Babieca, un cheval légendaire encensé par la littérature et l'art

DOI : 10.54563/gfhla.303

Texte

Babieca est un des chevaux les plus célèbres de l’histoire de l’Espagne. C’est la monture du Cid, Rodrigo (« Rodrigue ») ou Ruy Díaz de Vivar, ainsi appelé parce qu’il naquit dans le village de Vivar, dans la province castillane de Burgos. Les historiens situent sa date de naissance vers 1043, et fixent sa mort à Valence, probablement au mois de mai 1099. Même s’il s’agit d’un héros national, l’histoire a démontré que ce chevalier et courtisan, à l’époque connue comme « la Reconquista » (« la reconquête »), fut mercenaire au service des troupes chrétiennes mais aussi musulmanes. Il fut nommé lieutenant porte-étendard au service du roi Sanche II le Fort, et à la mort de celui-ci, il passa sous les ordres de son fils Alphonse VI, roi de León.

Par sa bravoure, Díaz de Vivar acquit vite le surnom de « el Campeador » (« le batailleur »). Par ordre du roi, en 1074, il épouse une noble dame de León, Doña Jimena Díaz (« Chimène »), cousine au troisième degré d’Alphonse VI et nièce au second degré de Rodrigue lui-même. Ses razzias dans la Taïfa de Tolède, qui était sous la protection du roi, poussèrent celui-ci à bannir le chevalier du royaume. C’est alors que le Campeador va lutter au service des rois de la Taïfa de Saragosse, Ahmad Ier al-Muqtadir, son fils Yusuf al-Mutaman, et son petit-fils Ahmad al-Musta’in II.

Le Cid poursuit sa carrière militaire comme chevalier appuyant différents intérêts jusqu’à ce que, le 15 juin 1094, il s’empare du royaume de Valence dont il va devenir le souverain sous le titre de « Príncipe Rodrigo el Campeador » (« Prince Rodrigue le Batailleur ») et c’est probablement à ce moment-là qu’il acquiert le surnom arabe de « Sidi » (« Seigneur »), le « Cid » dans son adaptation au castillan. Il mourut dans cette ville levantine de mort naturelle (contre ce que raconte la légende) à cinquante-cinq ans. Sa femme Chimène, après la disparition de son époux, régna durant un peu plus de deux ans, jusqu’à la conquête de la place de Valence par les Almoravides (1102). Les proches du Campeador, sa femme en premier, échappent à l’occupation musulmane et gagnent Burgos avec l’aide du roi de Castille, emportant avec eux la dépouille du Cid. Les restes du héros légendaire seront inhumés dans le monastère de San Pedro de Cardeña (Burgos)1.

La légende du Cid surgit à partir des chroniques de l’époque mais surtout grâce à la célèbre chanson de geste espagnole le Cantar de Mio Cid (le « Poème de mio Cid »), dont nous conservons le codex de 1207 signé par « Per Abad », qui est probablement une copie d’un manuscrit antérieur, écrit au tout début du XIII siècle2. Dans ce long poème, la plus ancienne et la plus belle chanson de geste espagnole, le Cid est présenté comme un chevalier, avec les deux symboles qui le caractérisent : ses épées, qui portent les noms de « Colada »3 et « Tizón » (plus tard connue comme « Tizona »4), et son cheval, « Babieca ».

Babieca est le grand protagoniste du Moyen Âge animalier hispanique. Son nom est, à l’origine, un nom commun : « baveux », celui qui salive beaucoup, du latin : « baba », « salive excessive », avec le suffixe péjoratif « -eca », de genre masculin ou féminin. Le mot est passé dans la langue castillane avec la signification de « mou » et « sot ». Toutefois, la provenance du nom « Babieca » pour le cheval du Cid n’est pas claire. Certaines sources indiquent que l’équin aurait été acquis à León, dans la région de Babia, et de là son nom. D’autres historiens suivent la chanson de geste et associent le nom à sa nature frêle. Martín de Riquer soutient que le cheval doit son nom à la monture de Guillaume d’Orange, appelée Bauçan (cycle épique de Guillaume d’Orange), mot qui signifie en castillan « niais », « bête »5.

Babieca apparaît pour la première fois comme cheval du Cid dans le Carmen Campidoctoris (1190)6, où il est présenté comme un cheval exceptionnel, d’origine nord-africaine, qui, à l’encontre des chevaux de guerre traditionnels, lourds et lents, était rapide et léger, comme les étalons arabes, et robuste et résistant comme un cheval espagnol. Ce mélange des deux « sangs », à imitation de son maître qui se met au service des deux camps, consolide un imaginaire centauresque.

