« C’est donc le vent du nord qui mit la couronne de Suède sur la tête de Gustave. »1
« Il me faut des causes propres à l’homme. »2
Dans ses deux ouvrages majeurs, De l’Esprit (1758) et De l’Homme (1772), le philosophe matérialiste Helvétius développe une véritable « doctrine du hasard »3, sans rapport avec le calcul des probabilités qui émerge au XVIIIe siècle. Selon lui, l’éducation, prise dans un sens étendu, inclut le hasard, et doit être considérée comme le facteur essentiel des différences individuelles. Il entend le montrer à partir d’exemples connus qu’il rassemble en deux temps. Une première série apparaît dans le chapitre de De l’Esprit intitulé « Si l’esprit doit être considéré comme un don de la nature, ou comme un effet de l’éducation » (Discours III, ch. I). Il y mentionne Galilée, Newton, Boileau, et divers exemples antiques et historiques. Il revient sur le sujet dans De l’Homme, dans le chapitre intitulé « Des hasards auxquels nous devons souvent les hommes illustres » (Section I, ch. VIII), où s’ajoutent les exemples de Vaucanson, Milton, Shakespeare, et Rousseau. Sa « doctrine » repose sur l’affirmation du rôle décisif du hasard dans le cours de l’histoire, et singulièrement dans la vie et le parcours de ceux qu’on appelle les « hommes illustres », qu’on les ait crédités du génie poétique, du « génie de réflexion », ou de la stature d’homme d’État4. Il met donc en question le rôle des idiosyncrasies individuelles, de la volonté et de la détermination des « génies », en allant jusqu’à concevoir de susciter les hasards qui font les génies. Nous examinerons les modalités et les enjeux du recours à l’anecdote dans les textes d’Helvétius, et son traitement de la biographie des hommes illustres placée sous le signe du hasard. Nous verrons pour conclure ce qui a pu heurter un contemporain comme Diderot, auteur d’une Réfutation de l’ouvrage intitulé De l’Homme, où il conteste la doctrine d’Helvétius.
Le hasard ne constitue pas précisément en principe un modèle explicatif des phénomènes ; il est associé classiquement à notre ignorance des causes qui les ont produits. Il est ainsi particulièrement significatif que le hasard soit également disqualifié dans les discours frontalement opposés de l’apologétique chrétienne d’un côté, et de l’autre de la pensée déterministe qui va s’appuyer notamment sur les possibilités ouvertes par l’invention du calcul des probabilités. Pour Bossuet, il était parfaitement clair, quand il écrivait son Discours sur l’histoire universelle, que le hasard n’existait pas :
C’est ainsi que Dieu règne sur tous les peuples. Ne parlons plus de hasard ni de fortune, ou parlons-en seulement comme d’un nom dont nous couvrons notre ignorance. Ce qui est hasard à l’égard de nos conseils incertains est un dessein concerté dans un conseil plus haut, c’est-à-dire dans ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les effets dans un même ordre. De cette sorte tout concourt à la même fin ; et c’est faute d’entendre le tout, que nous trouvons du hasard ou de l’irrégularité dans les rencontres particulières.5
Invoquer le hasard, c’est ignorer que l’histoire humaine, adossée à celle de la création et des temps bibliques, obéit à un principe d’intelligibilité transcendant. Le travail de l’historien est traversé par une conception téléologique et providentialiste de l’histoire, la vision apologétique d’un monde gouverné par Dieu, qui tient les empires, les royaumes, les passions humaines « en sa main ». De Bossuet aux apologistes chrétiens du XVIIIe siècle, ce modèle perdure, qui veut que l’on s’en remette à l’idée d’un dessein concerté de plus haut, compatible avec une explication