Déméter #12 - Appel à contribution. Du réparable et de l’irréparable : les pratiques artistiques confrontées aux limites de la réparation

Du réparable et de l’irréparable : les pratiques artistiques confrontées aux limites de la réparation

Ce dossier thématique de la revue Déméter, Théories et pratiques artistiques contemporaines propose d’explorer les limites du réparable dans les multiples résonances qu’engage la notion de réparation au croisement de la création contemporaine et des phénomènes culturels. Existe-t-il une portée réparatrice de l’art ? Si oui, quel en est le périmètre poétique, esthétique, social, politique, voire thérapeutique ? Est-ce l’art et la culture eux-mêmes qui réparent ou les usages qui en sont faits ? Quels en sont les possibilités, les limites, les échecs ?

Particulièrement présente dans le débat public, l’extension de la réparation ne lui fait-elle pas encourir le risque d’une dilution de ses enjeux et d’un affaiblissement de ses effets ? À travers ce numéro nous invitons chercheurs.ses, artistes, mais aussi acteur.rices du champ social et culturel à une lecture critique de la notion qui explorera particulièrement les limites de sa promotion, ainsi que sa relation dialectique à celle d’irréparable ; ce faisant, il s’agira de réinsuffler à la réparation sa vigueur et sa complexité. Pour ce faire, l’étude de démarches et d’œuvres d’artistes contemporain.e.s ainsi que l’analyse de phénomènes culturels voire même de dispositifs liés à l’action artistique et culturelle nous permettront d’interroger à différents degrés les pouvoirs, mais aussi les échecs de la création lorsqu’elle s’applique à incarner les valeurs morales et/ou politiques qui polarisent ce début de XXIe siècle.

Mots-clés 

Arts contemporains ; Réparation ; Réparable et irréparable ; Développement culturel ; Bricolage et rafistolage ; Limites ; Résilience ; Trauma ; Care – soin

Soumission des contributions 

Les propositions de contribution seront soumises aux coordinateur.rice.s du numéro thématique le 17 décembre 2023 au plus tard. Les auteurs dont la proposition aura été acceptée en seront informés aux alentours du 22 décembre et devront adresser leur article complet le 31 mars 2024 au plus tard.

Les propositions d’une page environ (soit 3 000 signes), accompagnées d’une courte présentation bio-bibliographique de l’auteur et d’une bibliographie indicative, doivent être envoyées en format Word (.doc) ou PDF aux adresses suivantes :

revue-demeter@univ-lille.fr

maxence.cambron@univ-lille.fr

anne.lempicki@gmail.com

Du réparable et de l’irréparable : les pratiques artistiques confrontées aux limites de la réparation

Particulièrement présente dans le débat public depuis une quinzaine d’années, la notion de réparation recouvre différentes acceptions, concrètes ou symboliques, dans une grande variété de champs – dans le domaine technique et pratique (la réparation comme remise en état d’un objet défectueux), médical (ainsi le gynécologue congolais Denis Mukwege a-t-il été surnommé « l’homme qui répare les femmes »), dans le vocabulaire juridique (la réparation étant envisagée comme une compensation financière, matérielle ou symbolique due à une victime en cas de préjudice moral et/ou physique) ou encore psychologique (la réparation comme processus de reconstruction mentale et/ou émotionnelle suite à un choc, un trauma). Exprimant aussi bien le rapport à l’intime qu’au collectif, la reconstruction de l’individu que celle d’un groupe social, du vivant dans son ensemble ou de l’inanimé (objets, monuments…), la recherche du consensus que l’affrontement polémique, le terme semble s’appliquer de manière toujours plus extensive à des problématiques aussi vastes que le dérèglement climatique1, le bilan de l’Histoire occidentale moderne (Shoah, esclavage, colonisation) ou bien encore la lutte contre les discriminations (raciales, sexuelles et de genre).

Malgré sa perspective humaniste et son caractère volontariste, y compris sur le terrain politique, cette extension du domaine de la réparation, devenue mantra contemporain (notamment récupéré par les chantres du développement personnel2), ne lui fait-elle pas encourir le risque d’une dilution de ses enjeux et d’un affaiblissement de ses effets ? À tout envisager ainsi sous le signe du réparable, ces discours n’entretiennent-ils pas la fiction déresponsabilisante d’un monde et d’une société indéfiniment reprisable ?

