Éloge et élégie : la critique biographique de Sainte‑Beuve

DOI : 10.54563/gfhla.243

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divinæ particulam auræ
Horace, Satires, II, 2

Vie et biographie : voici le couple de mots autour duquel s’articule l’histoire de la pratique biographique scindée par une pliure centrale. À mont l’âge des Vies (de l’Antiquité au XVIIe siècle), à val l’âge des biographies (du XVIIIe à nos jours)1 : l’hellénisme tardif et moderne, d’origine savante, apparaît à la fin du XVIIe siècle, par emprunt au grec, pour désigner un ouvrage caractérisé par sa rigueur scientifique, supplantant ainsi le terme d’origine latine Vie, qui, passé depuis longtemps dans l’usage courant, rassemblait les anciennes formes de l’éloquence sacrée ou institutionnelle. Le régime ancien postule l’existence d’une continuité et d’une contiguïté temporelles entre le présent et le passé, et la supériorité de la relation historique (historia rerum gestarum) sur les faits historiques (res gestæ) eux‑mêmes, auxquels elle confère la puissance cognitive de la construction rhétorique ; le régime moderne, héritier des Lumières et de la Révolution industrielle, met en avant l’affirmation d’une coupure radicale entre le passé et le présent et la primauté des faits historiques sur la relation qu’en donnent les historiens, faisant ainsi du passé un objet de savoir plutôt qu’un répertoire d’exemples.

Se dessine donc une ligne de partage entre deux méthodes et, par voie de conséquence, entre deux visées dans les biographies consacrées aux écrivains : d’un côté, la critique rhétorique qui reste en deçà de l’homme (considéré comme un être dont l’identité demeure invariable et inébranlable), dans la mesure où elle dégage des caractéristiques de l’œuvre, elle‑même jugée à l’aune des lois du genre auquel elle ressortit, l’image d’un écrivain, autrement dit ce que la Poétique d’Aristote nomme ethos, c’est‑à‑dire le principe de cohérence psychologique et moral qui permet de rendre compte de l’ensemble des actions accomplies par une personne dans le cours de son existence ; de l’autre, la critique historique qui va au‑delà de l’homme (envisagé comme la partie d’un tout qui l’explique et qu’il représente), puisqu’elle cherche à reconstituer le milieu que l’écrivain a fréquenté, la période politique au cours de laquelle il a vécu et l’école littéraire dans laquelle il s’est inscrit, afin de dégager les lois générales dont son caractère résulte.

On situera l’ambition critique de Sainte‑Beuve au croisement de ces deux projets : d’un côté, le moraliste cherche à remonter à l’homme, en empruntant la voie des écrits intimes et privés, comme la correspondance, lus comme des aveux personnels ou des souvenirs autobiographiques, où la comédie aurait prétendument cessé, car l’écrivain y laisserait épancher son âme en liberté ; de l’autre, le naturaliste détecte les variétés, enregistre les variations, afin de reconnaître dans le caractère de l’écrivain étudié celui de la « famille » d’où il est issu et où son talent s’est formé, d’établir des regroupements à partir des accointances et des antipathies, d’inscrire son modèle dans une continuité historique tout en impliquant une ascendance2. La beauté d’un ouvrage ne dépend donc pas de sa fidélité à un modèle immuable ou de sa conformité à une grille explicative, mais d’abord et surtout de ses rapports avec l’« homme réel ». Toujours soucieux de se distinguer du « vulgaire des biographes3 », vivement irrité contre ce qu’il appelle la « superstition historique et biographique4 » qui s’intéresse aux reliques anodines d’un écrivain, Sainte‑Beuve a mainte fois répété son dédain pour l’érudition sèche et pesante : la biographie demeure un « vilain mot à l’usage des hommes, et qui sent son étude et sa recherche5 » ; on doit lui préférer l’esquisse élégante, l’ébauche suggestive, le croquis évocateur. « Ménagerie6 » pour Barrès qui la range aux côtés des pièces de Shakespeare et des romans de Balzac, « comédie littéraire7 » pour Albert Thibaudet, qui rappelle que ce promeneur a substitué à la critique de la chaire une « critica pedestris », les Portraits et Causeries s’apparentent à une formidable anatomie critique, source d’aperçus originaux et de vues profondes, où il s’agit moins d’opposer la critique de goût à la critique historique, que de fonder celle‑là sur celle‑ci8 : le geste de Sainte‑Beuve ne consiste pas à délaisser « l’ancien bon goût (en attendant le nouveau)9 », mais à l’annexer à de nouveaux paramètres comme la science historique. Son changement d’optique, il le résume en une formule : « Les biographes s’étaient imaginé, je ne sais pourquoi, que l’histoire d’un écrivain était tout entière dans ses écrits, et leur critique superficielle ne poussait pas jusqu’à l’homme au fond du poète10. » Le critique du xviiie siècle veut, comme le rappelle Mercier, « traiter l’auteur comme son livre11 », celui du siècle suivant prétend, tel Sainte‑Beuve, « aller droit à l’homme sous le masque du livre12 ».

Mélange subtil des scrupules de la science et des enchantements de l’art, de l’étude et de la méditation, de l’intelligence et de l’intuition, de la réflexion et de la suggestion, de la distance critique et de la connivence sensible, le genre biographique prétend faire synthèse des deux principes apparemment inconciliables qui consisteraient soit à faire de l’homme un système cohérent et compréhensible (mais faux) soit à rendre compte de ces agissements divers et contradictoires, suivant ainsi un projet ambitieux (mais illusoire). Pour étudier la nature ambivalente d’un genre qui est fils de Clio et Érato, pour cerner le génie particulier d’un critique qui avait choisi pour épitaphe « écrivain, auteur d’Élégies et de Portraits13 », on choisira d’organiser le propos autour de cette ambivalence : d’un côté, on verra comment la pratique de Sainte‑Beuve s’inscrit dans une ancienne et riche tradition (celle de l’éloge) qui lui sert de cadre structurel et de creuset imaginaire, de contexte de pensée et d’écriture, entièrement revivifié par les travaux de la science historique naissante ; de l’autre, on envisagera la manière dont le discours critique se présente comme le relais de la production poétique en prenant la forme d’un thrène élégiaque.

La « transformation de l’éloge académique »

S’il reconnaît le poids du modèle journalistique dans l’élaboration de cette nouvelle forme critique14, Sainte‑Beuve rêve d’une voie moyenne devant le paysage critique contemporain oscillant entre les éloges académiques condamnés à la pompe oratoire, qui ne peuvent donner qu’une image appauvrie et solennelle de la personne de l’auteur dont on fait le panégyrique, et les minces notices biographiques purement informatives qui se contentent de rappeler les principaux événements de sa vie, sans tenter de le faire revivre ou de percer le mystère de sa création poétique.

Autrefois il existait deux sortes de notices littéraires : l’une toute sèche et positive, sans aucun effort de rhétorique et sans étincelle de talent, la notice à la façon de Goujet et de Niceron, aussi peu agréable que possible et purement utile ; elle gisait reléguée dans les répertoires, tout au fond des bibliothèques ; et puis il y avait sur le devant de la scène et à l’usage du beau monde la notice élégante, académique et fleurie, l’éloge ; ici les renseignements positifs étaient rares et discrets, les détails matériels se faisaient vagues et s’ennoblissaient à qui mieux mieux, les dates surtout osaient se montrer à peine : on aurait cru déroger. J’indique seulement les deux extrémités, et je n’oublie pas que dans l’intervalle, entre le Niceron et le Thomas, il y avait place pour l’exquis mélange à la Fontenelle.15

À mi‑chemin des deux formes distinguées, on placera l’ancienne forme rhétorique de la Vie, et plus exactement l’éloge historique, dont la formule avait été inaugurée par Charles Perrault, poursuivie par Pellisson et d’Olivet dans les deux tomes de l’Histoire de l’Académie française et parachevée par d’Alembert et Fontenelle dans leurs Éloges d’académiciens. L’académicien, élu à la Maison des Lettres françaises le 14 mars 1844 au fauteuil de Casimir Delavigne et reçu le 27 février par Victor Hugo, voit ainsi dans l’éloge une forme supérieure de la critique capable de fixer les acquis de la tradition et de cultiver les vertus de la mémoire16.

Certes, on note déjà à la fin du xviiie siècle le déclin de « cette éloquence thuriféraire, débris des panégyriques du Bas‑Empire17 » au profit du portrait : que l’on songe aux études de Madame de Lambert, qui brosse le « Portrait de M. de La Motte » (1754) et le « Portrait de M. de Fontenelle » (1761), ou encore au Portrait de Jean‑Jacques Rousseau en dix‑huit lettres de Longueville (1779)18. À cet héritage en droite ligne, on préférera toutefois les parentés plus lointaines, les filiations indirectes et dérivées. Car la relation des articles de Sainte‑Beuve avec le massif encomiastique du siècle précédent, on ne cesse de la pressentir, puis de la ressentir, comme discrète et subtile. C’est de cette tradition que se réclame indirectement le critique, tout en cherchant à la renouveler à partir des recherches de la science historique naissante (notamment incarnée par Walckenaer ou Taschereau). Il prétend par solidarité d’âme et de goût avec l’orateur détenir quelque compétence rhétorique susceptible de faire discerner au lecteur les bonnes des mauvaises performances de ses contemporains. Il cherche par conformité d’esprit et de méthode avec l’historien à appuyer son étude sur les données sûres de l’archive et à inscrire son modèle dans un contexte historique, un milieu social, une école littéraire. De l’éloge, le critique conserve donc la brièveté de la forme qu’impliquent les contraintes éditoriales du journalisme : la méfiance à l’égard de la biographie bénédictine l’amène à refuser l’érudition historiographique pour lui préférer « une manière de coup d’œil sur des coins de jardins d’Alcibiade, retrouvés, retracés par‑ci par‑là, du dehors, et qui ne devraient pas entrer dans la carte de l’Attique19 » ; en somme « une forme commode, suffisamment consistante et qui prête à une infinité d’aperçus de littérature et de morale20 », un « aperçu, cette chose légère, [qui courrait risque d’être étouffé sous le document21 ».

