Compte rendu de Anselm Jappe, Un complot permanent contre le monde entier

Référence(s) :

Anselm Jappe, Un complot permanent contre le monde entier.

Essais sur Guy Debord, Paris, L’Échappée, 2023

Résumés

Un complot permanent contre le monde entier est le troisième livre écrit par Anselm Jappe sur la pensée du théoricien français Guy Debord. Dans ce compte-rendu, nous tentons de donner un aperçu général et critique des principaux thèmes controversés et originaux qui traversent ce livre stimulant.

Un complot permanent contre le monde entier. is Anselm Jappe’s third book on the thought of the French theorist Guy Debord. In this review, we attempt to give a general and critical overview of the main controversial and original themes that run through this stimulating book.

Index

Mots-clés

Guy Debord, Anselm Jappe, spectacle, situationniste, critique

Keywords

Guy Debord, Anselm Jappe, spectacle, situationist, critic

Texte

Un complot permanent contre le monde entier. Essais sur Guy Debord (l’Échappée, 2023) est le troisième livre d’Anselm Jappe portant sur Guy Debord. Il vient après Guy Debord1 (dont la première édition remonte à 1993) et L’Avant-garde inacceptable. Réflexions sur Guy Debord2. Avec dix essais écrits entre 1994 et 2021, cet ouvrage représente donc une nouvelle étape dans cette trentaine d’années de réflexions qu’Anselm Jappe a entrepris de consacrer à la pensée et la pratique artistique de Guy Debord3. L’un des points forts de ce recueil est qu’il s’agit moins de commentaires sur l’auteur de La Société du Spectacle que d’un véritable exercice de réflexion de Jappe avec et à travers Debord visant à démontrer la pertinence de la pensée de ce dernier pour l’interprétation et la critique radicale du monde présent. Cependant, le lecteur doit garder à l’esprit qu’à de nombreux moments, Jappe s’approprie la pensée de Debord pour mettre en avant ses idées. Il ne s’agit donc pas d’une introduction à la pensée du situationniste et, pour une meilleure compréhension, le livre nécessite une certaine familiarité avec Debord.

Comme semble l’indiquer indirectement son titre, le problème central autour duquel tourne ce volume est celui de la postérité de Debord. L’acquisition des archives de Guy Debord par la Bibliothèque nationale de France peut être vue comme le signe qu’il devient un monument de l’art, de la littérature et de la pensée de son pays d’origine. Il s’agit là d’un type de reconnaissance institutionnelle qu’il a toujours évité de son vivant. L’effort de Jappe consiste à poursuivre ce geste de négation pour montrer qu’il y a quelque chose chez Debord qui échapperait aux normes du système dominant. « On peut être sans crainte : Guy Debord ne sera pas récupéré pour toujours » (p. 158), conclut la toute dernière phrase du livre. Jappe admet, cependant, que Guy Debord et dans un sens plus large, les situationnistes, avaient quelque chose de récupérable dans leur façon de critiquer et de se confronter à la société de leur époque. La « créativité » et « l’autonomie », comme aussi les pratiques et concepts tels que le « détournement », la « psychogéographie », la « dérive », ainsi que la notion de « spectacle », sont devenues des notions communes dans le monde de l’art et bien au-delà. Il ne s’agit donc pas pour Jappe de nier cette tension à l’œuvre, mais de tenter de résister et de montrer ce qui dans la pensée de Debord continue à échapper à l’intégration systémique.

