L’Université de Rennes abrite une unité mixte de recherche (UMR) en Sciences de la Terre et Environnement : Géosciences Rennes. Si l’activité actuelle de cette structure de recherche n’a plus grand-chose à voir avec la géologie du milieu du 19e siècle, elle est en quelque sorte l’héritière de générations d’enseignants et de chercheurs qui se sont succédés depuis la création de la chaire de géologie et minéralogie au sein de la faculté des sciences de Rennes, née en 1840.
« Stratigraphie archivistique »
Cette première partie a pour objectif de donner un aperçu de la ressource archivistique disponible au sein du Musée de géologie de l’Université de Rennes. Les éléments proposés sont sans aucun doute parcellaires. Les archives conservées sont en lien avec l’histoire de la faculté des sciences de Rennes, de son muséum d’histoire naturelle2 et également issues de dons de personnalités extérieures à ces deux institutions.
Afin de donner un cadre chronologique et géographique, quelques dates de l’histoire de la faculté sont listées ci-dessous ainsi que ses différentes localisations dans Rennes.
Au 18e siècle, Christophe Paul de Robien3 Président à mortier au Parlement de Bretagne, féru d’histoire naturelle crée et développe un cabinet de curiosités. À sa mort en 1756, son fils hérite de ses biens. Ce dernier conserve le fonds mais ne semble pas l’avoir particulièrement enrichi. À la Révolution française, ces éléments sont confisqués et tombent dans le domaine public, ils serviront d’embryon aux premières collections universitaires.
En 1840 est créée la faculté des sciences de Rennes. Cinq chaires sont créées dont une de Minéralogie et de Géologie.
En 1855, les facultés rennaises disposent d’un bâtiment construit à leur attention sur l’une des rives de la Vilaine. Cet édifice abritera également les musées de la ville qui se créent au cours du 19e siècle. La faculté des sciences de Rennes déménage à la fin du siècle dans un bâtiment qui lui est dédié.
En 1938, l’Institut de géologie de la faculté des sciences de Rennes sort de terre ; le laboratoire de géologie avec ses collections y déménage.
En 1944, les bâtiments des musées et de la faculté des sciences sont endommagés au moment de la débâcle allemande. Le musée d’histoire naturelle ne réouvre pas. Son dernier conservateur, Constant Houlbert décède en 1947. Les fonds du musée intègrent les fonds facultaires.
À la fin des années 1960, le laboratoire de géologie et les activités d’enseignement déménagent vers le campus scientifique de Beaulieu à l’Est de Rennes.
Actuellement, le fonds d’archives du Musée de géologie de l’Université de Rennes représente environ 25 m linéaires rassemblés par Jean Plaine, l’ancien conservateur, puis Damien Gendry, actuel responsable des collections de géologie. Les dates limites du fonds s’étalent entre 1837 (cartes et archives de chercheurs) et l’actuel puisque la collecte se poursuit avec les chercheurs. De rares documents sont antérieurs à 1837.
Il semble qu’il y ait eu pour le cas rennais, en géologie plus que dans les autres disciplines enseignées à Rennes, une sensibilité accrue à cette question des archives. Quand la faculté des sciences a déménagé vers le campus de Beaulieu à la fin des années 1960 et au début des années 1970, un petit espace d’exposition improprement appelé musée est recréé. Il sera agrandi au début des années 1990. À la faveur de réorganisations du laboratoire, les archives arrivent vers le musée.
Des documents sont retrouvés et exhumés en 2000 à l’occasion des 150 ans de la géologie à Rennes fêtés par le laboratoire Géosciences Rennes et qui a fait l’objet d’une publication.
Dans l’avant-propos de celle-ci, Jean-Pierre Brun et Marie-Anne Ollivier mentionnent en parlant de cet évènement que « Ce fut pour les géologues l’occasion de faire un récolement et un inventaire de documents épars, de solliciter la mémoire des plus anciens, d’exhumer des souvenirs des sous-sols et des tiroirs, d’ouvrir des cartons à photographies des uns et des autres ». Les anniversaires ont cela d’heureux qu’ils obligent en effet à se replonger dans le passé de l’institution. On pourrait juste regretter qu’il n’existât pas à l’époque de poste d’archiviste à l’université et que si les documents ont bien été conservés, ils ne l’ont pas toujours été avec la rigueur qu’il aurait fallu.
