Les Bretons qui avaient été auparavant dispersés un peu partout, se réunirent en assemblée à Silchester où ils proclamèrent roi Constantin, qu’ils couronnèrent du diadème. Ils lui donnèrent pour épouse une Romaine de noble lignage qui avait été élevée par [l’archevêque] Guithelin. De leur union naquirent trois fils : Constant, Aurèle Ambroise et Utherpendragon. L’aîné, Constant, fut confié à l’église d’Amphibalus à Winchester pour devenir moine.1
C’est par ces mots que, dans son Histoire des rois de Bretagne2, Geoffroy de Monmouth rapporte l’avènement d’un roi nommé Constantin, dont un fils devint moine. Cette histoire n’est a priori ni plus ni moins intéressante que celle de n’importe lequel des cent-quatorze « rois de Bretagne » qu’il fait se succéder dans l’île depuis les temps reculés où Brutus, petit-fils d’Énée et fondateur éponyme de la Britannia, aurait abordé dans l’île3. Elle retiendra pourtant notre attention ici car elle est dérivée – certes de manière lointaine et extrêmement déformée, mais sans qu’aucun doute soit ici possible – d’un épisode historique du début du Ve siècle ayant impliqué deux de nos « tyrans », c’est-à-dire des usurpateurs romains de l’île de Bretagne qui font l’objet de ce numéro des Grandes figures historiques dans les lettres et arts.
Constantin d’Armorique et le moine Constant dans l’Histoire des rois de Bretagne
L’épisode qui met successivement en scène le roi Constantinus (Constantin, 101e roi) et son fils Constans (Constant, 102e roi), devenu moine mais pourtant établi comme souverain fantoche par l’infâme conseiller puis usurpateur Vortegirnus (Vortigern, 103e roi), occupe sept chapitres de l’œuvre4. Même si l’espace accordé à ces deux figures ne rivalise en aucun cas avec celui que Geoffroy consacre au règne d’Arthur – pas moins de quarante-trois chapitres sur les deux cent huit que compte l’ouvrage – il ne saurait être considéré comme négligeable. Ainsi l’histoire de Leir (11e roi, le futur Lear de Shakespeare) n’occupe qu’un seul chapitre, tandis que celle de Constantin le Grand (95e roi), figure majeure et prestigieuse qui contribue pourtant à la légitimation de l’ensemble de la lignée, est traitée au fil de seulement six chapitres5. Surtout, l’histoire de Constantin et de Constant constitue un épisode charnière, d’une grande importance dans l’économie générale de l’œuvre. En tant que 101e roi de Bretagne, et donc 100e successeur de Brutus, ce second Constantin symbolise un nouveau départ et un retour en gloire de la monarchie bretonne, immédiatement mis à bas par l’usurpation de Vortigern et que seul Arthur, petit-fils de ce même Constantin et 106e roi de Bretagne, saura pleinement restaurer. Les règnes de Constantin et de Constant, situés entre deux longues et cruelles périodes d’usurpation, correspondent de fait à l’avènement d’une nouvelle dynastie, venue d’Armorique et appelée à donner à la Bretagne son souverain le plus glorieux, Arthur lui-même6.
Sous la plume de Geoffroy, la période qui précède est en effet, au lendemain du règne de Constantin le Grand, fils de la Bretonne sainte Hélène, marquée par une forte instabilité : des usurpateurs y prennent le pouvoir aux dépens du lignage légitime insulaire. Parmi ces rois auto-proclamés dont la parenté avec Constantin est plus ou moins lointaine, le plus important est sans conteste Maximien (99e roi), derrière lequel on identifie sans difficulté Magnus Maximus : conformément à une tradition tenace dont Gildas se faisait déjà l’écho au VIe siècle, le départ des troupes romaines de l’île et leur installation en Armorique, désormais devenue Petite Bretagne, lui est imputée, ainsi que l’installation dans la péninsule de Conan Mériadec, ancêtre de ce même lignage continental dont procédera celui du second Constantin et donc d’Arthur. Les autres usurpateurs de la période antérieure à l’avènement du 101e roi sont appelés Octavius (96e et 98e roi), Trahern (97e roi, présenté comme l’oncle maternel de Constantin le Grand), Dionotus (compétiteur n’ayant pas accédé au trône), Caradoc (idem), et pour finir Gratien municeps (100e roi), tué par la plèbe bretonne qui ne supportait pas sa « tyrannie » (tyrannis)7.