Au lieu « des biographies minces et sèches » qui ont longtemps eu cours, il est réduit à apprécier les « larges, copieuses, et parfois mêmes diffuses histoires de l’homme et de ses œuvres », dont les premiers exemples avaient été offerts par les études que Ch.‑A. Walckenaer avait consacrées à La Fontaine (1820) et à Madame de Sévigné (1842‑1852) et celles que Jules‑Antoine Taschereau composait, à la même époque, sur Molière (1825) et sur Corneille (1829) – travaux auxquels il reconnaît un certain mérite dans la mesure où ils inventorient les fonds archivistiques propres à chaque auteur. Lisons, par exemple, l’hommage qu’il rend au biographe du fabuliste à sa mort :

L’ouvrage de M. Walckenaer, qui est resté modèle dans cette forme développée et pourtant limitée encore, est l’Histoire de la Vie et des Ouvrages de La Fontaine (1820). M. Walckenaer a le goût du complet, en même temps qu’il en a le moyen dans la diversité de ses connaissances. S’il parle d’un homme célèbre, il le voit dans sa famille, dans sa race, dans sa province, dans ses relations de toutes sortes ; s’il parle d’un des écrits de son auteur, il met de même cette production dans tout son jour ; il la rapproche des événements qui lui ont donné naissance ; il explique tout ce qui peut s’y renfermer d’allusions personnelles et de peintures de la société. Ainsi il a fait pour La Fontaine, et, sans excéder encore la mesure, il nous a donné de ce délicieux et grand poète une histoire animée, coulante, facile comme lui‑même et où il revit tout entier. Toutes les femmes qu’a aimées La Fontaine et qui le lui ont si bien rendu, qui l’ont recueilli, nourri et soigné dans les distractions et les oublis de sa vieillesse, ont leur place dans cette biographie de curiosité et d’affection. Quand on a lu ce volume, et qu’on a relu tous les vers que le biographe indique et qu’il rappelle, on sait tout de La Fontaine, on a été son ami, et l’on n’a plus, pour achever son idée, qu’à faire comme lui, à sortir seul en cheminant au hasard et à rêver.22

Aux yeux du critique, Walckenaer demeure « le plus ample, le plus instructif, et […] le plus serviable des biographes23 ». Aussi cet « Argus attentif24 », ce « grand investigateur biographe25 », est‑il remercié pour avoir le premier introduit « en France ce genre de grandes biographies à l’anglaise, qui a remplacé la notice sèche et écourtée dont on se contentait auparavant26 ». Biographe de seconde main27, Sainte‑Beuve condense dans un double mouvement, d’élagage du matériau historique et d’approfondissement de la réflexion critique, les copieux ouvrages documentés qu’il n’hésite pas à dénigrer par ailleurs, suivant ainsi deux étapes : le recensement des matériaux documentaires afin de connaître à fond le modèle à étudier et la condensation des renseignements recueillis en vue de dégager un caractère. Dans son article consacré aux Mémoires touchant la vie et les écrits de Madame de Sévigné, Sainte‑Beuve reconnaît que la « riche et copieuse biographie » a le mérite de l’abondance et la compare à « une promenade que nous ferions à Saint‑Germain ou à Versailles en pleine Cour de Louis XIV, avec d’Hacqueville pour maître des cérémonies et pour guide », l’ami de Madame de Sévigné qui sait le dessous des cartes et connaît tous les masques. En somme, cela donne un livre

plein d’intérêt et de longueur […] qui rendrait Madame de Sévigné bien reconnaissante et qui l’impatienterait un peu ; elle dirait de son d’Hacqueville biographe, comme elle disait de l’autre : « Il est, en vérité, un peu étendu dans ses soins. »28

En éclairant le lecteur moderne sur Madame de Sévigné et son oncle, sur ses amis et sa culture, Walckenaer aurait accompli le programme que Sainte‑Beuve appelait de ses vœux en 1829 :

Il semble qu’on ait tout dit sur elle ; les détails en effet sont à peu près épuisés ; mais nous croyons qu’elle a été jusqu’ici envisagée trop isolément, comme on avait fait longtemps pour La Fontaine, avec lequel elle a tant de ressemblance.29

Derrière l’éloge mitigé de cette catégorie de biographes par Sainte‑Beuve, qui salue à la fois l’envergure et l’exhaustivité du travail d’investigation, se profilent des critiques ouvertement adressées sur la forme et la manière adoptées, qui manqueraient à la fois d’art et de vie30. À sa biographie de la marquise il aurait oublié d’ajouter « la note juste du langage de ce temps‑là31 » :

Cette infidélité de ton, il l’aura en toute circonstance lorsqu’il parlera du grand siècle, et malgré sa familiarité si réelle avec les principaux comme avec les moindres personnages de ce beau temps.32

Le biographe chercherait à traduire, polir et moderniser les caractéristiques propres au style de ces écrivains et de leurs contemporains, contrairement à Sainte‑Beuve qui souhaite être fidèle à l’esprit de son modèle. C’est dire que l’ « élégance trompeuse33 » reposant sur « ces anachronismes de ton34 » qui se dégage des ouvrages de Walckenaer altère le portrait. En somme, si ces enquêtes remplissent les exigences d’honnêteté intellectuelle de premier niveau, elles manquent de satisfaire à l’exigence créatrice de deuxième niveau qui consiste pour un Sainte‑Beuve à donner la « fraîcheur du sentiment intime35 », qui s’acquiert par une lecture répétée et une étude délicate, où le critique cherche non seulement à connaître les faits positifs relatifs à l’écrivain et à l’époque dans laquelle il évolue, mais également à sentir et respecter son style. Ce que Sainte‑Beuve reproche à son contemporain, c’est cette incapacité de se dédoubler qui demeure à ses yeux la condition de toute critique et la saveur de toute lecture – « défaut général de l’époque où est venu M. Walckenaer36 », à en croire le critique, car le biographe conserve dans son écriture, même quand il veut peindre le « siècle de Louis xiv » « quelque chose de ce qui caractérise l’époque de Louis xvi37. » Ce trait caractéristique de l’esprit et de la méthode de Walckenaer a également été relevé par Joseph Naudet, qui ne lui refuse pas « l’exactitude de l’esquisse qui reproduit les détails les plus fins, les plus fugitifs, [… cette fidélité du daguerréotype, mais d’un daguerréotype vivant, qui aurait la vertu d’animer ses empreintes, de les faire mouvoir, et de nous entraîner à leur suite38. » À l’ « infidélité de ton » répond donc la « fidélité du daguerréotype ». Derrière l’opposition entre l’art rhétorique et l’érudition historique, se devine un enjeu d’ordre critique, car au style répond une méthode : d’un côté, un critique qui rend compte de la couleur du temps et des lieux ; de l’autre, un critique qui regarde son modèle à travers le goût et la mode de sa propre époque – l’un est un guide qui moyennant quelques citations bien prises fait repasser sous les yeux du lecteur les morceaux d’anthologie d’une œuvre considérée comme un trésor de sagesse ou de grâce ; l’autre est un traducteur, qui s’interpose continuellement entre le lecteur et l’auteur pour conférer aux expressions de ce dernier un air du temps39.

On dira ainsi que le critique renouvelle l’art encomiastique en puisant aux sources du savoir historiographique le plus exigeant qu’il cherche malgré tout à mettre à distance critique et réflexive. Devant la révolution qui a substitué le règne de la « notice érudite » à celui de l’éloge, le critique s’indigne :

L’ancien genre de l’Éloge académique est détrôné ; il a fait place décidément à la notice érudite, à la dissertation et à la dissection presque grammaticale de chaque auteur. […] Le danger serait, si l’on y abondait sans réserve, de trop dispenser le critique de vues et d’idées, et surtout de talent. Moyennant quelque pièce inédite qu’on produirait, on se croirait exempté d’avoir du goût. […] Se pourrait‑il que l’ère des scholiastes eût commencé pour la France, et que nous fussions désormais, comme œuvre capitale, à dresser notre inventaire ?40

La critique des monuments d’érudition de la science historique dessine en creux un aveu de préférence pour un tour à la fois libre et respectueux de la tradition. Cette nouvelle forme suppose à l’origine une attitude de sympathie à l’égard du modèle et une attention constante portée au public. Tantôt précis pour donner relief et présence à sa silhouette en indiquant certaines qualités ou failles, tantôt alerte pour ne pas entrer dans tous les détails, l’art du biographe consiste à marquer le trait et à entrer avec prudence dans certains replis, sans se laisser piéger par le menu des anecdotes : la gageure à relever consiste à « montrer l’homme au vrai, dégager ses qualités morales, son fonds sincère, sa forme de talent, sa personnalité enfin41. » La tâche de Sainte‑Beuve s’apparente davantage à celle d’un moraliste qu’à celle d’un historien ; son œuvre critique relève davantage d’une peinture des hommes de lettres que d’une encyclopédie des hommes illustres.

À ses yeux, le critique doit s’approprier le génie de son modèle, nouant ainsi une relation d’émulation que les orateurs cherchaient également à créer dans leurs productions. C’est dans la manière d’écrire de l’auteur, entendue progressivement comme une marque de la singularité individuelle42, que le critique recherche ce principe explicatif capable de dévoiler le mystère d’un auteur et de son œuvre. Cette posture est un gage de variété dans le cadre d’une galerie d’éloges académiques, si l’on en croit d’Alembert lui‑même :

J’ai tâché de donner à chacun la variété de ton et de style si nécessaire à ce genre d’ouvrage, pour en rompre la monotonie, pour rendre en même temps chaque éloge plus analogue et, j’ose le dire, plus ressemblant à celui qui en était l’objet. … J’ai quelquefois emprunté le style des différents académiciens qui, dans leur discours de réception, ont payé à leurs successeurs le tribut de louanges ordinaires, ou qui ont fait dans leurs ouvrages un éloge particulier de quelques‑uns de leurs confrères.43

On reconnaît volontiers que le charme de cette œuvre découle des effets d’échos subtilement ménagés entre le modèle critiqué et la plume du critique : Sainte‑Beuve colore son propre style, recherché et nuancé, composé de phrases longues, aux nombreuses incidences et fortes images (que Balzac raille avec joie dans sa nouvelle Un Prince de la bohème), du style de l’auteur dont il parle, pour mieux en dégager les caractéristiques profondes. Définir l’homme et l’œuvre avec les couleurs de sa palette, c’est un geste de sympathie hissé au rang de principe moral dans un exercice critique dès lors envisagé comme un dialogue fécondant. Mais l’on serait parfois bien en peine d’y lire une image fidèle du style de l’auteur dont on raconte la vie – preuve, s’il en fallait, que le pastiche opère par la médiation d’une représentation, celle que les biographes se font de leur modèle. Ne soyons donc pas dupe : c’est moins la réalité objective d’une écriture qu’ils imitent que l’image qu’ils en ont. Mais la qualité d’un écrit biographique se mesurerait au degré d’imitation atteint par le biographe vis‑à‑vis du modèle supposé. Avec Sainte‑Beuve, le critique abolit toute distance entre celui qui analyse et ses modèles jusqu’à devenir un « hôte perpétuel44 », cet acolyte en quête de quelque grande âme à épouser. Donnons à cette heureuse formule son sens plein, et ne faisons pas de ce critique une âme qui ne vit pas d’une vie personnelle, un talent pur sans caractère et sans conviction, qu’une facilité de vibration mettrait en état de mimer tout ce qu’il n’est pas. Le biographe n’existe que par et pour l’existence d’un autre dans une relation que Sainte‑Beuve résumait en la qualifiant d’ « âme seconde45 » dans Volupté – ce qu’on appellera le pacte lyrique de la relation biographique.

La continuation de « l’élégie interrompue »

À cette forme complexe, située à mi‑chemin du simple croquis allusif et de l’investigation érudite, Sainte‑Beuve imprime une dynamique singulière : celle de l’art élégiaque, ménageant ainsi à sa critique un baptême de littérarité.

