Sédimentologie de la matière organique en milieu marin : le point de départ de la formation des roches mères d’hydrocarbures

  • Sedimentology of organic matter in the marine environment: the starting point for the formation of hydrocarbon source rocks

DOI : 10.54563/asgn.542

p. 23-27

Résumés

En milieu marin, tous les sédiments contenant de la matière organique ne deviennent pas des roches mères d’hydrocarbures mais toutes les roches mères sont (très) riches en matière organique d’origine marine, phytoplanctonique. Il importe donc de comprendre quels sont les facteurs favorisant l’accumulation et la préservation de la matière organique issue de la biomasse phytoplanctonique, car c’est là le point de départ de toute la chaine de réactions qui pourra, éventuellement, aboutir à la formation d’un système pétrolier...

In the marine environment, all sediments containing organic matter do not become hydrocarbon source rocks, but all source rocks are (very) rich in marine-derived, phytoplanktonic organic matter. It is therefore important to understand the factors favoring the accumulation and preservation of organic matter from phytoplankton biomass, as this is the starting point for the whole chain of reactions that may eventually end with the formation of an oil system...

Plan

Texte

I. – Introduction

Les énergies fossiles carbonées se répartissent entre charbon, pétrole et gaz (Fig. 1).

Figure 1

Figure 1

Schéma récapitulatif des types de gisements des ressources d’énergie carbonées.
 
Summary diagram of the types of deposits of carbon-based energy resources.
 

Mise en couleur à partir de Baudin et al., 2017 ; copyright EDP-Sciences.
Coloring from Baudin et al., 2017, copyright EDP-Sciences.

En France, le charbon est une source d’énergie que l’on considère comme étant dépassée et on ne prend en considération que les hydrocarbures liquides ou gazeux (les « huiles » et les « gaz » des pétroliers). Notons au passage que les gisements de
charbon peuvent avoir plusieurs rôles aujourd’hui : à la fois un réceptacle pour y injecter et stocker du CO2 et une source de gaz biogénique. Si l’on se concentre sur les hydrocarbures « actuels », huiles et gaz, on sait que ce sont des sources d’énergie à fort impact climatique, puisque leur consommation est source de CO2, gaz à effet de serre. On sait aussi que ce ne sont pas des énergies d’avenir et qu’il faut s’efforcer d’en limiter la consommation et qu’il faut chercher à les remplacer chaque fois que c’est raisonnablement et « durablement » possible et justifié. On sait enfin qu’on va les utiliser pendant des décennies encore parce que l’on ne peut pas s’en passer à l’heure actuelle ni à court terme.

Ces hydrocarbures tirent leur origine dans les mers, où se déposent des sédiments. Ces sédiments peuvent contenir de la matière organique ; quand ils en contiennent « beaucoup », ils peuvent parfois être élevés au grade de « roche mère ». Tous les sédiments n’en sont pas capables et nous allons nous attacher à détailler comment l’on devient roche mère. Dans l’exploitation conventionnelle des hydrocarbures, ce n’est pas tant la roche mère que l’on recherche que la roche réservoir, qui piège et stocke les hydrocarbures. Cependant, les méthodes non conventionnelles qui se sont développées relativement récemment permettent d’exploiter directement les roches mères dans certaines conditions. On peut alors aller chercher les hydrocarbures directement « à l’usine » même si c’est loin d’être simple ou satisfaisant. Les roches mères ont ainsi connu un regain d’intérêt de la part des pétroliers et nous allons les présenter plus avant.

Cet article qui se veut pédagogique est fortement inspiré, pour ce qui va suivre, d’un ouvrage initialement publié en 2007 et réédité par les éditions EDP-Sciences en 2017 : Géologie de la Matière Organique (Baudin et al., 2017. C’est dans ce livre que les lecteurs intéressés pourront trouver matière à satisfaire leur curiosité et nous ne donnons ici que quelques éléments clés pour comprendre comment se mettent en place les roches mères d’hydrocarbures.

