les atouts « pour tous » des organisations modales développées pour les usagers « exclus » du système automobile... dits « captifs ». Ainsi, il existe bien actuellement une situation d’inégalité des territoires urbains et périurbains dans l’offre alternative à l’automobilité. Comme pour les autres modes de transports (voiture ou TC), il est essentiel de distinguer l’urbain dense des autres problématiques (banlieues, périurbain et rural) pour concevoir des services personnalisés.
Finalement, les initiatives de services partagés s’effectuent « par défaut » dans les territoires les moins denses et sont perçues comme innovantes lorsque la densité ne permet plus le choix de l’usage de la voiture individuelle. En effet, dans les entretiens menés, le discours de certains interviewés illustrait le fait que dans les territoires périurbains ou ruraux, les services partagés qui ont vu le jour avaient pour objectif de solutionner des besoins occasionnels de déplacements de populations exclues du système automobile (populations âgées, jeunes sans permis, personnes en insertion…). Au contraire, dans les centres urbains denses comme Lille, les services partagés sont créés pour pallier une situation devenue trop pénalisante pour l’usager de l’automobile, en raison de la congestion, du stationnement... Il s’agit donc bien de suppléer, à travers la recherche de solutions innovantes, une offre alternative déjà existante pour satisfaire encore mieux et de manière plus adaptée une mobilité croissante de certaines catégories de population (en particulier les actifs occupés à temps plein ayant un niveau d’études élevé (Kaufman, 2008 ; MEL, 2017)) et en quête de solutions leur permettant d’optimiser leur temps de parcours.
Un deuxième élément vient ainsi interroger la diffusion des STP dans les différentes couches sociales. Autrement dit, la question posée est de savoir si les STP sont utilisés par toutes les catégories de population ou s’il s’agit de publics particuliers, comme, par exemple, des « exclus » du système automobile ou des personnes en situation économique fragile ?
3.2. Un profil d’usagers spécifique
La deuxième tendance relevée est que l’usage des services à la mobilité ne semble pas se diffuser de manière homogène dans toutes les couches de la société. En effet, les travaux réalisés dans le champ de la sociologie montrent que la différence de comportements de mobilité, notamment parce que ceux-ci dépendent d’une capacité à être mobile, forme de capital dont sont inégalement pourvus les individus, reflète les inégalités sociales (Kaufman, 2008). Notre enquête confirme cette tendance.
Même si la diffusion du e-questionnaire parmi les réseaux professionnels a entraîné quelques biais, notamment pour interroger une population d’ouvriers sous-représentée dans notre échantillon, nous ne pouvons que constater la surreprésentation de deux catégories particulières parmi les usagers des STP, marquant ainsi une différence d’appropriation de ces modes.
La première catégorie surreprésentée dans la population interrogée est la PCS des cadres et professions libérales. Les professions intermédiaires arrivent en seconde position, suivies des employés. Les ouvriers sont faiblement représentés parmi les enquêtés.
Ces résultats vont dans le sens de ceux de la littérature sur l’autopartage, le VLS ou encore le covoiturage, qui sont plutôt des modes plébiscités par les individus ayant des professions supérieures. Les résultats de cette enquête confirment que les professions « supérieures » manifestent un intérêt certain pour ces modes au regard du nombre de répondants.
La deuxième caractéristique qui ressort dans le profil des utilisateurs des STP concerne leur tranche d’âge. En effet, la classe des 30-39 ans est la plus représentée parmi les usagers des services à la mobilité.
Graphique 1. Structure par âge des répondants classés par STP.
Distribution by age of respondants ranked by STS use.
Source : Castex et al., 2014.
D’autres travaux portant sur ces services dressent le même constat, que ce soit pour le VLS (Efthymiou et al., 2013) ou l’autopartage (Prettenthaler et Steininger, 1999).