Différentes typologies de documents sont donc conservées au sein du Musée de géologie de l’Université de Rennes : carnets de terrain, notes de cours, documents miniers, quelques documents figurés (photographies, dessins, planches pédagogiques éditées ou originales des mains des enseignants…), cartes géologiques, etc.
Le tableau proposé en annexe propose une liste alphabétique de quelques-unes des personnes dont le Musée de Géologie de l’Université de Rennes conserve des archives ou qui sont mentionnées dans les archives4. Certaines de ces personnes ont enseigné à l’Université de Rennes qu’ils aient été professeurs, chargés de cours ou maîtres de conférences… Conformément à une pratique courante, ces archives étaient transmises de génération en génération, le fonds de chaque scientifique s’agrémentant au fil des décennies des récupérations de fonds ayant souvent un lien parfois ténu avec la faculté, relevant plutôt de transactions interpersonnelles entre savants ayant un rayonnement local ou national.
Le fonds d’archives d’Yves Milon (1897-1987)
Un fonds retient particulièrement l’attention par le nombre de documents qu’il contient, c’est celui d’Yves Milon (1897-1987). Outre ses archives personnelles de géologue, cet ensemble intègre de nombreuses archives qui proviennent de producteurs antérieurs comme des notes de cours de 1895 ou de 1876. Il compte aussi quelques photographies qui témoignent de la vie au sein de la faculté. Il y a notamment un fonds de plaques de verre, numérisées en 2017 et dont est extraite la photographie d’Yves Milon proposée avec cet article.
Né à la fin du 19e siècle, Yves Milon entame des études de médecine avant la Première Guerre mondiale. Blessé pendant le conflit, il change d’orientation et devient préparateur en géologie. Il est nommé professeur à partir de 1930, il est alors le plus jeune professeur de France. Dans les années 1930, il est à la manœuvre pour concevoir et faire aboutir la création de l’institut de géologie de Rennes. Résistant pendant la Seconde Guerre mondiale, il devient maire de la ville de Rennes à la Libération avant d’être battu aux élections de 19565.
Une analyse des cours de Yves Milon conservés à Rennes qui retracent plus de trente ans d’enseignement entre 1930 et 1964 permettrait d’éclairer la vision de la géologie de cette période. Yves Milon prend sa retraite en 1968, dans une période où la tectonique des plaques devient le paradigme dominant des sciences de la terre. Pour sa part, il n’adhère pas à cette idée même s’il la trouve séduisante. Ainsi écrit-il dans un cours daté de 1964 :
« […] le relief sous-marin et la division de l’Atlantique en une série de bassins isolés par des seuils, nous propose une paléogéographie plus cohérente que l’hypothèse de la dérive des continents du géophysicien allemand WEGENER qui supposait que les socles continentaux formés de SIAL flottaient et dérivaient sur le SIMA qui devait constituer le fonds des océans.
Cependant la théorie de Wegener a constitué une hypothèse de travail curieuse et elle provoque encore des discussions fécondes »6
À Rennes, cette acceptation de la tectonique des plaques viendra avec les successeurs de Yves Milon et notamment avec Jean Cogné qui arrive en 1968 au départ de Yves Milon.
Quoi qu’il en soit, eu égard à sa personne, Yves Milon conserve jusqu’à sa mort en 1987 un bureau au sein de l’ancien institut de géologie qui est devenu entre-temps la présidence de l’université jusqu’en janvier 2023. Il disposa donc de presque 20 ans pour, entre autres activités, trier et annoter ses archives.