II. – Le cadre général de la production de matière organique marine

En milieu marin, le phytoplancton constitue l’essentiel de la biomasse « qui compte », et est le point de départ de la chaîne alimentaire marine. Est inclus sous ce terme phytoplancton ce que l’on appelle le picoplancton, majoritairement composé de (cyano-) bactéries, et les algues unicellulaires du microplancton. Vivant dans la zone photique (schématiquement, les 100 premiers mètres de la colonne d’eau), les êtres unicellulaires du phytoplancton ont une durée de vie moyenne de trois semaines. De leur vivant ou après leur mort, ils sont consommés par les organismes du zooplancton et les pluricellulaires de toute taille (radiolaires, copépodes, annélides, requins-baleines, …). Ces organismes consomment incomplètement la matière organique phytoplanctonique et en restituent une part au milieu marin sous forme de pelotes fécales. Ces dernières sont capables de couler, à la différence des cellules individuelles du plancton, qui ont une très grande flottabilité. En sombrant, les pelotes fécales entraînent donc de la matière organique vers le fond et elles rendent ainsi possible la sédimentation de la matière organique marine. Le transit à travers la colonne d’eau est d’autant plus rapide que la taille des pelotes fécales est grande.

La fraction de la matière organique qui quitte la zone photique et coule à travers la colonne d’eau est appelée production exportée. Plus la production primaire de surface est grande, plus la production exportée est importante. Ainsi les domaines océaniques correspondant aux zones les plus fertiles et les plus productives, bien que ne représentant que quelques pourcents de la superficie totale de l’océan, sont ceux qui présentent la production exportée la plus grande (Fig. 2).

Figure 2

Figure 2

Représentation schématique du flux de matière organique exportée vers les fonds marins.
 
Schematic representation of the flow of organic matter exported to the seabed.
 

Initialement d’après Schulz & Zabel, 2006 et mise en couleur à partir de Baudin et al., 2017 ; copyright EDP-Sciences.
Initially from Schulz & Zabel, 2006 and coloring from Baudin et al., 2017, copyright EDP-Sciences.

Les bactéries interviennent également en dégradant la matière organique des cellules mortes du phytoplancton, dans la zone photique et au cours de la chute des particules organiques à travers la colonne d’eau (Fig. 2). On pense souvent que plus longue sera la chute, plus intense sera la dégradation de la matière organique. Ce n’est pas si vrai, car l’augmentation rapide de pression avec la profondeur est néfaste pour les bactéries en train de dégrader les particules en train de couler. La dégradation reprend au fond de l’eau, dans la pression est de nouveau stable à l’interface eau-sédiment. La dégradation est également appelée reminéralisation, puisque le carbone organique, présent sous forme réduite dans la matière organique, est oxydé en carbone minéral (CO2 ou HCO3-). Une fois les pelotes fécales arrivées à l’interface eau-sédiment, la dégradation de la matière organique se poursuit du fait de l’activité des bactéries et des organismes benthiques (épi- et endo-biontes). Ces brouteurs et fouisseurs participent à la destruction de la matière organique et leur action peut se poursuivre tant que les eaux interstitielles contiennent suffisamment d’oxygène dissous et qu’il reste de la matière organique. Outre ces organismes métazoaires, les bactéries participent encore et toujours à la reminéralisation de la matière organique à la surface du sédiment et plus en profondeur (Fig. 3).

Figure 3

Figure 3

Schématisation de la dégradation bactérienne de la matière organique. La fermentation libère des petites molécules organiques qui alimentent la cascade de réactions redox.
 
Schematization of the bacterial degradation of organic matter. The fermentation releases small organic molecules that feed the cascade of redox reactions.
 

Initialement d’après Schulz & Zabel, 2006 et mise en couleur à partir de Baudin et al., 2017.
Initially after Schulz & Zabel, 2006 and coloring from Baudin et al., 2017, copyright EDP-Sciences).

