Washington Irving biographe, ou la fabrique des mythes américains

DOI : 10.54563/gfhla.241

Texte

Washington Irving, le « premier homme de lettres américain », qui occupe « the first place among the Pioneers in American literature »1, a fait œuvre de biographe. Au début du XIXe siècle, les États-Unis traversent une période de transition. La nation américaine tente de définir son identité, par le biais de la célébration de ses grands hommes et de quelques événements fondateurs. Irving est, dans cette perspective, une figure littéralement cruciale : il écrit la vie de quelques grands Américains (dont George Washington), et lui-même est considéré comme l’un des créateurs de l’historiographie américaine. New York l’a vu naître en 1783, et la légende dit qu’un de ses parents aurait présenté au premier président américain son futur biographe en ces termes : « Please, your honour, here’s a bairn was named after you »2.

Que cette scène soit authentique ou non, toujours est-il que, dès le début de sa carrière, le jeune et ambitieux Irving défend l’Union. Il contribue à des revues locales (Weekly Museum), et très vite, il entre dans la carrière d’avocat. Il crée également avec son frère une revue – le Morning Chronicle. Mais Irving (qui à l’époque signe ses essais « Jonathan Oldstyle ») a le goût de l’aventure, et part voyager en Europe, ce continent mystérieux, dont le passé est rempli de légendes. L’écriture journalistique, qu’il pratique des deux côtés de l’Atlantique, lui apprend à faire preuve d’humour, et c’est pourquoi ses récits biographiques et historiques doivent être lus parfois au second degré.

Nous tenterons, dans la présente étude, de montrer en quoi Irving propose une écriture biographique audacieuse, créant même des sous-genres nouveaux (l’hétéro-biographie, par exemple, ou le roman d’aventures biographique). Nous verrons aussi comment il passe de la « short biography » à la biographie au long cours. Enfin, nous analyserons la manière dont Irving, de par la façon dont il agence l’écriture biographique, alimente les mythes américains, et en particulier celui du « self-made man ».

Irving biographe se fait le thuriféraire des grands hommes qui l’ont formé et fasciné, depuis Colomb (dont le voyage apporte en quelque sorte des réponses à ses questionnements métaphysiques – sur l’illusion, le rêve d’un ailleurs idyllique, l’exil comme initiation – et historiques – sur la colonisation des Amériques) jusqu’au Général Washington en passant par Oliver Goldsmith notamment. Mais Irving est à la fois historien et écrivain, et il s’amuse d’abord à réécrire The History of New York: From the Beginning of the World to the End of the Dutch Dynasty (1809). Son Histoire de New York s’ouvre sur des hypothèses relatives à la création du monde. Pour lui, chaque bouleversement dans le jeu du pouvoir est comme une nouvelle invention du monde. C’est pourquoi il insère dans son livre des micro-biographies, des « biographical anecdotes »3 sur les gouverneurs successifs de la ville. Irving est un biographe inventif : cet ouvrage génériquement inaugural est à première vue historique, mais il s’agit en fait d’une complexe mosaïque de biographies. Le projet de l’auteur est d’autant plus audacieux que les sources autres que fantaisistes ou étymologiques lui font défaut :

Thus being denied the benefit of mythology and classic fable, I should have been completely at a loss as to the early biography of my heroes, had not a gleam of light been thrown upon their origin from their names.4

Irving, dès ses premiers pas de biographe, adopte donc une éthique rigoureuse. Il développe aussi une poétique de la fragmentation, qu’il abandonnera plus tard (du moins pour ses « grandes biographies »), mais qu’il exploite d’abord abondamment. Dans la revue littéraire Salmagundi, il publie ainsi des « short stories » et une série de biographies de héros contemporains. Et surtout, entre 1810 et 1812, il écrit des esquisses biographiques pour l’Analectic Magazine : « At one time there is to be a series of portraits of our naval commanders, with biographical sketches »5. Certes, la « brief biography » et la « biographical sketch » ne satisfont pas ses ambitions littéraires6. Mais l’influence poétique de la presse conduit Irving à multiplier, pour un temps, les « short biographies ». Il publie des comptes rendus et des articles biographiques, consacrés notamment à ceux qui participent aux opérations de guerre de l’époque (au « second Sindbad, Capt. Porter », par exemple7). Dans sa Life […] of Washington Irving, son neveu fait la liste de ses contributions à l’Analectic Magazine :