Avec Yves Milon disparait sans doute un représentant d’un monde social qu’on peine aujourd’hui à imaginer. Dans l’ouvrage pré-cité, 150 ans de géologie, Jean-Jacques Chauvel et Janine Estéoule le mentionnent en 2000, à partir des souvenirs de ceux qui ont connu l’époque de l’Institut de géologie, la vie à l’Institut sous Milon. Ainsi évoquent-ils les années 1950 :
« Le « Patron » (on désignait alors rarement Y. Milon sous un autre nom) avait la haute main sur les programmes d’enseignement, sur la gestion du personnel et du matériel, sur le budget et, pas plus que dans les autres laboratoires de l’université, la « concertation » n’était pas à l’ordre du jour. Quant à l’organisation des services, les calculs étaient alors très simples : 50 % pour la recherche et 50 % pour l’enseignement et les tâches d’intérêt commun. Nous avons ainsi tous passé beaucoup de temps au rangement des collections ou à la rédaction de fiches de bibliothèque et peiné, tous les samedis sur la confection pour les cours, des planches en couleurs sur papier noir : trilobites et brachiopodes variés, sur toutes les faces et en coupe, silhouette de dinosauriens, systèmes cristallins… »
Ainsi, un premier sondage de la ressource archivistique disponible au sein du musée de géologie de Rennes laisse entrevoir un fonds particulièrement riche. Il est fortement marqué par l’empreinte d’Yves Milon, héritier d’une pratique où la position du professeur dominait le paysage universitaire et où sa parole ne pouvait être contestée, pratique du mandarinat qui sera remise en question par 1968. De nombreux documents restent à exploiter et peuvent servir à apporter un éclairage supplémentaire à l’histoire des sciences de la Terre et à leur enseignement.
Joseph Durocher (1817-1860), premier titulaire de la chaire de géologie de la faculté des sciences de Rennes
Après avoir présenté la ressource archivistique de l’Université de Rennes, dans la seconde partie de ce texte, nous souhaitons resserrer la focale sur un des acteurs de l’histoire de la géologie qui exerça en Bretagne mais aussi en France et à l’international : Joseph Marie Elisabeth Durocher (1817-1860).
Joseph Durocher est né à Rennes en 1817, son père était secrétaire de l’inspecteur des Ponts et Chaussées. De 1827 à 1835, il fait des études au collège royal de la ville. Il entre ensuite à l’École Polytechnique en 1835 et est admis à l’École des Mines en 1837, il en sort en 1839.
Après un voyage scientifique dans le Nord de l’Europe, il est nommé en 1840 à Vicdessos dans l’Ariège comme ingénieur des mines puis est nommé ingénieur des mines et professeur adjoint de minéralogie et géologie à la faculté des sciences de Rennes en 1841. En 1854, il est nommé professeur titulaire. Proposé comme doyen, il refuse le poste. Le 2 mai 1849, il est nommé chevalier de la Légion d’Honneur. En 1859, peu de temps avant son décès en décembre 1860, il est fait membre correspondant de l’Académie des Sciences. Au cours de son existence, il réalise plusieurs missions ou voyages en France mais aussi à l’international, parcourant les Pyrénées, les Alpes, la Normandie, la Bretagne, l’Italie, l’Europe du Nord et de l’Est, la Russie, l’Amérique du Sud et les États-Unis.
Des archives dispersées
Aujourd’hui, les archives du géologue sont dispersées dans plusieurs fonds : Musée de géologie de l’université, bibliothèque municipale de Rennes, fonds patrimoniaux de l’École des Mines, Archives nationales…
Le fonds détenu par le Musée de géologie de l’université de Rennes est extrêmement réduit, consistant en 2 boîtes d’archives dont une bonne part est un rapport de 1943 que nous évoquons ci-dessous. Ce fonds a sans doute en partie été dispersé. Dans une recherche en ligne, nous trouvons sur un site de vente aux enchères7 mention d’un manuscrit de Joseph Durocher accompagné d’une photographie d’un courrier de sa belle-sœur, daté de 1872 que nous recopions partiellement ci-dessous :
« Monsieur,
J’ai l’honneur de vous prier d’agréer mes excuses pour n’avoir pas répondu à votre première lettre, adressée à M. Durocher, ingénieur et reçue en Janvier 72 [1872, ndlr], M. Durocher, ingénieur des mines, Professeur à la Faculté de Rennes et frère de mon mari, est mort bien jeune encore en 1860. Ses papiers ayant été portés à la Faculté après sa mort, il en est resté assez peu à sa famille ; c’est pourquoi j’ai le regret, Monsieur, de ne pouvoir vous envoyer autre chose que la feuille ci-incluse qui j’en suis sûre, a été écrite par M. Durocher, mon beau-frère […] [formule de politesse non retranscrite] »
Malheureusement les éléments évoqués dans ce courrier de la fin du 19e siècle, n’ont pas été retrouvés lors de cette recherche au sein du Musée de géologie de l’Université de Rennes soit qu’ils aient été détruits, donnés ou conservés dans le fonds d’un autre professeur. Aussi, le rapport rédigé en 1943 par Josette Troalen dans le cadre de son diplôme d’études supérieures représente une source secondaire importante car il mentionne certaines archives aujourd’hui sans doute disparues. Il s’agit d’un mémoire sur « la vie et l’œuvre du géologue Durocher (1817-1860) sous la direction du professeur Yves Milon ». C’est grâce également à ce travail que nous avons été mis sur la piste du fonds d’archives détenu à la bibliothèque municipale de Rennes et dont nous n’avions pas connaissance. Troalen identifie ces archives comme provenant d’un don de la famille à la bibliothèque mais il semblerait selon les inventaires de la bibliothèque et des mentions manuscrites sur l’origine de ces éléments qu’ils soient entrés dans le fonds de la bibliothèque par des achats en 1927 et 1933 auprès d’un libraire, Malbrand, qui entretenait des liens avec la faculté8.