La mort du municeps Gratien ouvre un interrègne pendant lequel les Bretons, désormais dépourvus de l’autorité éminente mais aussi de la protection romaine, cherchent des moyens de se défendre contre leurs ennemis, en particulier les Pictes. Geoffroy ajoute qu’ils construisent alors le mur qui barre la Bretagne d’est en ouest (le mur que nous connaissons comme celui d’Hadrien, donc) et font appel sans succès au consul Agitius (c’est-à-dire Aetius) pour qu’il vienne à leur secours8. Enfin, à l’initiative de l’archevêque Guithelin de Londres, ils se décident à rétablir la dynastie royale en la personne d’un frère du roi Aldroenus de Petite-Bretagne, un dénommé Constantin (qu’on appellera donc Constantin d’Armorique pour le distinguer de Constantin le Grand). Constantin fait alors le voyage vers l’île et est couronné à Silchester comme successeur de Constantin le Grand et de Maximien9. L’avènement de cette nouvelle dynastie est un élément de renouveau qui tranche avec le déclin des dynasties insulaires précédentes : on retrouve ici l’attitude pro-armoricaine (et dans une certaine mesure, pro-cornouaillaise) de Geoffroy, qui laisse souvent les Bretons méridionaux prendre le pas sur les Gallois10. Malgré cela, son règne est de courte durée : assassiné par un Picte, il meurt en laissant ouverte une crise successorale. Son fils aîné Constant est en effet un moine et ne peut a priori lui succéder ; quant à ses deux cadets Aurèle Ambroise et Utherpendragon, ils sont encore « au berceau » et les nobles bretons soutiennent qui l’un, qui l’autre. Celui qui tire son épingle du jeu est un aristocrate breton nommé Vortigern, qui convainc Constant de revendiquer pour lui-même la couronne et, pour cela, de se défroquer. Constant est intronisé à Londres de manière très irrégulière, puisqu’aucun prélat ne veut procéder au couronnement et que c’est Vortigern qui pose la couronne sur sa tête11. Dans les années qui suivent, c’est bien entendu celui-ci qui est le véritable pouvoir derrière le trône du faible roi Moine. Peu à peu, Vortigern circonvient si bien l’entourage de Constant, en particulier sa garde personnelle composée de soldats pictes, que ceux-ci finissent par l’assassiner et proclamer roi leur véritable employeur. Les tuteurs d’Aurèle et d’Uther fuient alors l’île avec leurs pupilles afin de protéger leur vie, et Vortigern se retrouve seul maître de la Bretagne12.
Voilà en quelques mots le récit de Geoffroy qui, comme je l’ai dit, est très développé, plein de ces détails savoureux qui font le charme de l’œuvre. La suite est bien connue : Aurèle Ambroise (104e roi) et Utherpendragon (105e roi) reviennent en Bretagne et reconquièrent le trône en abattant le tyran ; cette restauration de la dynastie armoricaine légitime débouche sur le règne glorieux d’Arthur. Mais les règnes de Constantin d’Armorique et du moine Constant sont bien un moment essentiel de l’œuvre. Ils représentent d’abord la première tentative des Bretons, certes malheureuse et avortée, de se défendre sans l’aide des Romains : la tragédie que constitue l’assassinat des deux rois par des Pictes suggère que l’appel à des mercenaires étrangers n’est pas la bonne solution, ce que confirmera bien entendu l’alliance catastrophique de Vortigern avec les Saxons. Ces deux règnes constituent aussi une parenthèse de légitimité dans une série d’usurpations et de tyrannies, et illustrent bien ce que Geoffroy considère comme un règne légitime : l’accord de tous les habitants de l’île, et en particulier de sa noblesse ; l’appartenance à un lignage royal breton (fût-il breton du continent)13 ; la consécration de l’archevêque et des prélats (ici un anachronique archevêque de Londres et non de Cantorbéry, pour bien signifier qu’il s’agit d’une autorité bretonne s’exerçant sur toute l’île et non d’une autorité anglaise sur la seule Angleterre). Pour toutes ces raisons, les règnes de Constantin et de Constant préparent et annoncent le règne d’Arthur, dont Constantin est le grand-père et Constant l’oncle : avec l’arrivée sur le trône de Bretagne du lignage arthurien issu de Conan Mériadec et des rois de Petite-Bretagne, les Bretons reprennent en main leur destin.
