Les anciens aménagements agraires d’une zone humide : la plaine de la Scarpe, de l’Antiquité à l’Époque moderne

  • Ancient agrarian managements in wetlands: the Scarpe plain, from Antiquity to modern times

DOI : 10.54563/asgn.2316

p. 133-142

Résumés

La plaine de la Scarpe, entre Douai et Valenciennes, est constituée pour l’essentiel d’une vaste zone humide, récemment inscrite sur la liste Ramsar. Sa mise en valeur agricole (pâturage et drainage) est relativement bien connue pour les périodes médiévales et modernes. L’étude géohistorique en cours de la forêt domaniale de Marchiennes (Nord), basée sur l’imagerie LiDAR, a montré de manière inattendue la présence d’un paysage agraire gallo-romain, constitué principalement d’un réseau de fossés et de mares. Il témoigne de l’aménagement poussé, dès cette époque, des zones humides à des fins agricoles. Ce type de vestiges n’est pas isolé ; dans la région, on en retrouve couramment des traces archéologiques pour la même période, notamment dans la plaine de la Lys et dans la plaine maritime. Toutefois, la « fossilisation » de ces éléments par le couvert forestier médiéval et moderne permet, pour la première fois dans la région, d’en observer la structuration sur près de 800 hectares.

The Scarpe plain, between Douai and Valenciennes, is essentially a large wetland, recently included on the Ramsar list List of Wetlands of International Importance. Its agricultural development (grazingland with drainage) is relatively well known for the medieval and modern periods. The ongoing geohistoric study of the Marchiennes state forest (département Nord), based on LiDAR imagery, unexpectedly showed the presence of a Gallo-Roman agrarian landscape, mainly consisting of a network of ditches and ponds. It bears witness to the extensive development of wetlands for agricultural purposes from this time. This kind of remains is not unparalleled; in the region, archaeological traces of it are commonly found, at the same period, especially in the plain of the Lys and in the Maritime plain. However, the "fossilization" of these elements under the medieval and modern forest makes it possible, for the first time in the region, to observe their structure over nearly 800 hectares.

Plan

Texte

Un contexte géographique et hydrologique particulier

Située dans le nord de la France, entre Douai et Valenciennes, la plaine de la Scarpe est une vaste zone dépressionnaire, longue d'environ 30 km, sur 6 à 15 de large (Fourrier 1989, p. 3), d’axe globalement ouest-est, insérée entre la plaine un peu surélevée et argileuse de la Pévèle au nord (Yprésien) et le plateau crayeux (Coniacien-Turonien) à recouvrement limoneux de l’Ostrevent au sud (Fig. 1). Sa morphologie actuelle résulte de la mise en place de dépôts argilo-sableux éoliens et alluviaux durant les dernières périodes froides, spécialement au Dryas récent. Les principales dépressions, paléoméandres et thermokarsts, sont ensuite envahies par les tourbes holocènes (Deschodt 2019). Jusqu’aux travaux systématiques de drainage de la fin du XIXe s., la plaine, conventionnellement délimitée par l’isohypse des 20 m d’altitude, est une vaste zone humide (Robaut 1834). Elle est drainée par la Scarpe-aval, ou Scarpe inférieure, depuis les portes de Douai jusqu’au confluent avec l’Escaut à Mortagne-du-Nord. Avant le Xe s., la Scarpe inférieure était alimentée par trois ruisseaux issus des plateaux de l’Artois et de la Gohelle : l’Escrebieux, la rivière de Goeulzin et le Boulenrieu ou Vieille-Rivière, un cours d’eau depuis longtemps artificialisé provenant du secteur de Dourges. Il faut y ajouter toute une série de petits affluents de rive gauche, provenant des hauteurs de la Pévèle (ruisseau de Coutiches, ruisseau de Beuvry, Elnon, etc.).

Fig. 1

Fig. 1

La plaine humide de la Scarpe et la forêt de Marchiennes. Document SAGE / PNR Scarpe-Escaut, modifié.
 
The Scarp wet plain and Marchiennes forest.Document SAGE / PNR Scarpe-Escaut, modified.