Dans le Cantar de Mio Cid, Babieca fait son apparition après la prise de Valence, lorsque le Cid, triomphant, vient sur son étalon à la rencontre de sa femme et de ses filles aux portes de la ville. Il est présenté comme un trophée de guerre, obtenu lors de la bataille contre le roi de la Taïfa de Séville, peu avant :

Mon Cid ordonna à ses hommes de garder l’alcazar et les autres tours hautes et toutes les portes, les issues et les entrées, et qu’on lui amène Babieca : peu avant il l’avait gagné. Mon Cid, celui qui en bonne heure ceignit l’épée, ne savait pas encore s’il était bon coureur ou s’il avait un bon arrêt […]. On lui selle Babieca, auquel on met des couvertures […]. Mon Cid le monta et prit des armes de fût […]. Il chevauche le destrier, surnommé Babieca, et tous restèrent émerveillés à le voir courir. De ce jour Babieca fut célèbre dans toute l’étendue de l’Espagne.7

Ce n’est donc qu’après le Cantar que Babieca s’« enrichit » de la connotation du nom commun, et c’est ainsi que se forge la légende d’un Rodrigue enfant qui aurait eu ce poulain chétif et galeux des mains de son parrain8 :

Et à son parrain, après un certain temps, il demanda un poulain de ses juments. Et lorsque vint le moment de le lui offrir, il le plaça au milieu de nombre de juments avec de beaux poulains, et il lui ordonna de choisir le meilleur […] et à la fin apparut une jument avec un poulain laid et galeux, et il dit à son parrain : « C’est celui-ci que je veux », et son parrain, fâché, répliqua avec rage : sot [babieca], tu as mal choisi ! et Rodrigue répondit : « Il sera un bon cheval, et Babieca sera son nom. »9

D’après la Légende de Cardeña (vers 1270) après la mort du chevalier, la veuve de Rodrigo Díaz, Chimène, voulut continuer de défendre la place de Valence. Pour ce faire, elle imagina une ruse infaillible : mettre Babieca à la tête de ses troupes avec le corps du Cid paré pour la bataille, du heaume aux éperons, attaché au dos de sa monture. Avec l’écu cousu à son haubert et l’épée à son gant, le cadavre du héros conduisit ses hommes à la victoire grâce à Babieca, qui sut jouer le jeu pour semer la panique dans le camp ennemi. Après cet exploit, l’étalon héroïque ne fut jamais monté par aucun autre chevalier. Il mourut à quarante ans, âge prodigieux pour un équin, à Castrillo del Val, à dix kilomètres de Burgos. Aujourd’hui, un monolithe s’érige dans le jardin du monastère de San Pedro de Cardeña, où la légende situe les restes du fidèle compagnon du Cid10.

Le Cid (1637) de Corneille n’a de chevalier que le nom. La brute n’apparaît qu’une fois, et il ne s’agit pas la monture du Cid mais de celle, supposée, de Don Diègue, de qui se moque ironiquement le comte, père de Chimène. En écho rétroactif et caricatural des exploits du fils, le père se voit moqué par son rival dépité :

Le Comte. À des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre ;
Et le nouvel éclat de votre dignité
Lui doit enfler le cœur d’une autre vanité.
Exercez-la, Monsieur, et gouvernez le prince :
Montrez-lui comme il faut régir une province,
Faire trembler partout les peuples sous sa loi,
Remplir les bons d’amour, et les méchants d’effroi.
Joignez à ces vertus celles d’un capitaine :
Montrez-lui comme il faut s’endurcir à la peine,
Dans le métier de Mars se rendre sans égal,
Passer les jours entiers et les nuits à cheval,
Reposer tout armé, forcer une muraille,
Et ne devoir qu’à soi le gain d’une bataille.
Instruisez-le d’exemple, et rendez-le parfait,
Expliquant à ses yeux vos leçons par l’effet. (I, 3)