a review of odes, naval songs, and other occasional poems, by Edwin C. Holland, of Charleston ; a notice of Paulding’s Lay of the Scottish Fiddle ; of Lord Byron ; Traits of Indian Character, and Philip of Pokanoket, afterwards incorporated in the Sketch Book ; and biographies of Capt. James Lawrence, Lieutenant William Burrows, Commodore Oliver Perry, and Captain David Porter.8

Irving se fait donc d’abord le biographe de ses contemporains. Il peut même, dans certains cas (comme celui de Thomas Campbell), compter sur la collaboration de celui dont il écrit la biographie : « Campbell has promised to give me some particulars for his biography, and I will get hints from Rogers when I go next to town. »9 Irving se veut un biographe en tous points moderne. Pour lui, la biographie moderne doit consister en un portrait, elle doit être à mi-chemin entre la biographie et l’esquisse.

Mais Irving est aussi un autobiographe et un pseudo-biographe prolifique. Après la faillite de l’affaire familiale, il se rend à Londres, où il rencontre l’éditeur Murray, et à Édimbourg, où il fait connaissance avec le grand Sir Walter Scott. C’est grâce au Sketch-Book of Geoffrey Crayon (publié de manière quasi simultanée dans les grandes villes américaines et à Londres), et en particulier à Rip Van Winkle et à Sleepy Hollow, « sketches » (esquisses) qui sont « essentially autobiographical in nature »10, qu’Irving, quoiqu’il se cache derrière un pseudonyme, acquiert une notoriété transatlantique. Or il aime, dans ses œuvres de fiction, à faire des aveux autobiographiques masqués – et il aime aussi à écrire la biographie fictive de certains de ses personnages. Geoffrey Crayon est l’un de ses hétéronymes favoris, et son Sketch-Book « reveals itself as a work of personality different from the congenial mask. The transformation of anxiety into successful literary endeavour was accomplished through the creation of Geoffrey Crayon, the persona who functions as a surrogate for Irving in the autobiographical sketches that form a large part of the collection. »11 On peut dire par conséquent que le Sketch-Book relève de l’écriture hétéro-biographique.

Un autre cas intéressant est celui de l’esquisse (ou « sketch ») intitulée « Dolph Heyliger », dans Bracebridge Hall (1822). Il s’agit en l’occurrence d’une pseudo-biographie signée Crayon. En effet, « un titre peut en cacher un autre et là où le lecteur pourrait s’attendre à lire uniquement une biographie du héros éponyme, il parcourt en fait une histoire de maison hantée, « The Haunted House », qui constitue un récit enchâssé. »12 La biographie est doublement feinte – thématiquement (il s’agit de la biographie d’un personnage de fiction) et génériquement (la biographie n’est qu’un prétexte) –, ce qui n’empêche pas le double d’Irving d’être lui aussi biographe, Crayon étant amené, lors d’un séjour à Bracebridge Hall dans le Yorkshire, à narrer les aventures de Dolph pour divertir les invités.

Mais le Sketch-Book de Crayon contient également des réflexions sur la littérature, et en particulier sur Shakespeare, dont Irving considère qu’il a été mal compris par ses biographes :

Various attempts have been made by his biographers to soften and explain away this early transgression of the poet ; but I look upon it as one of those thoughtless exploits natural to his situation and turn of mind. Shakespeare, when young, had doubtless all the wildness and irregularity of an ardent, undisciplined, and undirected genius. The poetic temperament has naturally something in it of the vagabond.13

Le poète ne peut-il être compris que par un biographe qui serait lui-même poète ? Toujours est-il que pour Irving, l’exercice biographique est parent de celui de la confession. Il s’agit de connaître la vérité dernière sur celui dont on parle, d’éclairer la vie à la lumière sans ombre de la mort – témoin ces lignes publiées dans la revue Salmagundi :

And in this we do but imitate sundry condemned criminals, who, finding themselves convicted of a capital crime, with great openness and candour do generally in their last dying speech make a confession of all their previous offences, which confession is always read with great delight by all true lovers of biography.14