Ce dossier thématique de la revue Déméter, Théories et pratiques artistiques contemporaines propose d’explorer cette problématique et les multiples résonances qu’engage la notion de réparation au croisement de la création contemporaine et des phénomènes culturels. Existe-t-il une portée réparatrice de l’art et de la culture ? Pourrait-on ajouter les œuvres d’art et la relation esthétique dans son ensemble au répertoire des reparatio [sic] que définit Johann Michel3 ? Si oui, quelles formes peuvent prendre ces reparatio créatrices ? Quel en est le périmètre poétique, esthétique, social, politique, voire thérapeutique ? Est-ce l’art et la culture eux-mêmes qui réparent ou les usages qui en sont faits ? Est-ce par leur intervention que peut naître le besoin de réparation ? Quelles en sont les possibilités, mais aussi les limites, conscientes ou non ?

En travaillant les représentations et les récits, les « réparant.e.s » sur lesquel.les nous nous focaliserons (cinéastes, plasticien.nes, musicien.nes, auteur.rices, metteur.ses en scène, chorégraphes et interprètes, programmateur.rices, commissaires d’exposition, curateur.rices, producteur.rices, médiateur.rices et chargé.es d’actions culturelles…) œuvrent avec pour intention profonde de réparer les autres (hétéroréparation) et/ou de se réparer eux.elles-mêmes (autoréparation4). Norbert Hillaire rappelle à quel point la réparation est a priori éloignée du domaine artistique. Pourtant, les publications sur le pouvoir « thérapeutique » de la littérature ou de l’art se multiplient. Mais que peut l’art ? Quand en 2013, dans son émission « Changement de décor », Joëlle Gayot posait la question « Le théâtre peut-il réparer les plaies infligées par la vie ?5 », elle soulignait la manière dont le partage de l’expérience de la souffrance par les artistes eux-mêmes devient un acte pour réparer leurs fêlures personnelles et familiales, mais aussi celles des spectateurs, entremêlant ainsi les objectifs et les effets d’une réparation de soi et de l’autre.

Néanmoins, les contributions à ce numéro seront attentives aux démarches dans lesquelles la réparation créatrice cherche d’abord à échapper à une lecture lénifiante de la notion en se nouant dans une relation tendue, voire conflictuelle à ses sujets et objectifs, problématisant dans leur processus même la possibilité de son échec. Il ne s’agira pas pour autant de faire l’impasse sur la volonté de transformation du monde, de la société, des autres et de soi qui anime certainement celles et ceux qui la pratiquent, ni même sur leur intention fondatrice de se montrer à l’écoute de toutes les souffrances et fragilités.

Selon la formule paradoxale de certain.e.s artistes et intellectuel.le.s ayant pensé le sujet et dans le sillage de laquelle nous nous situons, la réparation la plus porteuse serait celle qui consentirait à la persistance d’une part d’irréparable. En conservant la trace du préjudice, l’effectivité de la réparation se doublerait ainsi d’une forme d’anamnèse clairement assumée. « On ne peut bien réparer que ce qu’on renonce à rétablir dans son état initial », synthétisait l’historien Patrick Boucheron lors d’un entretien6. La perspective d’une telle pensée de la réparation se singularise en ce qu’elle s’oppose à la conception en quelque sorte amnésique de la restauration qui, au sens traditionnel du terme, suit comme principe l’invisibilité de son intervention voire un retour (plus ou moins mensonger) à un statu quo ante, celui d’avant le dommage ou le traumatisme subi. Comme l’écrit le plasticien Kader Attia, artiste pionnier sur le sujet, « la réparation, c’est la conscience de la blessure, même lorsque la réparation semble irréparable…7» À l’image de la pratique japonaise du kintsugi selon laquelle la réparation sublime la dégradation de la céramique brisée par l’ajout d’une poudre d’or à la pâte destinée à recoller les éléments cassés, la conception de la réparation dont il est ici question fait de la brisure et du point de vulnérabilité l’endroit d’une puissance voire d’une beauté renouvelée. Une esthétique et une philosophie de la fêlure dont la visée n’alimente pas les discours victimaires, mais nourrit au contraire la vocation fondamentalement polémique voire agonistique de cet art de la réparation dont nous proposons d’analyser les différentes expressions. Car « réparer, selon ce qu’avance encore Patrick Boucheron, ce n’est pas annuler la blessure, mais la regarder pour ce qu’elle est et affronter l’entaille. »

Cette attitude volontariste et combative déterminera la nature des démarches artistiques et/ou socio-culturelles que nous espérons voir mises en dialogue dans cette future livraison. Sans nécessairement se focaliser sur la dimension militante de ces entreprises, les essais de théorisation et les études de cas attendues ne feront pas néanmoins l’économie de la perspective politique qu’engage forcément l’approche proposée. Nous espérons en outre que les propositions qui nous seront adressées seront marquées par l’interdisciplinarité, par la variété des domaines artistiques convoqués et/ou par la nature même des approches adoptées (esthétique, études visuelles, études culturelles, études cinématographiques, études théâtrales, etc.). Enfin, dans une perspective transdisciplinaire, nous invitons les contributeurs et contributrices éventuel.les à imaginer des propositions d’articles faisant dialoguer leur champ artistique de spécialité avec d’autres disciplines.