D’ailleurs, « Les Archives de Guy Debord » est bien le titre d’un chapitre du livre dans lequel Jappe propose une analyse détaillée du contenu de ces archives, constituées en partie de notes de lectures prises au long de plusieurs années par le situationniste. Le dépouillement féru de ces archives démontre, entre autres, que Debord avait une connaissance beaucoup plus approfondie de Marx et de Hegel (ainsi que des notes de plusieurs auteurs qui composaient les débats autour et dans le sillage de ces philosophes) que la plupart des lecteurs ne le soupçonnaient. En effet, Debord avait lu et noté en détail la plupart des livres de ses deux auteurs traduits en français. Cela permet de renforcer la centralité du « concept d’aliénation » (p. 140), qu’il reprend du jeune Marx, ainsi que de la notion de « fétichisme de la marchandise » (p. 140), déterminante pour un certain type de lecture du Capital très chère à Anselm Jappe4, dans la pensée de Guy Debord. De plus, il s’avère important de souligner que « Debord est arrivé à Marx non à travers le “marxisme” de son temps, mais grâce à l’héritage de l’art moderne » (p. 99). Ce passage de l’art à Marx, assez rare, il faut bien le dire, est fondamental pour l’argument de Jappe dans la mise en avant de la capacité de la pensée de Debord à résister à l’intégration. Sa lecture de Marx a été faite principalement en contact direct avec le texte et en médiation avec son expérience antérieure d’artiste d’avant-garde. Cela aurait permis à Debord de mettre le concept de spectacle, d’origine esthétique, au centre de sa pensée. Car le concept de spectacle, même s’il porte une ampleur totalisante, renvoie au problème de l’apparence de la société et de la méditation excessive à travers les images. Sans son regard d’artiste, il aurait été difficile d’opérer ce détournement conceptuel fondamental. En outre, la grande quantité des notes contenues dans les archives sur l’ouvrage Le Despotisme oriental de Karl August Wittfogel indique que l’histoire de l’émergence des États constituait pour lui un important problème théorique.

Toujours dans une volonté d’ouverture et de mise en perspective de la pensée de Debord avec d’autres philosophes, Jappe propose dans l’essai « Debord et l’Authentique » un rapprochement intéressant entre Debord et Hannah Arendt par le biais de la notion d’authentique. Chez les deux auteurs, cette notion touche aux manières de vivre l’histoire et le temps de façon à envisager une vie qui aspire à « l’immortalité » (p. 76), comme aussi à la « gloire » et à la « grandeur » (p. 79). Autrement dit, il s’agissait d’une manière de concevoir et de rechercher une vie en dehors du cadre de la reproduction simple des nécessités vitales, bref, en dehors du travail. La critique radicale du travail est aussi au cœur de l’essai « Le travail du négatif ». Dans « Debord et Baudrillard, détournement par l’excès », Jappe salue quelques intuitions théoriques que l’auteur de La société de la consommation5 a eu (comme sa critique aux réalités virtuelles et le fond réel de la simulation moderne), tout en regrettant la teneur parodique qu’il tenait souvent sur ces propos : « la raison du succès de Baudrillard réside justement dans son habilité à garder toujours une attitude mi-critique, mi-admirative vis-à-vis de ce qu’il décrit » (p. 113). Un autre moment intéressant est celui où Jappe discute de la transformation de la politique en spectacle dans une mise en scène perpétuelle du spectacle de la politique, c’est-à-dire de la politique vidée de tout contenu véritablement politique pour ne rester qu’à la surface, sans toucher aux véritables enjeux de la société. Jappe suggère dans cet essai intitulé « Politique du spectacle et spectacle de la politique » que cette tendance avait été notée par Debord, mais serait encore plus vérifiable à notre époque. Les décisions sont prises de manière de moins en moins démocratique, ce qui réduit la politique à un simple discours, au risque de devenir totalitaire.

Jappe insiste sur le fait que Debord ne se considérait ni comme un philosophe ni comme un artiste, mais bien plutôt comme un « stratège » (p. 7). Il est indéniable que La Société du Spectacle, ouvrage paru en 1967, demeure au centre de sa production théorique, qu’il ne faut cependant pas réduire à ce seul livre. En même temps, on ne peut pas nier l’importance du concept de spectacle qui demeure central pour la compréhension et la poursuite de sa pensée. C’est principalement autour des variations de ce concept que l’approche de Jappe se constitue. Le concept de spectacle dépasse le simple enjeu de la critique de l’image ou des moyens de communication pour, tout en les incluant dans sa critique, atteindre la totalité de la société. Cette dernière émerge dans toute sa complexité, mais en même temps les situationnistes, dans le sillage d’Henri Lefebvre, ont été parmi les premiers à avoir prêté l’attention requise au quotidien. La dialectique de l’universel et du particulier était tout le temps à l’œuvre dans les écrits de Debord. La critique du spectacle a été envisagée premièrement comme une critique radicale de la société capitaliste de la période ayant suivi la Seconde Guerre mondiale — époque connue en France sous le nom des « Trente Glorieuses ». C’est contre cette société que Debord et les situationnistes ont élaboré leurs pratiques et pensée. Les divers problèmes qui tournent autour de l’art, de sa situation à cette époque, occupent une place centrale dans leur élaboration. Cependant, l’art aurait perdu toute son évidence.