Irving, toutefois, ne se contente ni des esquisses biographiques, ni des pseudo-biographies. La première biographie monumentale qu’il écrit est celle de Christophe Colomb (A History of the Life and Voyages of Christopher Columbus, 1828), qu’il complète par une série de biographies rassemblées sous le titre Voyages and Discoveries of the Companions of Columbus (1831). Irving choisit donc pour objets de son écriture biographique un grand homme au nom devenu mythique et ceux qu’on pourrait appeler ses satellites. En d’autres termes, il propose une sorte d’archipel biographique.

Irving se lance dans cette entreprise biographique sous l’impulsion d’Alexandre Everett, Ministre des États-Unis à Madrid. Ce dernier souhaite que le travail de Navarrete, qui a découvert dans les archives de Las Casas un résumé du journal tenu par Christophe Colomb pendant son premier voyage, soit disponible aux États-Unis. Irving considère que la publication de Navarrete, quoique capitale pour les historiens du Nouveau Monde, est difficilement compréhensible par un lecteur non averti : il décide donc de ne pas se contenter d’une traduction, et de proposer un travail biographique à part entière. « He want[s] this work to be a weighty book having an ongoing sale », il veut que son livre soit accessible au lecteur « général » tout en étant « plein d’information »15, et c’est pourquoi il propose – comme il le fera à nouveau dans ses biographies à venir – « a dramatic narrative in the tradition of American Romanticism. »16

Si Washington Irving donne une biographie de Christophe Colomb, c’est qu’il a le sentiment d’accomplir là un travail de mémoire et de commémoration. Le devoir de l’historien est de lutter contre l’oubli, le déploiement de l’histoire qu’il raconte garantit la transmission du savoir, les événements qu’il note ne passent ni ne s’effacent. Irving est un biographe excessivement scrupuleux, comme en témoignent ces lignes de l’introduction aux Voyages and Discoveries of the Companions of Columbus :

While his work was going through the press he received a volume of Spanish Biography, written with great elegance and accuracy, by Don Manuel Josef Quintana, and containing a life of Vasco Nufiez de Balboa. He was gratified to find that his arrangement of facts was generally corroborated by this work ; though he was enabled to correct his dates in several instances, and to make a few other emendations from the volume of Señor Quintana, whose position in Spain gave him the means of attaining superior exactness on these points.17

Mais parfois, Irving confond, volontairement, le régime de la fiction et celui de l’écriture biographique référentielle. Il est certes avide d’informations (c’est peut-être le symptôme d’un complexe propre à l’Américain, qui cherche à combler les lacunes de son passé littéraire), mais il estime aussi que la fiction a son rôle à jouer dans l’historiographie comme dans la biographie. Pour composer la biographie de Colomb, il consulte les archives madrilènes (dans le collège jésuite San Isidro) et andalouses. Ses recherches archivistiques et son séjour en Andalousie lui donneront l’idée de composer, outre ses ouvrages biographiques et historiques (il est également l’auteur d’une Chronicle of the Conquest of Granada, 1829), une série de « sketches » et de « tales » mi-autobiographiques, mi-fictionnels, intitulés The Alhambra (1832). D’ailleurs, quand il s’agit d’écrire ses grands récits historiques (car l’écriture biographique apparaît chez lui par moments comme une sous-catégorie de l’écriture historique), Irving fait confiance aux traditions orales et aux fictions populaires aussi bien qu’aux fonds écrits. En effet, non seulement il se défie de l’histoire des clercs, qu’il juge partiale, non seulement il prétend écrire l’histoire vue et vécue par le peuple, mais il veut aussi écrire pour le peuple – pour le peuple américain, s’entend. Son idée est de mettre en lumière, dans un esprit de relativité historique, les origines européennes complexes des civilisations sud- et nord-américaines. Mais cela ne l’empêche pas de faire dans le même temps de Colomb le prototype du « self-made (American) man »: « Washington Irving evaded and transcended local patriotism in his readable three-volume life of Christopher Columbus, whom he cast in the role of the first American hero. »18 La figure qu’il construit ainsi entrera durablement dans l’imaginaire américain: « A later generation liked [Colombus] self-assured, iron-willed, bold, and determined, looking like Achilles, with none of the uncertainty, mysticism, and self-doubt that endeared him to mid-nineteenth-century Americans. »19 Écrire la biographie de Colomb, c’est aussi pour Irving forger un mythe américain, contribuer à l’« interaction [of myth] with historiography » et à son « role in civic patriotism »20 – à telle enseigne que le succès du livre ne faiblira pas avant longtemps: « Irving’s Life of Columbus was the first complete biography of Columbus available in English and remained a standard work on Columbus in English for almost fifty years after its publication. »21