Des travaux de canalisation, que l’on date aujourd’hui du Xe s., font déverser dans la plaine la Scarpe supérieure, ou Scarpe-amont, provenant d’Arras, jadis affluent de la Sensée (Louis 2009). Des travaux récents ont montré que cet apport d’eau conséquent a provoqué un engorgement significatif de la plaine (Deschodt 2015, p. 5). Il ne fait toutefois aucun doute qu’antérieurement, et depuis les débuts de l’Holocène, le secteur constituait déjà une « zone humide », au sens actuel des géographes1.

Des marais aménagés au Moyen Âge et à l’époque moderne

Les principaux évènements de l’histoire de la mise en valeur de la plaine sont connus (Deudon 2015). Durant la première partie du Moyen Âge, la plaine de la Scarpe est largement couverte de forêts, y compris en secteur inondable (ripisylves). Des défrichements successifs, qui ne s’achèvent que dans les années 1830, n’en ont laissé subsister que des lambeaux isolés : massif de Raismes-Saint-Amand-Wallers (4 800 ha)2, forêt de Marchiennes (800 ha), bois de Faux à Marchiennes, de Bouvignies, de Flines, de Montigny, des Éclusettes à Hasnon. Le nouveau paysage créé par les défrichements médiévaux est évoqué par un moine de Marchiennes écrivant dans les années 1116-1121 : « Le site de Marchiennes est entouré d’eaux et de marais à roseaux. […] la terre arable située dans une courbe est légèrement surélevée, elle est sableuse et infertile, bien que chaque habitant apporte fréquemment du fumier sur sa petite parcelle (portiuncula). […] Aux environs, la terre arable est resserrée et rare parce que le faible écoulement du cours de la rivière et les écluses des moulins provoquant de fréquentes inondations, la terre jadis fertile s’est trouvée noyée et est devenue marais. […] De chaque côté de la rivière, [à Marchiennes] il y a de grands prés et partout de très abondantes herbes de marais. Plus loin s’étend une grande forêt d’arbres en pleine croissance qui donnent du bois pour tous types de construction et pour le feu. » (Histoire-polyptyque, § 3 et 17, Delmaire 1985, traduction É. Louis).

 

Les défrichements médiévaux ne se firent donc pas au profit des labours qui, par suite d’un asséchement très insuffisant, restent jusqu’au XVIIIe siècle, limités en superficie, mais bien de pâturages inondables plusieurs mois par an. Les premiers systèmes de drainage connus sont, aux XIe et XIIe s., les « râches » (raisse en picard, rascia dans les textes latins). On en connaît 4 ou 5 dans la plaine de la Scarpe. Il s’agit de rigoles de drainage perpendiculaires ou légèrement obliques par rapport à l’axe de la plaine, permettant l’évacuation des eaux d’une zone marécageuse vers la Scarpe, sans doute en reprenant et en rectifiant de petits cours d’eau naturels. L’évocation de la « râche de Brillon » par deux textes complémentaires de 1116-1121 et 1136 permet d’en saisir le principe. Le courant naît dans « l’eau-morte » située dans la paroisse de Beuvry-la-Forêt (a mortua scilicet aqua que iacet in parrochia de Beverui, le marais de Quennebray). Il suit ensuite le ruisseau de Beuvry (rivus de Beverui) pour rejoindre la râche de Brillon proprement dit (rascia de Breilun), qui, elle-même, se jette dans la Scarpe (a fluvio Scarpi usque illuc influit rascia)3.

 

La très faible pente de la plaine et l’absence d’encaissement de la rivière limitent l’efficacité de ces systèmes locaux. À partir du XIIIe siècle, on voit apparaître, sur chacune des rives de la Scarpe, des rigoles de drainage parallèles à la rivière, chargées de l’égouttage des prairies en menant les eaux des marais le plus loin possible en aval, afin de bénéficier du maximum de dénivelé. Il s’agit principalement des réseaux du Décours (rive gauche) et de la Traitoire (rive droite), qui seront progressivement complétés et prolongés et finiront à la fin du XVIIIe siècle par rejoindre la confluence de l’Escaut. Ce n’est pas le lieu ici d’en retracer l’histoire bien connue (Deligne 1998). On fera simplement remarquer que, jusqu’au XVIIe s., leur extension et leur efficacité furent limitées par l’absence d’intervention d’autorité régulatrice supérieure, les travaux devant se limiter aux emprises foncières propres à chaque seigneurie ou à chaque abbaye, aux intérêts fréquemment divergents.

