Chantal Akerman, Selfportrait/Autobiography : A Work In Progress

Installation présentée à Bozar (Bruxelles) du 7 octobre 2022 au 15 janvier 2023

Référence(s) :

Chantal Akerman, Selfportrait/Autobiography : A Work In Progress

Notes de la rédaction

Coordination : Alberta Sessa.
Spatialisation : Claire Atherton.
Droits : Fondation Chantal Akerman et Marian Goodman Gallery.

Texte

Plongé dans une salle noire, le regard n’a pas le temps de s’accoutumer à la pénombre que les lumières vives de cinq moniteurs l’aveuglent. Au premier plan, trois d’entre eux diffusent différents plans D’Est (1993), au second, deux moniteurs ceux de Jeanne Dielman (1976) [fig. 1]. Un ultime écran – isolé, comme sommet d’une pyramide horizontale –, semble ne pas vouloir dévoiler d’images. Aussi y a-t-il une voix extérieure à ces six moniteurs. Selon les déambulations au sein de l’espace d’exposition, l’on entend plus ou moins distinctement Chantal Akerman lire Une famille à Bruxelles1, un récit publié en 1998. Accompagner les images d’un texte lu, quelle qu’en soit sa nature, la cinéaste en a la coutume : de Je Tu Il Elle à Histoires d’Amérique en passant par News From Home et Là-bas. Ici, le récit prend la forme d’un monologue intérieur. Le je est d’abord celui de la fille qui désigne une elle (la mère), puis rapidement, les rôles s’inversent sans que l’on s’en rende compte. Le je devient celui de la mère, et la elle, la fille « de Ménilmontant ».

Figure 1.

Figure 1.

La disposition des six moniteurs. Le sixième est donc occulté par le moniteur central du premier plan.

Photo © Luana Thomas

Dans le cadre de cette installation imaginée en 1998, Chantal Akerman fait se rencontrer des fragments d’œuvres indépendantes les unes des autres, en apparence. En apparence seulement car ce remploi de matières cinématographiques et littéraires, ce recyclage endogène, crée une narration toute particulière exprimant les enjeux et les thèmes récurrents qui les ponctuent.

C’est lors de courts instants, lorsque les images des films et les mots du récit se télescopent et s’accordent, que l’installation prend tout son sens. Sur les moniteurs disposés au premier plan, trois longs travellings captent des hommes et des femmes, chargés de bagages. Ils attendent un bus ou un train, depuis combien de temps et pour combien de temps encore ? D’Est vers l’Ouest ; l’exil vers l’espoir d’un avenir meilleur. Le récit lu, lui, évoque le mari malade et rapporte des bribes de discussions : « il ne le disait pas en français mais dans notre langue alors j’avais un coup au cœur2 ». « Notre langue », le yiddish, bien sûr, comme le seul vestige du passé qui aurait survécu à l’exil. « Notre langue » qui ne pourra jamais être entièrement radiée des mémoires, contenant et ravivant ce passé encore capable de provoquer, des décennies après, des « coup[s] au cœur ». En triplant les images du film D’Est tout en les liant au monologue d’une mère ayant vécu l’exil (et la déportation, qui plus est), Chantal Akerman déjoue le temps et esquisse une relation de causalité. Le temps du récit et le temps de l’image sont rassemblés et deviennent contemporains l’un de l’autre, tous deux s’inquiètent et se répondent. Ainsi les mots de la mère semblent-t-ils avertir ces hommes et ces femmes au bord du déracinement du sort qui les attend fatalement, tout comme les images D’Est illustrent ce qui, dans le récit, fait implicitement référence au passé. Le discours intrinsèque produit par les deux œuvres réunies met en garde contre l’oubli.

La proposition artistique de Chantal Akerman, elle aussi, bataille contre l’oubli. En présentant les mêmes images en boucle, et parfois en imposant deux mêmes plans simultanément sur deux moniteurs, l’installation sature la vue et l’ouïe du spectateur. Regarder et écouter – non pas voir et entendre – sont une injonction. Il faut être confronté à ce que l’Histoire choisit d’obturer (l’immigration, l’assimilation) tout autant qu’aux gestes quotidiens relégués à l’invisible banalité. Doubler les actions de Jeanne Dielman c’est insister sur une double nécessité : celle de leur représentation au cinéma – ou dans les créations artistiques en général – et celle du personnage à les exécuter afin d’endiguer ses pensées. À nouveau, les mots de Chantal Akerman résonnent avec le discours des images :

[…] ce qui s’y passe elle aime mieux ne pas y penser. Si elle y pense elle se met à penser à tout ce à quoi elle s’empêche de penser. Elle est très habile à ne pas penser à ce à quoi elle ne veut pas penser enfin elle essaie d’être habile, elle essaie et c’est tellement fatigant. C’est pour cela qu’elle est toujours très fatiguée. Si elle devait se mettre à penser à tout ce à quoi elle pense elle serait tellement pleine de pensées elle ne pourrait même plus regarder la télévision ni même téléphoner tant ses pensées l’occuperaient.3