Ce cadre où la critique, au sens exact du mot, n’intervient souvent que comme fort secondaire, n’est dans ce cas‑là qu’une forme particulière et accommodée aux alentours, pour produire nos propres sentiments sur le monde et la vie, pour exhaler avec détour certaine poésie cachée. C’est un moyen quelquefois, au sein d’une Revue grave, de continuer peut‑être l’élégie interrompue.46

Comprenons la dernière formule dans son sens étroit et précis : le poète cède le pas au critique, qui en retour rattache son activité à une riche et ancienne tradition poétique. Que retient‑il de l’élégie, genre diversement pratiqué à Rome, richement illustré au cours de la Renaissance et de l’âge classique ? Une double caractéristique qui fera la spécificité du portrait : une forme simple et souple oscillant aisément entre l’anecdote biographique et le tableau historique pour aspirer à l’universel à travers le parcours d’une singularité ; une visée de haute ambition, qui consiste à rappeler le souvenir de ce qui n’est plus pour apaiser le sentiment de la perte, combattre l’enfouissement dans l’oubli, soupirer la douleur causée par la mort.

Présenté comme le successeur, double et rival à la fois, de Chénier et de Lamartine, Joseph Delorme, sous les traits duquel on devine ceux de Sainte‑Beuve, esquisse son projet dans l’une de ses « Pensées » :

Et moi aussi, je me suis essayé dans ce genre de poème, et j’ai tâché, après mes devanciers, d’être original à ma manière, humblement et bourgeoisement, observant la nature et l’âme de près, mais sans microscope, nommant les choses de la vie privée par leur nom, mais préférant la chaumière au boudoir, et, dans tous les cas, cherchant à relever le prosaïsme de ces détails domestiques par la peinture des sentiments humains et des objets naturels.47

On le sait depuis le mot « profond » prêté à Leconte de Lisle et rappelé par Baudelaire, « tous les Élégiaques sont des canailles48 » dont il convient de se méfier. S’il signe en 1839 l’acte de décès du genre élégiaque en rattachant son succès aux formes propres de la sociabilité et de la sensibilité de l’Ancien Régime49, Sainte‑Beuve inscrit sa production poétique dans l’héritage des Élégies de Ramond De Carbonnières (1778), des Tristes de Nodier (1806), des Élégies et Chants élégiaques de Millevoye (mort en 1816), des Poésies de Chénier (publiées en 1819), des Élégies de Marceline Desbordes‑Valmore (1819 et 1825), des Méditations de Lamartine (1820)50. Et l’on devine que son œuvre relève moins de l’élégie molle du boudoir qui sent les bosquets de l’idylle ou de l’églogue, comme dans les Poésies érotiques (« vilain titre51 », dit Sainte‑Beuve, qui lui préfère celui d’Élégies) de Parny (1778) ou les Amours, élégies en trois livres de Bertin (1780), que de l’élégie domestique de la chaumière rehaussée par une visée morale. Ce projet poétique trouve son plein accomplissement dans l’activité critique de Sainte‑Beuve. Dira‑t‑on pour autant que cette continuation de plume et d’esprit qu’on ne cesse de deviner entre l’œuvre poétique et la production critique procède d’un essaimage des traits traditionnellement attachés à l’art élégiaque ? Et qu’en retour l’activité critique reconnue comme instance spécifique et autonome est dénaturée par la (trop ?) forte implication dans l’objet étudié, qui ne laisse guère la possibilité d’établir une science objective52 ? Non pas. Certes la transposition implique quelque effort d’adaptation, mais on fait le pari que chez Sainte‑Beuve l’élégie, « genre de composition naturel à l’homme53 », se renouvelle en s’approfondissant dans l’ « élégie d’analyse54 », où s’épanouissent à la fois la curiosité de son esprit, la solidité de son jugement, la profondeur et la finesse de son analyse.

Cette étiquette générique aux contours flottants, caractérisée par sa formidable variété thématique et formelle, et pour cette raison même ouverte aux expérimentations, permettrait de mieux comprendre l’union de deux tendances : le désir de rêverie poétique et l’ambition de réflexion critique. Sainte‑Beuve transporte au sein de chaque production cette bipolarité fondamentale : la perméabilité des frontières habituellement établies s’approfondit dès lors en une osmose fécondante55. La poésie s’ouvre sur des réflexions critiques, l’étude critique se pare d’ornements poétiques. À la conjonction de ces deux ordres se tient donc un créateur, qui de leur superposition, de leur interaction, tire profit pour exploiter toutes les ressources de l’art élégiaque. Du monument consacré à la mémoire du défunt qui console de la tristesse de la perte et calme les eaux du fleuve, on retiendra trois modalités qui permettent de mieux cerner les spécificités du discours critique de Sainte‑Beuve : la louange (laudatio) hissée au rang de « curiosité d’étude » et d’ « ouverture commode », de « penchant » et de « méthode56 », par laquelle il prétend toujours faire débuter la critique et qu’il retient dans la limite de la bienséance et de la vérité ; la lamentation (lamentatio) aux accents variés qu’il se garde bien de forcer, puisque loin des éclats de fureur et des cris de désespoir, sa plainte part en quête de l’expression la plus juste pour mettre à l’abri des accidents du temps le souvenir d’un homme et la mémoire d’une œuvre ; la consolation (consolatio) présentée comme l’ultime visée de l’activité critique, car si « des fibres saignantes furent à l’origine les premières cordes de la lyre57 », le critique, médecin de l’âme qui cherche, comme Joseph Delorme, « les regards consolants de quelques amis poëtes58 », doit déterminer la nature du mal souffert par l’écrivain et dont l’œuvre témoigne.

Dans l’imaginaire beuvien, les figures du poète et du critique s’unissent et se combinent, sans jamais se fondre complètement, dans celle du statuaire : tous cherchent à créer par le pouvoir éloquent du verbe ou la force ciselante du burin une image, reflet ou impression, de leur personnage afin de lui donner une seconde vie.

Si le statuaire, qui est aussi à sa façon un magnifique biographe, et qui fixe en marbre aux yeux l’idée du poète, pouvait toujours choisir l’instant où le poète se ressemble le plus à lui‑même, nul doute qu’il ne le saisît au jour et à l’heure où le premier rayon de gloire vient illuminer ce front puissant et sombre. À cette époque unique dans la vie, le génie, qui, depuis quelque temps adulte et viril, habitait avec inquiétude, avec tristesse, en sa conscience, et qui avait peine à s’empêcher d’éclater, est tout d’un coup tiré de lui‑même au bruit des acclamations, et s’épanouit à l’aurore du triomphe. Avec les années, il deviendra peut‑être plus calme, plus reposé, plus mûr ; mais aussi il perdra en naïveté d’expression, et se fera un voile qu’on devra percer pour arriver à lui : la fraîcheur du sentiment intime se sera effacée de son front ; l’âme prendra garde de s’y trahir : une contenance plus étudiée ou du moins plus machinale aura remplacé la première attitude si libre et si vive. Or, ce que le statuaire ferait s’il le pouvait, le critique biographe, qui a sous la main toute la vie et tous les instants de son auteur, doit à plus forte raison le faire ; il doit réaliser par son analyse sagace et pénétrante ce que l’artiste figurerait divinement sous forme de symbole. La statue une fois debout, le type une fois découvert et exprimé, il n’aura plus qu’à le reproduire avec de légères modifications dans les développements successifs de la vie du poète, comme en une série de bas‑reliefs. Je ne sais si toute cette théorie, mi‑partie poétique et mi‑partie critique, est fort claire ; mais je la crois vraie, et tant que les biographes des grands poètes ne l’auront pas présente à l’esprit, ils feront des livres utiles, exacts, estimables sans doute, mais non des œuvres de haute critique et d’art ; ils rassembleront des anecdotes, détermineront les dates, exposeront des querelles littéraires : ce sera l’affaire du lecteur d’en faire jaillir le sens et d’y souffler la vie ; ils seront des chroniqueurs, non des statuaires ; ils tiendront les registres du temple, et ne seront pas les prêtres du dieu.59

Cette comparaison entre la critique biographique et l’art du statuaire, si récurrente au milieu du xviiie siècle jusqu’aux premières décennies du siècle suivant60, rattache Sainte‑Beuve à la plus noble tradition encomiastique. « Imagier des grands hommes61 », à la fois tuteur et protecteur des disparus et des oubliés, qui érigea des monuments de papier aux hommes de lettres, le biographe en dette avec les morts assumerait une magistrature des tombeaux : Exegi monumentum ære perennius. Médiateur ou passeur, le critique brosse le portrait d’un écrivain comme s’il « passait quinze jours à la campagne à faire le portrait ou le buste de Byron, de Scott, de Goethe62 » ; il s’assimile à ce « chantre lyrique, véritable prêtre comme le statuaire, [qui décernera au milieu d’une solennelle harmonie les louanges des vainqueurs63 ». En rapportant le portrait au genre in memoriam du tombeau qui connut une nouvelle vigueur au moment où les Romantiques redécouvrirent la Renaissance, Sainte‑Beuve rappelle l’une des fonctions essentielles de la critique, perçue comme un relais censé faire barrage au temps. En reconstituant le souvenir d’une âme disparue, le biographe offre un passeport pour la reconnaissance susceptible de sauver le défunt de l’oubli et de l’inscrire dans l’éternité, comme le suggère déjà la figure ailée de la Renommée, mi‑ange mi‑femme, gravée en tête du recueil de Vasari, que Georges Didi‑Huberman propose de lire comme la figure même de l’historien, soufflant dans sa trompette pour ressusciter les morts et veiller sur leur gloire64.

Aussi peut‑on rappeler la distinction de méthode et de visée que Sainte-Beuve opère entre la critique consacrée aux Anciens et celle consacrée aux auteurs contemporains dans la préface de ses Portraits littéraires : avec les premiers, on sait moins, mais l’on dit plus et l’on dit vrai ; avec les seconds, on sait plus, mais l’on dit moins et l’on dit « avec le sous‑entendu des amitiés et des convenances65. » Malgré l’éloignement temporel présenté comme un gage de franchise pour le critique et de vérité pour l’historien, le sens d’une œuvre ancienne et le caractère d’un auteur ancien sont malaisés à pénétrer et à saisir : l’analyse procède par conjecture probable, par hypothèse plausible, sans jamais pouvoir donner quelque assise stable et sûre au jugement. La distinction est développée et approfondie dans deux articles : d’abord, à l’ouverture de son portrait consacré au comte de Rémusat, le critique rappelle qu’il ne peut prétendre pénétrer plus intimement les Anciens « que le premier venu qui en parla avec aplomb et d’un air de connaissance », mais qu’il peut saisir « l’idée, l’air du personnage » contemporain grâce à son entourage, ces « témoins de la ressemblance66 », capables de garantir la validité du jugement ; ensuite, au début d’un de ses articles consacrés à Chateaubriand, il admet qu’avec les Anciens le critique est condamné à « commenter l’œuvre » et « rêver l’auteur et le poète à travers » et qu’avec les Modernes la critique a un autre devoir : « connaître et bien connaître un homme de plus, surtout si cet homme est un individu marquant et célèbre67. » À mi‑chemin entre les patronymes grandioses unanimement et perpétuellement admirés et les noms médiocres susceptibles de ne causer que de la pitié, se tient une catégorie intermédiaire peuplée d’« hommes en partie célèbres et en partie oubliés, dans la mémoire desquels, pour ainsi dire, la lumière et l’ombre se joignent », des écrivains jadis célèbres, encore recommandables, mais aujourd’hui presque oubliés, dont le nom « passe de la bouche ardente et confuse des hommes à l’indifférence, non pas ingrate, mais respectueuse, qui, le plus souvent, est la dernière consécration des monuments accomplis68 » :

les auteurs eux‑mêmes m’apparurent en songe, accompagnés de toute la foule des ombres poétiques dont le temps a dispersé les restes et nivelé les tombeaux. Et puisque c’est un rêve qui se dessine à ma pensée, en ce moment, qu’on me laisse continuer d’y rêver. – C’était, je vous assure, un lamentable spectacle que celui de toutes ces ombres une fois illustres, et qui elles‑mêmes en leur temps, à des époques éclairées et florissantes, avaient paru distribuer la gloire et l’immortalité, – de les voir aujourd’hui découronnées de tout rayon, privées de toute parole sonore, et essayant vainement, d’un souffle grêle, d’articuler leur propre nom, pour qu’au moins le passant pût le retenir et peut‑être le répéter.69