 

Si l’organisation générale du drainage de la plaine et son histoire sont assez bien connues, il n’en va pas de même au niveau du détail des parcelles. Avant la confection des cadastres napoléoniens et le lotissement systématique des marais (Dion 1988), seuls quelques plans du XVIIIe siècle nous renseignent sur l’organisation du réseau de fossés parcellaires.

On peut citer la série de plans sur parchemin représentant les 13 cantons de la seigneurie de Marchiennes4, le plan-terrier de la seigneurie de Râches, de 17345, la Carte generalle du village de Beuvry6, les plans généraux de l’échevinage de Douai (1614 et 1784) et plus spécifiquement une petite série de plans du Frais-Marais à Douai, de 1733 et 17627.

Sur ces documents, deux types de paysages agraires se distinguent nettement. Les « marais », au sens agricole et administratif du terme, forment la première catégorie et sont constitués de vastes parcelles de prairies inondables, allant de quelques hectares jusqu’à 1 200 hectares d’un seul tenant au Marais des Six-Villes (Flines-lez-Râches). Elles sont entourées d’un large fossé périmétral et, pour autant que les plans anciens soient précis, semblent quasi dépourvues de structuration interne. Ce sont des propriétés seigneuriales ou communales. Le beau plan de 1698 du Marais des Six-Villes est sur ce point exemplaire8. Le lotissement progressif de ces marais en parcelles régulières entourées de fossés débute timidement vers 1535-1544 au Frais-Marais de Douai9. Il bat son plein à partir du milieu du XVIIIe s. : 1752, puis 1778 pour le marais des Six-Villes (Dion 1988), 1761 pour le Frais-Marais10. Il se généralise avec la mise en place progressive du système des « portions ménagères » à partir de 1777 (Fourdrignier 1983) ; il est pratiquement achevé lors de l’établissement des cadastres napoléoniens (1815-1830). On peut, à titre d’exemple, comparer la représentation du marais de Guesnain sur le cadastre de l’an 12 (1803-1804) avec celle du levé cadastral suivant, de 1823 (Fig. 2).

Fig. 2

Fig. 2

Le lotissement des marais en portions ménagère : L’exemple de Guesnain. Cadastre consulaire de l’An XII (1802-1803, AD Nord P30 / 153). Cadastre napoléonien de 1823 (AD Nord P31 / 148).
 
The subdivision of marshes into household portions: The example of Guesnain. Consular cadastre of An XII (1802-1803, AD Nord P30 / 153). Napoleonic cadastre of 1823 (AD Nord P31 / 148).

Mais toutes les zones humides ne sont pas traitées en « marais », selon la définition ci-dessus. De larges secteurs, dès le second Moyen Âge (dès 1224 à Waziers, avant 1402 à Râches11), situés généralement à la périphérie des marais en question, sont colonisés avec la trame serrée d’un parcellaire agraire plus ou moins régulier, la plupart de ces petites parcelles étant entourées d’un fossé. Il s’agit encore, presque toujours, de prairies naturelles (prés de fauche ou pâtures). La forme ramassée des parcelles montre bien qu’il ne s’agit pas de labours, l’usage de la charrue imposant un format rectangulaire allongé. Les cultures céréalières se limitent toujours aux petites éminences sablonneuses d’origine éolienne ou alluviale parsemant la plaine. Un détail du plan de Marchiennes de la seconde moitié du XVIIIe s. (secteurs d’Elpret et Lanseau), illustre le contraste entre la trame fossoyée des vastes quartiers de marais et celle des petites parcelles de prés (Fig. 3).

Fig. 3

Fig. 3

Petit parcellaire moderne périphérique aux grandes portions de marais. Marchiennes, canton de Lanseau, milieu du XVIIIe s. (AD Nord 53fi 19).
 
Small modern parcels of land surrounding large marshland areas. Marchiennes, canton of Lanseau, mid-18th century (AD Nord 53fi 19).