« Debord y soutient que le potentiel critique de l’art — qui a été bien réel dans le passé — s’est épuisé, et qu’il faut maintenant “dépasser l’art”, c’est-à-dire réaliser ce que l’art ne faisait que promettre et le supprimer en tant que sphère séparée de la vie. Autrement, l’art, lui aussi, est un spectacle où la représentation des passions remplace la vie directement vécue »6 (p. 13).

Autrement dit, l’art n’apparaît chez Debord ni comme un refuge de protection contre le monde du capital ni comme quelque chose de compensatoire, au contraire, il s’agit d’un territoire fondamental de dispute et de lutte pratique dont le but est celui de dépasser la société, comme aussi de transformer radicalement la vie.

Cette transformation imaginée par les situationnistes mettait l’accent sur une critique radicale du travail. « Ne travaillez jamais » (p. 119) avait écrit Debord sur un mur en 1953, mot d’ordre qui serait repris de manière spontanée en Mai 1968. Les situationnistes s’inscrivaient dans la poursuite de la vie bohème et romantique du xixe siècle, ce qui les amenait à constater qu’elle était devenue impossible et que du coup il fallait critiquer radicalement le travail en tant qu’activité de médiation nécessaire pour participer de manière active à la société capitaliste. La quête d’une vraie vie passait par la tentative de sortir du travail, de continuer à faire des choses en dehors de cette sphère séparée de la société qu’est l’économie.

« Dans une société libérée, on vivrait et on réaliserait dans la vie de tous les jours les créations humaines qui, jusqu’à présent, se trouvent séparées des individus dans les formes fétichistes de la politique, de la religion, de l’art ou de l’idéologie » (p. 104).

Il fallait sortir de l’aliénation et de la réification sociale, y compris artistique, pour transformer la vie en une seule chose réconciliée.

Le problème de la récupération de Debord émerge de manière plus marquée lorsque Jappe discute de la pratique et du concept situationniste de « dérive » et de son devenir artistique, notamment parce que, selon Jappe :

« la dérive telle qu’elle a été développée à partir de 1953 par les “jeunes lettristes” (et surtout par Guy Debord et Ivan Chtcheglov) n’était pas conçue comme une forme artistique. Il s’agissait de l’invention d’un nouveau genre de vie » (p. 126-127).

Errer d’un côté à l’autre des villes devenait une pratique constituante de leur vie, une manière de se poser contre le mode de vie bourgeois dominant. La dérive ne donnait lieu à rien d’autre qu’à son propre devenir. Son seul but était de produire le mouvement de la dérive elle-même. S’il est vrai qu’en 1956 Debord écrit un texte intitulé « Théorie de la dérive7 », cette dernière ne doit toutefois pas être comprise comme une expérience esthétique, ni comme une technique, ni comme du divertissement, encore moins comme une enquête sociologique ; il s’agirait plutôt de concevoir une « éthique de la dérive » (p. 130). La dérive préfigurait un mode de vie. En même temps, « si la dérive ne se situait pas dans une perspective artistique, elle n’était pas non plus totalement étrangère à l’art : il s’agissait dès le début de pratiquer le “dépassement de l’art” » (p. 130). Il fallait mettre son esprit à disposition du moment, la dérive avait un fort contenu subversif dans sa volonté de se laisser porter par le hasard du chemin, c’était une tentative de sortir de l’aliénation bourgeoise par le biais d’une pratique et d’une éthique nouvelle. La dérive « constituait une première ébauche du dépassement de l’art, de cette suppression et réalisation simultanées de l’art que les situationnistes ont cru possible » (p. 134).

Regardons, pour finir, comment Anselm Jappe reprend à son compte le problème d’origine hégélienne de la fin de l’art dans une articulation assez fine de la manière dont Guy Debord et Theodor Adorno ont pensé ce problème. Après plus d’un siècle de développement vertigineux de successions d’avant-gardes artistiques partout dans le monde, toujours accompagné d’innovations formelles et matérielles, peu nombreux sont ceux qui continuent à nier que quelque chose s’est arrêté, voire même s’est achevé, depuis les années 1970.