Avec sa biographie de Colomb, Irving rend donc « lisible par tout le monde » un moment important de l’histoire mondiale. Quant à la Chronicle of the Conquest of Granada, elle constitue une romance historique, dont les légendes sont liées aux voyages de Colomb. Ces travaux biographiques et para-biographiques comptent parmi les meilleurs d’Irving, même s’ils ont été critiqués, l’auteur y faisant usage d’un procédé de « rhetorical colouring » peu en conformité avec les « modern standards of biography ». Irving aurait en quelque sorte embelli le portrait de Colomb afin de créer le mythe de l’Adam américain: « The portrait of the great discoverer is certainly clear-cut and definite enough, even if the colour is somewhat more rich than warranted by the dry facts of history. »22

Les biographies consacrées aux colons obnubilent d’ailleurs parfois les autres œuvres d’Irving. On oublie par exemple qu’il est également l’auteur de romans-westerns, où la biographie est en quelque sorte l’élément central autour duquel se construit un univers de fiction. Prenons Astoria or Anecdotes of an Enterprise Beyond the Rocky Mountains (1836) : il s’agit d’un roman éminemment américain qui, traitant de la complexité des relations entre Indiens et conquérants, mêle fiction et écriture historique/biographique. C’est par ailleurs son séjour chez John Jacob Astor et sa rencontre avec Benjamin Bonneville qui incitent Irving à composer les Adventures of Captain Bonneville (1837) : ce roman aussi est à mi-chemin entre biographie et histoire romancée. John Francis McDermott, pour éclairer la genèse de cette œuvre, cite le Commercial Bulletin du 15 août 1836 : le capitaine Bonneville est rentré d’un

tour to the Rocky Mountains, where he has been (with the exception of a few months) for the last five years. We are happy to learn that the captain, in connection with Washington Irving, Esq., contemplates compiling a narrative of his travels, together with an account of the various tribes among which he sojourned, and a geographic account of the country through which he passed.23 

Thomas J. Lyon signale de son côté un fait intéressant concernant la composition de ce roman biographique. Benjamin Bonneville a vendu ses notes à Irving pour 1000 dollars, ce qui est une somme très importante pour l’époque :

Using Bonneville’s journal, which unfortunately has not come to light since, Irving worked over the Captain’s spare, terse notes and created a picturesque book of his own, with surprisingly accurate descriptions of the Western scene in his typically genial style and in a decidedly romantic but well-controlled vein.24

Irving est donc l’auteur de biographies militaires/politiques. La plus vaste d’entre elles est sans doute celle de George Washington. C’est à « Sunnyside » qu’Irving travaille sur la biographie de ses rêves – celle de son héros et du héros de sa nation. Les cinq tomes de la Life of Washington (dont la rédaction commence en 1848, et qui est publiée entre 1855 et 1859) sont écrits parallèlement à d’autres œuvres biographiques : Oliver Goldsmith (1849), Mahomet and his Successors (1850), Biography and Poetical Remains of the Late Margaret Miller Davidson (1850) et Wolfert’s Roost (1855).

Dans la préface à sa Life of George Washington, Irving met l’accent sur la flexibilité poétique de son œuvre : même s’il s’agit d’une biographie historique/politique, les « excursive digressions » et les « familiar »25 anecdotes ne sont pas exclues. Irving définit également son éthique de biographe : il s’engage à être objectif et à prendre de la distance par rapport à un sujet qui le touche de près, puisqu’il retrace la vie d’un des fondateurs de la nation américaine. Il indique en outre avoir puisé essentiellement dans la correspondance de George Washington.