À défaut de plan ancien, la photographie aérienne ou l’imagerie LiDAR peuvent montrer la présence de ces anciens parcellaires fossoyés à l’emplacement de vastes parcelles de marais apparemment non structurées. C’est le cas par exemple à Sin-le-Noble, au « Marais du Biez » (Fig. 4). Ces opportunités sont cependant assez rares dans la plaine de la Scarpe et les fouilles archéologiques, trop peu nombreuses et d’ampleur trop limitée, ne permettent pas de mesurer l’étendue et l’ancienneté de ces parcellaires fossoyés implantés dans les zones humides.

Fig. 4

Fig. 4

Sin-le-Noble, « Marais du Biez », parcellaire ancien, médiéval ou antique, visible sur le MNT DREAL-Scarpe et sur une photographie aérienne Google Earth.
 
Sin-le-Noble, "Marais du Biez", ancient, medieval or antique plot of land, visible on the DREAL-Scarpe DTM and on a Google Earth aerial photograph.

La plaine de la Scarpe : une région densément occupée dans l’Antiquité

Il y a deux décennies à peine, la question de l’origine de ces parcellaires et de leurs premières extensions ne se posait pas ; il était plus ou moins entendu que, depuis le début de l’Holocène jusqu’au XIIe siècle, la plaine de la Scarpe était un quasi-désert forestier, tout juste percé par les clairières ouvertes autour des premiers établissements monastiques d’origine mérovingienne : Saint-Amand (Elnone), Marchiennes, Hamage ou Hasnon12.

On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien. Des prospections systématiques de surface menées depuis 2002, assorties du contrôle des données réunies antérieurement par des amateurs locaux, ont montré la densité particulière de l’occupation du sol à l’époque gallo-romaine13. La carte archéologique du secteur de Marchiennes (Fig. 5) illustre ce phénomène. Les indices de site qui y figurent correspondent sans doute pour la plupart à de petites unités agropastorales, avec quelques grandes villae, plusieurs ateliers de tuiliers et quelques sites funéraires14.

Fig. 5

Fig. 5

Carte archéologique du secteur de Marchiennes (sites gallo-romains). Fond de plan du site geoportail.fr
 
Archaeological map of the Marchiennes area (Gallo-Roman sites).Map from geoportail.fr

Même s’il est très possible que plusieurs de ces indices de sites soient des leurres15, il ne fait guère de doute que la densité réelle de l’occupation antique soit bien supérieure, compte tenu des nombreuses surfaces inaccessibles à la prospection : bois privés et friches, prairies permanentes, jardins et espaces bâtis etc.

La première conclusion est que les massifs forestiers médiévaux, défrichés au XIIe siècle, toujours en place (forêt de Marchiennes) ou disparus au XVIIIe siècle (bois de Hamage ou de Tilloy) n’existent pas en tant que tel durant l’Antiquité, à tout le moins durant le haut empire romain (Ier - IIIe s.).

S’agissant d’une zone humide a priori inaccessible à l’agriculture ou à l’élevage sans un minimum d’aménagement, la question se pose donc de l’organisation spatiale de cet espace et plus généralement des formes du paysage agraire antique et de son degré d’anthropisation.

La forêt de Marchiennes, un site particulier, une étude de cas privilégiée

En 2020, l’auteur de cet article, conjointement à d’autres spécialistes régionaux, historiens, géoarchéologues ou personnel du parc naturel régional Scarpe Escaut, a été pressenti par l’ONF, Office Nationale des Forêts, pour mener une expertise sur des traces d’aménagements anciens mal datés, repérés pour certains depuis longtemps dans la forêt domaniale de Marchiennes. Un programme de recherche a été lancé, qui est actuellement dans sa troisième année. Complétée par des reconnaissances au sol et quelques sondages ponctuels, la recherche s’appuie principalement sur la mise à disposition et l’analyse d’une imagerie LiDAR (DREAL-Scarpe 2008), permettant le relevé et la géolocalisation précise des anomalies microtopographiques sous couvert forestier. Depuis quelques années, l’usage archéologique des couvertures LiDAR a été largement médiatisé dans le cadre de recherches « exotiques », jungles mayas ou khmères. Moins connus du public, mais tout aussi productifs, de nombreux travaux analogues ont été menés en France, dans des massifs forestiers lorrains, bourguignons, picards ou ligériens.