« Avec le temps, il devient clair qu’il ne s’agit pas seulement d’une stagnation momentanée ou d’une simple crise d’inspiration, mais que l’on assiste pour le moins à la fin d’un certain type de rapport entre l’art et la société, qui a duré plus d’un siècle » (p. 34).

Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a plus d’art. Au contraire, beaucoup d’art continue à être produit dans tous les pays, en s’appuyant notamment sur les développements technologiques qui ont eu lieu depuis lors, comme le numérique, et en profitant des nouvelles connexions institutionnelles qui ont été ouvertes par la globalisation. L’on pourrait même imaginer qu’il n’y a jamais eu auparavant un aussi grand nombre de productions artistiques partout dans le monde. Jappe garde, malgré tout, une position sceptique, car il est bien possible que, dans un renversement dialectique, cet excès et cette omniprésence de l’art soient désormais le signe de son « anachronisme, dépassé par l’évolution effective des conditions sociales » (p. 34). L’art aurait, entre autres, perdu le sol sur lequel il s’appuyait pour fonder sa critique à l’ère des avant-gardes.

Adorno et Debord sont traités par Jappe comme étant avant tout des lecteurs de Marx qui placent au cœur de leurs analyses la critique de l’aliénation et celle de la logique de l’échange en tant que valeur transcendante qui subsume tout objet en l’obligeant à participer au marché capitaliste. L’art n’y échappe pas. D’Adorno, il retient principalement le concept d’industrie culturelle, tandis que de Debord, il adopte celui de critique du spectacle. Concernant la fin de l’art, selon Jappe, Adorno « a défendu l’art contre ceux qui voulaient le “dépasser” au profit d’une intervention directe dans la réalité ou qui prêchaient en faveur d’un art “engagé » [page ?]. D’après le philosophe de l’École de Francfort, la « fonction critique de l’art est garantie par la séparation de l’art avec le reste de la vie » (p. 36). Autrement dit, dans la situation du capitalisme avancé, la seule chance pour l’art est de s’éloigner de la société. « Debord, dans les mêmes années, a annoncé que le moment était venu de réaliser dans la vie ce qui, jusqu’alors, était seulement promis dans l’art » (p. 34). Debord considérait, contrairement à Adorno, que la fonction critique de l’art était assurée par la possibilité de son dépassement et non par l’écart que celui-ci établirait avec le monde. Selon Adorno, c’est la séparation entre l’art et la société qui donnait à l’art la possibilité de continuer à avoir du sens. « L’œuvre d’art doit sa fonction critique au fait de ne “servir” à rien : ni à l’accroissement de la connaissance, ni à la jouissance immédiate, ni à une intervention directe dans la praxis » (p. 43). Ce point de vue l’amenait à critiquer l’engagement contestataire de l’art contre la société, geste dont il estimait qu’il renforçait l’administration sociale qui régnait dans le monde à son époque. Debord, d’autre part, affirmait, dans les années 1950, qu’après l’accomplissement de l’impulsion radicale du mouvement Dada et surréaliste, « l’art était “déjà mort” et qu’il devait être “dépassé” par une nouvelle forme de vie et d’activité révolutionnaire » (p. 41). Ces deux mouvements envisageaient de supprimer et réaliser l’art, mais ils sont restés à mi-chemin, car « Dada voulait supprimer sans le réaliser, le surréalisme, le réaliser sans le supprimer » (p. 42). De manière différente l’une de l’autre, ils avaient pris conscience de leur réalité aliénée, mais n’ont pas réussi à faire le dernier pas nécessaire pour sortir de la logique du monde du capital.

Le développement exponentiel des forces productives du système capitaliste tel qu’il s’est accéléré depuis les années 1970 avec l’avènement de la micro-électronique jusqu’à celle du numérique a créé une crise dans le monde de l’art. Elle ne se matérialisait plus de la même façon. Les critiques et défenseurs de l’art contemporain post-modernes s’accordent au moins sur un point, à savoir que l’art qui émerge depuis cette époque se fait sur la base d’une logique fort différente de celle qui existait auparavant. Entre autres, la force négative de l’art, qui visait à renverser les normes de la société, est remplacée par la transgression de ces mêmes normes. Ce qui est une chose bien différente, car elle n’envisage plus de les supprimer. Il est important d’insister sur ce point parce qu’Adorno, tout comme Debord, considérait que l’esthétique était elle aussi une force productive. Avec son pouvoir critique, elle pouvait toucher et faire basculer les fondements de la société. Elle dépassait le seul champ de la matière ou champ artistique pour intervenir de manière directe sur le réel. L’art moderne, beaucoup plus que les autres, restructurait et du même coup critiquait la réalité d’après ses propres règles et matériaux pointant bien au-delà du réel.