Au cours de cette vision, où défile une procession d’écrivains dépouillés de leur lustre, détrônés de leur chaire, destitués de leur gloire, le critique perçoit le sens ultime de sa mission : le nouveau couronnement de ces hommes errants, déjà presque oubliés, mais promis à une résurrection qui leur assurera une nouvelle vie, plus sereine, dégagée des préoccupations du temps. Tout « grand homme » peut succomber à une double mort : la disparition physique et la chute dans l’oubli. C’est contre cette seconde mort que les biographes agissent : la mémoire que suppose leur activité est gage de vie éternelle. La loi universelle de la société qui consiste à se détourner naturellement des gloires d’un jour pour fréquenter d’autres lieux, le critique en tire ainsi leçon et profit : placé à distance critique et réflexive de l’écrivain et de son œuvre, il peut formuler un jugement rétrospectif plein de mesure et de clairvoyance capable de corriger les sentences maladroites ou insensées. Si l’admiration la mieux méritée pour un écrivain ne peut rien contre la force irrésistible de l’oubli, le souffle élégiaque saura l’en sortir en constituant un point d’amarrage qui autorise le repos à son âme qui sans ce simulacre aurait été condamnée à divaguer70. Au cœur de cette rêverie intime, le critique retrouve indirectement la leçon du pseudo‑Longin qui invitait chaque auteur à supposer qu’il est en présence des plus grands écrivains pour ainsi avoir le passé devant soi et l’avenir dans son dos71, et la sagesse d’une fable ancienne chantée par l’Arioste dans son Roland furieux (xxxv) et rappelée par Francis Bacon dans son De dignitate et augmentis scientarum (ii, 7) : à l’extrémité du fil des Parques, on trouve suspendue une médaille sur laquelle est gravé le nom de chaque défunt. Le temps emprunte les ciseaux d’Atropos, coupe le fil, retire les médailles, les emporte avec lui et les jette dans le cours du Léthé. Autour de ce fleuve voltigent une infinité d’oiseaux qui saisissent ces médailles à leur chute ; puis les tenant dans leur bec et les promenant çà et là, les laissent tomber par mégarde dans le fleuve. Mais parmi ces oiseaux, il est quelques cygnes qui saisissent telles de ces médailles et les portent aussitôt dans un temple consacré à l’immortalité. Dans cette logique de remémoration et de commémoration destinée à prendre acte d’un passé ainsi mis à distance et offert à la méditation, le critique conjure l’oubli pour créer une communauté de sympathie où chacun fait l’expérience intime de son humanité sensible.

Ne croyons pas que le portraitiste attribue à son personnage un caractère inébranlable. « Nous sommes mobiles, et nous jugeons des êtres mobiles72 » : telle est la devise empruntée à Sénac de Meilhan que Sainte‑Beuve place en exergue des Portraits contemporains. D’où l’adoption d’un style varié d’expressions et de rencontres pour un critique qui ne craint pas de mettre en avant la contradiction et le désordre des sentiments qui agitent et égarent les individus. « Quand on aime à étudier les hommes et à les voir tels qu’ils sont, on ne saurait s’accoutumer à ces statues symbolisées dont on menace de faire les idoles de l’avenir73. » À la bipartition traditionnelle de la notice biographique (vita et mores) se substitue ainsi une distinction chronologique et critique qui structure le récit et la pensée. Convaincu de la « duplicité74 » de chaque homme et persuadé que l’œuvre littéraire est une comédie où l’auteur prend un masque et crée une image de soi, Sainte‑Beuve s’engage à dévoiler une vérité, morale et psychologique, en distinguant « dans les ouvrages de tout grand auteur ceux qu’il a faits selon son goût propre et son faible, et ceux dans lesquels le travail et l’effort l’ont porté à un idéal supérieur75 », à retrouver ce qui relie l’« existence première, obscure, refoulée, solitaire » à la « seconde existence, radieuse, éblouissante et solennelle76 » : la vie de La Fontaine est partagée en deux moitiés, « l’une élégante, animée, spirituelle, au grand jour, bercée entre les jeux de la poésie et les illusions du cœur ; l’autre, obscure et honteuse, il faut le dire, et livrée à ces égarements prolongés des sens que la jeunesse embellit du nom de volupté, mais qui sont comme un vice au front du vieillard77 » ; celle de Fontenelle laisse entrevoir deux personnages, le « bel esprit » des ruelles, « à l’esprit mince, au goût détestable », se piquant de composer des églogues et des opéras, et le « grand esprit » de l’Académie des Sciences investi de la dignité de sa fonction « disciple de Descartes en liberté d’esprit et en étendue d’horizon », qui s’articulent si étroitement qu’on peut retrouver « l’un jusqu’au milieu de l’autre.78 »

Pour le biographe en quête d’un principe fondateur susceptible de récapituler toutes les causalités antérieures et d’y appuyer toutes celles qui suivent, l’objectif est clair : repérer le point initial qui constituera le nœud d’une existence et, par voie de conséquence, le mystère d’une œuvre. Selon les goûts et les esprits des critiques, les mots diffèrent pour désigner cette quête continuelle d’un foyer mystérieux où résiderait la clef de l’écrivain. Se déploie ainsi une même ambition à travers l’histoire : cerner et percer le caractère profond et intime d’un homme illustre à partir du repérage de thèmes récurrents et l’élucidation de motifs personnels. D’où la visée morale ou psychologique censée couronner cette quête. Pellisson, premier historien de l’Académie française, n’avoue‑t‑il pas déjà en 1653 qu’il a « cette faiblesse d’étudier souvent dans les livres l’esprit de l’auteur beaucoup plus que la matière qu’il a traitée79 » ? Gabriel de Mably rappelle aux historiens qu’ils doivent s’intéresser au portrait du personnage historique et à la « qualité dominante qui ne l’a jamais abandonné, mais, qui comme un Protée, a pris des formes différentes80 » ; Thomas invite les orateurs à dégager du modèle célébré « l’idée unique et primitive qui a servi de base à toutes ses idées », car les « grands hommes » se font « un principe unique et général dont toutes leurs idées ne sont que le développement81 ». En vue de réduire les diverses étapes d’une vie à un principe général d’organisation et de compréhension, Sainte‑Beuve part en quête de « la clef de cet anneau mystérieux, moitié de fer, moitié de diamant82 ». Cette clef ne résout pas toutes les énigmes, mais constitue un « noyau » qui permet au lecteur de considérer de l’intérieur l’ensemble de l’œuvre d’un auteur. Ni constructive ni dogmatique, la critique ne vise qu’à expliquer celle‑ci à partir de ce que les linguistes anglo‑saxons appelleront un pattern – doublon de ce que Sainte‑Beuve préfère nommer le « mot de prédilection, qui revient fréquemment dans le discours et qui trahit par mégarde, chez celui qui l’emploie, un vœu secret ou un faible83 », où l’on peut déjà deviner ce que la plume aux accents moins métaphoriques et plus scientifiques de Taine appellera la « faculté maîtresse84 » dont il fera un des instruments majeurs de sa réflexion théorique. Quelle que soit l’époque dans laquelle il s’inscrit, le milieu au sein duquel il évolue, le genre dans lequel il s’illustre, le biographe vise un primum mobile qui justifie et couronne sa quête, l’algorithme d’une vie où le secret d’une âme se révèle. Quel que soit le moyen d’y parvenir, l’explication par les causes extérieures et circonstancielles ou la compréhension par intuition des motifs et des fins, la visée est identique : rechercher la voie d’accès au caractère d’un individu. « J’admets volontiers, affirme Sainte‑Beuve dans un article consacré à Taine,

que chaque génie, chaque talent distingué a une forme, un procédé général intérieur qu’il applique ensuite à tout. Les matières, les opinions changent, le procédé reste le même. Arriver ainsi à la formule générale d’un esprit est le but idéal de l’étude du moraliste et du peintre de caractères[…].85

Ne voyons là rien de dogmatique : certes, il existe « une loi supérieure des événements » qu’il convient de dégager, mais les hommes demeurent incapables de la saisir et de la formuler, car « la clef qu’on croit tenir nous échappe à tout moment86. » N’attendons de sa part aucun exposé organisé autour d’une pensée systématique, où chaque article est le maillon d’un ensemble qui le dépasse : « rien n’est tout à fait simple dans la nature des choses, et il ne faut pas, en tirant du personnage l’idée essentielle, ne voir en lui que cette idée87 », nous prévient Sainte‑Beuve, hanté par la conscience d’un hiatus entre l’homme et l’écrivain, que la méthode biographique espère et désespère tout ensemble de pouvoir réduire, visant à satisfaire l’exigence rationnelle d’une continuité entre ces deux instances, sans parvenir toutefois à abolir tout sentiment de discontinuité.

Si Boileau fait naître l’acte critique au sein de sa création poétique, Sainte‑Beuve prolonge le chant poétique dans sa réflexion critique. Dans les deux cas, c’est dans et par l’activité critique que se manifeste la conscience d’une autorité intellectuelle et pratique – cette « conscience intérieure que chaque talent porte naturellement » et que le critique parvient à porter au dehors « dans la personne d’un ami, d’un juge assidu qu’on respecte88 ». Cette activité n’est donc pas un « pis‑aller89 », autrement dit : un genre compensatoire par rapport aux genres proprement littéraires. Dans la célèbre « Pensée » introduite dans la deuxième édition de Joseph Delorme (1830), Sainte‑Beuve établit une distinction entre les œuvres littéraires dispersées et isolées et l’art critique ondoyant comme une rivière autour d’elles :

L’esprit critique est de sa nature facile, insinuant, mobile et compréhensif. C’est une grande et limpide rivière qui serpente et se déroule autour des œuvres et des monuments de la poésie, comme autour des rochers, des forteresses, des coteaux tapissés de vignobles, et des vallées touffues qui bordent ses rives. Tandis que chacun de ces objets du paysage reste fixe en son lieu et s’inquiète peu des autres, que la tour féodale dédaigne le vallon, et que le vallon ignore le coteau, la rivière va de l’un à l’autre, les baigne sans les déchirer, les embrasse d’une eau vive et courante, les comprend, les réfléchit ; et, lorsque le voyageur est curieux de connaître et de visiter ces sites variés, elle le prend dans une barque ; elle le porte sans secousse, et lui développe successivement tout le spectacle changeant de son cours.90

Prêt à tout accueillir, à tout embrasser, le lecteur prend l’allure d’un voyageur curieux, d’un nomade disponible, d’un homme qui ne se pique de rien pour goûter à tout. De cette « pensée » articulée autour de cette élégante métaphore filée, se dégagent les principales caractéristiques que la critique doit revêtir pour aborder ses modèles : la mobilité et la souplesse de son approche supposent une puissance d’adaptation devant les reliefs de ce paysage sinueux ; la fluidité et la labilité de son style impliquent un pouvoir de réflexion (en forme de reflet) devant les massifs de ce décor varié. Ce que faisant, la critique prend le chemin de l’« éloge historique » et de l’« élégie analytique91 » pour cerner les contours (et tenter de percer) « ce sceau unique de diamant, dont l’empreinte se reconnaît tout d’abord, qui se transmet inaltérable et imperfectible à travers les siècles, et qu’on essayerait vainement d’expliquer ou de contrefaire », cette « perle qui brille encore aussi pure aujourd’hui qu’à l’heure de sa naissance92 », « cette parcelle qu’Horace appelle divine (divinæ particulam auræ), et qui l’est du moins dans le sens primitif et naturel93 », cette part de mystère attachée à toute création artistique et vouée à demeurer insondable malgré la force de cette critique hissée au rang de science humaine.