Josette Troalen mentionne en outre des remerciements auprès de Madame Joseph Durocher, petite nièce de Joseph Durocher qui lui aurait confié des documents sur le géologue. Malheureusement, sans précision sur la nature des archives, il est impossible de savoir si ce sont des archives aujourd’hui dans les fonds du musée de géologie de Rennes ou encore aux mains de la famille. Cette dernière assertion nuance en partie l’affirmation mentionnée ci-dessus laissant supposer le transfert au décès de Joseph Durocher de ces « papiers » à la faculté. Dans le temps de cette étude sommaire, il ne nous a pas été possible d’investiguer cette piste plus avant.
Josette Troalen regrette également de ne pas avoir mis la main sur les notes prises lors du voyage de Durocher au Nicaragua. Elle évoque alors sans précision une exposition tenue quelques années auparavant : « Une exposition des souvenirs et des œuvres du savant eut lieu voici quelques années et il semble qu’à cette époque beaucoup de documents aient été dispersés ».
Aux archives départementales d’Ille-et-Vilaine peut être consultée la carte géologique d’Ille-et-Vilaine publiée en 1866 par les successeurs de Durocher9 à partir de ses levés de terrain ainsi que les archives des débuts de la faculté des sciences10 qui nous permettent de poser le contexte de l’époque.
Si le temps nous a manqué pour exploiter plus avant le fonds de l’École des Mines, un bref sondage dans la base de données en ligne11 des archives numérisées de l’école avec une entrée « J Durocher », nous mentionne l’occurrence de 91 documents et s’il faudrait affiner la recherche pour s’assurer que tous les documents sont bien en lien avec Joseph Durocher, nous pouvons notamment y trouver le rapport de son voyage d’étude en Italie, la carte de l’Ille et Vilaine de 1866 publiée par Massieu12 à partir des notes de Lorieux et Durocher, un rapport d'étude sur les glaciers du nord et du centre de l'Europe ainsi que la lettre discutant des travaux de Durocher sur les roches erratiques, les glaciers et leur présentation à l'Académie des sciences par Elie de Beaumont…
Dans le cadre de cette étude sommaire, nous n’avons pas fait de sondage approfondi dans les autres services d’archives départementaux de Bretagne et Loire Atlantique, ni dans les fonds des Archives nationales mais nul doute que pour entreprendre une étude plus poussée ceux-ci seraient nécessaires. M. Ludovic Bouvier, archiviste à Mines PSL, que nous remercions pour ces précisions, nous a indiqué l’existence d’un dossier aux archives nationales, au sein des archives ministérielles, sous la cote F/14/02723/2. Le travail de Pascal Rétif (2009) sur l’histoire de la cartographie des granites s’appuie quant à lui sur des archives trouvées aux archives départementales de Loire-Atlantique.
Une requête sur France Archives13 « Joseph Durocher » indique, dans la série S des archives départementales du Finistère, la présence de rapports liés à des cartes agronomiques (1852).
1835-1839 Un savant en devenir
Les fonds conservés à la bibliothèque municipale de Rennes nous permettent d’entrer un peu dans la tête du jeune Durocher et de mettre en lumière les contingences de l’étudiant Durocher à la fin des années 1830. Ces écrits éclairent également la manière de travailler du géologue.