« On peut parler de forces productives esthétiques, parce que l’art aussi est une forme de domination sur les objets, sur la nature : il ne les laisse pas comme ils sont, mais les soumet à une transformation pour laquelle il se sert d’une série de procédés et de techniques peu à peu élaborés et améliorés » (p. 46).

Adorno insistait sur le fait que jusqu’à un certain point, l’art pouvait critiquer l’aliénation qui découlait de la division du travail dans son rapport avec les forces productives, ce qui serait possible parce que « l’art fait fonction d’authentique “représentant” de la vraie vie » (p. 52 53). Il peut contribuer à se libérer de tout désir de communication immédiate, de même que de tout usage instrumental d’un objet et ce faisant nous montrer le chemin vers la libération de tout usage conditionné à une valeur. Cependant, Jappe affirme, en s’appuyant toujours sur Debord et Adorno, que l’art aurait été, à présent, dépassé dans sa puissance représentative par le progrès scientifique, en perdant ainsi sa singularité critique.

Ces deux auteurs étaient particulièrement enthousiasmés par l’art produit pendant l’entre-deux-guerres. Jappe en vient ainsi à noter que même si la fin de l’art, comme il l’a affirmé auparavant, s’était effectivement produite dans les années 1970, il se peut toutefois qu’elle ait été annoncée dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. La montée du nazisme et l’échec de la Révolution à la sortie de la guerre en auraient été les signes. Debord, comme nous l’avons dit, s’est engagé lui-même dans une avant-garde qui avait pour principal objectif de dépasser l’art. Adorno, de son côté, se montre plutôt sceptique sur les possibilités pour l’art après Auschwitz et la bombe atomique. Même si plusieurs artistes lui semblaient intéressants et avaient réalisé des créations importantes, c’est toutefois principalement Beckett qui montrait le plus fortement la voie possible pour l’art dans sa prise en compte critique du monde administré de l’après-guerre.

Anselm Jappe — à la suite des situationnistes qui estimaient que l’art de Beckett remplissait la satisfaction du vide de sens du monde contemporain — se montre dubitatif en ce qui concerne la poursuite de la puissance critique de l’œuvre de l’écrivain irlandais à l’encontre du temps présent. Il radicalise le geste romantique et archaïsant présent chez le dernier Debord envisageant de récupérer certaines manières précapitalistes de faire de l’art.

« D’un côté, l’art moderne a enregistré négativement la dissolution des formes de vie et des communautés traditionnelles et de leurs modes de communication », et « d’un autre côté, l’art a vu dans cette dissolution une libération de nouvelles potentialités et un accès à des horizons inexplorés de la vie et de l’expérience » (p. 62-63).

Après Mallarmé, Malevitch, Webern, Beckett, cet horizon était rétréci et l’art ne pouvait plus continuer dans la même direction. Il n’existerait pas de retour possible aux formes pré-bourgeoises, mais peut-être qu’il y aurait des choses à reprendre et des fils à tisser dans un retour en arrière. C’est ainsi que

« dans ses œuvres tardives, Debord commence à apprécier l’art du passé : il déplore qu’il n’y ait plus un Thucydide ou un Donatello, regrette la destruction de peintures et de bâtiments anciens, exprime son goût pour la métrique et les auteurs classiques » (p. 23).

Jappe explique qu’ :

« il faut alors se demander s’il ne peut pas exister un art aux formes traditionnelles, mais attentives aux fractures et à la négativité. Ce fut le propre de la littérature baroque qui, dans la forme et dans le contenu, a anticipé de nombreux traits de l’art moderne et a affronté la négativité, sans toutefois en devenir complice » (p. 31).