La biographie commence ab ovo, par la généalogie de la famille Washington. Irving s’interroge notamment sur les hypothétiques origines saxonnes de George Washington (il suppose que son nom dérive de celui d’un village appelé Wessengton). En étudiant ainsi l’étymologie de ce nom de famille, qui est aussi son prénom, Irving n’explore-t-il pas, dans un même geste, ses propres origines et celles de la nation américaine ? Toujours est-il qu’aux yeux de certains critiques, il s’absorbe dans son œuvre, et ne parvient pas, cette fois-ci, à faire sentir, derrière le biographe, la présence du nouvelliste :

His Life of Washington appears to have taxed Irving’s strength and literary resources. He himself informs us that it dragged heavily, and we believe he is using no figure of speech, for the work lacks spontaneity and vivacity and is not the most delightful reading. It is little better than a tour de force. The biography must have been uncongenial and, for some reason, seems not to have furnished sufficient inspiration to the writer, especially in his declining years when his natural vigour was waning. Perhaps the reason is, that the subject was not far enough removed from the author’s own times, and was not therefore surrounded with the glamour and atmosphere of romance which enveloped the personality of Columbus or even the prosaic life of Goldsmith. Still there are some fine passages in the Washington and some incisive characterization, and surely the patriotic motive that inspired the conception of the book was eminently worthy.26

Cet avis est toutefois loin d’être universellement partagé. Son ami Prescott, par exemple, écrit à Irving après avoir lu, avec son épouse, le quatrième volume de la Life of Washington. Sa lettre est très élogieuse. S’il dit n’avoir jamais été fasciné par le personnage de Washington, s’il dit l’imaginer comme une sorte de « marble Colossus, full of moral greatness, but without the touch of humanity that would give him interest », il admire qu’Irving soit parvenu à l’animer: « You have known how to give the marble flesh colour, that brings it to the resemblance of life. »27

Que dire, par ailleurs, de The Lives of Mahomet and his Successors (série de biographies publiée en 1850) ? Irving y prend le risque d’écrire la biographie d’un prophète, et se voit obligé de développer une matrice générique nouvelle. Jeffrey Einboden souligne le fait que, dans sa préface aux Lives of Mahomet and his Successors, Irving décrit sa « prophetic biography » comme un « easy, perspicuous and flowing narrative » contenant « the admitted facts concerning Mahomet » et « a summary of his faith. »28

Restent les biographies littéraires/critiques d’Irving. Certaines biographies, comme celle consacrée à Oliver Goldsmith, ont pour leur auteur plus de valeur et de signification « personnelles » que d’autres. « His interest in Goldsmith had been lifelong »29, écrit ainsi George S. Rousseau, pour qui il ne s’agit pas d’une biographie à proprement parler, mais plutôt de « Washington Irving’s comments on Goldsmith’s life and writings »30. Dans la préface à l’édition revue de Oliver Goldsmith : A Biography (Sunnyside, August 1, 1849), Irving mentionne qu’il sera question de son auteur préféré. Il dit qu’il a écrit hâtivement (« hastily »31), et rend hommage à l’ouvrage de James Prior, The Life of Oliver Goldsmith, M. B. (1837), qui lui a servi de source. Mais, contrairement à son prédécesseur, qui n’a pas réussi à rendre l’histoire de la vie de Goldsmith intéressante aux yeux du « general reader »32, Irving désire avant tout satisfaire la demande du public (« satisfy public demand »33). Il veut donner des faits et des détails dont il considère qu’ils illustrent la vie et le caractère du poète, et veut animer son récit grâce à son style. Il croit d’ailleurs à cette idée, que les écrivains peuvent se confondre avec leurs œuvres: « There are few writers for whom the reader feels such personal kindness as for Oliver Goldsmith for few have so eminently possessed the magic gift of identifying themselves with their writings. »34 (Notons en passant que, de même qu’il identifie – sciemment, bien sûr – Goldsmith et ses livres, de même, dans sa Biography and Poetical Remains of the Late Margaret Miller Davidson (1850), Irving, autant que de la vie de l’auteure, traite de ses œuvres, de leur genèse et de leur réception.) Critique et biographie sont ainsi tout près de fusionner. La biographie de Goldsmith est également une biographie – elle-même en partie poétique – de son œuvre. Prenons par exemple le chapitre intitulé « Poetical Birthplace ». Irving y développe une réflexion sur les origines de la « fancy » de Goldsmith, qui pour lui a sa source dans l’enfance du poète. Comme Irving, Goldsmith fut pauvre et dévoué à sa muse. Si Irving est souvent comparé à Addison (le fondateur de The Spectator), on le rapproche aussi fréquemment de Goldsmith. C’est presque un lieu commun de la critique : « they both reflected sentimentally on the vanishing world of village life in England. »35 C’est pourquoi Edwin W. Bowen estime que nul ne pourra être un meilleur biographe de Goldsmith qu’Irving, les deux auteurs étant spirituellement et esthétiquement proches : « Irving’s Goldsmith has not been surpassed, if indeed it has been equalled, by any subsequent biographer. You will read it through from cover to cover without finding a dull page in it. »36