Ainsi, dans ses notes personnelles, probablement écrites entre 1835 et 1839, dans une écriture serrée où les sujets s’enchainent, il note ce que nous identifions comme ses pensées introspectives, ses observations de scènes de la vie quotidienne, ses notes de lectures. Nous retrouvons des listes d’ouvrages où se mêlent essais, romans et ouvrages techniques. Il lit Michelet, J.-J. Rousseau, Georges Sand… Ses notes contiennent également les invocations qu’il s’adresse à lui-même. Nous percevons son inquiétude pour sa santé, de nombreuses notes sur les règles d’hygiène à respecter. Ses écrits trahissent également un jeune homme curieux de tout et sans doute constamment en réflexion. Transparaissent également les sentiments et les désirs du jeune homme qu’il était à l’époque de leur rédaction.
Ci-dessous sont proposées quelques retranscriptions pour lesquelles nous avons essayé de respecter sa prose. Les écrits de Durocher sont parfois rédigés dans un mélange d’anglais et de français. Peut-être est-ce pour les rendre moins compréhensibles pour autrui tant ces textes sont personnels.
« When read a book after 3 or 4 pages se demander en soi même ce que l’on sait, ce que l’on a lu et s’en rendre compte »
« Observer les phénomènes de la nature partout où ils se présentent, chute d’eau, mouvement d’une machine quelconque, le feu, les courants d’air, avoir toujours dans sa poche un crayon et du papier pour marquer ce que l’on trouve de remarquable ou d’utile pour l’instruction »
« Fréquenter les musées, les galeries, écrire, s’informer, faire des études de (mœurs ?), aller partout et marquer tout ce que l’on doit visiter dans le lieu où l’on est »
« Chercher les occasions d’avoir des minéraux pour les yeux, les examiner sur toutes les faces, les présenter à la lumière sous diverses incidences. Voir s’ils transmettent la lumière à la réflexion […] s’ils sont lamelleux, cristallins ou amorphes, leur couleur, le nombre des minéraux simples qui s’y trouvent, leur structure, leur agrégation, tenter de les reconnaitre en leur appliquant les (?) communs. Quand je vois une roche en me promenant tâcher de reconnaitre sa composition »
« J’ai beaucoup étudié maintenant il faut voir ; quand on arrive dans un pays s’informer de tout ce qu’il y a de remarquable et le visiter ; vaincre ma nonchalance naturelle à ne déranger et m’informer auprès d’autrui. »
« M’accoutumer quand je lis ou entend quelque chose à fixer dans mon esprit les idées principales de manière à faire une analyse mentale et être capable de la faire de vive voix. Vaincre ma répugnance à aller dans la société, m’habituer rapidement aux sujets de conversations, pour pouvoir prendre ma place et marquer chaque soir ce que j’y ai remarqué et en général tout ce qu’il y a eu de remarquable dans la journée »
On y trouve aussi des listes de vêtements et matériel, parfois avec leur prix témoignant de l’attention de Durocher à la logistique de ses affaires personnelles
« Boussole 25
Loupe 5
Malle 7
Passeport 10
Redingote et gilet 30
Marteaux 15 ? »
On comprend mieux à la lecture de ces notes personnelles, l’infinie précaution qu’il prend à détailler toutes ses observations dans ses carnets de voyage et d’excursions qui sont pour leur part, sauf exception, vides de considérations d’ordre personnel et certainement pas intimes. Durocher y applique sans doute les techniques de rédaction apprise lors de sa formation à l’École des Mines et lors de son voyage de fin d’études en Italie14.
Des voyages qui nourrissent le savant
On l’a vu dans ses notes, Durocher aime voyager. Il aura l’occasion de le faire durant sa courte existence.
En 1838, comme c’est la règle à l’École des Mines, il réalise un voyage d’études en Italie. C’est à cette fin qu’il obtient un passeport conservé aujourd’hui à la bibliothèque de Rennes. Le carnet de ce voyage est lui conservé et numérisé dans les fonds de la bibliothèque de l’École des Mines.
La bibliothèque de Rennes conserve les notes et croquis pris lors du voyage d’étude de 1839 à 1840 avec la commission scientifique du Nord en Europe et en Europe du Nord-Est, dirigée par Gaymard dans le Nord de l’Europe.
Avec cette commission, il visite les Iles Féroë, le Spitzberg, aborde les côtes septentrionales de la Laponie, en traverse le plateau et toute la Finlande, pour se rendre à Saint-Pétersbourg et revient en France vers la moitié de 1840 après avoir fait un long circuit dans l’intérieur de la Russie et de la Pologne, puis dans le Nord de l’Allemagne et au Danemark.