Avant de nous interroger sur les sources possibles de ces épisodes, on notera que leur fortune a été assez importante, du moins dans les textes médiévaux. Bien entendu, on retrouve ces deux personnages chez Wace, qui adapte assez fidèlement (mais en le résumant fortement) le récit de Geoffroy14, puis chez son imitateur anglais Lawamon. Mais c’est surtout dans le cycle de la Vulgate ou Lancelot-Graal que le personnage du roi Moine connaît sa plus grande expansion, comme en témoigne le Merlin en prose adapté de l’œuvre de Robert de Boron. Constantin, le père, n’y est guère développé, et y reçoit d’ailleurs le nom de Constant ; quant au fils, il n’est plus appelé que « Moine » (Maines) ou « roi Moine », et il est bien entendu victime de l’infâme Vertigier. Les deux autres fils y sont nommés, de manière redondante, Pendragon et Uther Pendragon : le nom d’Aurèle Ambroise est ici escamoté puisque son rôle a été, dans ce récit comme dans une bonne partie de la tradition, assumé par Merlin lui-même15. Il existe aussi un Roman des fils du roi Constant, inspiré de l’œuvre de Robert de Boron et composé à la fin du XIIIe siècle en Flandre par un dénommé Baudouin Butor : on n’en connaît malheureusement que des versions inachevées16.
Il serait intéressant de se pencher sur la postérité de ce récit et sur sa présence dans des œuvres plus récentes, voire contemporaines, mais je n’ai pas l’impression qu’il ait eu beaucoup de succès. Ce désintérêt – alors que Vortigern lui-même est bien présent dans la fiction actuelle17 – est probablement lié à l’absence de Constantin et Constant (ou de Constant et Moine) dans le Morte d’Arthur de Thomas Malory18 : or on sait l’influence décisive que ce digest de génie a eu sur la culture anglophone, et c’est elle qui mène la danse aujourd’hui en matière de réception et de création arthurienne. Il n’est donc pas étonnant qu’une des rares exceptions se trouve chez un auteur français contemporain, Thomas Spok, dans un curieux roman principalement inspiré de la Vulgate : le récit s’ouvre sur la chute de « Mainet » et l’avènement de Vortigern, mais la plus grande partie de la narration est consacrée aux épisodes ultérieurs et concernent donc les deux autres frères ; Constantin/Constant, le père, est pratiquement absent du roman19.
Aux sources d’un récit profondément altéré
Bien entendu, pratiquement rien dans le récit de Geoffroy n’est historique, ni même vaguement concordant avec les sources pourtant assez précises (pour des sources du IVe-VIe siècle) qui nous permettent de reconstituer le fil événementiel des décennies qui suivirent la chute de Magnus Maximus20. Il reste que cette période a bien vu régner entre 407 et 411 un empereur nommé Constantin, proclamé en Bretagne et appelé Constantin III par la plupart des historiens contemporains. Plusieurs sources évoquent cette figure et les événements dont il fut l’acteur, mais la plupart sont en grec et ont été largement ignorées en Occident pendant plusieurs siècle. Pour le Moyen Âge occidental, la principale source d’information sur les deux premières décennies du Ve siècle fut donc les Histoires contre les païens d’Orose, qui ont fourni à la chrétienté latine son principal manuel d’histoire romaine21. Il est possible que le roi breton Constantin d’Armorique de Geoffroy soit en réalité un avatar de cet usurpateur du début du Ve siècle, dont le souvenir ne s’était pas entièrement perdu.