rationnelle, voire scientifique. Or la disqualification du hasard déborde évidemment le discours apologétique, comme en témoignent les dictionnaires. Du jésuite Dictionnaire de Trévoux à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, il est répété que c’est par ignorance qu’on attribue au hasard « des effets qui ont aussi bien que les autres, des causes nécessaires & déterminées »6. Le hasard n’est pas un agent, il est incapable d’action, et ne saurait être « la cause de quelque chose », il est tout au plus une manière de parler : « Dire que c’est le hazard qui a fait le monde, c’est alléguer un grand mot vide, et qui n’a point de signification : car le hazard qui n’est rien, est par conséquent incapable d’action »7 ; « Quand nous disons qu’une chose arrive par hazard, nous n’entendons autre chose, sinon que la cause nous en est inconnue, & non pas comme quelques personnes l’imaginent mal-à-propos, que le hazard lui-même puisse être la cause de quelque chose. »8 Dans l’Encyclopédie, l’abbé Morellet épingle ceux qu’il appelle les « défenseurs du hasard d’Épicure »9, néo-atomistes zélateurs de quelque clinamen décidément obsolète. L’idée donc que le hasard puisse être « cause de quelque chose », comme va le soutenir Helvétius semble bien hasardée dans cette conception binaire d’un monde partagé entre spiritualistes et matérialistes, qui ont une conception très différente de ce que la notion masque, qu’il s’agisse pour les premiers de l’ordre incompréhensible de la Création, ou pour les seconds des causes à l’œuvre dans la nature comme l’expliquera par exemple le baron d’Holbach dans son Système de la nature10 (1770). Il faut rappeler que le discours apologétique stigmatise précisément les « défenseurs du hasard » et d’un système de pensée matérialiste, athée. S’il s’agit d’un contresens concernant d’Holbach, radicalement opposé à la prise en compte d’une quelconque dimension aléatoire dans l’interprétation des phénomènes, nous allons voir qu’Helvétius en revanche incarne à lui seul peut-être les « défenseurs du hasard ».
Helvétius, dans cette configuration, a en effet une place singulière, marquée par le scandale provoqué par la parution de son livre De l’Esprit en 1758. Il y prend le contre-pied de cette conception partagée à fronts renversés, comme il le fera à nouveau dans son essai posthume, De l’Homme, pour affirmer le rôle du hasard dans l’histoire, et singulièrement, à l’échelle biographique des individus qui ont compté dans l’histoire. Le hasard apparaît comme la modalité déterminante de ce qu’il appelle l’éducation, qu’il s’agit d’une part de prendre en compte pleinement, et d’autre part de maîtriser pour accompagner le processus de perfectionnement humain, et voir naître de grands poètes, des hommes de science, des législateurs, grâce à une éducation perfectionnée.
Il ne s’agit ici ni de l’histoire du monde, ni de la nature en général, mais de l’esprit, de l’intelligence ou de l’entendement des philosophes sensualistes, de Locke à Condillac, qu’Helvétius décline notamment sous les espèces du génie. A ses yeux, le génie même est « l’œuvre du hasard »11, et il n’hésite pas à voir dans le hasard « l’auteur de la plupart des découvertes »12, lui conférant une agentivité incontestable et problématique. Nous voudrions ici examiner quelques aspects de la mise en récit du rôle qu’il donne au hasard à travers les deux séries d’anecdotes biographiques que l’on trouve dans ses ouvrages philosophiques. Dans De l’Esprit, il s’intéresse au caractère opératoire du hasard dans les grandes découvertes et dans l’histoire, puis développe, dans De l’Homme, ces « hasards auxquels nous devons souvent les hommes illustres »13.