Toutefois, à l’opposé des vestiges habituellement rencontrés et étudiés par l’archéologie en milieu forestier, constitués de pierriers, de talus et de microreliefs, le contexte géologique particulier de la plaine de la Scarpe et de la forêt de Marchiennes, évoqué plus haut, joint très concrètement à l’absence de tout affleurement de pierre ou de galets, font que les vestiges visibles sont constitués pour l’essentiel de structures en creux.

 

Toutefois, à l’opposé des vestiges habituellement rencontrés et étudiés par l’archéologie en milieu forestier, constitués de pierriers, de talus et de microreliefs, le contexte géologique particulier de la plaine de la Scarpe et de la forêt de Marchiennes, évoqué plus haut, joint très concrètement à l’absence de tout affleurement de pierre ou de galets, font que les vestiges visibles sont constitués pour l’essentiel de structures en creux. D’aspect encore frais ou au contraire aux reliefs plus ou moins atténués, elles participent d’un hydrosystème complexe, en partie d’origine naturelle, mais très fortement anthropisé, constitué principalement de mares plus ou moins aménagées et de fossés dispersés sur l’ensemble du massif. Ces derniers forment des réseaux complexes largement interconnectés où il est possible d’observer des recoupements et des superpositions, et donc potentiellement de définir une chronologie relative (Fig. 6).

Fig. 6

Fig. 6

Modèle numérique de terrain de la forêt de Marchiennes et de ses abords. Situation des 3 extraits du SIG présentés dans le texte.
 
Digital terrain model of the Marchiennes forest and surrounding area.Location of the 3 GIS extracts shown in the text.

Les deux premières campagnes de recherche (2021 et 2022) ont été essentiellement consacrées au recueil de l’abondante documentation d’archive, largement inédite, ainsi qu’à la reconnaissance et à l’analyse des aménagements « forestiers » les plus « récents », attribuables de la fin du Moyen Âge jusqu’au XIXe siècle. Il s’agit principalement de chemins, de fossés de limites de tailles16, de fossés de drainage connectant des secteurs antérieurement isolés, d’aménagements de mares (d’origine plus ancienne), de drainages ponctuels en merlons ou en « lègres17 », de traces d’anciens défrichements etc. À l’issue de ces deux années, et à la grande surprise de l’auteur, il est apparu que la plupart des traces d’aménagement révélées par le LiDAR ou observées in situ appartenait clairement à une strate nettement plus ancienne, indubitablement associée à des sites d’occupation gallo-romains, et constituant un remarquable réseau parcellaire antique couvrant la totalité des 800 hectares du massif forestier actuel.

Caractérisation d’un paysage antique en milieu humide

Pour cette présentation préliminaire, on s’appuiera sur trois extraits du SIG en cours de réalisation pour l’ensemble du massif.

Fig. 7

Fig. 7

Extrait n° 1 du SIG de la forêt de Marchiennes (parcelles 19 à 22) ; Aménagements antiques.
 
Extract no. 1 of the Marchiennes forest GIS (plots 19 to 22); Ancient developments.

Fig. 8

Fig. 8

Extrait n° 2 du SIG de la forêt de Marchiennes (parcelles 23 à 25) ; Aménagements antiques.
 
Extract no. 2 of the Marchiennes forest GIS (plots 23 to 25); Ancient developments.

Fig. 9

Fig. 9

Extrait n° 3 du SIG de la forêt de Marchiennes (parcelles 35 à 37 et 61 à 63) ; Aménagements antiques.
 
Extract no. 3 of the Marchiennes forest GIS (plots 35 to 37 and 61 to 63); Ancient developments.