De fait, le père et le fils historiques ont connu l’un comme l’autre une fin tragique et violente ; de même, les personnages de Geoffroy sont tous deux assassinés. Les dates concordent à peu près, ce qui n’est pas négligeable, même si, avec Geoffroy, il convient de ne pas trop s’attacher à ce point : son œuvre comprend peu de dates et, quand elles existent, elles sont souvent fantaisistes. Plus intéressant est le fait que Constantin d’Armorique accède au pouvoir après le bref règne d’un dénommé Gratien. Or nous savons que Constantin [III] a bien succédé à un usurpateur nommé Gratien, qui a régné quelques mois en Bretagne au début de l’année 407. Enfin et surtout, l’usurpateur Constantin a bien eu un fils nommé Constant, qui d’après Orose aurait effectivement été moine, et qui serait sorti du monastère pour être proclamé César, c’est-à-dire cosouverain et héritier présomptif, et par la suite Auguste22 ; le jeune Constant mourut avant son père, exécuté à Vienne (sur le Rhône) sur ordre du comte Gerontius, un ancien général de Constantin [III] devenu son adversaire23.
Ici s’arrêtent, du moins en apparence, les points communs entre les événements du début du Ve siècle et l’Histoire des rois de Bretagne. Par quels processus Constantin [III] et son fils Constant, figures impériales de l’Antiquité tardive, ont-ils pu être transformés en Constantin d’Armorique et son fils le moine Constant, rois de Bretagne assassinés sous la plume de Geoffroy de Monmouth ? La question des sources et de la méthode de travail de Geoffroy a suscité de nombreuses discussions et controverses, opposant ceux qui considèrent que « Geoffroy a tout inventé » et ceux qui estiment qu’il a tout trouvé dans des sources inconnues, préexistantes et aujourd’hui perdues, comme ce fameux « livre très ancien écrit en langue bretonne » que lui aurait procuré l’archidiacre Gautier d’Oxford et dont il invoque l’autorité au début de son œuvre24. L’épisode impliquant Gratien, Constantin et Constant fournit ainsi un « cas d’école » qui permet d’explorer la manière dont, quelque part entre ces deux positions extrêmes et également intenables, Geoffroy tisse ses différentes sources et propose un récit original.
La source principale de Geoffroy est ici, très probablement, l’Histoire ecclésiastique de Bède, achevée en 731 dans le monastère de Jarrow, dans le nord-est de l’Angleterre25. Il s’agit bien, notons-le pour commencer, de l’Histoire ecclésiastique, et non des autres œuvres historiques de Bède : les deux chroniques (mineure et majeure), composées par Bède quelques années auparavant, ne font pas mention de Gratien, de Constantin ou de Constant26. Le texte de l’Histoire ecclésiastique comprend en revanche plusieurs éléments qui ont pu inspirer Geoffroy.
En l’an 407 de l’Incarnation du Seigneur, sous le règne de l’empereur Honorius […] en Bretagne, Gratien, un citadin [municeps], est nommé tyran puis assassiné. À sa place, Constantin, issu de la soldatesque la plus basse, est choisi sur le seul espoir suscité par son nom, sans qu’il soit donné aucune preuve de son courage. Celui-ci, dès qu’il se fut emparé de l’Empire, passa en Gaule. Là, abusé à de nombreuses reprises par les barbares lors d’alliances sans suite, il fit plus de mal que de bien à l’État. Aussi, bientôt après, sur l’ordre d’Honorius, le comte Constance, parti avec une armée en Gaule, encercla Constantin dans la ville d’Arles, le fit prisonnier et le tua. Son fils Constant, que de moine il avait promu empereur, fut assassiné à Vienne par le comte Géronte.27
En réalité, ce récit est presque mot à mot repris à Orose, dont Bède n’a fait que résumer les extraits des chapitres 40 à 42 du livre VII (pratiquement les derniers de l’ouvrage) portant sur les événements de Bretagne28. Il est vrai que nous ne pouvons être absolument certains que c’est bien à Bède, et non directement à Orose (voire à un autre transmetteur de ce dernier), que Geoffroy a emprunté certains éléments de son récit. De fait, Orose était bien connu des auteurs latins et vernaculaires du haut Moyen Âge ; son œuvre, ainsi que celle de plusieurs auteurs qui avaient repris ou abrégé son récit, étaient très diffusées au XIIe siècle. Paul Diacre, auteur de la fin du VIIIe siècle, dans sa continuation du Bréviaire d’Eutrope (qui se terminait quelques décennies plus tôt, avec le règne de Jovien), avait lui aussi sélectionné quelques phrases d’Orose résumant l’ensemble de l’épisode, de l’avènement de Gratien municeps à la mort du jeune Constant29. Cela étant, il n’y a aucun détail vraiment significatif dans le récit de Geoffroy qui existe chez Orose (ou chez Paul Diacre), mais pas chez Bède : comme pour d’autres passages de l’œuvre à propos desquels la question s’est posée, il est plus probable que Geoffroy ait travaillé de seconde, voire de troisième main, et non à partir du texte original d’Orose30. De même, une traduction d’Orose en vieil anglais a été réalisée à la fin du IXe siècle, mais le traducteur (qui résume fortement le propos de l’historien) n’a pas repris les passages en question31. L’hypothèse a priori la plus plausible est donc bien celle d’une amplificatio à partir du chapitre 11 du livre I de Bède, et non directement à partir d’Orose. De fait, Bède a toujours été identifié comme une des principales sources de Geoffroy32.