Notes

1 Voir notamment Marc Fumaroli : « Des « Vies » à la biographie : le crépuscule du Parnasse », Diogène, juillet‑septembre 1987, n° 139 : « La Biographie », p. 3‑30 ; repris dans La République des Lettres, Paris, Gallimard [coll. « Bibliothèque des histoires »], 2015, p. 365‑396 ; Jean Sgard, « Problèmes théoriques de la biographie », in L’Histoire au XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, Édisud, 1980, p. 187‑199 ; du même, « Poétique des vies particulières », in Les Vies de Voltaire : discours et représentations biographiques (XVIIIe-XXIe siècles), dir. Christophe Cave et Simon Davies, Oxford, Voltaire Foundation [coll. « Studies on Voltaire and the Eighteenth Century »], 2008, p. 29‑41 ; Catherine Volpihac-Auger, « D’Histoire en Vie. La biographie parmi les genres de l’histoire (XVIIe‑XVIIIe siècles) », in Les Usages des Vies. Le biographique hier et aujourd’hui (XVIIe‑XVIIIe siècles), dir. Sarah Mombin et Michèle Rossellini, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2012, p. 33‑61. Return to text

2 Sur ce point, on peut renvoyer à l’article fondamental consacré à Émile Deschanel : « La température morale n’est plus la même ; le climat des esprits est en train de changer. D’où je conclus que, puisqu’il en est ainsi, et que la littérature critique (car il s’agit d’elle surtout) se trouve en présence d'un monde nouveau et d’un public qui n’est plus dans les conditions d’autrefois […] il y a nécessité pour elle de se renouveler d’ailleurs, de se fortifier par d’autres côtés plus sûrs […]. Plusieurs écrivains, de ceux qui sont chaque jour sur la brèche, ont donc senti le besoin de varier et d’accroître leurs moyens, de perfectionner leurs instruments et, si j’osais dire, leur outillage, afin de pouvoir lutter avec les autres arts rivaux et pour satisfaire à cette exigence de plus en plus positive des lecteurs qui veulent en tout des résultats. De là l’idée qui est graduellement venue de ne plus s’en tenir exclusivement à ce qu’on appelait la critique du goût, de creuser plus avant qu’on n’avait fait encore dans le sens de la critique historique, et aussi d’y joindre tout ce que pourrait fournir d’éléments ou d’inductions la critique dite naturelle ou physiologique », « Essai de critique naturelle par M. Émile Deschanel » [7 novembre 1864], Nouveaux lundis, Paris, M. Lévy Frères, 1863‑1870, 13 vol. , vol. IX, p. 69‑70. Voir Gustave Michaut, Sainte‑Beuve avant les Lundis : essai sur la formation de son esprit et de sa méthode critique, Genève, Slatkine Reprints, 1968, p. 216 ; reprod. en fac‑similé de l’éd. de Paris, A. Fontemoing, 1903. Return to text

3 « Madame de Krüdner et ce qu’en aurait dit Saint‑Évremond » [15 septembre 1849], Œuvres, éd. Maxime Leroy, Paris, Gallimard [coll. « Pléiade »], 2 vol. i, p. 768. Return to text

4 « Lettres inédites de Michel de Montaigne et de quelques autres personnages du XVIe siècle publiées par M. Feuillet de Conches » [9 novembre 1863], Nouveaux lundis, op. cit., vol. vi, p. 240. Return to text

5 « Madame Récamier » [26 novembre 1849], Causeries du lundi, Paris, Garnier frères, 1857‑1862, 15 vol. , vol. I, p. 124. Return to text

6 Maurice Barrès, Mes Cahiers (janvier 1919-janvier 1922), in L’Œuvre, éd. Philippe Barrès, Paris, Club de l’honnête homme, 1965‑1969, 20 vol. , vol. XIX, p. 295. Return to text

7 Albert Thibaudet, Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, Paris, Stock, 1936, p. 286. Return to text

8 Dans l’article déjà cité, il fait ses adieux en forme d’éloge funèbre à l’ancienne tradition : « Épicurisme du goût, à jamais perdu, je le crains […] comme je te comprends, comme je te regrette, même en te combattant, même en t’abjurant », « Essai de critique naturelle par M. Émile Deschanel », op. cit., p. 87. Return to text

9 « M. Joubert » [1er décembre 1838], Œuvres, op. cit., vol. II, p. 281. Return to text

10 « Histoire de la vie et des ouvrages de Pierre Corneille de Jules Tachereau » [12 août et 12 septembre 1829], Œuvres, op. cit., vol. I, p. 678. Return to text

11 Louis‑Sébastien Mercier, Mon Bonnet de nuit, suivi de Du Théâtre, éd. Jean‑Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1999, p. 467. Return to text

12 « La Fontaine de Boileau » [1er septembre 1844], Œuvres, op. cit., vol. I, p. 675. Return to text

13 Cahiers, I. Le Cahier vert (1834‑1847), éd. Raphaël Molho, Paris, Gallimard, 1973, f° 135, n° 855, p. 226. Comment ne pas reconnaître le parcours de Sainte‑Beuve lui‑même dans le portrait qu’il consacre à Jean‑Jacques Ampère, dont l’itinéraire est tiraillé par deux tendances, « la tendance purement poétique et l’historique » ? Le personnage apparaît comme l’incarnation de « cet esprit de poésie appliqué en dessous à la critique, à l’histoire littéraire » : « la critique ainsi faite, l’histoire littéraire ainsi arrosée par des sources secrètes reparues à temps et largement brillantes au soleil, ressemblerait dans ses plus heureuses perspectives à ces fertiles contrées merveilleusement touchées par le poète », « M. J.‑J. Ampère. 1840 » [15 février 1840], Portraits contemporains, éd. Michel Brix, Paris, Presses Universitaires de Paris‑Sorbonne [coll. « Mémoire de la critique »], 2008, p. 1059‑1060. Return to text

14 « Préface » [avril 1839], Œuvres, op. cit., vol. I, p. 653. Return to text

15 « Charles Labitte » [1er mai 1846], Œuvres, op. cit., vol. II, p. 840. « Sur Fontenelle, ma conclusion sera précise : c’est que par sa tenue, par sa longévité, par sa multiplicité d’aptitudes et d’emplois, avec ce composé de qualités rares et de défauts qui ont fini par assaisonner ses qualités, il n’a point son pareil, qu’il demeure hors ligne, au‑dessous des génies, dans la classe des esprits infiniment distingués, et qu’il se présente, dans l’histoire naturelle littéraire, à titre d’individu singulier et unique de son espèce », « Fontenelle, par M. Flourens » [27 janvier 1851], Causeries du lundi, op. cit., vol. III, p. 335. Cette voie moyenne, Sainte‑Beuve la trace à nouveau en 1858 : « Bien choisi, pris dans son cadre, touché avec goût et avec bienséance, l’éloge académique, le discours académique a son prix. J’aime à le voir, appliqué à un de nos bons auteurs, et tel que l’ont traité Chamfort dans son Éloge de La Fontaine, M. Villemain dans ce premier et charmant Éloge de Montaigne. L’Académie a été tout récemment heureuse encore dans le concours sur Vauvenargues. Mais trop souvent, aujourd’hui, on nous envoie à juger des notices sèches, des biographies longues, informes, farcies de dates et de citations. J’estime l’Étude, je la réclame, mais intérieure, s’il se peut, et ne s’affichant pas. Aujourd’hui, le document prime tout ; il opprime l’agrément et le talent », « Histoire de l’Académie française par Pellisson et d’Olivet, avec Introduction et Notes par Ch.‑L. Livet » [19 juillet 1858], Causeries du lundi, op. cit., vol. XIV, p. 216). Voir également l’article intitulé « Éloges académiques de M. Pariset, publiés par M. Dubois (d’Amiens) » [4 mars 1850], Causeries du lundi, op. cit., vol. I, p. 392‑393. Return to text

16 Voir Michel Brix, « Sainte‑Beuve et l’Académie française », Travaux de littérature, n° XIX (2006) : « L’Écrivain et ses institutions », dir. Roger Marchal, p. 381‑392. Return to text

17 Philarète Chasles, « Éloges académiques », Encyclopédie moderne ou Dictionnaire abrégé des sciences, des lettres et des arts, Paris, Mongie aîné, 1823‑1832, 26 vol. , vol. XI [1827], p. 445. Return to text

18 « Depuis une vingtaine d’années, on a tant fait d’Éloges académiques, et on les a tant prodigués à des hommes qui y avaient si peu de droit, que le titre d’Éloge est devenu fastidieux. On devrait surtout donner une autre dénomination à la description que l’on fait du mérite d’un homme qui vient de descendre dans le tombeau », Portrait de Jean‑Jacques Rousseau en dix‑huit lettres, qui présentent une courte analyse de ses principaux ouvrages, par M. de Longueville, écrivain public, Paris, au Palais Royal, à la loge de l’auteur, 1779, p. 2. Dans l’ouvrage qu’il consacre à son ami intime, Bernardin de Saint‑Pierre manifeste la même réticence à l’égard de la rhétorique encomiastique : « Je ne fais point son éloge. C’est un genre à la mode, mais contre lequel la postérité sera aussi en garde que contre celui de [la] satire, sans conter [sic] que la beauté morale ainsi que celle de la nature ne naît que des contrastes, des imperfections vaincues, et que toutes les fois qu’on a voulu peindre un homme parfait, il n’intéresse point : que si on le met toujours heureux, sage, encore moins », La Vie et les Ouvrages de Jean‑Jacques Rousseau, éd. Maurice Souriau, Paris, E. Cornély, coll. « Société des Textes Français Modernes », 1907, p. 2‑3 ; « Je sais qu’il a écrit les mémoires de sa vie, mais je ne les ai point vus… Il les avait écrits d’ailleurs avant que je ne le connusse ; et ces fragments, le style à part, peuvent en être considérés comme une espèce [de] supplément. J’en voulais tirer de quoi faire un éloge, et cette idée plaisait beaucoup à mon amitié : mais je vis que je gâterais ce que j’avais rassemblé ; que j’en ôterais la fraîcheur ; que les faits qui sont la charpente de toute narration, et qui font tout le mérite de celle‑ci, ne s’y introduiraient que difficilement ; d’ailleurs je n’ai pu m’occuper d’un homme si rare aux yeux de la postérité sans désirer d’y passer moi‑même. Il me semble que la postérité sera aussi en garde contre les éloges que contre les satires », ibid., p. 29. Return to text