Cette archive est particulièrement importante car elle renferme nombreuses observations. Malheureusement, les premières pages de certains carnets ont été déchirées.
On trouve dans ces cahiers de nombreuses notes sur les installations minières visitées, sur les villes, les édifices, les musées visités comme par exemple le musée de Saint-Pétersbourg. En fin de carnet, Durocher reporte le nom des personnes qu’il a eu l’occasion de mentionner dans ses écrits sans que nous ayons pu savoir s’il s’agit ou non de personnes rencontrées.
Sa publication sur le Diluvium, à la suite de ce voyage, le fait remarquer par Elie de Beaumont. Il y affirme que les roches ont été striées et les blocs erratiques dispersés de leur base par un courant violent parti des régions polaires. Cette affirmation est contredite par Louis Agassiz qui lui oppose sa théorie sur l’extension des glaciers.15
En 1845, il a l’occasion de retourner seul en Suède et Norvège, complétant ses observations, revenant sur certaines de ses conclusions de 1839 et publiant dans la foulée un texte sur les glaciers du Nord et du Centre de l’Europe (Durocher, 1847, voir bibliographie).
Peu de temps avant sa mort, il effectue un ultime voyage au Nicaragua pour étudier le percement d’un canal, il en profite pour se rendre aux Etats-Unis mais sa mort prématurée ne lui permettra pas de publier autre chose que quelques notes adressées à l’Académie des Sciences. Ces notes sur ce voyage ont malheureusement aujourd’hui disparu.
L’ingénieur et le cartographe
En dehors de ses voyages à l’international, Durocher parcourt également les régions françaises : les Pyrénées où il est nommé ingénieur des mines à Vicdessos de 1840 à 1841 mais aussi les Alpes puis la Bretagne et la Loire-Inférieure entre 1842 et 1860.
À la bibliothèque de Rennes, sont conservées les notes de ses observations dans les Pyrénées durant sa mission d’ingénieur des mines entre 1840 et 1841 ainsi que des observations dans les Alpes. Conformément au programme qu’il évoquait dans ses écrits de jeunesse, il consigne jour après jour et de manière précise ses observations quotidiennes.
En 1841, il revient en Bretagne, nommé ingénieur des mines et professeur adjoint de géologie et de minéralogie à la faculté des sciences naissante.
Il faut imaginer le contexte de la faculté des premiers temps16. Le rôle des facultés et de leurs professeurs n’est pas le même que celui qu’on connait aujourd’hui, ni même celui qui lui était attribué à la fin du 19e siècle. Décédé en 1860, Durocher n’aura pas connu l’élan post-1870 qui allait replacer les facultés au cœur du système de la IIIe République qui souhaitait réformer le système éducatif dont la défaillance était vue comme la cause de la défaite française contre la Prusse.
En 1840, la faculté a une mission de vulgarisation plutôt que de formation. Cette activité laisse aux professeurs du temps pour d’autres activités sur le terrain ou en laboratoire. Cette fonction semble donc compatible avec l’activité d’ingénieur des mines et de cartographe que poursuit Durocher. Il n’est sans doute pas anodin que Durocher, tout comme ses successeurs Massieu puis Wallerant, furent issus du corps des mines, tant la Bretagne représentait à cette période un potentiel minier non négligeable.
À partir de 1842, Durocher explore ainsi les départements bretons et la Loire-Atlantique (alors Loire-inférieure) afin de faire les levers nécessaires à la réalisation de la carte géologique du Massif armoricain.
Le jugement à son égard de Claude Babin nous parait sévère. En effet, dans l’avant-propos de son ouvrage sur l’exploration géologique du Massif armoricain (Babin, C. 2015) celui-ci écrit « que [Durocher] devenu professeur de géologie dans sa ville natale, […] s’intéressa en revanche assez peu à la géologie régionale ». Un jugement qui s’oppose à celui que le collègue du géologue et ami Faustino Malaguti, professeur de chimie à Rennes, évoque dans l’éloge funèbre prononcé à l’occasion de la rentrée universitaire de 1861. Malaguti y rappelle que les conseils généraux de Loire-Inférieure et d’Ille et Vilaine l’avaient chargé de continuer la carte géologique des deux départements. Joseph Durocher avait proposé d’ajouter à ces cartes une carte agronomique et Malaguti de lui attribuer la découverte de « presque tous les dépôts sablons calcaires que possède l’Ille et Vilaine ». Son décès prématuré ne lui permettra pas d’en voir la publication qui sera entreprise par son successeur Massieu. Le musée de géologie de l’Université de Rennes possède les notes prises par Durocher pour établir ces cartes ainsi que la reprise de ces notes par son successeur.