Dans le cas ordinaire, la colonne d’eau et les eaux interstitielles contiennent de l’oxygène dissous et les bactéries rencontrées à l’interface eau-sédiment et sous cette interface sont des bactéries aérobies, c’est-à-dire des hétérotrophes qui ont besoin d’oxygène dissous pour dégrader les biomolécules. Schématiquement, la durée de cette action aérobie est conditionnée par la quantité de matière organique qui atteint le fond de la mer, l’importance du taux de sédimentation, la granularité du sédiment (qui conditionne la circulation des eaux interstitielles et donc le renouvellement de l’oxygène dissous), et l’intensité de la bioturbation (les deux derniers facteurs sont souvent liés). En effet, la durée de l’action aérobie est conditionnée là encore par les relations entre la consommation d’oxygène nécessaire à la dégradation bactérienne de la matière organique, d’un côté, et de l’autre côté, la capacité du réservoir interstitiel en oxygène dissous et de son renouvellement. Un taux de sédimentation faible permettra un long temps d’exposition aux conditions souvent oxydantes des fonds marins. La matière organique sera donc très fortement reminéralisée pendant ce long contact avec l’oxygène dissous. Au contraire, un taux de sédimentation important aura pour effet d’enfouir rapidement les sédiments et la matière organique qu’ils contiennent. Cet enfouissement important et rapide limitera donc fortement le renouvellement de l’oxygène dissous car les phénomènes de diffusion seront fortement limités ; les conditions deviendront donc rapidement anoxiques. Dans le sédiment, les capacités de renouvellement de l’oxygène sont conditionnées par la taille des particules. Si la granularité est faible (cas des argiles), le sédiment est peu perméable et les eaux interstitielles sont très peu renouvelées. En revanche, les sédiments plus grossiers comme les sables ou les calcaires bioclastiques permettent une meilleure circulation des eaux interstitielles, ce qui peut recharger en oxygène dissous l’espace poreux. En outre, les sédiments à granularité élevée facilitent l’activité des organismes fouisseurs et cette bioturbation facilite à son tour la recharge en oxygène dissous en mettant en contact les eaux de l’interface eau-sédiment et les profondeurs (relatives) du sédiment. Comme les paramètres qui viennent d’être évoqués sont assez variables, il n’est pas commode de proposer des profondeurs types auxquelles l’épuisement en oxygène serait atteint. Le seuil de l’anoxie est généralement franchi en quelques dizaines de centimètres dans les sables et en quelques millimètres dans les sédiments argileux (hémi-) pélagiques.

Une fois l’oxygène libre (sous forme O2 dissous) consommé par les bactéries aérobies (sans oublier les réactions chimiques abiotiques d’oxydation, qui consomment également de l’oxygène), les premières populations bactériennes sont remplacées par d’autres, qui sont capables de faire intervenir l’oxygène lié à d’autres éléments : nitrates (NO3-), sulfates (SO42-), oxydes et oxy-hydroxydes de fer ou manganèse (Fig. 3). Enfin, quand ces oxydants-là sont à leur tour épuisés au sein des eaux interstitielles, plus en profondeur, les bactéries méthanogènes prennent le relais et continuent le travail de reminéralisation. On donne le nom de chémocline, ou front redox, à la transition entre les niveaux où sont présentes des conditions oxydantes (présence d’oxygène dissous même en très faible concentration) et les niveaux où des conditions réductrices se développent et où la sulfato-réduction est prépondérante. On retiendra qu’en milieu marin, l’étape de sulfato-réduction est prépondérante car les eaux de mer (et les eaux interstitielles) sont riches en ions sulfates.

L’activité bactérienne se poursuit en profondeur dans le sédiment, tant qu’il y a de l’eau interstitielle, de la matière organique consommable par les bactéries (toutes les matières organiques ne le sont pas) et tant que la température n’est pas trop élevée. Les bactéries ont des optimums de températures proches de 15-25°C, mais certaines peuvent se développer en deçà et au-delà de ces températures, certes beaucoup plus lentement, mais les phénomènes géologiques ont tout leur temps !