Les raisons de ce mépris de Babieca par le grand dramaturge sont celles de son inspirateur, Guillén de Castro, qui dans sa pièce Las mocedades del Cid (1605-1615) fait disparaître le personnage centaure en faveur d’un héros purement humain, qui doit tout à sa bravoure et à sa noblesse et non pas à ses armes ni à sa monture. Les causes de cette transformation du chevalier en héros paraissent remonter à la transformation historique des armées européennes. Après une période féodale où le chevalier s’impose comme guerrier lourdement équipé, symbole du seigneur médiéval, les monarchies se consolident dans le vieux continent. Dès lors, les rois ont besoin de grandes armées qu’ils doivent payer de leurs propres caisses, et les fantassins sont beaucoup moins chers. Ainsi donc, à partir du XV siècle, l’infanterie, avec de nouvelles armes d’une grande efficacité, va remplacer la chevalerie qui devient trop vulnérable face aux hallebardes et aux arbalètes des soldats à pied. C’est pourquoi Babieca sera sacrifié dans la grande version théâtrale française de la légende au profit d’un héros qui perd de sa qualité de guerrier à cheval au bénéfice de sa profondeur psychologique.

Le théâtre espagnol continuera avec ses mises en scène plus ou moins réussies d’un Cid pédestre où le cheval disparaît complètement, quitte à se voir remplacé, comme présence animale dans la pièce, par un taureau qui aurait été vaincu par le héros, celui-ci sauvant ainsi la vie du roi (Cid Rodrigo de Vivar, de Manuel Fernández y González, 1862). Inspirée des tauromachies de Goya ? C’est fort possible.

Une seule pièce voit réapparaître Babieca, nommé expressément : El Cid campeador y el noble siempre es valiente (1660), de Fernando de Zarate y Catronovo. Cette œuvre situe l’action au moment de l’embaumement du Cid et de sa victoire ultérieure, une fois mort. C’est grâce au sultan de Perse que le Cid se procure des onguents précieux qui servent à momifier les nobles et les rois. Le Cid ordonne donc qu’après son décès, on embaume son corps, puis on l’habille avec ses plus beaux atours, brandissant son épée sur Babieca car « Dieu lui a révélé que c’est ainsi qu’il va gagner la bataille ». L’opéra eut aussi son Cid, de la main de Jules Massenet, amateur des légendes espagnoles (il fit aussi un opéra sur le Quichotte) par influence, sans doute, d’Eugenia de Montijo. Il mit en scène le héros castillan en 1885 à l’Opéra de Paris. Inspiré de la version cornélienne, il fait une seule allusion au cheval du Cid, sans nom, par la bouche de Chimène : « je vois celui qui a tué mon père, cavalier sur son cheval ». Dans les tableaux qui illustrent la pièce, nous voyons un Cid en campagne, à pied, suivi de ses sujets. Une seule fois, une des illustrations, celle correspondant à l’acte IV, scène 10 (2e tableau de l’acte IV, dessiné par Adrien Marie), surgit le cheval du Cid, tenu par un écuyer pendant que le chevalier embrasse le roi : il s’agit d’un bel exemplaire de race andalouse couvert par une armure et à l’allure majestueuse.

Goya aussi encensa le Cid, qu’il inséra dans sa série Tauromaquia (33 gravures, réalisées entre 1814-1816 et publiées en 1816), dans la gravure nº 11 : « El Cid Campeador lanceando otro toro » (gravure chalcographique à une encre sur papier, 24,5 x 34,5 cm, « Le Cid Campeador combattant un autre taureau »), une image assez cruelle où l’on voit la lance qui transperce l’animal de part en part, contrastant avec le regard impassible du cheval, qui paraît fixer le spectateur, dans une complicité inter-espèces qui annule toute possibilité de solidarité entre brutes. La scène est inspirée de la Carta histórica sobre el origen y progresos de las fiestas de toros en España (1777 : « Lettre historique sur l’origine et progrès des fêtes de taureaux en Espagne »), de Nicolás Fernández de Moratín, écrivain, dramaturge et ami du peintre. Moratín, en effet, y fait du Cid « le premier lancier de taureaux à cheval »11. Déjà au XXe siècle, en 1906, Marceliano Santa María nous laisse une belle image du Cid face à l’étendue aride des champs de Castille, dont le titre est une phrase extraite du texte de Manuel Fernández y González : « Se va ensanchando Castilla delante de mi caballo » (« Castille s’accroît au pas de mon cheval »). On y voit un Cid épée baissée à la main, rêveur, prêt à partir en exil, sur sa belle monture à crinière exubérante, à la jambe robuste, et au regard perdu, comme plongé dans sa mission héroïque. En 1937, en pleine guerre civile espagnole, Franco va récupérer cette représentation à des fins de propagande : il l’imprime dans un timbre-poste dans le but de propager l’image d’une Espagne (« una y grande ») à reconquérir.