On pourrait penser que ces hasards sont essentiellement des opérateurs d’individuation, différenciant des individus naturellement égaux, dans la perspective d’Helvétius. Il souligne dans De l’Esprit que l’éducation ne se limite pas à « celle qu’on reçoit dans les mêmes lieux, et par les mêmes maîtres »14, mais comporte une dimension aléatoire structurelle, profondément inégalitaire, chacun étant formé, influencé par un environnement familial, social, économique, culturel, qui apparaît comme un facteur de différenciation très important, lié à la sensibilité physique, la sensation et la mémoire des situations dans lesquelles on se trouve15. C’est en effet dans cette optique qu’il assigne un rôle significatif aux hasards de l’existence, « c’est-à-dire, une infinité d’événements dont notre ignorance ne nous permet pas d’apercevoir l’enchaînement et les causes. »16 Le hasard est précisément ici défini comme événement17, placé sous le signe de l’imprévisible et de l’inattendu, de l’incident ou de l’accident, qui devient signifiant, et pleinement cause en l’occurrence d’un tournant majeur dans la vie d’un individu. Le hasard est donc une catégorie d’événements ; dans les termes de l’article « Hasard » de l’Encyclopédie, il « se dit des événements, pour marquer qu’ils arrivent sans une cause nécessaire ou prévue »18. Helvétius souligne le caractère mineur de ces événements : les « plus petits hasards », les « plus petits accidents »19 se trouvent transformés en circonstance remarquable – ou « petite cause » d’un « grand événement »20. La vie des hommes illustres permet d’apercevoir un principe d’enchaînement, elle rend visible en somme un principe de causalité imperceptible. Helvétius s’appuie sur des anecdotes qui font écho à la production d’ana de l’époque21, déclinant ces moments qui se sont avérés déterminants dans la vie d’hommes illustres choisis, savants, poètes, philosophes. L’année même de la publication de De l’Esprit paraît à Genève un ouvrage d’Adrien Richer, historien extrêmement prolifique dont l’œuvre s’inscrit dans la filiation du Grand Dictionnaire de Moréri, dont la dernière édition paraît en 1759. Son Essai sur les grands événements par les petites causes, tiré de l’histoire22 participe à son projet d’actualisation des Vies des hommes illustres, sa passion biographique s’exerçant surtout sur la vie d’hommes de mer – élément imprévisible entre tous – comme Barberousse ou Jean Bart. On interrogera la valeur exemplaire et argumentative de ce florilège d’anecdotes biographiques, où l’on pourrait voir l’avatar des récits de conversion ou de vocation, en estimant leur « portée mythographique »23.
De l’Esprit offre une première salve d’anecdotes qu’ouvre un diptyque où apparaissent successivement Galilée et Newton. On peut remarquer d’emblée que celles qui vont suivre concernent des figures historiques, et dont la valeur exemplaire est clairement identifiée – « L’expérience nous apprend que, dans le physique comme dans le moral, les plus grands événements sont souvent l’effet des causes presque imperceptibles »24 : ainsi, les larmes de Véturie ont changé « la face du monde », et c’est le vent du nord qui a couronné le roi Gustave de Suède, autant de ces causes imperceptibles décisives, qui mises en série, sont susceptibles certes de définir « le probable en histoire »25, mais qui ne sont pas sans rappeler les paralogismes savoureux d’un Voltaire26. Cette page relève de la configuration classique de l’exemple offert par la vie des grands. On peut relever que le genre de l’anecdote est volontiers associé au scandale d’un secret dévoilé comme en témoignent les dictionnaires, de Furetière à l’Encyclopédie. Si l’exemple a dès longtemps ses lettres de noblesse rhétorique, ce n’est pas en principe le cas de l’anecdote. Ainsi, Mallet, dans l’article « Anecdote » de l’Encyclopédie27, l’estime sujette à caution : ce sont des « histoires secretes prétendues vraies, la plûpart du tems fausses ou du moins suspectes »28. Or Helvétius en fait un usage prolixe, qui privilégie la mise en évidence d’un type de causalité plutôt que la valeur morale de ses exemples. Dans la même page, il donne en note une anecdote concernant Boileau bien digne de réjouir Voltaire :
Boileau, encore enfant, jouant dans une cour, tomba. Dans sa chute sa jaquette se retrousse ; un dindon lui donne plusieurs coups de bec sur une partie très délicate […] De là cette sévérité de mœurs […] sa satire contre les femmes […] Et il conclut : « Peut-être son antipathie contre les dindons occasionna-t-elle l’aversion secrète qu’il eut toujours pour les jésuites […]. »29