Pour conclure, on se rend compte que toutes les conditions sont réunies pour que la matière organique soit intégralement consommée dans les sédiments et l’on comprend mieux pourquoi tant de sédiments et roches sédimentaires en sont dépourvus. Pourtant, il existe des roches contenant de la matière organique, parfois en très grandes quantités (notamment les roches-mères d’hydrocarbures), ce qui signifie que certains environnements de dépôt peuvent être propices à la préservation de la matière organique. Comment la matière organique peut-elle échapper à une quasi-complète reminéralisation, alors qu’elle subit des agressions aussi bien en conditions aérobies qu’en conditions anaérobies ? La réponse à cette question est double : la matière organique peut être partiellement préservée si elle échappe à un séjour prolongé en conditions oxygénées et si elle arrive sous le front redox dans un état chimique qui n’est pas aisément dégradé par les bactéries anaérobies.

III. – Les conditions et les environnements favorables à l’accumulation de la matière organique

Une part importante de la dégradation de la matière organique se produit en conditions aérobies (également dites oxiques). On conçoit donc que les environnements de dépôt faiblement oxygénés, voire anoxiques, soient favorables à la préservation (même provisoire) de la matière organique. Un environnement marin peut développer des conditions faiblement oxygénées chaque fois que la consommation d’oxygène par dégradation de la matière organique l’emporte sur le renouvellement de l’oxygène dissous des masses d’eau. Ceci peut se produire de deux façons : (1) en cas de très forte productivité dans les eaux de surface, (2) en cas de faible renouvellement des masses d’eau. Dans le premier cas, l’afflux de matière organique est tel que la dégradation de produits organiques consomme rapidement l’oxygène présent. On observe ce cas de figure dans des cellules d’upwelling, notamment celui du Pérou. Dans les régions de forte productivité de l’océan comme les zones d’upwelling, la forte biomasse produite en zone photique accroît sensiblement la production exportée. La décomposition de cette dernière par les organismes aérobies augmente plus vite la demande en oxygène que le milieu marin n’est capable de renouveler l’oxygène dissous par l’action des courants. La consommation d’O2 l’emportant sur le renouvellement, la colonne d’eau devient localement suboxique à anoxique. Dans cette configuration, les sédiments baignés par des conditions faiblement oxygénées et recevant un flux de matière organique relativement important développent rapidement des conditions réductrices. Ces zones de relativement faible oxygénation en mer ouverte sont appelées zones à minimum d’oxygène. Ces zones sont à des profondeurs de quelques centaines de mètres et ne reçoivent pas ou pas assez d’oxygène dissous depuis la surface des mers. Le renouvellement d’O2 est principalement assuré par les courants plus profonds.

Dans le second cas, la consommation – même faible – de l’oxygène dissous par la dégradation aérobie de la matière organique aboutit à la dysaérobie ou à l’anoxie, si les eaux ne voient pas leur stock d’O2 renouvelé à une cadence suffisante. On observe ceci dans les bassins où la stratification des eaux nuit au brassage et à la ventilation des fonds marins. Dans le cas de la Mer Noire, les apports d’eaux douces par les fleuves sont excédentaires par rapport à l’eau perdue par évaporation. Il en résulte une circulation dite estuarienne, c’est-à-dire que ces eaux douces, moins denses que celles de fond, forment un corps d’eau qui transite en surface sans se mélanger aux eaux plus profondes. Ces dernières sont donc mal renouvelées. La dégradation de la matière organique exportée de la zone photique consomme de l’oxygène qui est mal renouvelé du fait de la stratification des eaux. La consommation d’O2 l’emportant sur le renouvellement, la base de la colonne d’eau devient anoxique. La sulfato-réduction bactérienne s’y produit ; il y a donc dégagement de H2S dans la colonne d’eau, ce qui empêche le développement de la vie profonde (en dehors des bactéries). On parle alors d’euxinisme, en écho au nom de la Mer Noire chez les Anciens : le Pont Euxin.