19 « Madame de Charrière » [15 mars 1839], Œuvres, op. cit., vol. II, p. 1353. Return to text

20 « Préface » [avril 1839], Œuvres, op. cit., vol. I, p. 653. Return to text

21 « Œuvres littéraires de M. Villemain. Œuvres littéraires de M. Cousin » [19 novembre 1849], Causeries du lundi, op. cit., vol. I, p. 118. Return to text

22 « M. Walckenaer » [31 mai 1852], Causeries du lundi, op. cit., vol. VI, p. 139. Return to text

23 « Mémoires touchant la vie et les écrits de Madame de Sévigné, par M. le baron Walckenaer (4 vol. ) » [22 octobre 1849], Causeries du lundi, op. cit., vol. I, p. 52. Return to text

24 Ibid., p. 52. Return to text

25 « Montesquieu » [18 octobre 1852], Causeries du lundi, op. cit., vol. VII, p. 34. Return to text

26 « M. Walckenaer », op. cit., p. 138‑139. Return to text

27 Voir José‑Luis Diaz, « « Aller droit à l’auteur sous le masque du livre » : Sainte‑Beuve et le biographique », Romantisme, n° 109 (2000) : « Sainte‑Beuve ou l’invention de la critique », p. 58 ; du même, L’homme et l’œuvre. Contribution à une histoire de la critique, Paris, P.U.F. [coll. « Les Littéraires »], 2011, p. 170‑172. Return to text

28 « Mémoires touchant la vie et les écrits de Madame de Sévigné, par M. le baron Walckenaer (4 vol. ) », op. cit., p. 48. Return to text

29 « Madame de Sévigné » [3 mai 1829], Œuvres, op. cit., vol. II, p. 993. Return to text

30 Certains contemporains lui ont adressé les mêmes reproches. Que l’on songe à la contribution de Feletz, qui met l’accent sur les incorrections linguistiques et les inégalités stylistiques (Mélanges de philosophie, d’histoire et de littérature, Paris, Chambert, 1828, 6 vol. , vol. III, p. 371) ou au compte rendu de Pierre Larousse, qui clôt l’appendice de son article « La Fontaine » (« La Fontaine (Histoire de la vie et des ouvrages de), par Walckenaer (1824, in‑8°) », Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Genève, Slatkine, 1982, 17 tomes en 34, vol. XVIII, p. 62‑63 ; reprod. en fac‑similé de l’éd. : Paris, Administration du « Grand Dictionnaire universel », 1866‑1879). Return to text

31 « M. Walckenaer », op. cit., p. 146. Return to text

32 Ibid., p. 140. Comme il répète les mêmes réserves à l’égard de la biographie que Walckenaer consacre à Horace (op. cit., vol. VI, p. 143‑144), on est tenté de rapprocher ce savant de la catégorie des « tièdes » ou « indifférents » que le critique épingle dans son portrait de Rabelais. « Chacun a son idéal dans le passé, et la nature, la vocation de chaque esprit ne se déclarerait jamais mieux, j’imagine, que par le choix du personnage qu’on irait d’abord chercher si l’on revenait dans un temps antérieur. J’en sais pourtant qui n’auraient aucun choix de préférence et qui iraient indifféremment à l’un ou l’autre, ou même qui n’iraient pas du tout. Laissons ces esprits sans amour et sans flamme, sans désir ; ce sont les tièdes : ils manquent du feu sacré dans les Lettres. J’en sais d’autres qui voudraient courir à plus d’un à la fois, et qui embrasseraient dans leur curiosité et leur tendresse quantité d’auteurs favoris sans trop savoir par lequel commencer. Ces esprits‑là ne sont pas indifférents comme les autres ; ils ne sont pas tièdes, mais un peu volages et libertins : je crains que, nous autres critiques, nous n’en tenions », « Rabelais » [7 octobre 1850] Causeries du lundi, op. cit., vol. III, p. 2. Madame Lenormant, nièce et fille adoptive de Madame Récamier, n’aurait pas commis cette erreur dans l’ouvrage qu’elle consacre à sa parente : les épisodes de sa vie sont rendus avec ce « tour net et dans cette nuance qui était le ton particulier de son salon », « Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Madame Récamier » [28 novembre 1859], Causeries du lundi, op. cit., vol. XIV, p. 304. Return to text

33 « M. Walckenaer », op. cit., p. 140. Return to text

34 Ibid., p. 146. Return to text

35 « Histoire de la vie et des ouvrages de Pierre Corneille de Jules Tachereau » op. cit., p. 679. Return to text

36 « M. Walckenaer », op. cit., p. 140. Return to text

37 Ibid., p. 136. Return to text

38 Joseph Naudet, « Notice historique sur la vie et les ouvrages de M. le Bon Walckenaer », Histoire de la vie et des ouvrages de J. de La Fontaine, Paris, Firmin Didot frères, fils et Cie, 1858, 2 vol. , vol. I, p. xxvii. Return to text

39 Sainte‑Beuve reconnaît à ce savant des qualités d’observation patiente et de description méticuleuse, qui confèrent à son entreprise cette manière si particulière de se tenir à la fois au cœur des événements et à distance du milieu qu’il fait revivre. Cette attention persévérante pour son sujet rappelle que chez lui le biographe attentif à la piste des moindres faits qui peuvent éclairer l’âme et la vie d’un écrivain rejoint le savant entomologiste à l’affût des insectes de petite taille. L’instrument d’optique qu’est pour lui sa plume enregistre chaque parcelle de vie, relève chaque fragment de réalité, épingle chaque menu fait – le tout étant susceptible de former une vision en relief. Nuançons toutefois ce propos, car on aurait une fausse idée de ce savant, si l’on ne retenait de ses ouvrages que le nombre et la qualité des informations, en les réduisant à une étude sèche et stérile. Pour ce faire, il convient de rappeler que Walckenaer avait prévenu les objections des critiques en donnant la voix au poète dès le début de son récit (recourant ainsi à la prosopopée comme les orateurs du concours d’éloquence de l’Académie de Marseille de 1774 : Le Fablier, n° 21 (2011), p. 165 et 177) : « Cependant, si La Fontaine pouvait reparaître un instant parmi nous, il nous dirait : « Ce n’est point servir ma mémoire selon mon gré que de s’écarter du vrai et du naturel. J’ai donné dans mes fables des leçons de sagesse pour tous les rangs et pour tous les âges ; mais, vous le savez, je n’ai pas toujours été sage dans ma conduite et dans mes vers. Si vous parlez de moi, que ce soit donc, comme je l’ai fait moi‑même, sans dissimulation et sans réserve » », Histoire de la vie et des ouvrages de J. de La Fontaine, Paris, A. Nepveu, 1820, p. 2. On est loin du style objectif de celui qui rédigerait un acte juridique. Disons que la clarté et la simplicité de sa plume (que l’on peut rapprocher ici de celle de Musset‑Pathay à l’ouverture de l’Histoire de la vie et des ouvrages de J.‑J. Rousseau) garantissent la véracité du propos en soulignant les qualités documentaires du récit. Mais l’on peut sans nul doute dénier toute prétention littéraire à ce savant qui s’est cantonné à des ouvrages d’érudition. Return to text

40 « Œuvres littéraires de M. Villemain. Œuvres littéraires de M. Cousin », op. cit., p. 118‑119. Return to text

41 P.‑J. Proudhon, Paris, M. Lévy frères, 1872, p. 12. Return to text

42 Sur le passage d’une conception objectiviste à une conception subjectiviste du style, voir l’article de Jean Molino, « Qu’est‑ce que le style au XVIIe siècle ? », in Critique et créations littéraires en France au XVIIe siècle, dir. Marc Fumaroli, Paris, C.N.R.S., 1977, p. 337‑356. Return to text

43 Jean le Rond d’Alembert, « Réflexions sur les éloges académiques », in Œuvres philosophiques, historiques et littéraires, Paris, J.‑Fr. Bastien, 1805, 18 vol. , vol. VI, p. 14. Return to text

44 L’heureuse formule, qui résume à elle seule la posture critique rêvée par Sainte‑Beuve, se trouve dans Le Cahier vert (op. cit., f° 145, n° 938, p. 241). On dira donc que le biographe occupe une place doublement secondaire : d’un côté, il emprunte souvent sa matière aux travaux biographiques existants sur lesquels il s’appuie pour formuler son jugement (José‑Luis Diaz, op. cit., p. 170‑172) ; de l’autre, il imite volontiers les traits caractéristiques du style de l’écrivain dont il raconte la vie. Return to text

45 Volupté, Paris, E. Renduel, 1834, 2 vol. , vol. II, p. 175. Return to text

46 « Madame de Charrière », op. cit., p. 1353. Le portraitiste reprend une note de son Cahier vert : « Il y a des gens qui prennent mes articles sur les auteurs pour de la critique, et qui me plaignent de m’y absorber ; ils ne sentent pas que la critique n’y est que très secondaire ; qu’avant tout, c’est pour moi un portrait, une peinture, l’expression d’un sentiment ; que, forcé que je suis d’écrire dans les revues, j’ai trouvé, et comme inventé le moyen d’y continuer, sous une forme un peu déguisée, le roman et l’élégie », Le Cahier vert (1834‑1847), op. cit., f° 51‑52, n° 274, p. 124. Le parcours de Sainte‑Beuve ressemble ainsi étroitement à celui de J.‑J. Ampère : « Cette première veine [dramatique] d’Ampère, non contrariée, mais qui n’aboutit jamais à une franche manifestation et à un succès, fut très durable, très persistante, et se prolongea presque jusqu’à la fin sous l’œuvre critique et la culture d’histoire littéraire à laquelle il semblait exclusivement adonné. Il y avait chez lui un poète in petto qui reparaissait à l’improviste, au moment où l’on s’y attendait le moins ; qui chantait le Nil, Thèbes et Memphis, au sortir de l’explication d’un hiéroglyphe ; qui soupirait une plainte élégiaque dans le temps qu’on le croyait tout occupé de perfectionner un essai de grammaire romane », « Jean‑Jacques Ampère » [1er septembre 1868], Nouveaux lundis, op. cit., vol. XIII, p. 189. Dans une lettre à Jacques‑Germain Chaudes‑Aigues en date du mois de juin 1838, le critique fait remarquer : « Quant au fond même des idées, il en est du moins dont je puis dire que vous avez rencontré tout à fait la mienne, par exemple quand vous avez considéré les Critiques et Portraits comme une dépendance de la partie élégiaque et romanesque, bien plutôt que comme des critiques expresses », Correspondance générale, éd. Jean et Alain Bonnerot, Paris, Stock puis Didier, Toulouse, Privat, 1935‑1983, 19 vol. , vol. II, n° 795, p. 384. Return to text