Le premier extrait (parcelles 19 à 22, environ 8,5 hectares) concerne l’extrémité nord-ouest de la forêt (Fig. 7). Il montre que les structures en creux, mares et fossés de largeurs variables, sont réparties en étroite corrélation avec la microtopographie locale. Creusées en réseau serré dans les secteurs situés entre 19 et 20 m d’altitude ; elles sont absentes sur les points hauts, au-delà de 21 m d’altitude. La seule exception, révélatrice, correspond à un enclos d’habitat et/ou d’exploitation, d’une superficie d’environ 0,9 hectare (en rouge sur le plan), entouré de fossés de faible ampleur. Plusieurs traces de bâtiments y ont été repérées, associées à du mobilier gallo-romain. Cette « ferme » de plan classique, à la tête d’un petit réseau parcellaire local (dont manque la partie septentrionale, hors forêt), a été implantée sur un léger relief. À l’exception de la zone d’habitat, les mares et les fossés ne forment pas de figures fermées ou d’enclos ; on peut donc difficilement parler de « parcellaire » au sens strict, même si un certain nombre d’axes plus ou moins nord-sud semblent se dessiner. On comprend bien que ce type d’aménagement en mares et en larges fossés de plan irrégulier est incompatible avec l’exploitation de champs labourés. Il ne peut donc s’agir, dans les zones basses, que de pâtures.

On notera encore qu’à une date tardive, sans doute non antérieure au XVIIIe ou au début du XIXe s., un effort particulier de drainage a été mené, en creusant de longs et étroits fossés destinés à connecter les vieilles dépressions d’origine antique. Certains de ces fossés d’interconnexion sont figurés sur le cadastre de 1817 (Beuvry, section A3). Enfin, à l’extrémité sud-ouest de l’extrait présenté, un autre habitat gallo-romain a été observé, en limite de la forêt, sur un cordon sableux surélevé pléistocène d’origine éolienne. Voilà qui pourrait suggérer que ce cordon dunaire ait servi dans ce secteur de limite méridionale « naturelle » au « domaine » exploité par la ferme de la parcelle 20.

 

Le second extrait concerne 3,75 hectares environ, situés au cœur de la forêt, dans les parcelles 23 à 25, à proximité du carrefour actuel de « Croix ou pile » que connaissent bien les promeneurs (Fig. 8). Il illustre l’étroite inféodation des aménagements agraires antiques au modelé naturel hérité du Pléistocène. Le prolongement oriental du cordon dunaire évoqué précédemment est entamé par une dépression circulaire presque fermée de 320 m de diamètre environ, d’origine très probablement thermokarstique. Le réseau de fossés antiques ne concerne que les secteurs situés en dessous de 20,50 m d’altitude et épargne totalement le bourrelet périphérique sablonneux situé au-dessus de cette cote. Là encore, l’habitat antique fait exception, avec un enclos rectangulaire d’environ 50 x 100 m de côté, accosté de 2 mares et qui semble constituer le foyer d’un système de fossés rayonnants. Un autre habitat gallo-romain est situé plus à l’ouest au sommet du cordon dunaire. Il n’a été décelé que par la présence de tessons épars, le contexte naturellement bien drainé de l’éminence sablonneuse ne justifiant pas à l’époque le creusement de fossés drainants et se prêtant mal aujourd’hui à la conservation de microreliefs d’origine anthropique.

 

Le troisième et dernier extrait présenté (Fig. 9) couvre environ 7,15 hectares, dans les parcelles 35-37 et 61-63. C’est une partie d’une vaste zone circulaire déprimée de quelque 1 500 m de diamètre (Fig. 6), tout entière située entre 18,00 et 20,00 m d’altitude. Le réseau de mares et de fossés antiques recouvre l’ensemble du secteur et dessine assez clairement un système parcellaire à mailles irrégulières tendant toutefois vers des modules rectangulaires allongés. Une dépression un peu plus marquée, du nord au sud, correspond vraisemblablement à un écoulement temporaire saisonnier qui, aux époques historiques, n’a jamais correspondu à un véritable ruisseau. Dans l’Antiquité, ce pseudo-talweg a clairement structuré le paysage en étant souligné par une série de fossés, repris à la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne par une importante limite de taille. Deux enclos rectangulaires, livrant de très nettes traces de bâti et d’occupation, se situent à 400 m l’un de l’autre. Ils mesurent chacun 60 à 70 m de large sur 150 m de long.