Ce sont de ces anecdotes qui contribuent au « style bigarré » qui interloque Charles de Brosses à la lecture du livre De l’Esprit, à la suite de Voltaire qui voit dans l’ouvrage d’Helvétius un « livre philosophique sans méthode, farci de contes bleus »30. Les anecdotes, qui mettent en évidence le rôle du hasard, suscitent un problème de légitimité que relèvera un adversaire comme Lelarge de Lignac, alors même qu’elles sont là certainement pour le plaisir du lecteur que recherche sciemment Helvétius. Mais il faut admettre qu’elles interrogent sa stratégie argumentative dans un chapitre qui concerne la question de savoir si l’esprit est un « don de nature » ou un « effet de l’éducation ». L’histoire de Boileau illustre clairement un « effet de l’éducation », l’accident arrivé à l’enfant du temps de sa formation ayant déterminé les choix poétiques et idéologiques de l’homme ; mais on demande si le couronnement de Gustave est du même ordre, ou s’il s’agit d’un « don de nature » par amphibologie, si c’est « le vent du nord qui mit la couronne de Suède sur la tête de Gustave ». L’argumentation absorbe des exemples pour le moins hétéroclites. En revanche, le diptyque qui précède présente une configuration inattendue : il s’agit d’anecdotes qui ne concernent pas comme à l’ordinaire de grandes figures politiques, mais des génies de réflexion, comme Helvétius les appellera plus loin31. Elles touchent au cœur du propos qui assigne l’intelligence ou l’esprit à ce qu’il appelle l’éducation, et non à la nature ou à une mystérieuse faculté innée. Il prend ainsi à revers l’idée qu’avait exprimée l’abbé Dubos dans ses célèbres Réflexions critiques sur la poésie et la peinture : s’appuyant sur une kyrielle d’exemples de vocations contrariées et abouties malgré les obstacles, comme celles de Molière ou de Corneille, Dubos avait conclu que « tous ces grands hommes ont montré que c’est la nature, et non pas l’éducation, qui fait les Poètes. »32 Il est intéressant de remarquer que Helvétius réemploie dans un sens différent les exemples de Molière et de Corneille. De plus, il développe une conception particulière de l’éducation, qui ne se limite ni à la première ni à la « seconde éducation »33 au moment de l’adolescence, et comprend l’ensemble des circonstances et événements aléatoires qui déterminent l’histoire individuelle :
Personne ne reçoit la même éducation ; parce que chacun a, si je l’ose dire, pour précepteurs, et la forme du gouvernement sous lequel il vit, et ses amis, et ses maîtresses, et les gens dont il est entouré, et ses lectures, et enfin le hasard, c’est-à-dire, une infinité d’événements dont notre ignorance ne nous permet pas d’apercevoir l’enchaînement et les causes. Or, ce hasard a plus de part qu’on ne pense à notre éducation. C’est lui qui met certains objets sous nos yeux, nous occasionne, en conséquence, les idées les plus heureuses, et nous conduit quelquefois aux plus grandes découvertes.34
Il souligne donc le caractère déterminant et aléatoire de tout l’environnement politique, social et culturel dans lequel on évolue. Mais il choisit deux exemples de ces hasards qui ont conduit « aux plus grandes découvertes », celle de la pesanteur de l’air par Galilée et celle de la gravité par Newton. Il choisit donc de mettre en scène des hasards heureux, de ces moments qu’on dira plus tard serendipien35. Il y décèle une sorte d’attention flottante procurée par la promenade, et indique l’occasion qui déclenche la découverte. Cependant Helvétius précise qu’il n’a pas la naïveté de penser que tout s’est joué en cet instant. La découverte requiert méditation, examen. Galilée, en se promenant dans les jardins de Florence, où les jardiniers font « jouer les pompes » et lui demandent pourquoi le jet d’eau ne dépasse pas 32 pieds, découvre à cette occasion qui l’oblige à méditer la question « le principe de la pesanteur de l’air »36. Quant à Newton,
c’est pareillement le hasard qui, l’attirant sous une allée de pommiers, détacha quelques fruits de leurs branches, et donna à ce philosophe la première idée de son système : c’est réellement de ce fait dont il partit, pour examiner si la lune ne gravitait pas vers la terre, avec la même force que les corps tombent sur sa surface.37