On voit que le corpus constitué par les biographies d’Irving est pour le moins complexe. Irving n’hésite pas à franchir les frontières et à transgresser les lois du genre biographique. Il rédige, outre des esquisses biographiques (parfois produites en série ou disposées en mosaïque) et des biographies historiques, politiques ou critiques, des biographies « prophétiques » et des biographies « fictives ». Il arrive même que le biographe soit lui aussi fictif – sans compter qu’Irving charge de temps à autre ses hétéronymes de produire des textes autobiographiques, ou plutôt hétéro-biographiques. Il apparaît ainsi que l’écriture biographique ne se définit ni par des caractéristiques référentielles (puisqu’Irving y introduit des éléments de fiction) ni par des caractéristiques poétiques (puisqu’Irving propose, à plusieurs reprises, des hybrides de biographie et de « short story », ou de biographie et d’essai critique). Ce qui définit la biographie irvingienne, c’est sans doute son caractère essentiellement étiologique. Colomb, Washington, Goldsmith et tous ceux (ou presque) dont s’occupe Irving biographe sont des fondateurs. Ce que recherche Irving, ce sont les origines (les siennes, celles de sa nation, celles de la littérature américaine). Or, toute sa pensée étiologique est fondée sur l’imaginaire du « self-made man » (ou « woman ») : à l’origine (d’une littérature, d’une nation, d’une civilisation), il y a toujours un homme ou une femme. La biographie, dès lors, ne serait rien de moins que la fabrique des mythes américains.

Notes

1 Edwin W. Bowen, « Washington Irving’s Place in American Literature », The Sewanee Review, vol. 14, no 2 (avril 1906), The John Hopkins University Press, p. 171-183, p. 171. Retour au texte

2 Edwin Watts Chubb, Stories of Authors, British and American, New York, Sturgis & Walton Company, 1910, p. 234. Retour au texte

3 Washington Irving, History of New York, in Life and Works, éd. Richard Henry Stoddard, New York, Pollard & Moss, 1880, p. 705. Retour au texte

4 « The Biography of certain Heroes of Communipaw », ibid., p. 561. Retour au texte

5 Pierre Monroe Irving, Life and Letters of Washington Irving, vol. I, New York, Putman, 1863, p. 290. Retour au texte

6 Ibid., p. 253. Retour au texte

7 Ibid., p. 306. Retour au texte

8 Ibid., p. 310. Retour au texte

9 Pierre Monroe Irving, The Life and Letters of Washington Irving, vol. II, London, Richard Bentley, 1862, p. 162 (lettre de 1824). Retour au texte

10 Jeffrey Rubin-Dorsky, « Washington Irving and the Genesis of the Fictional Sketch », Early American Literature, vol. 21, no 3 (hiver 1986-1987), University of North Carolina Press, p. 226-247, p. 245. Retour au texte

11 Jeffrey Rubin-Dorsky, « Washington Irving: Sketches of Anxiety », American Literature, vol. 58, no 4 (décembre 1986), Duke University Press, p. 499-522, p. 500. Retour au texte