Salvador Dalí est un des grands peintres qui succomba aux charmes du Cid et surtout de son cheval. Il y a une magnifique gravure, réalisée vers 1968, où l’on voit un Cid presque abstrait, pratiquement réduit à son heaume à grand panache, sa lance et son écu, c’est-à-dire ses symboles chevaleresques, qui contraste avec un cheval de lignes beaucoup plus précises, en posture statuaire, trois extrémités appuyées et une en l’air, à crinière et à queue généreuses, la tête fantomatique, aux orbites vides, propre des crânes équins, chers au peintre surréaliste. L’homme y a bien moins de présence que l’animal, qui en impose au spectateur.

Déjà vers la fin du siècle dernier, Francisco Borrás, célèbre peintre sévillan, fait une grande toile à l’occasion de la représentation de l’opéra de Massenet à Vienne : son ami Plácido Domingo, dans le rôle du Cid à cette occasion, pose pour lui sous l’apparence du héros de Castille. Dans cette toile de grandes dimensions (250 x 180 cm) l’image du Cid et de Babieca se voit dédoublée : la figure de l’arrière-fond, floue, représente un Cid spectral sur Babieca, blanc comme son maître. Tous les deux, l’un sur l’autre, l’un collé à l’autre, tels une apparition, chevauchent dans les airs vers la victoire. Dans un premier plan, sa Tizona à la main, et Chimène à ses pieds, le Cid combat auprès de son cheval qui est beaucoup plus qu’une monture, se battant à ses côtés comme un véritable compagnon d’armes.

De même, la sculpture connaît quelques œuvres de grande qualité dans la tradition de la statue équestre. Notables sont les statues du Cid dans le monde. Elles représentent toutes le héros à cheval, triomphant sur sa monture (certaines versions écrites parlent d’une jument), qui partage avec son maître belle allure, fierté et race. L’artiste qui a donné vie au personnage légendaire est Anna Hyatt Huntington. À l’origine, le projet de la place Audubon Terrace, face à la Hispanic Society à New York. La Place des Beaux-Arts fut dessinée en 1908 mais ce fut Anna Hyatt Huntington, sculptrice et épouse du fondateur de la Hispanic Society, Huntington, grand connaisseur et admirateur du Cantar de Mio Cid, qui fut la personne chargée de redessiner l’espace en le peuplant de ses sculptures. Parmi ses œuvres, brille avec éclat celle du Cid à cheval, entouré de quatre guerriers assis autour du socle. L’ensemble, en bronze, est orné de reliefs en pierre calcaire qui représentent Boabdil, le dernier calife de Grenade, et Don Quichotte, de profil et aussi à cheval. Anna Hyatt Huntington, comme son mari, savait, en effet, tout ce que devait Rocinante, le cheval du Quichotte, à son ancêtre et inspirateur, Babieca, de qui il prend l’allure étymologique de monture frêle et chétive.

De la même artiste, une variante de cette œuvre où l’équin se tient sur trois jambes appuyées, une légèrement, et la quatrième en l’air, suivant la tradition statuaire équestre, se trouve dans le Parc Balboa de San Diego, depuis 1930 (la sculptrice commença sa pièce en 1923), et elle mesure plus de sept mètres. Elle fait face à la bibliothèque d’art de la ville et il s’agit d’un présent des Huntington.

Un autre bronze, fait à partir du même moule, siège tout près de la place de la Légion d’Honneur (Legion of Honor) où se situe le Musée des Beaux-Arts, à San Francisco. Le Cid fait face, depuis son enclave, au Golden Gate, et partage avec le célèbre musée le privilège de constituer un hommage aux soldats américains morts durant la Première Guerre Mondiale comme membres appartenant à la Légion d’Honneur française.

La même artiste américaine fit don d’une autre sculpture présentant les mêmes caractéristiques à la ville de Buenos Aires. Elle est installée dans le quartier de Caballito. Le monument fut inauguré en 1935 et sur le socle de marbre on peut lire : « Onzième siècle, le Cid Campeador. Symbole de l’héroïsme et de l’esprit chevaleresque de la race ».

Déjà en Espagne, la sculpture qui trône à Séville est due à la même femme qui céda une réplique de la sculpture de New York à la ville, pour remercier ses autorités de les avoir nommés, elle et son mari, « fils adoptifs de Séville ». Elle fut inaugurée lors de l’Exposition Ibéroaméricaine de 1929, et apparaît dans le film de Citizen Kane (1941) d’Orson Welles.