Une solution pour faire revivre l’art après sa fin, selon les termes imaginés par Jappe, serait-elle donc d’assumer la suppression matérielle de l’avenir pour se tourner vers le passé dans le but d’inventer un nouveau type de baroque ? Enfin, nul besoin d’être totalement en accord avec les thèses soutenues par Jappe pour se rendre compte que la critique d’inspiration debordienne a beaucoup à offrir pour penser la situation de l’art et de la société contemporaine.

1 Anselm Jappe, Guy Debord, Paris, La Découverte, 2020.

2 Anselm Jappe, L’Avant-Garde inacceptable. Réflexions sur Guy Debord, Paris, Lignes/Léo Scheer, 2004. En effet, Un complot permanent contre le monde

3 Il est assez connu que Guy Debord appréciait le premier ouvrage de Jappe portant sur lui, comme l’indique la lettre qu’il a adressée le14 mars 1994

4 Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une critique de la valeur, Paris, La Découverte, 2017.

5 Jean Baudrillard, La société de la consommation, Paris, Denoël, 1970.

6 Tous les mots en italiques dans les notes de bas de page sont de l’auteur.

7 Guy Debord, « Théorie de la dérive », Œuvres,Paris, Gallimard, 2006, p. 251-256.

Bibliographie

Jean Baudrillard, La société de la consommation, Paris, Denoël, 1970.

Guy Debord, Œuvres, Paris, Gallimard, 2006.

Guy Debord, Correspondance, vol. 7, Paris, Fayard, 2008.

Anselm Jappe, Guy Debord, Paris, La Découverte, 2020.

Anselm Jappe, L’Avant-Garde inacceptable. Réflexions sur Guy Debord, Paris, Lignes/Léo Scheer, 2004.

Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une critique de la valeur, Paris, La Découverte, 2017.

Anselm Jappe, Un complot permanent contre le monde entier. Essais sur Guy Debord, Paris, L’Échappée, 2023.

Notes

1 Anselm Jappe, Guy Debord, Paris, La Découverte, 2020.

2 Anselm Jappe, L’Avant-Garde inacceptable. Réflexions sur Guy Debord, Paris, Lignes/Léo Scheer, 2004. En effet, Un complot permanent contre le monde entier contient une nouvelle version actualisée de tous les essais publiés auparavant dans le livre de 2004.

3 Il est assez connu que Guy Debord appréciait le premier ouvrage de Jappe portant sur lui, comme l’indique la lettre qu’il a adressée le14 mars 1994 à Morgan Sportès : « Si vous lisez l’italien, je vous conseillerais le livre que m’a consacré un Allemand très cultivé, Anselm Jappe, qui semble avoir trouvé l’occasion d’exercer ses talents en Italie, sous le sobre titre Debord, sans un prénom de plus. C’est édité par Tracce à Pescara, et très informé. Je pense que ce Jappe a été un peu trop systématiquement élogieux ; et pourtant il me donne l’impression d’être l’observateur qui jusqu’ici m’aura le mieux compris… » Guy Debord, Correspondance, vol. 7, Paris, Fayard, 2008, [page ?]

4 Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une critique de la valeur, Paris, La Découverte, 2017.

5 Jean Baudrillard, La société de la consommation, Paris, Denoël, 1970.

6 Tous les mots en italiques dans les notes de bas de page sont de l’auteur.

7 Guy Debord, « Théorie de la dérive », Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, p. 251-256.

Citer cet article

Référence électronique

Frederico Lyra de Carvalho, « Compte rendu de Anselm Jappe, Un complot permanent contre le monde entier », Déméter [En ligne], 10 | Été | 2023, mis en ligne le 01 octobre 2023, consulté le 27 avril 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/1263

Auteur

Frederico Lyra de Carvalho

Frederico Lyra de Carvalho est philosophe et musicologue de formation. Il est l’auteur d’une thèse intitulée Improvisation, jazz et dialectique négative soutenue à l’Université de Lille dans laquelle il tente de penser l’improvisation et le développement du jazz à travers la dialectique négative d’Adorno. Ses travaux portent sur le jazz, l’improvisation, la théorie critique de Francfort et la théorie critique brésilienne. Il fait partie du comité de rédaction des revues Passages de Paris, Sinal de Menos et Jaggernaut. Il est Ater em philosophie de l’art à l’Université de Picardie Jules Vernes et chercheur attaché à l’Université de São Paulo.

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