Des territoires en état d’urgence… d’eau

DOI : 10.54563/asgn.2370

p. 191-192

Texte

L’été 2022, sur l’ensemble des territoires de la France métropolitaine, ce sont des terres dévastées par la sécheresse, la végétation brûlée par le soleil et le manque d’eau, les cours d’eau à sec, les coupures d’eau au robinet, sans parler des feux de forêt et des maisons qui craquellent à cause de l’assèchement des sols. Plus d’un millier de communes ont dû mettre en place des mesures de gestion exceptionnelles pour approvisionner leurs habitants. Des hécatombes de poissons et des destructions d’habitats naturels, potentiellement irréversibles, ont été observées.

L’expérience sensible, vécue, d’un assèchement morbide de nos paysages a marqué les esprits et les corps, accentuant le sentiment de grande vulnérabilité du vivant. La France a traversé en 2022 la sécheresse la plus longue et la plus étendue jamais enregistrée par Météo-France depuis 1959, année de sa création. Marquée par plusieurs épisodes caniculaires hors normes, elle s’est accompagnée d’une baisse des précipitations avec des records de déficit pluviométrique, jusqu’à -85 % en juillet.

Depuis, la situation ne s’est pas améliorée, les périodes de sécheresse se succédant. La crise climatique est là, et nous sommes entrés dans une crise de l’eau. Elle se manifeste par un déficit structurel de la ressource en eau qui n’ira que croissant avec le changement climatique, la perte de la biodiversité, l’artificialisation et la dénaturation des sols. Les enjeux quantitatif et qualitatif s’entremêlant étroitement, l’augmentation de la température provoque également des conséquences très importantes sur les milieux (eutrophisation, développement des cyanobactéries…), avec une dégradation de la qualité des eaux qui va peser plus fortement sur l’alimentation en eau potable.

Mais de quelle sécheresse parlons-nous ? La sécheresse météorologique, qui correspond au déficit pluviométrique ? La sécheresse hydrologique, qui résulte du retrait des glaciers, du déficit de débit des rivières, de la baisse conséquente du niveau des nappes souterraines ? La sécheresse agronomique qui constate le déficit du bilan hydrique (précipitation, évaporation, évapotranspiration de la végétation) des sols ? Avec les risques accrus de sécheresse, une petite musique se fait entendre sur les volumes d’eau importants qui vont se perdre dans la mer. Ce genre de propos traduit une méconnaissance totale des cycles hydrologiques.

Cette méconnaissance, expliquant en partie le manque d’intérêt hors temps de crise, entretient une approche utilitariste et extractiviste de la ressource. L’eau est seulement considérée comme un élément naturel à exploiter, une matière première comme une autre, un capital au service d’usages économiques dans un système marchand. Dans cette perspective, la question de l’eau devient une simple question technique. On lui retire ses caractéristiques intrinsèques, celle qui en fait une composante fondamentale de tous les écosystèmes, celle d’un milieu de vie en interaction étroite avec les roches, les sols, la faune et la flore, sur terre comme dans les océans.

Fig.1

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Fontaine de Trevi, réalisée entre 1732 et 1762 à Rome. Ce monument a été conçu à la demande du pape Clément XII qui organise en 1730 un concours pour célébrer, avec une fontaine, l'aqueduc de l'Aqua Virgo construit en 19 av. J.-C. Photo Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International
 
Trevi Fountain, built between 1732 and 1762 in Rome. This monument was designed at the request of Pope Clement XII, who in 1730 organized a competition to celebrate, with a fountain, the Aqua Virgo aqueduct built in 19 BC.

Parce que l’idée de l’abondance de l’eau était communément admise, nous continuons d’accroître ses usages dans tous les secteurs. Alors que beaucoup de forages agricoles qui ne sont pas déclarés et comptabilisés, c’est néanmoins près de 58 % de la consommation en eau qui part pour l’agriculture. Le secteur nucléaire consomme relativement peu – toutefois trois fois plus que les autres usages industriels – mais prélève énormément et rejette dans les milieux aquatiques des eaux chauffées qui ont des impacts non négligeables sur la biodiversité. La France affiche un chiffre record de plus de 2,5 millions de bassins privés, le deuxième au niveau mondial derrière les Etats-Unis. Partout la demande en eau augmente alors même que les problèmes de quantité et de qualité s’accroissent, amplifiant les tensions sur l’eau.

