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Le numéro 3 de la revue est un numéro spécial  : il est constitué de contributions présentées dans un colloque du réseau EuGeStA, intitulé «  Sexe et genre  : questions de dénomination  » (Fondation Hardt, octobre 2012). Si la distinction entre sexe et genre est toujours un concept opératoire dans les Gender Studies, on a aujourd’hui abandonné l’idée que le sexe serait de l’ordre du biologique, et le genre de l’ordre du culturel  : comme le genre, le sexe est considéré comme une notion culturellement construite. L’objet de ce colloque était d’aborder la question du sexe et du genre dans l’Antiquité en prenant pour angle d’attaque la dénomination. Le langage donnant expressions et formes aux représentations d’une culture, il est, comme le souligne Giulia Sissa, une des plus fructueuses voies d’accès à sa compréhension. Nous présentons ici les premiers résultats d’une enquête menée sur les sens et les valeurs donnés aux mots désignant, ou appliqués aux femmes et aux hommes, les uns et les autres témoignant de la façon dont les Anciens ont pensé la différence des sexes, même si la partie est un peu biaisée du fait que les documents dont nous disposons ont presque uniquement pour auteurs des hommes.

Quels sont les mots dont les emplois peuvent nous éclairer sur les façons dont les Grecs et les Romains ont conçu, dans leurs particularités et leurs différences, les deux sexes en ce qui concerne le corps, la sexualité, la famille, la morale, les rôles sociaux, le pouvoir politique  ? L’enquête a porté sur deux catégories linguistiques. Certains des participants ont étudié les noms communs qui désignent le sexe (παῖς, γυvὴ, uir, femina, mulier...), en se focalisant d’un côté sur les relations de parenté (filia, νύμφη, uxor, coniunx, maritus...), de l’autre sur les statuts sociaux en relation avec les périodes de la vie (παρθένος, uirgo, anus, auia, uetula...). Les usages rares n’ont pas été négligés  : ainsi le mot uxorius, étudié par Alison Sharrock, qui, en tant que substantif, n’est pas l’équivalent de l’adjectif «  qui appartient à une femme  », mais a le sens négatif de «  qui est sous la coupe de sa femme  ». Deux des études proposées ici retracent et analysent les discussions qui se sont développées à différents moments sur l’identité sexuée, l’une d’un point de vue particulier, à propos d’une femme identifiée par son nom, Phaethousa, l’autre d’un point de vue général  : comment peut-on reconnaître une παρθένος  ? Helen King reconstitue la série des lectures qui ont été faites d’un cas évoqué dans le corpus hippocratique  : une femme soudain pourvue d’une barbe à la suite du départ de son mari et de l’arrêt de ses menstruations, en montrant comment les opinions divergentes sur son identité sexuée se fondent sur les signes proposés par les uns et les autres comme indicatifs de la différence des sexes. Elle conteste à ce propos la théorie de Thomas Laqueur qui place au XVIIIe siècle une coupure épistémologique qui serait un effet des progrès de la science (l’idée qu’il y aurait un seul sexe, dont les organes génitaux sont placés à l’extérieur ou à l’intérieur en fonction du degré de chaleur du corps, ayant, selon lui, prévalu jusque-là). Giulia Sissa discute le champ sémantique des mots παρθένος et παρθενία, puis avance une nouvelle hypothèse sur les connaissances médicales qui sont à l’arrière-plan des représentations de la virginité. Elle défend la thèse que les médecins antiques ne considèrent pas l’hymen comme faisant partie d’un corps sain de jeune femme. Ne réussissant pas à identifier un signe physique de virginité, ils recourent alors à un autre genre de signe de rapports sexuels  : la grossesse. L’autre catégorie linguistique à laquelle se sont intéressés les contributeurs de ce numéro est constituée par les adjectifs  : ceux formés sur les noms désignant le sexe (puellaris, uirginalis, anilis, matronalis...), ceux qui dénotent des qualités (durus, mollis, ἁπαλός, ὡραῖος...), mais aussi les épithètes cultuelles, formées sur le nom propre de tel ou tel dieu féminin ( Ἡραῖος) ou masculin ( Ἄρειος) dans le cas où elles sont appliquées à une divinité du sexe opposé.