 

On notera que, dans aucun des 3 extraits présentés, on n’a pu repérer de chemin de desserte ou de connexion entre les différents noyaux d’habitat. Pour l’ensemble de la forêt, un seul chemin antique a été identifié, à son extrémité orientale, sur près de 1 500 m. Il est matérialisé par 2 fossés parallèles distants d’une douzaine de mètres et dessert un vaste enclos avec traces de bâti. Il faut croire que les autres modestes noyaux d’occupation ne justifiaient pas de tels investissements. Peut-être n’étaient-ils pas accessibles aux véhicules lourds, comme ce fut le cas jusqu’au XVIIIe s. dans bien des secteurs de la plaine de la Scarpe.

 

Dans l’état actuel de la recherche, la répartition des noyaux d’habitat et des présumés centres d’exploitation est très inégale. On a vu que certains d’entre eux, dépourvus d’enclos fossoyés, sont très difficilement détectables. Outre la question de la dispersion, celle de la chronologie n’est pas résolue. La période antique est longue : plus de 4 siècles, et tous ces noyaux ne sont peut-être pas exactement contemporains. L’irrégularité de la trame parcellaire, même mis de côté la question de l’adaptation à la topographie naturelle, plaide également pour une mise en place progressive, dont la chronologie fine nous échappe. L’hypothèse d’une origine pour partie antérieure à la conquête romaine ne peut être écartée. D’autre part, la date, le caractère éventuellement progressif de la disparition de ce paysage agraire ouvert, et donc les modalités du retour à la forêt (de toute manière avant le VIIe siècle) restent également des questions ouvertes.

Toutefois, la problématique majeure relative aux aménagements gallo-romains de la forêt de Marchiennes tient évidemment à la fonction précise des réseaux fossoyés (un drainage, sans doute mais pour quoi faire ?), et plus globalement aux aspects économiques de ce paysage rural. Quelles sont les places respectives de l’élevage extensif, des enclos de stabulation, des prés de fauche, de la céréaliculture, de systèmes de haies, des parcelles boisées…

Ces questions devront être abordées avec l’apport de la palynologie et, dans la mesure du possible, de la carpologie et de l’anthracologie. Encore faut-il identifier des dépôts organiques (tourbeux par exemple) datables de la bonne période et surtout non perturbés par l’activité biologique récente. La recherche de ces perles rares est ardue et se poursuit.

Quoi qu’il en soit, les recherches menées dans la forêt de Marchiennes illustrent d’ores et déjà l’importance de la mise en exploitation des zones humides de l’intérieur des terres à l’époque romaine sur le territoire des actuels Hauts-de-France.

Notes

1 Le code de l'environnement définit les zones humides comme « les terrains exploités ou non, habituellement inondés ou gorgés d'eau douce, salée ou saumâtre de façon permanente ou temporaire ; la végétation, quand elle existe, y est dominée par des plantes hygrophiles pendant au moins une partie de l'année » (article L211-1). Retour au texte

2 Seule une partie de ce massif appartient à la plaine de la Scarpe stricto sensu. Retour au texte

3 Guerzaguet 2022, p. 262-264 et Delmaire 1985 §24. Retour au texte

4 Par exemple AD Nord.53fi 14 ou 53fi 242. Retour au texte

5 Conservé à la mairie de Râches. Retour au texte

6 AD Nord.53fi 56. Retour au texte

7 AM Douai, DD 74, DD 78, DD 85, DD 86. Retour au texte

8 http://www.gallica.bnf.fr/ark:/12148. Retour au texte

9 AM Douai DD 91-93. Retour au texte

10 AM Douai DD 102. Retour au texte

11 Louis 2021a (Râche) et Louis 2021b (Waziers). Retour au texte

12 Il en allait de même pour la Pévèle argileuse qui constituait naguère encore un vide archéologique. Retour au texte

13 65 sites gallo-romains présumés sont enregistrés dans les bases de données des communes de Beuvry-la-Forêt, Bouvignies, Marchiennes, Tilloy-lez-Marchiennes et Warlaing, soit un site pour 60 hectares ou, selon un maillage hexagonal théorique, un site tous les 875 m Retour au texte

14 Selon l’usage antique, les sépultures sont installées à proximité immédiate des habitats. Retour au texte

15 S’agissant par exemple d’objets épars déplacés avec les fumures. Retour au texte

16 Depuis le XIIIe s., la forêt de Marchiennes est divisée en 12 ou 13 « tailles » exploitées par rotation annuelle. Retour au texte