Sur les travaux cartographiques de Joseph Durocher, nous renvoyons les lecteurs et lectrices à l’analyse développée de Pascal Rétif (2015) dans sa thèse de doctorat où Durocher y est décrit comme un cartographe novateur.
Le professeur
« On [le] voyait parfois sortir d’une voiture publique pour monter, encore poudreux, pour ainsi dire, dans sa chaire et y faire une leçon »17
Joseph Durocher partage son temps entre les cours qu’il dispense à la faculté des sciences et son activité d’ingénieur des mines impliquant des déplacements à une époque où ceux-ci sont loin d’être aisés : la gare de Rennes fut inaugurée en 1857, trois ans seulement avant la mort de Durocher.
Nous n’avons pas retrouvé de notes de cours qui nous auraient permis d’analyser le contenu de son enseignement. Néanmoins, les rapports annuels qui sont lus chaque année à chaque rentrée solennelle des facultés nous permettent de nous en faire une idée sommaire. Ainsi, en 1841-1842 :
« Le professeur de minéralogie a donné des notions générales sur la minéralogie et la géologie, sur la forme et la nature de l’écorce terrestre. Il a fait connaitre les minéraux et les roches qui entrent dans la composition du globe, et décrit les phénomènes volcaniques, ainsi que tous les phénomènes d’éruption. Cette année, il exposera les différentes méthodes employées en minéralogie, décrira les diverses espèces minérales avec leurs applications dans l’industrie. Il donnera ensuite des détails sur le gisement et le traitement des minerais métalliques. »18
En 1854-1855, les excursions et recherches du géologue ont nourri son enseignement. Ainsi est-il maintenant décrit :
« Le professeur de minéralogie et de géologie, après avoir exposé les caractères physiques du globe terrestre, a décrit les minéraux qui s’y trouvent et les assemblages qu’ils forment, en constituant les roches, dont il a examiné la composition, la structure et l’origine. Il a montré ensuite comment les observations géologiques ont conduit à établir de grandes divisions dans la série des dépôts qui composent l’écorce de la terre, et il a prouvé que ces divisions correspondent à des périodes de l’histoire de notre planète. Le professeur a terminé par la description des terrains d’après l’ordre chronologique, en faisant connaître les terrains primitifs et les terrains de transition ou paléozoïques, y compris le terrain houiller.
Au cours de cette année (1855-1855, ndlr), le professeur décrira les terrains secondaires, tertiaires, quaternaires et modernes. »19
Le géochimiste et géologue expérimental
Dans la notice descriptive qu’il rédige en 1856, Joseph Durocher décrit lui-même la nature de ses travaux.
« Les travaux que j’ai publiés depuis 1840 se rapportent à la Minéralogie, à la Géologie, à la Physique terrestre et à la Chimie ; ils comprennent aussi diverses applications de ces sciences, notamment à la Métallurgie, à l’Agriculture et à la Botanique. »
À sa mort en 1860, Joseph Durocher laisse une œuvre qui balaye de grands domaines : la minéralogie expérimentale, la cartographie, la métallurgie, la pétrographie et notamment celles des roches magmatiques et métamorphiques, l’agronomie, la géomorphologie…
Le contexte facultaire permet à Joseph Durocher de tisser des liens avec les autres professeurs et de travailler avec eux sur des projets communs. Joseph Durocher collabore avec Faustino Malaguti (1802-1878), professeur de Chimie, pour ses recherches sur les minéraux. Ils copublieront plusieurs articles.20
Pour leur recherche « sur l’association de l’argent aux minéraux métalliques et sur les procédés à suivre pour son extraction », ils utilisent les échantillons que Joseph Durocher a lui-même prélevés ou qui lui ont été confié par l’École des Mines ou le Muséum national d’histoire naturelle.