Si dans cette courte introduction on n’entrera pas dans le détail des différents articles, il importe toutefois de mettre en évidence leurs choix en ce qui concerne les documents étudiés et les méthodes utilisées, dans la mesure où ces choix peuvent être considérés comme «  exemplaires  », même s’ils n’épuisent évidemment pas le champ des possibles dans les études de dénomination. Les documents exploités ont été majoritairement les textes littéraires, philosophiques, médicaux, historiques, les correspondances, mais aussi les inscriptions (les calendriers sacrificiels par exemple), l’iconographie et les résultats des fouilles archéologiques. La diversité cultuelle et culturelle des cités grecques, par exemple, ne peut être appréhendée sans l’étude de ce riche matériau  : Stella Georgoudi montre comment il permet d’apporter des réponses nuancées, au cas par cas, à l’intrigante question de l’alternance de genre dans les dénominations divines.

Du point de vue des méthodes, Craig Williams est le seul à s’être intéressé aux classifications lexicographiques. Il explique, à propos de l’adjectif mollis et des mots qui lui sont associés  : mollitia, mollire, comment les outils développés par les linguistes dans le champ de la sémantique lexicale peuvent nous aider à compléter les nombreuses indications fournies par le TLL ou l’OLD et propose à l’appui une lecture du langage de la mollitia dans le carmen 16 de Catulle. C’est une particularité du réseau EuGeStA, et donc aussi de ce numéro, de compter une majorité de spécialistes de littérature, qui usent, dans leurs études sur le genre, des méthodes interprétatives développées dans leur champ de recherche depuis les années 1970-80. Aussi leurs analyses des usages linguistiques intègrent-elles des paramètres comme le contexte d’énonciation, les rapports auteur/lecteur, l’arrière-plan historique et idéologique, le recours à telle ou telle technique narrative et surtout à tel ou tel genre littéraire. Complétant les analyses de James N. Adams, Judith Hindermann mène une étude comparée de l’emploi de mots «  synonymes  » comme femina et mulier, coniunx et uxor dans des textes relevant du même genre  : les correspondances de Cicéron et de Pline, où elle prend en compte le contexte, mais aussi la personne et les intentions de l’auteur, ce qui lui permet d’éclairer les raisons du choix et les connotations de tel ou tel de ces termes. Plusieurs articles s’intéressent à un des filons de la recherche récente  : l’opposition, faite par les auteurs anciens eux-mêmes, entre élégie et épopée du point de vue du genre, non seulement sur le plan de la thématique, mais aussi de la métrique (Judith Hallett apporte ici un argument décisif pour expliquer le choix et le sens du nom puella chez Horace et les poètes élégiaques) et de la stylistique (Florence Klein). Ce dernier article propose un développement original sur les connotations féminines attachées à la mollitia comme qualité de l’écriture poétique  : il montre notamment comment Properce et Ovide ont actualisé la dimension potentiellement genrée de l’adjectif mollis, qui désigne à Rome les vers écrits à la manière de Callimaque, en incarnant la qualité stylistique de la douceur et de la souplesse dans la sensuelle démarche des jeunes femmes (les scriptae puellae) dont ils ont fait le symbole de leur propre poétique. En raison de son objet, la lyrique chorale grecque, c’est la perspective de l’anthropologie historique et, en l’occurrence, la prise en compte des positions énonciatives, analysées du point de vue de la pragmatique, que choisit Claude Calame dans l’article qu’il consacre aux noms de la femme chez Sappho.