On remarquera au passage que l’Historia Brittonum du pseudo-Nennius – un texte anonyme du début du IXe siècle qui constitue l’autre grande source de Geoffroy – ne mentionne ni Constantin ni Constant. Conformément à la tradition initiée par Gildas et plus tard continuée par Geoffroy lui-même, l’auteur voit dans Magnus Maximus le dernier Romain à avoir régné en Bretagne. Ce n’est qu’au détour d’une phrase que l’Historia Brittonum mentionne le fait que « les Romains » prétendent que des empereurs « supplémentaires », inconnus de la tradition bretonne, auraient régné dans l’île après le septième, c’est-à-dire après « Maximianus » (Magnus Maximus).
Selon l’antique tradition de nos anciens, les Romains donnèrent sept empereurs à la Bretagne, mais les Romains eux-mêmes disent qu’il y en eut neuf. Le huitième fut un autre Sévère, qui séjourna un temps en Bretagne, puis s’en alla pour un temps à Rome, où il mourut. Le neuvième fut Constance : celui-ci régna seize ans en Bretagne, et il mourut en Bretagne en la seizième année de son règne.33
Mais les deux noms que donne l’auteur ne correspondent à rien de connu par ailleurs, et on voit mal par quels chemins tortueux ils auraient pu être tirés de personnages historiques. Le « Sévère » (Seuerus) ici mentionné est-il un très lointain avatar de Libius Sévère, éphémère empereur d’Occident entre 461 et 465 ? Rien dans ce bref extrait ne correspond à ce que nous savons de lui. Quant à « Constance » (Constantius), on pourrait a priori y voir un écho très déformé du Constantin [III] historique, mais même le nom ne correspond pas, alors que c’est précisément ce qui, d’après Orose et Bède, aurait provoqué son élévation à l’empire puisqu’il aurait été « choisi sur le seul espoir suscité par son nom, sans qu’il soit donné aucune preuve de son courage »34 ; peut-être faut-il y voir une réitération de Constance Chlore, le père de Constantin, ou une apparition (peu compréhensible) de son fils Constance II (337-361) ; le très éphémère Constance III (février-septembre 421), vainqueur de Constantin [III] puis beau-frère d’Honorius, n’a aucun rapport avec la Bretagne et me semble ici exclu. Le plus probable, en réalité, est que « Seuerus » et « Constantius » ne sont, comme l’a récemment suggéré Ben Guy au sujet d’un « Kustennin » (Constantin) inséré dans une généalogie galloise du Xe siècle, que des « noms impériaux romains génériques » destinés à souligner la romanité de la succession imaginée35. De fait, ni ce second Sévère ni ce Constance ne se retrouvent dans la liste des rois de Bretagne du De gestis Brittonum : tout juste y trouve-t-on, pendant la même période, un « Octauius » dont le nom a pu être suggéré à Geoffroy – que l’on surprendrait ici en plein travail de faussaire – par le début de la seconde phrase ici citée, « Octavus fuit alius… »36.