Une sorte de symétrie verticale (jet d’eau, chute de pommes) unit les deux exemples, qui ne se préoccupent guère d’exactitude. Il est piquant que le même Voltaire, qui le premier a diffusé l’incident de la pomme, qui va atteindre la dimension mythologique que l’on sait, corrige Helvétius dans l’article « Ana, anecdote » de ses Questions pour l’Encyclopédie38, catalogue d’anecdotes historiques qu’il soumet à une critique inspirée de la méthode du Dictionnaire historique de Pierre Bayle. Ce n’est pas Galilée, c’est Torricelli qui a découvert le « principe de la pesanteur de l’air », soit de la pression atmosphérique. Voltaire est mentionné par l’historiographie anglaise comme le premier à avoir publié l’anecdote de la pomme dans le chapitre de son Essay on Epic Poetry39 (1727) consacré à Milton, dont il se targue d’avoir « découvert des circonstances de sa vie que le public ignore »40. En mentionnant l’occasion qui aurait donné au poète l’idée du Paradis perdu, il suggère une comparaison : « In the like Manner, Pythagoras owed the Invention of Musick to the Noise of the Hammer of a Blacksmith. And thus in our Days Sir Isaak Newton walking in his Gardens had the first Thought of his System of Gravitation, upon seeing an Apple falling from a Tree. »41 L’anecdote, qu’il dira tenir de la nièce de Milton, Mrs. Conduitt42, n’est pas reprise dans la version française, mais elle est mentionnée à nouveau dans les Lettres philosophiques (lettre XV), et on en retrouve la trace dans les biographies de Newton données par des contemporains (W. Stukeley, J. Conduitt). Ce ne sont toutefois ni les sources, ni la pertinence de l’anecdote en elle-même qui nous intéressent, mais le contexte du récit fait par Helvétius et son interprétation. Comme nous l’avons suggéré, les deux histoires, de Galilée et Newton, sont associées à une série d’exemples hétérogènes, et qui ne répondent pas aux mêmes questions dans le déroulé argumentatif du chapitre de L’Esprit (III, 1). Ce qui est en jeu, c’est un objectif généalogique, une recherche sur « l’origine de nos idées », qu’il reconduit à l’idée qui est au centre de son ouvrage, « que l’homme ne fait que sentir, se ressouvenir, et observer les ressemblances et les différences, c’est-à-dire les rapports qu’ont entre eux les objets divers qui s’offrent à lui »43 – par exemple entre une pomme et la lune. Les anecdotes concernant les génies de réflexion comme Galilée et Newton, en rigueur associées à celle concernant Boileau, permettent de modéliser le rôle de l’occasion dans le fonctionnement de la pensée créatrice, ou de la réflexion inventive. Cependant, les suites données à cette mise en récit apportent autre chose que ce qui pourrait contribuer à la construction voire au mythe de la grande figure créatrice, artiste ou homme de génie. Il se trouve en quelque sorte dépossédé de ses facultés propres, soumis comme un autre, probablement, à la loi des rencontres aléatoires :
Si le hasard est, dans presque tous les arts, généralement reconnu pour l’auteur de la plupart des découvertes ; et si, dans les sciences spéculatives, sa puissance est moins sensiblement aperçue, elle n’en est peut-être pas moins réelle ; il n’en préside pas moins à la découverte des plus belles idées.44
On pourrait penser que l’opération consiste à réduire le génie à l’occasion, au hasard d’une promenade dans un jardin, qui si elles ne s’étaient pas produites, l’auraient laissé dans l’œuf, pour ainsi dire :
Combien de gens d’esprit restent confondus dans la foule des hommes médiocres, faute, ou d’une certaine tranquillité d’âme, ou de la rencontre d’un jardinier, ou de la chute d’une pomme !45
De tels événements, ajoutés aux circonstances multiples de l’éducation, ont une fonction opératoire. Charles Bonnet, homme de science, le met en évidence parallèlement dans son Essai de psychologie, paru à Leyde en 1754. Il travaille sur la même question du ratio entre nature et éducation, poussant beaucoup plus loin, en grand naturaliste, la notion de « nature » sous les espèces de l’organisation individuelle, de la structure physiologique de l’idiosyncrasie de chacun, selon une exigence qui sera aussi celle de Diderot. Mais il accorde à l’éducation, prise dans un sens global proche de celui d’Helvétius46, un rôle décisif de mise en œuvre47, positive ou négative, qui engendre des inégalités :
Elle ne crée rien ; mais elle met en œuvre ce qui est créé. Elle reçoit des mains de la nature une machine admirable dans sa composition, et qui, selon qu’elle est maniée, produit la toile la plus grossière ou un chef-d’œuvre des Gobelins.48