47 Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme, éd. Gérald Antoine, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1956, « Pensée XVII », p. 150. La réflexion est notamment prolongée dans la causerie consacrée à « William Cowper » [27 novembre 1854], Causeries du lundi, op. cit., vol. II, p. 136‑137. Un an après la publication de son premier recueil poétique, en avant‑propos des Consolations, Sainte‑Beuve fait remarquer : « La poésie est cette nourriture par excellence, et de toutes les formes de poésie, la forme lyrique, plus qu’aucune autre, et de tous les genres de poésie lyrique, le genre rêveur, personnel, l’élégie ou le roman d’analyse en particulier », Les Consolations, poésies, Paris, U. Canel, 1830, p. xixii. Son attachement à l’art élégiaque, il l’exprime encore dans cette profession de foi très hugolienne : « La mission, l’œuvre de l’art aujourd’hui, c’est vraiment l’épopée humaine ; c’est de traduire sous mille formes, et dans le drame, et dans l’ode, et dans le roman, et dans l’élégie, – oui, même l’élégie redevenue solennelle et primitive au milieu de ses propres et personnelles émotions, – c’est de réfléchir et de rayonner sans cesse en mille couleurs le sentiment de l’humanité progressive, de la retrouver telle déjà, dans sa lenteur, au fond des spectacles philosophiques du passé, de l’atteindre et de la suivre à travers les âges, de l’encadrer avec ses passions dans une nature harmonique et animée, de lui donner pour dôme un ciel souverain, vaste, intelligent, où la lumière s’aperçoive toujours dans les intervalles des ombres », « Espoir et vœu du mouvement littéraire et poétique après la révolution de 1830 » [11 octobre 1830], Premiers lundis, Paris, Calmann Lévy, 1883‑1886, 3 vol. , vol. I, p. 406 ; voir aussi une note de l’article consacré à « Millevoye » [1er juin 1837], Œuvres, op. cit., vol. I, p. 1027. Return to text

48 Charles Baudelaire, lettre au notaire Narcisse Ancelle, 18 février 1866, Correspondance, éd. Claude Pichois, avec la coll. de Jean Ziegler, Paris, Gallimard [coll. « Pléiade »], 1973, 2 vol. , vol. II, p. 611. Return to text

49 « Le démon de l’élégie, du désespoir, a eu son temps », « De la littérature industrielle » [1er septembre 1839], Portraits contemporains, op. cit., p. 752. Return to text

50 Voir Pierre Loubier, La voix plaintive. I. Sentinelles de la douleur. Élégie, histoire et société sous la Restauration, Paris, Hermann [coll. « Savoir lettres »], 2013. Return to text

51 « Parny poète élégiaque », in Œuvres de Parny : élégies et poésies diverses, éd. Antoine‑Joseph Pons, Paris, Garnier, 1861, p. viii ; repris dans Causeries du lundi, op. cit., vol. XV, p. 287. Return to text

52 « [L]es « portraits » de personnages, regardés jadis comme une des formes de l’art historique, ne peuvent plus guère prétendre à une place dans l’histoire scientifique ; il est bien rare que les documents fournissent les éléments d’un portrait certain, et l’on sait trop ce qu’il y a de conjectures dans la « psychologie » même d’un contemporain que nous pouvons connaître directement, pour accueillir comme vérité établie la reconstitution d’un caractère historique sur lequel on n’a que des renseignements indirects », Charles Seignobos, « L’histoire », in Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900, Dix‑Neuvième siècle. Période contemporaine (1850‑1900), dir. Louis Petit de Juleville, Paris, A. Colin, 1899, p. 308. Return to text

53 Charles Millevoye, « Sur l’élégie », in Œuvres de Millevoye, précédées d’une notice par M. Sainte‑Beuve, Paris, Garnier frères, 1865, p. 23. Return to text

54 Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme, op. cit., « Pensée XVII », p. 149. Return to text

55 Le poète‑critique se plaît à articuler les linéaments de son autoportrait autour de la figure du double : « une certaine rêverie première, qui bientôt s’en va dans les travaux prosaïques [ceux de l’homme positif], et qui expire dans l’occupation de la vie » ; « le frère solide, sensé, raisonnable, dont le tour est venu, [qui] donne le bras au frère poëte qui languit plus ou moins longtemps et qu’il est destiné à ensevelir », « Millevoye » [1er juin 1837], Œuvres, op. cit., vol. II, p. 1024 ; « Œuvres de M. P. Lebrun de l’Académie française » [5 octobre 1863], Nouveaux lundis, op. cit., vol. VI, p. 123. N’admet‑il pas dans une lettre à Adèle Couriard en date du 9 août 1857 qu’il est « simplement le gardien et le concierge de [son] ancien et toujours cher poète qui était né dans les belles douleurs et les tendres loisirs » ? Correspondance générale, op. cit., vol. X, n° 3084, p. 453. Return to text

56 « Avertissement de la première édition » (1846), Portraits contemporains, op. cit., p. 55. Return to text

57 « M. Ballanche » [15 septembre 1834], Portraits contemporains, op. cit., p. 428. L’image de la lyre brisée et, par voie indirecte de conséquence, la figure de Memnon, hantent l’imaginaire beuvien : Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme, op. cit., p. 5 ; « Le Brun » [12 juillet 1829], Œuvres, op. cit., vol. I, p. 787 ; « Madame Desbordes‑Valmore. 1839. (Pauvres fleurs, poésies) » [1er janvier 1839], Portraits contemporains, op. cit., p. 513. Return to text

58 « Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme (deuxième édition) » [4 novembre 1830], Œuvres, op. cit., vol. I, p. 381. Return to text

59 « Histoire de la vie et des ouvrages de Pierre Corneille de Jules Tachereau », op. cit., p. 679. Relevons son admiration émue devant l’art oratoire capable de faire revivre par la puissance du verbe le personnage : « M. Lerminier a l’art d’exceller en ces sortes de statues qu’il dresse ; l’orateur, on le sent par lui, s’adresse volontiers aux masses comme le statuaire ; la solennité, l’ampleur, le sacrifice des détails, l’exagération poussée au colossal, leur vont à tous deux et sont conformes à leurs fins. Dans cette grande route humaine où il marche, dans cette voie sacrée qu’il affecte, l’orateur, comme un héraut d’armes, salue à droite et à gauche les groupes de marbre sur leur piédestal, il a besoin d’apostropher les statues de demi‑dieux ; il fait faire place à l’entour ; il crie au large aux hommes médiocres qui empêchent de mesurer les grands ; il écrase un peu les uns ; pour les autres est l’apothéose », « Des Mémoires de Mirabeau et de l’étude de M. Victor Hugo à ce sujet » [1er février 1834], Portraits contemporains, op. cit., p. 649, note ajoutée en 1836 et tirée d’un article paru en 1833.Voir les vers dédiés au sculpteur Pierre‑Jean David d’Angers (1788‑1856), célébré pour avoir orné le monde « d’illustres monuments », peuplé « de héros les vieux ponts de nos villes, / Les continents nouveaux, et les lointaines îles, / Et les tombeaux dormants », « À David, statuaire », in Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme, op. cit., p. 121. Return to text

60 À titre d’exemples, renvoyons, outre à l’Essai sur les éloges (Œuvres complètes de Thomas, Paris, Verdière, 1822‑1825, 6 vol. , vol. II, p. 178), aux écrits de d’Alembert (Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Stuttgart‑Bad Cannstatt, F. Frommann, 1966‑1967, 35 vol. , vol. V, « Éloge de M. le Président de Montesquieu », p. iii ; reprod. en fac‑similé de l’éd. : Paris, 1751‑1780) et de Paul‑Jérémie Bitaubé (Éloge de Pierre Corneille qui a concouru à l’Académie de Rouen en 1768, Berlin, George‑Jacques Decker, 1769, p. 1). Winckelmann rappelle qu’« Auguste […] fit représenter en triomphateurs tous les grands Romains qui avaient contribué à la grandeur de leur patrie, dont les statues furent placées dans le portique de son forum », Histoire de l’art dans l’Antiquité [1764], éd. Daniela Gallo, trad. Dominique Tassel, Paris, Librairie générale française [coll. « La Pochothèque »], 2005, p. 543. Pline approuvait déjà l’usage, introduit par les rois d’Alexandrie et de Pergame, de constituer des collections de portraits d’écrivains, de poètes ou de philosophes du passé pour orner les bibliothèques (Histoire naturelle, xxxv). Return to text

61 « Sur la critique », in Mes Poisons. Cahiers intimes inédits, éd. Victor Giraud, Paris, Éditions d’aujourd’hui [coll. « Les Introuvables »], 1977, p. 126 (reprod. en fac‑similé de l’éd. Paris, Plon, 1926). Voir également le portrait de « Froissart » [24 octobre 1853], Causeries du lundi, op. cit., vol. IX, p. 63. Return to text

62 « Diderot » [26 juin 1831], Œuvres, op. cit., vol. I, p. 867. Voir encore « Gabriel Naudé » [1er décembre 1843], Œuvres, op. cit., vol. II, p. 468. Return to text

63 « Jean‑Baptiste Rousseau » [7 juin 1829], Œuvres, op. cit., vol. I, p. 774. Return to text

64 Georges Didi‑Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Minuit [coll. « Critique »], 1990, p. 79. Cette idée remonte au moins à Cyriaque d’Ancône, considéré aujourd’hui comme le fondateur de l’épigraphie, de l’archéologie gréco‑romaine et de la philologie classique, qui présente son travail, dans une lettre de 1441 adressée à l’archevêque de Ragusa, comme une entreprise de résurrection. Voir les études de Jakob Burckhardt, « Die Wiedererweckung des Altertums », in Die Kultur der Renaissance in Italien, Bâle, 1860, p. 91, et de Karl August Neuhausen, « Die vergessene « göttliche Kunst der Totenerweckung » : Cyriacus von Ancona als Begründer der Erforschung der Antike in der Frührenaissance », in Antiquarische Gelehrsamkeit und bildende Kunst. Die Gegenwart der Antike in der Renaissance, dir. Katharina Corsepius, Cologne, W. König [coll. « Atlas », n° 1], 1996, p. 51‑68. Return to text

65 « Préface » [avril 1836], Œuvres, op. cit., vol. I, p. 650. Return to text

66 « M. de Rémusat » [1er octobre 1847], Œuvres, op. cit., vol. II, p. 786. Return to text

67 « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 » [22 juillet 1862], Nouveaux lundis, op. cit., vol. III, p. 15. Return to text

68 « L’abbé Prévost » [25 septembre 1831], Œuvres, op. cit., vol. I, p. 889. Return to text

69 « Euphorion ou de l’injure des temps » [1er septembre 1843], Portraits contemporains, op. cit., p. 1766‑1767. Return to text

70 On renverra ici aux réflexions de Jean‑Pierre Vernant sur le colossos, pierre chargée de figurer le cadavre absent sur les tombes des défunts dont le corps n’a pas été retrouvé, Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, Paris, F. Maspero [coll. « Les textes à l’appui », n° 13], 1965, p. 249‑264. Return to text

71 Cette « vue rétrospective de postérité », il en rend compte dans son article consacré à « Charles Labitte », op. cit., p. 839. Return to text

72 Sénac de Meilhan, Les deux cousins, histoire véritable, Paris, Desenne, 1790, p. 40‑41. À la métaphore minérale qu’implique la figure du statuaire s’ajoute par effet de superposition un imaginaire aux contours plus incertains : celui des flots et des rivières, des vagues et des courants, celui de l’épanchement et du ruissellement. Return to text