On peut donc affirmer avec un certain degré de confiance que ce n’est pas l’Historia Brittonum qui a fourni à Geoffroy de Monmouth son inspiration pour les règnes de Constantin d’Armorique et du moine Constant, respectivement 101e et 102e rois de Bretagne. Il convient alors de revenir vers le récit d’Orose, transmis par l’intermédiaire de Bède, pour expliquer comment l’auteur de l’Histoire des rois de Bretagne a forgé son récit de ces deux règnes.
Dans l’atelier du faussaire
Commençons par le récit du bref règne de Gratien. Celui-ci est qualifié par Orose de municeps, c’est-à-dire habitant d’un municipe – un civil donc, probablement originaire de l’île, par opposition aux soldats qui l’ont précédé et suivi dans ce qu’Orose caractérise bien comme une usurpation, à savoir Marcus et Constantin [III]. À la suite de Bède, Geoffroy reprend ce même qualificatif mais sans s’arrêter au sens qu’il avait dans sa source puisqu’il explique que le municeps Gratien fut placé à la tête de deux légions par Maximianus « pour venir en aide aux Bretons »37. Par ailleurs, Gratien est aussi qualifié de tyrannus par Orose (et par Bède), ce qui donne à Geoffroy la base nécessaire pour son bref développement sur la « tyrannie » de Gratien, qui entraîne sa mort. Le qualificatif de tyrannus se retrouve aussi dans le récit de Paul Diacre, mais pas le mot municeps : cela confirme notre impression que c’est bien Bède, et non Paul, qui a servi de source à Geoffroy. On notera enfin que Marcus, le premier des trois usurpateurs de l’année 406-407, est absent des quatre récits d’Orose, Bède, Paul et Geoffroy ; Marcus n’est en effet mentionné que par les sources grecques38, inconnues dans le monde latin pendant de nombreux siècles. Ce détail laisse entendre que Geoffroy n’a pas eu accès, comme certains l’ont cru trop volontiers, à des sources fiables transmises en Bretagne même par des canaux que nous ignorons : il n’est guère étonnant que, parmi les trois empereurs proclamés en Bretagne pendant la crise de 405-407, les deux seuls qu’il mentionne soient précisément Gratien et Constantin, ceux-là même dont les sources latines avaient conservé la mémoire.
Le second détail qui suggère que le texte de Bède est à la base du récit de Geoffroy est assez paradoxal : il s’agit de la caractérisation de Constantin. Pour Bède, comme avant lui pour Orose, Constantin est clairement un usurpateur : c’est un soldat issu des rangs les plus bas de l’armée (ex infima militia), qui n’est choisi qu’en raison de son nom, et qui fit « plus de mal que de bien à l’État » (c’est-à-dire à la res publica, encore une expression reprise textuellement à Orose)39. Au contraire chez Geoffroy, le « roi Constantin » est issu d’un lignage très noble puisqu’il est l’arrière-petit-fils de Conan Mériadec, fondateur de la dynastie de Petite-Bretagne, et le frère d’Aldroenus. Ce n’est donc pas seulement en vertu de son nom que Constantin est choisi, mais pour son appartenance à la dynastie constantinienne élargie et aussi pour sa valeur militaire : c’est un homme qui « se distingue par ses capacités militaires et par bien d’autres qualités »40, et qui rencontre immédiatement l’approbation de l’archevêque Guithelin et de l’ensemble des nobles de l’île.
Pourquoi ce traitement singulier, à rebours de tout ce qu’avaient écrit Orose et Bède ? En réalité, Geoffroy de Monmouth est familier de ce genre de renversement : n’oublions pas que son œuvre est en grande partie un « anti-Bède », destiné à montrer à quel point les Bretons, contrairement au jugement et aux silences de Bède, ont connu un passé glorieux. C’est ainsi que Geoffroy a fait de Cadvallo, l’archi-tyran du livre II de Bède, le 113e et avant-dernier roi de Bretagne et un héros des plus valeureux41. Ajoutons qu’en Bretagne et en milieu breton, le nom même de Constantin a conservé un immense prestige : plusieurs souverains corniques, gallois ou écossais le portent dans les siècles médiévaux, et pour Geoffroy un « roi Constantin » ne peut qu’être présenté de façon positive. On observera avec intérêt que, de la même manière, Geoffroy retourne le portrait d’un troisième Constantin, parent et successeur du roi Arthur et 107e roi de Bretagne. Ce troisième et dernier Constantin est de toute évidence élaboré à partir de la figure homonyme mentionnée par Gildas dans son De Excidio Britanniae ; mais alors que Gildas l’invectivait et voyait en ce roi de Dumnonia (actuels Devon et Cornouailles) un tyran criminel et sacrilège qui avait fait massacrer deux princes royaux au pied d’un autel42, Geoffroy reprend ce même élément du récit en racontant qu’il a fait tuer les fils de Mordred, le traître destructeur du royaume arthurien43. L’acte sacrilège du troisième Constantin est ainsi changé par Geoffroy en acte de justice et de vengeance répondant à la mort de son parent Arthur. Il est donc fort possible que Geoffroy ait opéré en faveur de son second Constantin un renversement du même ordre.