Dans le cas de la Mer Méditerranée, la forte évaporation des eaux du fait du climat méditerranéen n’est pas compensée par les apports fluviatiles, ce qui provoque un déficit d’eau. Ce déficit est comblé par des entrées d’eaux atlantiques par le détroit de Gibraltar. On parle de circulation anti-estuarienne. La forte évaporation accroît la salinité des eaux et donc leur densité. Ces eaux plongent et ont tendance à être piégées par le haut fond de Gibraltar, qui entrave la circulation de la Méditerranée vers l’Atlantique. Les eaux les plus denses (les plus profondes) sont donc retenues et, de ce fait, mal ventilées. De nouveau, la dégradation de la matière organique exportée de la zone photique consomme de l’oxygène qui est mal renouvelé du fait de la stratification des eaux. La consommation d’O2 l’emportant sur le renouvellement, la base de la colonne d’eau devient suboxique mais non point anoxique (du fait de l’ampleur du réservoir notamment). La sulfato-réduction bactérienne ne se produit pas dans la colonne d’eau et l’H2S reste donc produit uniquement dans le sédiment.

Plus généralement, à l’échelle des bassins océaniques, les eaux profondes ne renouvellent l’oxygène dissous que grâce à la circulation profonde qui conduit des eaux venant des régions polaires : ces eaux plongeant en profondeur aux pôles sont froides et, de ce fait, capables d’emmagasiner beaucoup de gaz dissous, notamment l’O2. On mesure donc l’importance de la circulation thermohaline sur la ventilation et d’oxygénation des fonds océaniques à l’échelle de l’océan mondial, et l’on comprend également que les fonds marins aient pu connaître des conditions d’oxygénation très différentes de celles actuelles, à des époques géologiques où la circulation thermohaline ne fonctionnait pas, comme ce fut le cas pour une bonne partie du Crétacé.

IV. – Mécanismes de préservation de la matière organique à l’échelle moléculaire

Les bactéries sont l’agent fondamental de la reminéralisation de la matière organique (Fig. 3). Aérobies ou anaérobies, elles se nourrissent de molécules qu’elles ingèrent par diffusion à travers la ou les membranes cellulaires. Seules les molécules de petites tailles sont susceptibles de traverser les parois. Les bactéries sont capables de secréter dans le milieu extra-cellulaire des enzymes (appelées exo-enzymes) capables de scinder des grosses molécules organiques en molécules de plus faible poids moléculaire, ingérables à travers les membranes cytoplasmiques. Ainsi les produits qui prennent naissance à partir de substrats protéiniques sont de courts fragments peptidiques ou des acides aminés ; ceux issus de substrats glucidiques sont des oses et holosides ; enfin, ceux issus de substrats lipidiques sont des acides gras et du glycérol. Si le substrat initial est fait d’acides nucléiques, les produits dérivés sont des nucléosides et du phosphate inorganique. Les bactéries aérobies ont à leur disposition une gamme d’exo-enzymes relativement étendue, qui leur permet de s’attaquer à la plupart des substrats organiques. Au contraire, les bactéries anaérobies secrètent des exo-enzymes beaucoup plus spécialisées, capables de scinder un nombre restreint de molécules relativement simples. On mesure donc l’importance de l’action des bactéries au-dessus du front redox, qui en s’attaquant à la matière organique marine, engendrent des substrats organiques simplifiés qui seront dégradés à leur tour par les bactéries anaérobies, sous le front redox. On comprend ainsi que, lorsque la matière organique est peu dégradée, à l’amont, par les bactéries aérobies dans des milieux de dépôts anoxiques, elle ne soit pas non plus aisément dégradable par les bactéries anaérobies, à l’aval. Ceci limite la dégradation de la matière organique marine.