73 « Lettres inédites de Voltaire recueillies par M. de Cayrol, annotées par M. A. François, avec une préface de M. Saint‑Marc Girardin » [27 octobre 1856], Causeries du lundi, op. cit., vol. XIII, p. 25. Voir le parallèle établi entre le style de Victor Cousin (qui, « comme les statuaires, choisit son point de vue et y sacrifie le reste ») et celui de Villemain (« large et fin, [qui] avance comme un flot »), « Œuvres littéraires de M. Villemain. Œuvres littéraires de M. Cousin », op. cit., p. 119. On situerait volontiers le style de Sainte‑Beuve au croisement de ces deux écritures : à Cousin, il emprunte cette capacité d’élévation et d’ampleur qui transporte le lecteur dans l’époque décrite et analysée ; à Villemain, il doit les variations propres à une plume singulière et individuelle. Voici quelques exemples, pris au hasard des lectures, du recours à la métaphore de l’eau pour désigner le temps qui coule, la réalité qui s’agite, le génie qui s’élance : « Chateaubriand. 1834. Mémoires » [15 avril 1834], Portraits contemporains, op. cit., p. 69 ; « Histoire de la royauté considérée dans ses origines jusqu’au XIe siècle, par M. le comte A. de Saint‑Priest. 1842 » [1er juillet 1842], ibid., p. 1145 ; « Joseph de Maistre » [15 juillet – 1er août 1843], Œuvres, op. cit., vol. II, p. 391 ; Notes inédites, éd. Charly Guyot, Neuchâtel, Université de Neuchâtel [coll. « Recueil de travaux publiés par la Faculté des Lettres », n° 16], 1931, n° 188, p. 73. Return to text

74 « Études sur Blaise Pascal » [5 janvier 1849], Œuvres, op. cit., vol. II, p. 951. On retrouve cette idée dans la fresque consacrée à Port‑Royal : « Ne craignons pas de surprendre ainsi le cœur humain à nu et son incurable duplicité, même dans l’âme des plus saints », Port‑Royal, éd. Maxime Leroy, Paris, Gallimard [coll. « Pléiade »], 1971‑1987, 3 vol. , vol. I, p. 301). Voir également « Jouffroy. Cours de philosophie moderne » [6 janvier 1831], Œuvres, op. cit., vol. I, p. 419‑429. Return to text

75 « Sur la reprise de Bérénice au Théâtre‑Français » [15 janvier 1844], ibid., vol. I, p. 760. Return to text

76 « Histoire de la vie et des ouvrages de Pierre Corneille, par M. Jules Taschereau », op. cit., p. 679. Return to text

77 « La Fontaine » [20 septembre 1829], ibid., vol. I, p. 715. Return to text

78 « Fontenelle, par M. Flourens », op. cit., p. 314‑315. Return to text

79 Paul Pellisson, Histoire de l’Académie française, éd. Ch.‑L. Livet, Paris, Didier, 1858, 2 vol. , vol. I, p. 160. Sainte‑Beuve préfère la première partie composée par Pellisson en 1653 (sous la forme d’une lettre à un ami) à la suite rédigée par l’abbé d’Olivet en 1729 : le second « a un bon style et certainement aussi, en ces matières académiques, un bon esprit ; mais il abrège et dessèche tout plus qu’il n’était nécessaire » – en clair, « il n’a pas cette baguette d’or que tient Pellisson » et qui lui permet d’envelopper le discours critique dans un voile ondoyant de poésie, « Histoire de l’Académie française par Pellisson et d’Olivet, avec Introduction et Notes par CH.‑L. Livet », op. cit., p. 201. Return to text

80 Gabriel de Mably, De la manière d’écrire l’histoire, Paris, A. Jombert, 1783, p. 243‑244. Return to text

81 Antoine‑Léonard Thomas, Essai sur les éloges, Œuvres complètes de Thomas, op. cit., vol. II, p. 214‑215. Return to text

82 « Histoire de la vie et des ouvrages de Pierre Corneille, par M. Jules Taschereau », op. cit., p. 679. Dans une lettre adressée au poète et critique italien Giosué Carducci en date du 9 avril 1867, Sainte‑Beuve remarque : « tout vrai critique au dix‑neuvième siècle doit être, à quelque degré, poète. Un critique purement prosaïque manque de la clé d’or », Correspondance générale, op. cit., vol. XVI, n° 5179, p. 203. Return to text

83 « M. de Sénancour. 1832 » [21 janvier 1832], Portraits contemporains, op. cit., p. 167. « Chaque œuvre, chaque écrivain, en définitive, lorsqu’on les a suffisamment approfondis et retournés, peuvent être qualifiés d’un nom ; il faut que ce nom essentiel échappe au critique ou du moins que le lecteur arrive de lui‑même à l’articuler », « M. Charles Magnin. 1843. Causeries et méditations historiques et littéraires » [15 octobre 1843], Portraits contemporains, op. cit., p. 1086. On pourrait rapprocher ces formules d’une pensée de Joubert : « Il est des mots amis de la mémoire ; ce sont ceux‑là qu’il faut employer », Recueil des pensées de M. Joubert, Paris, Le Normant, 1838, p. 134 ; « M. Joubert » [1er décembre 1838], Œuvres, op. cit., vol. II, p. 294. Sur cette question, voir notamment l’introduction de Gérald Antoine, Portraits littéraires, Paris, R. Laffont [coll. « Bouquins »], 1993, p. lixlxii, et l’étude de Wolf Lepenies intitulée Sainte‑Beuve au seuil de la modernité, traduit de l’allemand par Jeanne Étoré et Bernard Lortholary, Paris, Gallimard [coll. « Bibliothèque des idées »], 2002, p. 375‑429. Return to text

84 Définir cette « faculté maîtresse », c’est formuler le trait psychologique majeur duquel se déduit la totalité hiérarchisée des qualités qui en participent – autrement dit, c’est créer un principe d’organisation de la critique littéraire afin d’avoir l’auteur tout entier devant soi. Tite Live est ainsi abordé comme un « historien‑orateur », comme Sainte-Beuve le précise dans sa correspondance : « La difficulté pour moi, dans une recherche, est de trouver un trait caractéristique et dominant autour duquel tout peut se déduire géométriquement, en un mot, d’avoir la formule de la chose. Il me semble que celle de Tite Live est la suivante : un orateur qui se fait historien », Vie et correspondance, Paris, Hachette, 1904‑1907, 4 vol. , vol. II, p. 7. Avant d’être largement développée dans la longue introduction de son étude consacrée à la littérature anglaise, cette idée fut d’abord exprimée dans la préface de son Essai sur Tite Live, à partir de Spinoza, avant d’être étendue à d’autres auteurs : « Les facultés d’un homme, comme les organes d’une plante, dépendent‑elles les unes des autres ? Sont‑elles mesurées et produites par une loi unique ? […] Peut‑on les reconstruire comme les naturalistes reconstruisent un animal fossile ? Y a‑t‑il ou non une faculté maîtresse dont l’action uniforme se communique différemment à nos différents rouages et imprime à notre machine un système nécessaire de mouvements prévus ? », Essai sur Tite Live, 6e éd., Paris, Hachette, 1896, « Préface » (non pag.). Cette préface ajoutée après le couronnement académique abonde en images mathématiques, mécaniques ou biologiques, qui s’y rassemblent pour suggérer l’ambition unificatrice et le désir de parvenir au point de vue synoptique, à la définition englobant les divers points à traiter. Return to text

85 « Divers écrits de M. H. Taine » [16 mars 1857], Causeries du Lundi, op. cit., vol. XIII, p. 272‑273. Return to text

86 « Historiens modernes de la France. IV. M. Thiers » [15 janvier 1845], Portraits contemporains, op. cit., p. 1206. Return to text

87 « M. de Fontanes » [décembre 1838], Œuvres, op. cit., vol. II, p. 194. Voir également ce passage : « Mais, pour ne pas trop prêter notre idée générale, et, comme on dit aujourd’hui, notre formule, à celui qui a été surtout plein de liberté et de vie, prenons l’homme d’un peu plus près et suivons‑le dans ses caprices mêmes ; car nul ne fut moins régulier, plus hardi d’élan et plus excentrique de rayons, que cet excellent homme de goût », ibid., p. 283). Return to text

88 « Sur la reprise de Bérénice au Théâtre‑Français » [15 janvier 1844], ibid., vol. I, p. 761. Brunetière notera plus tard : « Précisément parce que la critique n’est pas un genre, à proprement parler, rien de semblable ni d’analogue au drame ni au roman, mais plutôt la contrepartie de tous les autres genres, leur conscience esthétique, si l’on peut ainsi dire, et leur juge, c’est pour cela que pas un genre, n’étant plus indéterminé, ne semble avoir traversé plus de vicissitudes ni subi de transformations plus profondes », La Grande Encyclopédie : inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts, par une société de savants et de gens de lettres, dir. Marcellin Berthelot et alii, Paris, H. Lamirault, 1885‑1902, 32 vol. , vol. XIII, « Critique, III. Littérature », p. 411. Return to text

89 « M. Boissonade. Ses articles de critique littéraire recueillis et publiés par M. Colincamp » [28 septembre 1863], Nouveaux lundis, op. cit., vol. VI, p. 88 ; « M. Charles Magnin. 1843. Causeries et méditations historiques et littéraires » [15 octobre 1843], Portraits contemporains, op. cit., p. 1079. Return to text

90 Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme, op. cit., p. 245‑246. Cette image est notamment reprise dans l’article « M. Charles Magnin. 1843. Causeries et méditations historiques et littéraires », op. cit., p. 1087. À cette pensée fait écho la suivante : « Tel filet poétique qui chez André Chénier découlerait en élégie, ou chez Lamartine s’épancherait en méditation, et finirait par devenir fleuve ou lac, se congèle aussitôt chez moi et se cristallise en sonnet ; c’est un malheur, et je m’y résigne. – Une idée dans un sonnet, c’est une goutte d’essence dans une larme de cristal », Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, op. cit., p. 145 ; voir aussi Notes inédites, op. cit., n° 85, p. 63‑64. Le sonnet éclate en de multiples aperçus ou esquisses pour former une « carte », c’est‑à‑dire : « l’histoire générale de la littérature, telle que la professait ces années précédentes, et que l’écrira bientôt […] notre ami Ampère, ou quelqu’un de pareil », « Madame de Charrière », op. cit., p. 1353. L’activité critique lui permet donc de renverser le phénomène de cristallisation en une dissémination dynamique : l’intention poétique se dissoudrait dans l’esprit critique. Return to text

91 « Le mot élégie analytique s’applique à vous bien mieux qu’à André Chénier », note Baudelaire à son ami dans une lettre en date du 15 janvier 1866, Correspondance, op. cit., vol. II, p. 584. Return to text

92 « Diderot », » [26 juin 1831], Œuvres, op. cit., vol. I, p. 868. Return to text

93 « Histoire de la littérature anglaise par M. Taine » [30 mai 1864], Nouveaux lundis, op. cit., vol. VIII, p. 87. Return to text

References

Electronic reference

Damien Fortin, « Éloge et élégie : la critique biographique de Sainte‑Beuve », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [Online], 6 | 2017, Online since 04 avril 2017, connection on 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/243

Author

Damien Fortin

Université de Lorraine

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