17 Les lègres sont des parcelles rectangulaires étroites et très allongées, au sol surélevé en étalant les déblais des fossés périphériques. Le mot est utilisé traditionnellement dans le marais de St-Omer. Dans la plaine de la Scarpe, il est utilisé par les agents du parc naturel régional pour désigner des aménagements comparables, faute de terme local, ou français correspondant. Retour au texte

Illustrations

  • Fig. 1

    Fig. 1

    La plaine humide de la Scarpe et la forêt de Marchiennes. Document SAGE / PNR Scarpe-Escaut, modifié.
     
    The Scarp wet plain and Marchiennes forest.Document SAGE / PNR Scarpe-Escaut, modified.

  • Fig. 2

    Fig. 2

    Le lotissement des marais en portions ménagère : L’exemple de Guesnain. Cadastre consulaire de l’An XII (1802-1803, AD Nord P30 / 153). Cadastre napoléonien de 1823 (AD Nord P31 / 148).
     
    The subdivision of marshes into household portions: The example of Guesnain. Consular cadastre of An XII (1802-1803, AD Nord P30 / 153). Napoleonic cadastre of 1823 (AD Nord P31 / 148).

  • Fig. 3

    Fig. 3

    Petit parcellaire moderne périphérique aux grandes portions de marais. Marchiennes, canton de Lanseau, milieu du XVIIIe s. (AD Nord 53fi 19).
     
    Small modern parcels of land surrounding large marshland areas. Marchiennes, canton of Lanseau, mid-18th century (AD Nord 53fi 19).

  • Fig. 4

    Fig. 4

    Sin-le-Noble, « Marais du Biez », parcellaire ancien, médiéval ou antique, visible sur le MNT DREAL-Scarpe et sur une photographie aérienne Google Earth.
     
    Sin-le-Noble, "Marais du Biez", ancient, medieval or antique plot of land, visible on the DREAL-Scarpe DTM and on a Google Earth aerial photograph.

  • Fig. 5

    Fig. 5

    Carte archéologique du secteur de Marchiennes (sites gallo-romains). Fond de plan du site geoportail.fr
     
    Archaeological map of the Marchiennes area (Gallo-Roman sites).Map from geoportail.fr

  • Fig. 6

    Fig. 6

    Modèle numérique de terrain de la forêt de Marchiennes et de ses abords. Situation des 3 extraits du SIG présentés dans le texte.
     
    Digital terrain model of the Marchiennes forest and surrounding area.Location of the 3 GIS extracts shown in the text.

  • Fig. 7

    Fig. 7

    Extrait n° 1 du SIG de la forêt de Marchiennes (parcelles 19 à 22) ; Aménagements antiques.
     
    Extract no. 1 of the Marchiennes forest GIS (plots 19 to 22); Ancient developments.

  • Fig. 8

    Fig. 8

    Extrait n° 2 du SIG de la forêt de Marchiennes (parcelles 23 à 25) ; Aménagements antiques.
     
    Extract no. 2 of the Marchiennes forest GIS (plots 23 to 25); Ancient developments.

  • Fig. 9

    Fig. 9

    Extrait n° 3 du SIG de la forêt de Marchiennes (parcelles 35 à 37 et 61 à 63) ; Aménagements antiques.
     
    Extract no. 3 of the Marchiennes forest GIS (plots 35 to 37 and 61 to 63); Ancient developments.

Citer cet article

Référence papier

Étienne Louis, « Les anciens aménagements agraires d’une zone humide : la plaine de la Scarpe, de l’Antiquité à l’Époque moderne », Annales de la Société Géologique du Nord, 30 | 2023, 133-142.

Référence électronique

Étienne Louis, « Les anciens aménagements agraires d’une zone humide : la plaine de la Scarpe, de l’Antiquité à l’Époque moderne », Annales de la Société Géologique du Nord [En ligne], 30 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 29 avril 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/annales-sgn/2316

Auteur

Étienne Louis

Archéologue, conservateur en chef du patrimoine honoraire. UMR 8529, IRHiS etienne.louis930@gmail.com

Droits d'auteur

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