Le troisième élément qui relies les récits de Bède et de Geoffroy est constitué par les détails biographiques concernant le moine Constant. Dans un cas comme dans l’autre, il est présenté comme un jeune homme qui a fait profession monastique, puis qui a quitté le monastère pour recevoir le pouvoir – impérial chez Orose (et Bède), royal chez Geoffroy. Son élévation et sa mort ont eu lieu, nous le savons grâce à Orose et surtout aux historiens grecs, du vivant de son père Constantin44 : la brève carrière du César puis Auguste Constant se situe donc entièrement entre 407 et 411, dans les bornes du règne de l’usurpateur Constantin [III]. Au contraire, chez Geoffroy, le règne du moine Constant se situe après la mort de son père. Mais quand on lit sans a priori le texte cité plus haut de Bède, qui a résumé très rapidement les chapitres d’Orose, on peut parfaitement comprendre que Constantin a désigné son fils comme César, que celui-ci lui a succédé, puis qu’il a été tué par le comte Gerontius. À nouveau, l’idée selon laquelle le règne de Constantin aurait été suivi de celui de son fils Constant n’est donc probablement pas une invention pure et simple de Geoffroy : ici encore, il s’est appuyé sur la très brève narration de Bède pour se livrer à une considérable amplificatio, qui autant, sinon plus, qu’une reprise, constitue une invention et une création.
Reste un dernier point, beaucoup plus hasardeux, à explorer. Il touche au personnage de Gerontius, brièvement mentionné par Orose et, à sa suite, par Bède. Peut-on y reconnaître, au moins sous un certain angle, la figure de Vortigern ? Certains points communs sont a priori troublants. Gerontius comme Vortigern appartiennent à l’entourage du père puis du fils, l’un comme l’autre les trahissent et sont accusés d’avoir entraîné la mort du second. En outre, leurs noms mêmes présentent une certaine consonance : la dernière syllabe du nom Vorti-gern peut aisément être rapprochée du début du nom de Geron-tius. Il n’est pourtant pas question, bien entendu, de dire que Vortigern a été « inventé » par Geoffroy à partir de Gerontius : cette figure, dont l’archétype est le superbus tyrannus de Gildas45, apparaît sous ce nom chez Bède lui-même46 et surtout dans l’œuvre du pseudo-Nennius à travers un récit très développé47. Il est généralement admis que le nom de Vortigern – qui signifie littéralement « grand roi » en langue bretonne – est une traduction de l’expression superbus tyrannus, à moins qu’il ne s’agisse du processus inverse, Gildas ayant fait en quelque sorte un jeu de mots sur son nom48.
La question qui se pose ici n’est donc pas celle de l’« invention » de Vortigern, mais celle du procédé par lequel Geoffroy a pu faire de lui le conseiller et meurtrier de Constant : ce rapprochement semble bien être le fait de Geoffroy, puisque Bède séparait au contraire nettement, à trois chapitres de distance, la figure de Constant (et de son meurtrier Gerontius) de celle de Vortigern49. L’opération a-t-elle été suggérée à Geoffroy par le nom et les actions de Gerontius, qui chez Bède est en effet désigné comme le responsable de la mort de Constant ? Ce n’est pas impossible ; mais le Gerontius de Bède reste une figure très fugace, qui n’est pas assez consistante pour nous permettre de trancher.