À Valence, il se trouve une réplique de la statue située devant la Hispanic Society de New York. Elle fut réalisée en 1964 par le sculpteur Juan de Ávalos, et veut rendre hommage au roi de la ville.

À Burgos, la place du Mio Cid accueille depuis 1955 une statue équestre très différente de celle conçue par l’artiste américaine. Il s’agit d’une figure en bronze du sculpteur Juan Cristóbal González Quesada et représente un Cid à la barbe fleurie, qui a remplacé l’étendard par l’épée Tizona, et qui s’apprête à traverser l’Arlarzón et à quitter Burgos vers l’exil, entouré de ses gens. La majesté du héros unique représentant tout son peuple, mais seul, d’Anna Hyatt Huntington, laisse la place au leader suivi des siens qui symbolise le chevalier du Moyen âge, avec son épée imposante et son cheval magnifique, dont la crinière s’étale en miroir de la barbe du héros. Deux virilités exceptionnelles qui, grâce à leur complicité, opèrent des prouesses.

Dans un village de la province de Burgos nommé Caleruega se dresse, depuis 2017, une belle statue équestre du Cid réalisée par Ángel Gil Cuevas. Elle est en bronze (3m x 3m) et marque une halte dans le « Chemin du Cid », parcouru par pèlerins et curieux. Le Cid, à cheval et portant son mythique étendard, est massif, contrastant ainsi avec un Babieca dont les contours qui cernent le vide ne sont pas sans rappeler les œuvres du grand Pablo Gargallo. Matérialité humaine et spiritualité animale se voient ainsi rehaussées pour mieux se compléter.

La dernière des sculptures espagnoles du Cid est celle réalisée par Juan Villa en 2018 pour le musée cidien de Burgos. Frappante par son hyperréalisme (2,60 m de hauteur), cette incarnation du héros castillan provoque chez le spectateur une étonnante impression de naturel du chevalier et du cheval, qui paraissent suspendus en pleine attaque épique. La gestuelle commune aux deux personnages traduit une vitalité et une énergie saisissantes. On a presque l’impression de se trouver en pleine bataille de Valence.

Dans le neuvième art, un grand film rend hommage au personnage médiéval du Cid : Le Cid (1961) d’Anthony Mann. Avec Charlton Heston dans le rôle du Cid et Sophia Loren dans celui de Chimène, le film raconte la vie romancée de Rodrigo Díaz de Vivar. Les scénaristes, Frederic M. Frank, Ben Barzman et Philip Yordan, consultèrent le médiéviste espagnol Menéndez Pidal comme spécialiste en la matière. La superproduction épique, tournée entièrement en Espagne, présente un chevalier héroïque, prêt aux plus difficiles prouesses. Babieca a une scène de choix, lors du tournoi (tourné en extérieur devant la Forteresse de Belmonte, Cuenca), où on voit le Cid sur sa belle et fière monture blanche, protégée par une armure adaptée au gabarit équin. Fidèle compagnon, Babieca fonce au galop vers le rival, soutenant son maître dans les secousses du combat, et le conduit au triomphe.

La bande dessinée ne pouvait pas ignorer la figure du Cid : nombreux dessinateurs ont fait des versions plus ou moins réussies des aventures du preux castillan. Antonio Hernández Palacios, grand représentant du comic espagnol du XXe siècle, travailla d’abord comme affichiste cinématographique, puis se tourna vers l’univers de l’historieta. Collaborateur de la revue Trinca, il y publia son Cid dans les années 70. Il continua ce projet, qui lui était très cher, jusque dans les années 80, où il finit la série avec un troisième album sur le Cid. Un Cid et un Babieca très influencés par l’esthétique du film de Mann, qu’Hernández Palacios connaissait bien, occupent le devant d’une scène graphique où les chevaux ont la part belle. Babieca est ainsi érigé en prototype de ces nobles animaux protagonistes des héroïcités historiques. Républicain convaincu, Hernández Palacios soustrait la figure mythique du centaure héroïque à la pseudo-historiographie franquiste pour se la réapproprier comme modèle de courage espagnol au service des causes justes.