En outre, d’autres mécanismes opérant à l’échelle moléculaire concourent à la préservation de la matière organique (Fig. 4).

Figure 4

Figure 4

Résumé de la préservation sélective de la matière organique.
 
Summary of selective preservation of organic matter.
 

Initialement d’après Schulz & Zabel, 2006 et mise en couleur à partir de Baudin et al., 2017 ; copyright EDP-Sciences.
Originally from Schulz & Zabel, 2006 and coloring from Baudin et al., 2017, copyright EDP-Sciences.

Le premier mécanisme mis en évidence est appelé processus de dégradation-recondensation. Typiquement, lorsque, au cours de la dégradation bactérienne (oxique ou anoxique), des produits de dégradation de glucides réagissent avec des produits de dégradation de protéines, il se forme des molécules complexes, parfois de haut poids moléculaire, appelées mélanoïdines. Ces mélanoïdines sont très peu biodégradables et peuvent être conservées dans les sédiments et roches sédimentaires.

Le deuxième processus consiste en l’interaction de molécules organiques (lipides et glucides) et des ions sulfures (HS-/H2S) libérés au cours des réactions de sulfato-réduction évoquées plus haut. L’incorporation de soufre aux molécules organiques se fait par la création de ponts chimiques qui relient des parties d’une même molécule (ponts sulfures intramoléculaires) ou de plusieurs molécules (ponts intermoléculaires). Plusieurs ponts peuvent relier plusieurs molécules et l’on peut voir naître ainsi des molécules de fort poids moléculaire, qui ne seront plus reconnues par les exo-enzymes, puisque leur conformation aura changé. Ces nouvelles molécules sulfurisées (on dit aussi vulcanisées) seront non-dégradables.

Le troisième processus identifié est le phénomène d’adsorption. Les molécules organiques de très petite taille peuvent être adsorbées à la surface électriquement chargée de minéraux argileux, ou éventuellement être piégées dans les microcavités des surfaces des grains minéraux. Les exo-enzymes sont incapables de s’attaquer aux molécules électriquement retenues ou adsorbées et, d’autre part, sont trop volumineuses pour pouvoir pénétrer dans les microcavités. Les molécules organiques sont ainsi préservées. Un phénomène proche s’observe dans le cas où des petites molécules organiques (petites, donc labiles, c’est-à-dire aisément dégradées par les bactéries) sont protégées dans des micro-environnements au sein des macromolécules organiques. Ce phénomène, dit d’encapsulation, autorise par exemple la préservation d’unités protéiques à l’échelle des temps géologiques.

Au total, on constate que plusieurs phénomènes sont à même de participer à la préservation d’une partie de la matière organique marine et de faire en sorte que certains sédiments ou roches sédimentaires contiennent plusieurs dizaines de pourcents de carbone organique, alors que, d’ordinaire, on parle de roche riche en matière organique à partir de 1 % de carbone organique. Cependant dans la très grande majorité des cas, la préservation de la matière organique ne représente qu’une très faible proportion de celle qui a été produite en surface. Les environnements marins oligotrophes sont ceux qui sont le moins « conservateurs » (entre 0,01 % et 0,1 % de la production primaire est finalement fossilisée), alors que les zones d’upwellings peuvent voir se fossiliser près de 1 % de la production primaire.

V. – Conclusion

Nous avons voulu expliquer les premières étapes de cette longue chaine de réactions qui peut conduire le phytoplancton à devenir une molécule d’hydrocarbures dans, par exemple, un réservoir d’automobile. Pour l’heure, nous avons vu comment des sédiments pouvaient éventuellement devenir enrichis en matière organique, pour peu que cette dernière échappe à une reminéralisation intégrale. Avant qu’il ne soit question d’huiles ou de gaz, il va falloir attendre longtemps, très longtemps. Il faut patienter le temps que la température, qui croît avec l’enfouissement, aide la matière organique à lentement se transformer en molécules organiques à la composition chimique simplifiée, riche en hydrogène et en carbone, en d’autres mots, des hydrocarbures. La patience se mesure ici en (dizaines de) millions d’années.