Si l’on se réfère à l’extrait de l’Histoire ecclésiastique cité plus haut, quatre éléments sont rapportés par Bède au sujet de Gerontius : son nom, son titre de comte (comes), le fait qu’il a tué (inferfeci) Constant, son lien avec la ville de Vienne (Vienna)50. Force est de constater qu’aucun de ces traits n’est rapporté à propos de Vortigern dans le récit de Geoffroy, qui fait de lui un consul51, qui explique que le roi moine a été tué par des gardes pictes embauchés par son conseiller félon52, et qui situe l’assassinat à Londres53. Le point qui rapprocherait le plus Gerontius et Vortigern est le fait que l’un comme l’autre appartenaient à l’entourage de leur victime. Mais ce détail n’est pas présent chez Bède : il n’est donné que par Orose, qui précise que Gerontius est comes suus, « son comte »54. Il est néanmoins difficile de supposer que Geoffroy se soit inspiré directement d’Orose car, en dehors de cette appartenance à l’entourage de Constant, aucun des détails mentionnés par Orose (et à sa suite par Paul Diacre55, mais pas par Bède) à propos de Gerontius dans le bref passage qu’il lui consacre ne se retrouve dans le portait du Vortigern de Geoffroy : ni le fait qu’il établit à la place de Constant un nouveau tyran nommé (pour ajouter à la confusion) Maximus, ni le fait que Gerontius fut ensuite contraint au suicide par ses propres hommes.
Il me semble donc sage de conclure que ce dernier rapprochement est trop périlleux : même s’il n’est pas impossible que la synchronisation entre le « règne » de Constant et celui de Vortigern ait été suggérée à Geoffroy par le nom même de Gerontius, rien ne nous permet de superposer les deux personnages au-delà de cette observation très hypothétique.
***
Pour résumer, il semble bien que le père et le fils mentionnés par Geoffroy, Constantin d’Armorique et Constant le Roi Moine, trouvent leur origine dans les deux figures historiques de l’usurpateur Constantin [III], proclamé empereur en Bretagne en 407, et de son fils le César puis Auguste Constant, respectivement morts à Arles et à Vienne au cours de l’année 411. Le texte qui a servi de source principale à Geoffroy semble bien avoir été le chapitre 11 du livre I de l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais de Bède, achevée en 731 dans le nord de l’Angleterre et extrêmement bien diffusée tant en Bretagne que sur le continent. Bède avait lui-même obtenu l’essentiel de la matière de ce chapitre chez Orose, mais il ne semble pas que Geoffroy ait eu, sur ce point du moins, un accès direct à l’Histoire contre les païens ; il ignorait aussi, bien entendu, comme tous les Occidentaux de son temps, l’œuvre des historiens grecs des Ve et VIe siècles tels qu’Olympiodore, Sozomène ou Zosime. Comme l’a montré Olivier Szerwiniack lors du colloque de Boulogne-sur-Mer, Bède avait déjà opéré une sélection et une réorganisation à partir de ses sources, retenant en priorité les événements qui concernent l’île de Bretagne56 : c’est pour cela qu’il avait omis de mentionner l’élévation de Maximus et la mort de Gerontius, qui avaient eu lieu en Gaule. L’élévation et le meurtre du moine Constant, qui se déroulent aussi de notre côté de la Manche, auraient donc pu être également omis par Bède, qui a finalement choisi de les conserver : s’il ne l’avait pas fait, nous n’aurions sans doute jamais eu, chez Geoffroy, de 101e et 102e rois, de Constantin d’Armorique et de roi-moine Constant. Cela dit, l’essentiel des chapitres 89 à 96 de l’œuvre de Geoffroy, même si l’origine se trouve chez Bède, résultent d’un impressionnant processus d’amplificatio dont l’auteur de l’Histoire des rois de Bretagne est coutumier57. Au père et au fils trouvés chez Bède, il convient donc d’ajouter la créativité et l’inventivité du faussaire de génie que fut Geoffroy de Monmouth, dont « la méthode d’adaptation ludique et souvent ironique »58 a ouvert à ses lecteurs les portes d’un imaginaire fécond que la littérature, médiévale et contemporaine, n’ont cessé de retravailler.