Le mécanisme dialogique propre à l’installation décrit précédemment s’applique ici de la même manière. Le texte informe l’image : il peut expliciter la raison pour laquelle Jeanne Dielman remplit sa journée d’actions domestiques répétitives. Les images du film, elles, mettent en application la méthode permettant au personnage d’empêcher à ses pensées de poindre dans sa conscience. En effet, Jeanne Dielman « essaie d’être habile » afin de remplir son temps et « si elle avait si bien organisé sa vie pour ne laisser aucun trou dans sa journée, c'était bien pour ne pas laisser place à l’angoisse du trou4 » précise Chantal Akerman. À ce propos, la présence simultanée de deux plans de Jeanne Dielman transforme le rapport du personnage au temps diégétique, et de ce fait, le rapport du spectateur aux images. La répétitivité inhérente au film est accentuée par les deux moniteurs. Il y a urgence à combler « l’angoisse du trou », coûte que coûte. Jeanne se gave, se gorge d’actions à accomplir avec rigueur, cependant jamais le rassasiement ne semble advenir. Accomplir, faire, sont d’emblée perçus comme une urgence qui alimente la crainte du vide chez le spectateur, quels que soient les plans présentés. « Le trou » survient finalement, lorsque Jeanne Dielman est assise, immobile, dans son fauteuil, le regard inexpressif. À cet instant, la mère d’Une Famille à Bruxelles dit « et maintenant je ne fais rien5 ». Et maintenant Jeanne ne fait rien, elle non plus. Les deux femmes se confondent. Jeanne Dielman serait-elle alors réellement l’alter ego de la mère ?

Justement, un peu plus tard, le dernier moniteur s’éclaire et une image apparaît enfin. C’est Natalia. Natalia Akerman, la mère de la cinéaste. Vêtue d’une robe jaune, elle fume sa cigarette devant la caméra de sa fille pour une courte scène de Toute une nuit [fig. 2]. Si l’on tend l’oreille, on peut entendre la timide voix de Chantal Akerman appeler à plusieurs reprises « maman ? maman ? ». L’image est percutante tant elle est évidente. Le titre de l’installation, Selfportrait / Autobiography : A Work In Progress, prend désormais tout son sens. Cet entonnoir d’écrans (de trois, à deux, à un) mène le spectateur (son regard mais aussi son corps) vers l’image essentielle. L’image contenant et centralisant tout l’art de Chantal Akerman : l’immigration et le déracinement, la langue yiddish, l’héritage juif, les gestes quotidiens, la simplicité des mots. En somme, toutes les images répondent à cet appel de la fille (« maman ? maman ? »), elles la cherchent et y conduisent. Pourtant, bientôt, cette scène de Toute une nuit est remplacée sans transition par le hall de l’Hotel Monterey. Curieux enchaînement qui convoque ensuite d’autres scènes de Toute une nuit, puis à nouveau les couloirs jaunes de l’hôtel new-yorkais. Il est certain que Chantal Akerman n’a pas voulu circonscrire son cinéma autour de l’image de sa mère uniquement, mais proposer une déambulation à travers quelques œuvres fondamentales de sa filmographie – principe rappelant d’ailleurs le montage endogène conçu dans son autoportrait Chantal Akerman par Chantal Akerman (1997). Cependant, lors de son apparition sur le moniteur, il est évident que s’il ne devait subsister qu’une image du cinéma de Chantal Akerman : ce serait celle-ci, ce serait elle, Natalia.

Figure 2.

Figure 2.

Natalia Akerman dans Toute une nuit

Photo © Luana Thomas

1 Chantal AKERMAN, Une famille à Bruxelles, Paris, L’Arche, 1998. Réédition chez le même éditeur parue en février 2022.

2 Une famille à Bruxelles,op. cit., p. 40.

3 Le pronom « elle », ici, désigne la mère. Ibid., p. 12.

4 Chantal AKERMAN, Chantal Akerman. Autoportrait en cinéaste, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, Éditions des Cahiers du Cinéma, 2004, p. 38.

5 Une famille à Bruxelles,op. cit., p. 24.

Notes

1 Chantal AKERMAN, Une famille à Bruxelles, Paris, L’Arche, 1998. Réédition chez le même éditeur parue en février 2022.

2 Une famille à Bruxelles, op. cit., p. 40.

3 Le pronom « elle », ici, désigne la mère. Ibid., p. 12.

4 Chantal AKERMAN, Chantal Akerman. Autoportrait en cinéaste, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, Éditions des Cahiers du Cinéma, 2004, p. 38.

5 Une famille à Bruxelles, op. cit., p. 24.

Illustrations

Figure 1.

Figure 1.

La disposition des six moniteurs. Le sixième est donc occulté par le moniteur central du premier plan.

Photo © Luana Thomas

Figure 2.

Figure 2.

Natalia Akerman dans Toute une nuit

Photo © Luana Thomas

Citer cet article

Référence électronique

Luana Thomas, « Chantal Akerman, Selfportrait/Autobiography : A Work In Progress », Déméter [En ligne], 9 | Hiver | 2023, mis en ligne le 04 mai 2023, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/1021

Auteur

Luana Thomas

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