Une question est mise en avant ou, au moins, sous-jacente chez la plupart des auteurs ayant contribué à ce numéro  : qu’est-ce qui est socialement valorisé, ou déprécié, voire condamné du point de vue du corps, ou du caractère, ou du comportement  ? Par exemple qu’est-ce qui, dans les comédies d’Aristophane, est présenté comme attractif chez une fille et chez un garçon  ? (James Robson). Quels sont les insultes ou les compliments utilisés pour l’un et l’autre sexe chez Pétrone et Apulée  ? (Donald Lateiner, dont l’analyse est particulièrement riche, étudie l’usage de mots tels que uir, homo, dominus, uerbero, stuprator, semiuir ; puella, uirgo, femina, matrona, domina, anus, mulier, scortum et l’emploi d’adjectifs comme prudens, sceleratus/a, nequissimus/a, uirilis, uirginalis). Qu’est-ce qui fait un bon époux  ? (Alison Sharrock). Cet article pose une question nouvelle, dont le traitement implique d’autant plus de doigté que les Anciens sont muets sur ce sujet. Dans le vaste champ qu’elle explore, Alison Sharrock accorde une particulière attention au personnage d’Énée, traité d’uxorius par Mercure. Au cours d’une étude subtile, elle propose, se plaçant du point de vue de la réception du texte, l’hypothèse que l’interprétation du comportement du héros, en tant qu’époux successivement de Créuse, de Didon et de Lavinia, a pu été différente selon les lecteurs.

Le résultat des enquêtes menées dans ce numéro n’est pas seulement la mise en évidence de normes. Une des caractéristiques des textes littéraires étant de multiplier les points de vue contrastés, ce sont des questionnements et des débats qu’exposent plusieurs analyses, qui soulignent non seulement comment la signification et l’emploi des mots évoluent à partir de choix paradoxaux et/ou déviants mais aussi ce qui en résulte  : la modification des relations entre les sexes et l’évolution des rôles sociaux. Un des moyens utilisés par les Anciens est, par exemple, l’application à un sexe d’un terme traditionnellement considéré comme caractéristique de l’autre. Jacqueline Fabre-Serris prend l’exemple des adjectifs durus et mollis. Les Romains associent étymologiquement durus au uir, en l’occurrence au miles, la duritia au sens de «  vie dure  » étant le propre du soldat. Mollis est utilisé souvent pour qualifier le corps féminin. Que font les élégiaques  ? Ils qualifient leur puella de dura au sens d’«  inconstante et/ou qui se refuse à l’amour  » et enseignent que l’amant doit supporter la vie dure que lui impose leur domina, mais aussi essayer par sa complaisance, autrement dit, en se montrant mollis, de l’adoucir en la ramenant dans la sphère amoureuse, caractérisée par la mollitia. Dans ce genre d’étude sur un échange d’adjectifs genrés, il ne s’agit pas seulement de préciser le sens qu’ont l’un et l’autre de ces adjectifs quand ils sont appliqués paradoxalement à un homme ou à une femme, mais de voir ce qui en résulte du point de vue des relations amoureuses. Si celles qui sont mises en scène dans l’élégie n’ont pas d’existence sociale, elles sont néanmoins (et c’est sans doute l’une des raisons du succès de ce genre) représentatives des mises en question des conceptions des sexes et de leurs rapports transmises par le mos maiorum, nettement contesté à la fin du Ier siècle av. J.-C. à Rome. C’est le même genre de conclusions à laquelle arrive Alison Keith dans son étude des épopées de l’âge d’argent. Valerius Flaccus, Stace et Silius Italicus reprennent différents modèles féminins hérités de la tradition  : la mère éplorée au départ de son fils, la jeune fille sacrifiée, la sorcière terrifiante, l’épouse fidèle, l’amazone combattante, qu’ils confrontent aux standards de la masculinité, en se faisant l’écho des contestations des places et rôles assignés à l’un et à l’autre sexe à l’époque flavienne.

Ce numéro de la revue Eugesta n’est pas en la matière le seul projet lancé par le réseau du même nom. Il a été conçu comme un premier exemple d’études à poursuivre d’une façon plus large. À cet effet un forum de discussion sera mis en place sur le site au début 2014. Les auteurs du numéro ont rédigé des fiches sur les différents noms et adjectifs étudiés, dans lesquelles ils présentent un résumé des différentes analyses de leur article ou de certaines d’entre elles, citations à l’appui. Un appel sera lancé aux membres associés du réseau pour participer à cette entreprise et plus largement aux chercheuses et chercheurs spécialistes des Gender Studies dans l’Antiquité.

References

Electronic reference

Jacqueline Fabre-Serris, « Introduction », Eugesta [Online], 3 | 2013, Online since 01 janvier 2013, connection on 20 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/eugesta/918

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Jacqueline Fabre-Serris

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