Mais on note cependant des différences entre les services. Le covoiturage est proportionnellement utilisé par le groupe des « jeunes ». Réserver un covoiturage nécessite un usage facilité d’outils connectés (smartphone, tablettes…) et notamment des réseaux sociaux. Cela pourrait donc expliquer cette tendance. Le VLS est le plus utilisé par les trentenaires qui y voient sans doute un moyen de gagner du temps dans leurs déplacements en milieu urbain.
Au vu des deux catégories les plus présentes se dessine le profil du jeune cadre dynamique comme utilisateur privilégié de ces services. Là encore, ce résultat rejoint les analyses menées par Kaufmann (2008) et Urry (2005) sur les compétences de mobilité requises pour un bon usage des services à la mobilité. L’usage du numérique, de la géolocalisation, souvent requis pour l’utilisation ou la réservation de ces services, introduit nécessairement un filtre parmi les usagers et fait appel à un capital culturel et économique dont disposent les cadres, qui représentent la catégorie la plus mobile. L’usage des STP requiert aussi une capacité à organiser, planifier et moduler son déplacement et son mode de transport, dont ne sont pas également pourvues les différentes classes d’âge et PCS, ce qui explique sans doute les différences observées.
Ainsi, la diffusion et les usages des services de mobilité partagés témoignent d’inégalités territoriales et sociales au sens où ils renvoient à une dichotomie dans la capacité qu’ont les individus à répondre ou non à l’actuelle injonction sociétale à la mobilité. En effet, comme le rappellent Kaufman (2008) et Dubois (2012), la mobilité représente tout à la fois un droit fondamental, un symbole de liberté, mais surtout une nécessité. Le fait de pouvoir et d’être disposé à se déplacer, pour des raisons professionnelles notamment, apparaît aujourd’hui primordial. La capacité de se déplacer est désormais perçue comme le gage d’une capacité à changer, à s’adapter voire même à progresser dans la vie professionnelle et sociale. En ce sens, au lieu d’atténuer les inégalités d’accès à la mobilité, l’offre actuelle de services partagés contribue paradoxalement à accentuer l’effet de fragmentation des espaces urbains, périurbains et ruraux. Sur le plan social, elle maintient une ligne de partage entre, d’un côté, des populations doublement contraintes par et pour des raisons financières liées au coût du logement de résider en zones périurbaines ou rurales et d’effectuer quotidiennement de longs trajets coûteux en automobile en l’absence d’alternative, et d’un autre côté, les résidents de zones centrales, plus aisés, disposant d’un panel de choix modaux plus développé mais néanmoins contraints à se déplacer de plus en plus vite et loin pour les besoins de leur vie active.
Après avoir montré les inégalités qui persistent dans l’offre des STP au sein des territoires et la disparité des usages, on peut voir que les STP réinterrogent également le modèle des politiques de déplacements et la manière dont elles pourraient permettre une amélioration des conditions de déplacements prenant mieux en compte les disparités sociales et territoriales.
3.3. Un renouveau de l’offre de services pour des villes plus respirables ?
Malgré l’opportunité qu’offrent les services de transports personnalisés pour évoluer vers un modèle s’appuyant davantage sur des « altermobilités » (Vincent, 2008) moins polluantes, leur diffusion très inégale dans les territoires interroge les conditions dans lesquelles pourrait se faire l’évolution vers des villes plus respirables. Gallez (2015) a constaté la difficulté à interroger et à prendre en compte les impacts sociaux des politiques visant l’amélioration des conditions de déplacement et à énoncer une proposition, celle d’un changement de paradigme politique qui s’appuierait sur la notion d’accessibilité. Celui-ci permettrait notamment de poser de manière plus transversale la question des inégalités d’accès aux ressources urbaines dont fait partie l’offre de mobilité.