La vraie question stratégique, hautement inflammable, est relative aux priorités que le pays se donne en termes de répartition des usages de l’eau entre les différents acteurs. Les conflits sur le choix des consommations prioritaires vont aller grandissant et vont concerner tous les secteurs, de l’agriculture au tourisme, des activités de loisirs aux industries. Les exemples de luttes et de conflits sont déjà là. Dans la vallée de l’Isère, une confrontation autour du partage de l’eau se joue autour de la production électronique des semi-conducteurs, qui, en plus d’être énergivore, est très gourmande en eau.

Le contexte hydroclimatique aggrave aussi un conflit qui remonte aux années 1990 : celui des retenues d’eau à usages multiples (agriculture, industrie, pisciculture, loisir, soutien d’étiage). Aujourd’hui ce serait près de 800 000 retenues observées par satellites. Parmi elles, les mégabassines, une centaine actuellement mais avec de nombreux projets en cours, suscitent tout particulièrement des tensions fortes entre différents acteurs territoriaux. Présentées comme des retenues de substitution, elles pompent en réalité l’eau souterraine ou le fil des rivières, perturbant les cycles de l’eau et les écosystèmes, bénéficiant d’un statut dérogatoire donné par la préfecture sur les restrictions de prélèvements en cas de sécheresse. La question à la fois de la légalité et de la légitimité de ces ouvrages est posée avec force, dans la mesure où ils profitent à une petite minorité d’agriculteurs et qu’ils impactent la quantité et la qualité des eaux disponibles pour le plus grand nombre.

Il faut politiser et démocratiser l’eau. Le monde de l’eau est particulièrement complexe et inconnu pour la majorité de la population même s’il regorge en théorie d’acteurs et de structures consultatives et décisionnelles. Face au constat d’échec de plus en plus patent quant à la capacité du système actuel de faire face aux défis et aux enjeux que nous avons devant nous, de nouveaux processus de participation publique, de co-élaboration et de co-décision des politiques publiques sont à repenser dans le cadre d’une gouvernance de l’eau, adaptée aux différentes échelles territoriales. Il faut réaffirmer le primat d’une gouvernance publique dicté selon l’intérêt général, d’une gestion publique de l’eau débarrassée des logiques financières de profit et de politique de l’eau pensée sur le long-terme au bénéfice des populations, de l’eau et des milieux aquatiques. Un changement de paradigme s’impose qui demande de partir des milieux naturels et de la disponibilité des ressources, et non de continuer ce mode de développement fondé sur la croissance des volumes prélevés-consommés exigeant toujours plus de ressources additionnelles. Pourquoi ne pas repenser notre système démocratique malade en partant de la gestion et du partage des ressources naturelles, au premier rang desquelles l’eau ?

Illustrations

  • Fig.1

    Fig.1

    Fontaine de Trevi, réalisée entre 1732 et 1762 à Rome. Ce monument a été conçu à la demande du pape Clément XII qui organise en 1730 un concours pour célébrer, avec une fontaine, l'aqueduc de l'Aqua Virgo construit en 19 av. J.-C. Photo Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International
     
    Trevi Fountain, built between 1732 and 1762 in Rome. This monument was designed at the request of Pope Clement XII, who in 1730 organized a competition to celebrate, with a fountain, the Aqua Virgo aqueduct built in 19 BC.

Citer cet article

Référence papier

Anne Le Strat, « Des territoires en état d’urgence… d’eau », Annales de la Société Géologique du Nord, 30 | 2023, 191-192.

Référence électronique

Anne Le Strat, « Des territoires en état d’urgence… d’eau », Annales de la Société Géologique du Nord [En ligne], 30 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 14 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/annales-sgn/2370

Auteur

Anne Le Strat

Ancienne adjointe au maire de Paris et présidente d’Eau De Paris

Co-fondatrice d’Aqua Publica Europea, Research fellow à NYU

Droits d'auteur

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