Le mythe de Babieca, nous l’avons vu, traverse les époques, du Moyen Âge à nos jours, et les arts, avec un brio dont seuls les chevaux de légende sont capables. Castillan ou Andalou, noir ou blanc, à la carrure plus ou moins légère, plus ou moins imposante, parfois belliqueux, parfois mélancolique, toujours brave, Babieca n’est que le transfert équin de son maître, de son peuple, réunissant les qualités propres du héros épique national. Présent dans la littérature et les arts européens au long des siècles, il s’impose notamment en Espagne et en France. Après une glorification qui perdure du Moyen-Âge au Classicisme, Babieca disparaît en faveur d’un héros, le Cid, simplement humain, qui n’a que faire d’un compagnon animal. Toutefois, dès les premières années du XIXe siècle, avec l’éclosion du Romantisme, Babieca revient en triomphe pour conquérir les cœurs des Espagnols mais aussi des hispanophiles du monde entier, bravant les essais de récupération fascistes pour, enfin, trôner dans l’imaginaire universel comme un véritable pégase épique.

Notes

1 Ces repères biographiques ont été extraits de César Hernández Alonso (dir.), Actas del Congreso Internacional el Cid, Poema e Historia, Ayuntamiento de Burgos, 2000 ; Gonzalo Martínez Díez, El Cid histórico, Barcelone, Planeta, 1999 ; Ian Michael, La imagen del Cid en la historia, la literatura y la leyenda, conférence à la Biblioteca Nacional de España, le 17 mai 2007, en ligne à l’adresse https://www.apequevedo.es, consulté le 2 décembre 2018.  Retour au texte

2 Il en existe un exemplaire unique, à la Biblioteca Nacional de España. Il s’agit d’un volume de 74 feuilles en gros parchemin, dont trois manquantes, une au début et deux autres entre les feuilles 47, 48 et 69, 70. Le poème est anisosyllabique, suivi (sans séparation), et les vers commencent toujours par une majuscule. Retour au texte

3 Cette épée n’apparaît que dans le Poème de mio Cid. Rodrigue l’aurait prise à Remont Verenguel, comte de Barcelone, à l’issue d’un combat. Retour au texte

4 Il existe une épée conservée aux armureries royales de Madrid (cote G 180) qui a été identifiée sous le nom de Tizona dans un inventaire de 1502 des biens de l’Alcazar de Ségovie. Quant à celle présentée sous ce nom dans le musée de Burgos, il s’agirait d’une contrefaçon fabriquée au XVe siècle. Cette épée aurait fait partie du butin de la conquête de Valence par le Cid. Retour au texte

5 Martín de Riquer, « Babieca, caballo del Cid Campeador y Bauçan, caballo de Guillaume d’Orange », dans Boletín de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona, XXV, 1953, p. 127-144. Retour au texte

6 Dans Ángel Escobar et Alberto Montaner (éd.), Carmen Campidoctoris o Poema latino del Campeador, Madrid, Sociedad Estatal España Nuevo Milenio, 2001. Dans ce manuscrit néolatin, contemporain du Cid, on assure qu’il était plus leste que le vent et qu’il sautait mieux qu’un daim. On y affirme aussi qu’il était robuste et bon coureur, caractéristiques propres au cheval andalou. Retour au texte

7 Vers 1570-1591 ; nous traduisons. Retour au texte

8 Selon d’autres sources, il l’aurait reçu plus tard des mains du roi Alphonse VI de Léon et de Castille, en récompense de ses services. On lui attribue un pelage blanc, et un gabarit idéal. Retour au texte

9 Chronique particulière du Cid, 1512, IV ; nous traduisons. Retour au texte

10 Le duc d’Albe, en 1949, fit creuser le terrain entourant le monastère pour essayer de trouver la dépouille équine, sans succès. Retour au texte

11 Nicolás Fernández de Moratín, Carta histórica sobre el origen y progresos de las fiestas de toros en España (1777) dans Obras de don Nicolás y don leandro Fernández de Moratín, Madrid, BAE II, 1944, p. 12 et suiv. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Juan Manuel Ibeas-Altamira et Lydia Vázquez, « Babieca, un cheval légendaire encensé par la littérature et l'art », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [En ligne], 9 | 2020, mis en ligne le 02 mars 2020, consulté le 20 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/303

Auteurs

Juan Manuel Ibeas-Altamira

Universidad del País Vasco (UPV/EHU)
ORCID: https://orcid.org/0000-0002-4820-9319

Lydia Vázquez

Universidad del País Vasco (UPV/EHU)
ORCID: https://orcid.org/0000-0002-0024-2769

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