Du point de vue des politiques, si le passage des autorités organisatrices de transport, devenues désormais autorité organisatrice de mobilité, tend à envoyer un signal important pour un élargissement du panel de solutions de mobilité proposées dans le ressort territorial, on peut se demander avec Orfeuil (2015) si les politiques d’aménagement ne devraient pas prendre le contre-pied « d’une spirale selon laquelle l’amélioration des conditions de déplacement par les investissements de transport accroît les besoins de mobilité pour tous », accentuant dans le même temps la pression et la mise à l’écart des plus fragiles économiquement. Comme le souligne Gallez (2015), face aux enjeux énergétiques et écologiques, « ces formes de dépendance à la mobilité des plus pauvres questionnent la durabilité de politiques orientées vers la facilitation des conditions de déplacement ».
La politique menée par la MEL s’inscrit complètement dans cette recherche d’une amélioration continue des conditions de déplacement, misant notamment sur un investissement massif via l’extension et l’accroissement de la capacité du métro. Pourtant, les récents débats quant à l’adoption de la prochaine délégation de service public laissent penser que les lourds investissements dans le transport collectif n’ont pas pour autant donné les résultats escomptés, parce que « le nombre de voyages annuels n’a pas atteint les 207 millions prévus (175 en 2015), et parce que le futur métro plus long (52 m) ne roule pas mais coûte déjà »7. Au sein de l’institution communautaire, les transports collectifs ont longtemps été pensés comme l’alternative essentielle au report modal de la voiture. C’est pourquoi aujourd’hui, dans un contexte budgétaire fortement contraint, cette diversification de l’offre pour l’étendre à des solutions plus souples mais surtout moins coûteuses apparaît encore plus importante. C’est donc un des enjeux de la nouvelle concession qui vient d’être adoptée en décembre 2017. La bataille juridique opposant récemment Transdev et Keolis parmi les exploitants susceptibles d’emporter le marché a repoussé la mise en œuvre du prochain contrat à mars 2018. Il importera donc d’examiner la nouvelle offre de services proposée.
Au sein de la MEL, la préparation de la nouvelle concession de service public par le conseil communautaire a amené les techniciens à réexaminer la place des nouveaux services de mobilité. Le cahier des charges devrait réserver une place plus importante à ces services, mais la question posée est bien celle de l’approche territoriale et de la couverture de ces services au sein des communes périurbaines.
4. Conclusion
Si un système de mobilité en transition semble se dessiner à travers l’usage des STP, il convient cependant d’être nuancé et prudent en ce qui concerne ces nouvelles tendances car elles reflètent des situations et des usages très contrastés au sein des différentes couches de la société et des territoires, comme l’illustre l’exemple de la MEL.
Les politiques de mobilité menées au cours des dernières décennies ont eu tendance à être très inégalitaires dans l’offre proposée, raisonnant d’abord en termes de densité de population et d’usagers potentiels. Elles ont ainsi contribué à entretenir, voire à renforcer, un système de transport à deux vitesses scindant les zones urbaines denses d’un côté, dans lesquelles l’altermobilité est facilitée par une offre de services à la mobilité qui s’est diversifiée, d’avec les territoires périurbains et ruraux, de l’autre, dans lesquels l’offre alternative de STP à la voiture-solo apparaît encore peu développée, si l’on excepte la multiplication des stations de covoiturage aux abords des principales sorties du réseau autoroutier.
Au-delà du droit à la mobilité, ces inégalités d’accès aux services de transport interrogent plus encore, comme le montre Ripoll, le « droit à maîtriser ses déplacements » (Orfeuil et Ripoll, 2015). En outre, les résultats d’enquête présentés ci-dessus indiquent que l’inégalité d’accès aux services de mobilité partagés semble renforcer la fracture entre les exclus de la mobilité et ceux que l’on pourrait appeler les « multimobiles », sachant maîtriser toute forme de mobilité, qu’elle soit virtuelle, géographique ou physique. Une approche renouvelée des politiques consisterait sans doute à mieux prendre en compte les conséquences sociales de la fragmentation et de la sectorisation des politiques publiques orientées vers l’amélioration des solutions de mobilité. Reste à savoir si le changement introduit par la loi Notre dans la répartition des compétences de transports permettra aux intercommunalités et aux régions de mieux prendre la mesure de ces inégalités et d’y apporter des réponses adaptées.