Axes et pistes de réflexion possibles 

- Créateur.rice.s réparant.es

* Tentatives d’autoréparation (œuvres de deuil, mise en récit/images de la maladie, récits de violences subies…) et essais d’hétéroréparation (exploration des traumas collectifs : génocides, colonisation, esclavage, attentats…).

* Quels liens, quelles tensions possibles entre la démarche d’une réparation artistique pour soi et celle destinée à l’autre ?

* Limites et impasses : quand le geste réparateur se confronte à l’irréparable

- Conception et usages des reparatio artistiques

*Mise à contribution des œuvres dans un processus de réparation par effet de relecture et/ou d’opposition à celle-ci.

*Comment les dispositifs d’accessibilité des œuvres (politiques culturelles : décentralisation, démocratisation) peuvent-ils participer à un processus de réparation et influer sur les manières d’appréhender ces dernières ? Comment les choix de programmation/production/commissariat/curation déterminent-ils la réception des œuvres de réparation ? Quels sont les risques de réappropriation, de détournement, d’échec ?

- Réception et effets des volontés de réparation par l’art et la culture

* Bilan et examen des actions politiques et/ou sociales à ambition réparatrice

* Impacts des entreprises de renouvellement des représentations et visibilités des minorités (par exemple dans le domaine des médias, de la culture populaire…)

* Quelles voies pour penser une éthique réparatrice des arts et de la culture ?

Ce numéro thématique de la revue Déméter, Théories et pratiques artistiques contemporaines est conçu dans le cadre d’un partenariat avec le Théâtre du Nord (Centre Dramatique National Lille Tourcoing Hauts-de-France) par Maxence Cambron, maître de conférences en Études théâtrales (CEAC - Centre d’Étude des Arts Contemporains, ULR 3587, Université de Lille) et Anne Lempicki, A.T.E.R. en Études théâtrales (CEAC - Centre d’Étude des Arts Contemporains, ULR 3587, Université de Lille).

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Bibliographie indicative 

ATTIA Kader, « Montre tes blessures », traduit par Marie-Thérèse Weal, Multitudes, Dossier « Parler nature. Le Caire multitudes indociles », n° 60, 2015, 29-32.

BESSONE Magali, Faire justice de l’irréparable. Esclavage colonial et responsabilités contemporaines, Vrin, 2019.

BEST Susan, Reparative Aesthetics. Witnessing in Contemporary Art Photography, Bloomsbury, 2016.

CARUTH Cathy, L’Expérience inappropriable. Le trauma, le récit et l’histoire, Hermann, « Psychanalyse », 2023.

CASSIN Barbara, CAYLA Olivier et SALAZAR Philippe-Joseph (dir.), Vérité, réconciliation, réparation, revue Le Genre humain, n° 43, Seuil, 2004.

CHÂTELET Caroline, « Théâtre de réparation – à propos de “Sopro” de Tiago Rodrigues », Mercredi 14 novembre 2018, AOC.media [Analyse Opinion Critique], https://aoc.media/critique/2018/11/14/theatre-de-reparation-a-propos-de-sopro-de-tiago-rodrigues/

CUKIERMAN, Leïla, DAMBURY, Gerty et VERGÈS, Françoise (éd.), Décolonisons les arts !, L’Arche, 2018.

CYRULNIK Boris et JORLAND Gérard (dir.), Résiliences. Connaissances de bases, Odile Jacob, 2012.

DAGEN Philippe, « Destruction et réparation », dans Kader Attia, Sacrifice and Harmony, cat. exp., Museum für Moderne Kunst - MMK Frankfurt am Main, Klaus Görner, 2016.

DOXTADER Erik et VILLA-VICENCIO Charles (éd.), To Repair the Irreparable: Reparations and Reconstruction in South Africa, David Philip et Institute for Justice and Reconciliation, 2004.

FASSIN, Didier, RECHTMAN, Richard, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Flammarion, 2007.

GARAPON Antoine, Peut-on réparer l’histoire ? Colonisation, esclavage, Shoah, Odile Jacob, 2008.

GEFEN Alexandre, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Corti, « Les essais », 2017.

HILLAIRE Norbert, La Réparation dans l’art, Nouvelles Éditions Scala, 2019.

HUYSSEN Andreas, La Hantise de l’oubli. Essais sur les résurgences du passé, Kimé, 2011.