12 Françoise Buisson, « La maison hantée ou le miroir du territoire à conquérir dans « Dolph Heyliger » de Washington Irving », Transatlantica [En ligne], 1 | 2012, mis en ligne le 22 avril 2013, consulté le 23 septembre 2014. URL: http://transatlantica.revues.org/5968 Retour au texte

13 « Stratford-On-Avon », Sketch-Book, in Life and Works, op. cit., p. 69. Retour au texte

14 « To the Ladies, by Anthony Evergreen, Gent », Salmagundi, ibid., p. 728. Retour au texte

15 John Harmon McElroy, « The Integrity of Irving’s Columbus », American Literature, vol. 50, no 1 (mars 1978), Duke University Press, p. 1-16, p. 1.  Retour au texte

16 Andrew Myers, « The New York Years in Irving’s The Life of George Washington », Early American Literature, vol. 11, no 1 (printemps 1976), University of North Carolina Press, p. 68-83, p. 68. Retour au texte

17 Washington Irving, Voyages and Discoveries of the Companions of Columbus, in Life and Works, op. cit., p. 732. Retour au texte

18 Daniel Boorstin, The Americans: The National Experience, New York, Random House, 1965, p. 366. Retour au texte

19 Lilian Handlin, « Discovering Columbus », The American Scholar, vol. 62, no 1 (hiver 1993), The Phi Beta Kappa Society, p. 81-95, p. 81. Retour au texte

20 John P. Larner, « North-American Hero? Christopher Columbus 1702-2002 », Proceedings of the American Philosophical Society, vol. 137, no 1 (mars 1993), American Philosophical Society, p. 46-63, p. 46. Retour au texte

21 Mary Y. Hallab, « Victims of « Malign Machinations »: Irving’s Christopher Columbus and Melville’s Benito Cereno », The Journal of Narrative Technique, vol. 9, no 3 (automne 1979), p. 199-206, p. 199. Retour au texte

22 Edwin W. Bowen, « Washington Irving’s Place in American Literature », op. cit., p. 178. Retour au texte

23 John Francis McDermott, « Washington Irving and the Journal of Captain Bonneville », The Mississippi Valley Historical Review, vol. 43, no 3 (décembre 1956), Oxford University Press on behalf of Organization of American Historians, p. 459-467, p. 459.  Retour au texte

24 Thomas J. Lyon, « Washington Irving’s Wilderness », Western American Literature, vol. 1, no 3 (automne 1966), University of Nebraska Press, p. 167-174, p. 167. Retour au texte

25 Washington Irving, Life of George Washington, vol. 1, J. B. Lippincott & Co., 1871, p. v. Retour au texte

26 Edwin W. Bowen, « Washington Irving’s Place in American Literature », op. cit., p. 180. Retour au texte

27 Pierre Monroe Irving, « [From Mr. W. H. Prescott], Aug. 7, 1857 », The Life and Letters of Washington Irving, vol. IV, New York, Putman, 1867, p. 232. Retour au texte

28 Jeffrey Einboden, « Washington Irving in Muslim Translation: Revising the American « Mahomet » », Translation and Literature, vol. 18, no 1 (été 2009), Edinburgh University Press, p. 43-62, p. 43. Retour au texte

29 George S. Rousseau, Oliver Goldsmith: The Critical Heritage [1974], London-New York, Psychology Press, 1995, p. 263. Retour au texte

30 Ibid. Retour au texte

31 Washington Irving, Oliver Goldsmith: A Biography, London, George Routledge & Co., 1850, p. iii. Retour au texte

32 Ibid. Retour au texte

33 Ibid. Retour au texte

34 Ibid., p. 5. Retour au texte

35 Richard J. Squibbs, « Conversing with Books: Reading the Periodical Essay in Eighteenth-Century Britain and Jeffersonian America », PHD dissertation, New Brunswick, New Jersey, 2007, p. 244. Retour au texte

36 Edwin W. Bowen, « Washington Irving’s Place in American Literature », op. cit., p. 181. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Nikol Dziub, « Washington Irving biographe, ou la fabrique des mythes américains », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [En ligne], 6 | 2017, mis en ligne le 04 avril 2017, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/241

Auteur

Nikol Dziub

Université de Haute-Alsace, Institut de recherche en Langues et Littératures Européennes

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