Ces hydrocarbures, relativement fluides, pourront migrer vers les zones de l’enveloppe terrestre de moindre pression, c’est-à-dire migrer vers le haut. Le cas échéant, ils pourront être piégés au cours de cette migration per ascensum et les roches poreuses et perméables qui les hébergeront ne sont autres que des roches réservoirs, mais c’est une autre histoire !

Remerciements. — Nous souhaitons remercier les éditions EDP-Sciences pour leur bienveillance et Francis Meilliez pour nous avoir entrainés dans cette aventure.

Bibliographie

Orientation bibliographique

BAUDIN F., TRIBOVILLARD N. & TRICHET J., (2017). – Géo-logie de la Matière Organique. EDP-Sciences & SGF, 2e édition, 315 p.

BITEAU J.-J. & BAUDIN F., (2017). – Géologie du Pétrole, historique, genèse, exploitation, ressources. Dunod, 367 p.

SCHULZ H.D. & ZABEL M., (2006). – Marine Geochemistry, 2nd edition, Springer, 574 p.

Illustrations

  • Figure 1

    Figure 1

    Schéma récapitulatif des types de gisements des ressources d’énergie carbonées.
     
    Summary diagram of the types of deposits of carbon-based energy resources.
     

    Mise en couleur à partir de Baudin et al., 2017 ; copyright EDP-Sciences.
    Coloring from Baudin et al., 2017, copyright EDP-Sciences.

  • Figure 2

    Figure 2

    Représentation schématique du flux de matière organique exportée vers les fonds marins.
     
    Schematic representation of the flow of organic matter exported to the seabed.
     

    Initialement d’après Schulz & Zabel, 2006 et mise en couleur à partir de Baudin et al., 2017 ; copyright EDP-Sciences.
    Initially from Schulz & Zabel, 2006 and coloring from Baudin et al., 2017, copyright EDP-Sciences.

  • Figure 3

    Figure 3

    Schématisation de la dégradation bactérienne de la matière organique. La fermentation libère des petites molécules organiques qui alimentent la cascade de réactions redox.
     
    Schematization of the bacterial degradation of organic matter. The fermentation releases small organic molecules that feed the cascade of redox reactions.
     

    Initialement d’après Schulz & Zabel, 2006 et mise en couleur à partir de Baudin et al., 2017.
    Initially after Schulz & Zabel, 2006 and coloring from Baudin et al., 2017, copyright EDP-Sciences).

  • Figure 4

    Figure 4

    Résumé de la préservation sélective de la matière organique.
     
    Summary of selective preservation of organic matter.
     

    Initialement d’après Schulz & Zabel, 2006 et mise en couleur à partir de Baudin et al., 2017 ; copyright EDP-Sciences.
    Originally from Schulz & Zabel, 2006 and coloring from Baudin et al., 2017, copyright EDP-Sciences.

Citer cet article

Référence papier

Nicolas Tribovillard et François Baudin, « Sédimentologie de la matière organique en milieu marin : le point de départ de la formation des roches mères d’hydrocarbures », Annales de la Société Géologique du Nord, 25 | 2018, 23-27.

Référence électronique

Nicolas Tribovillard et François Baudin, « Sédimentologie de la matière organique en milieu marin : le point de départ de la formation des roches mères d’hydrocarbures », Annales de la Société Géologique du Nord [En ligne], 25 | 2018, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/annales-sgn/542

Auteurs

Nicolas Tribovillard

Université de Lille, UMR LOG CNRS-Université de Lille-ULCO

Articles du même auteur

François Baudin

Université, Institut des Sciences de la Terre de Paris (ISTEP)

Droits d'auteur

CC-BY-NC