KOSOFSKY SEDGWICK Eve, « Paranoid Reading and Reparative Reading; or, You’re So Paranoid, You Probably Think This Introduction is About You », dans KOSOFSKY SEDGWICK Eve, Novel Gazing: Queer Readings on Fiction, Duke University Press, 1997, 1-37.

LAARMANN Mario, NDÉ FONGANG Clément, SEEMANN Carla et VORDERMAYER Laura (éd.), Reparation, Restitution and the Politics of Memory - Réparation, restitution et les politiques de la mémoire, De Gruyter, 2023.

LIGIER-DEGAUQUE Isabelle et TEULADE Anne (dir.), La Mémoire de la blessure au théâtre. Mise en fiction et interrogation du traumatisme de la Renaissance au XXIe siècle, PUR, « Le Spectaculaire - Arts de la scène », 2018.

MICHEL Johann, Le Réparable et l’irréparable. L’humain au temps du vulnérable, Hermann, « Philosophie », 2021.

MOLINIER Pascale, LAUGIER Sandra et PAPERMAN Patricia (dir.), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 2009.

NOTÉRIS Émilie, La Fiction réparatrice, Supernova, 2017.

SCHAEFFER Christophe, De la Réparation, L’Harmattan, 2010.

TIN Louis-Georges, Esclavage et Réparations. Comment faire face aux crimes de l’histoire…, Stock, « Essais et documents », 2013.

Revue Plastik, dossier « Quand l’art prend soin de vous », dir. Diane Watteau, n° 6, avril 2019, https://plastik.univ-paris1.fr/introduction-de-diane-watteau/

1 https://www.wwf.fr/nos-champs-daction/reparer-le-vivant

2 SMITH Joanna, La Puissance réparatrice de votre cerveau. Choyez votre enfant intérieur en huit séances, Dunod, 2021.

3 Johann Michel nomme reparatio « [l]es intentions, [l]es volontés et un ensemble de techniques » qui interviennent dans un processus réparateur. Ce

4 Nous empruntons la distinction auto/hétéroréparation à Johann Michel.

5 GAYOT Joëlle, « Le théâtre peut-il réparer les plaies infligées par la vie ? Entretien avec Jean-Pierre Baro et Samira Sedira », émission «

6 GAYOT Joëlle, « Entretien avec Patrick Boucheron : “On ne peut bien réparer que ce que l’on renonce à rétablir dans son état initial” », Télérama

7 ATTIA Kader, « La réparation c’est la conscience de la blessure », dans Cukierman, Leïla, Dambury, Gerty et Vergès, Françoise (éd.), Décolonisons

Document annexe

Notes

1 https://www.wwf.fr/nos-champs-daction/reparer-le-vivant

2 SMITH Joanna, La Puissance réparatrice de votre cerveau. Choyez votre enfant intérieur en huit séances, Dunod, 2021.

3 Johann Michel nomme reparatio « [l]es intentions, [l]es volontés et un ensemble de techniques » qui interviennent dans un processus réparateur. Ce sont « aussi bien des objets matériels ou symboliques (le scalpel du chirurgien, le tournevis du bricoleur, le texte de loi du juriste, des actes performatifs comme les excuses, des mémoriaux, etc.), des arrangements et des agencements d’objets que des savoir-faire, des recettes pratiques, des chaînes d’actes, des procédures ou des dispositifs ». (MICHEL Johann, Le Réparable et l’irréparable. L’humain au temps du vulnérable, Hermann, « Philosophie », 2021, p.12).

4 Nous empruntons la distinction auto/hétéroréparation à Johann Michel.

5 GAYOT Joëlle, « Le théâtre peut-il réparer les plaies infligées par la vie ? Entretien avec Jean-Pierre Baro et Samira Sedira », émission « Changement du décor » du Dimanche 24 mars 2013, France Culture, [Podcast] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/changement-de-decor/le-theatre-peut-il-reparer-les-plaies-infligees-par-la-vie-8193601

6 GAYOT Joëlle, « Entretien avec Patrick Boucheron : “On ne peut bien réparer que ce que l’on renonce à rétablir dans son état initial” », Télérama, 21 décembre 2020, https://www.telerama.fr/debats-reportages/patrick-boucheron-historien-on-ne-peut-bien-reparer-que-ce-que-lon-renonce-a-retablir-dans-son-etat-6773845.php

7 ATTIA Kader, « La réparation c’est la conscience de la blessure », dans Cukierman, Leïla, Dambury, Gerty et Vergès, Françoise (éd.), Décolonisons les arts!, L’Arche, 2018, p. 14.

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