Enfin, ses travaux sur le métamorphisme et le magmatisme ne peuvent passer sous silence. Durocher soutient le fait que les transformations métamorphiques se réalisent à l’état solide ; il attribue l’existence des roches ignées à l’existence de deux magmas, ce mot est alors dans les premiers temps de son utilisation au sens moderne du terme. Nous renvoyons les lecteurs et lectrices à la réflexion portée sur les travaux de Joseph Durocher par Gabriel Gohau21
Contrairement à Yves Milon que nous avons évoqué dans la première partie de ce texte, Joseph Durocher meurt jeune emporté par la variole22, le 2 décembre 1860 à 43 ans sans avoir eu le temps de mettre de l’ordre dans ses papiers. Ingénieur des mines consciencieux, professeur, cartographe, géochimiste à une époque où le terme n’existait pas encore, Joseph Durocher laisse une contribution non négligeable à la géologie de son époque.
Est-ce sa disparition prématurée qui le plonge dans un quasi-anonymat ? On ne saurait dire. La ville de Rennes nomme en 1902 une rue à son nom mais il reste encore aujourd’hui mal connu.
Plus de temps nous aurait été nécessaire pour analyser plus en détail le contenu des archives identifiées. Nous incitons donc les lecteurs et lectrices à voir les éléments qui sont donnés ici comme un premier sondage dans la documentation. Les archives du musée sont actuellement indexées sur Zotero et consultables en interne, sur demande. Enfin, le fichier collecteur contient les informations concernant les archives personnelles23.
Tableau 1. Liste par ordre alphabétique de producteurs des archives conservées au musée de géologie de l’Université de Rennes.
Archives professionnelles et personnelles | Carnets de Terrain | Manuscrits et catalogues anciens | Correspondances | Cours pétrologie/minéralogie | Cours de sédimentologie / paléontologie | Conférences | Cartes | |
Aïfa, Tahar | (ca.1993-2020) | |||||||
Anonyme | Catalogue collections et instruments de laboratoire (1842 à 1991) | |||||||
Auvray, Bernard | (1967-1997) | 1978 | ||||||
Baret, Charles | -1904 | |||||||
Bergeron | (1889-1890) | |||||||
Berthois | -1946 | |||||||
Berthois, Léopold | (1953-4) | |||||||
Bézier, Toussaint , conservateur du Musée de Rennes | (1853-1925) | (1872-1920) | (1888-1926) | oui | ||||
Bigot, Alexandre géologue Univ. Caen | x | (1900-1904 ; - carte géol. Ille-et-Vilaine) | ||||||
Blavier | (1837 : peinte à la main) | |||||||
Brun, André | -1895 | |||||||
Brun, Jean-Pierre | (histoire du laboratoire) | |||||||
Cailliaud, Frédéric | (1861 : Loire-Inférieure) | |||||||
Carnot – École des mines Paris | (1899-1900) – École des mines Paris | |||||||
Indet. | (1864-1876 : Normandie) | |||||||
Indet. | (1930s dont botanique) | |||||||
Kerforne, Fernand | (1888-1917) | oui | (1861-1926) | (1890-1916) | (1899-1925) | |||
Lacroix, Alfred | (1920-1924) – Muséum Paris | (1920 à Rennes) | ||||||
Le Hir | (1842 : 85-29, sur calque, 1866 : Morlaix et env., Morlaix, Finistère) | |||||||
Lorieux & de Fourcy | (1850 : Morbihan) | |||||||
Massieu, Durocher & Lorieux | (1866 : Ille-et-Vilaine) | |||||||
Milon, Yves | (1920-1969) | (1920-1962) | (1921-1960) | oui | ? | (1928-1935 et?) | ||
Milon, Yves & Renaud, Alzine ? | (1930s) | |||||||
Nicklès, René | -1899 | |||||||
Oehlert, Daniel | (1880-1917) | |||||||
Paris, Florentin | (1968-2009) | |||||||
Paris, Florentin | (1968-2010) | |||||||
Plaine, Jean | (1968-2015) – ancien conservateur du musée de géologie | |||||||
Pouriau, A. | (?) - École Nat. Agriculture Grignon | |||||||
Renaud, Alzine | (1929-1965) | |||||||
Seunes, Jean | (1869-1911) | (1879-1901 | (1899-1913?) | |||||
Sirodot | -1872 | |||||||
Termier, Pierre | (1908-1909) | |||||||
Tixier | (19e s.) | |||||||
Triger, Jules & Guillier, Albert | (1974 : Sarthe) | |||||||
Vasseur, Gaston | (1879 : Bretagne-Vendée, impression couleur) | |||||||
Vélain, Ch. | (19e s.) - Sorbonne |