Bonnet assigne les qualités du génie à « une certaine nature de fibres, une certaine disposition du cerveau »49, alors qu’Helvétius souligne ses qualités morales, la concentration, l’attention, l’application à un objet, qui selon lui nourrit son désir de « s’illustrer dans quelque art ou quelque science que ce soit »50. Mais l’on perçoit chez l’un et l’autre une conception qui peut paraître paradoxale de désubjectivation ou de désindividualisation du génie, une sorte de démolition du héros, qu’il va bientôt réduire au désir de gloire, voire de rétribution libidinale. Dans l’Essai de psychologie, son cerveau est pensé comme une sorte de terreau fertile, où les idées éclosent sans qu’il paraisse y être presque pour rien : telle observation « qui serait demeurée stérile dans tout autre cerveau, prend dans celui de Réaumur une forme utile. »51 Bonnet ne pense pas le génie en termes de singularité mais d’universalité : « Imagination, jugement, attention, génie, perfection des sens, disposition des organes, tout paraît concourir à rendre ces cerveaux des instruments universels des sciences et des arts. »52 Chez Helvétius, le récit singulatif, l’évocation du moment significatif qui rend compte de la psychologie du génie, du fonctionnement de sa pensée propre, va de pair avec l’énoncé de la loi qui fonde sa doctrine du hasard ; il distingue les découvertes techniques faites par hasard, et les découvertes qui tiennent de l’invention, d’un « rapport nouveau aperçu entre certains objets » – grâce au hasard :
On obtient le titre d’homme de génie, si les idées qui résultent de ce rapport forment un grand ensemble, sont fécondes en vérités, et intéressantes pour l’humanité. Or, c’est le hasard qui choisit presque toujours pour nous les sujets de nos méditations. Il a donc plus de part qu’on n’imagine aux succès des grands hommes, puisqu’il leur fournit les sujets plus ou moins intéressants qu’ils traitent, et que c’est ce même hasard qui les fait naître dans un moment où ces grands hommes peuvent faire époque.53
Helvétius opère donc ce glissé du moment qui tient du kairos caractéristique de la destinée individuelle à la notion d’époque, qui signifie tout autre chose. Il inscrit le grand homme, le génie, dans une lignée : « dans chaque siècle, cinq ou six hommes d’esprit tourne[nt] autour de la découverte que fait l’homme de génie »54 ; dans un contexte historique, des circonstances propices font qu’il remporte la mise : « Or, comment, dans un tel homme, ne pas reconnaître l’ouvrage du hasard qui le place dans le temps et les circonstances où devait s’opérer la révolution à laquelle cet homme hardi ne fit guère que prêter son nom. »55 Mais ce n’est pas sous les espèces du jeu de hasard qu’il faut penser la manière dont Helvétius remet en jeu le caractère exceptionnel du génie, qui fait époque ; certes, il restaure l’individualité du génie en soulignant ses qualités morales, comme nous l’avons vu, et en mettant en avant un ego particulier, conforme à sa morale de l’intérêt, mais il indique son inscription dans une dynamique collective de recherches qui conduit à la « révolution » paradigmatique incarnée par le « génie », et en outre, souligne la portée morale d’un aveu qui « répugne à notre vanité » et doit briser les « illusions de l’orgueil », à savoir « que les événements de notre vie sont souvent le produit des plus petits hasards »56.
On pourrait comparer sa démarche à la réflexion que Montesquieu a menée dans l’Esprit des lois sur ce qu’Émile Durkheim dénoncera comme la « légende du législateur », qui implique l’origine personnelle du corps des lois. Le droit apparaîtrait issu de « la volonté personnelle des rois, des législateurs, des prophètes ou des prêtres »57, alors que, selon Montesquieu même, « le droit est issu des mœurs », et ne saurait émaner de la seule volonté d’un individu, étant par excellence un fait social, irréductible à « la conscience de l’homme individuel ». Or dans le livre XXVIII de L’Esprit des lois, qui concerne le rôle des Établissements de Saint Louis (compilation de 1270) dans l’histoire du droit, Montesquieu pose et simultanément met en question la valeur de l’action particulière de Saint Louis, en mettant en évidence l’importance de ce qu’il appelle des « changements insensibles », dont on ne peut qu’indiquer le mécanisme, mais qui échappent à la description autant qu’à la rigidité d’une stricte causalité. Il met en place une pensée de la longue durée, cadre qui permet d’apprécier ces changements qui conduisent à ce qui va porter le nom de Saint Louis : « Il faut quelquefois bien des siècles pour préparer les changements ; les événements mûrissent, et voilà les révolutions. »58 Helvétius donne une version lucrétienne de cette vision des progrès de la raison dans l’histoire dans la vision cosmique qui clôt le chapitre sur le génie :
Le hasard remplit donc auprès du génie l’office de ces vents qui, dispersés aux quatre coins du monde, s’y chargent des matières inflammables qui composent les météores : ces matières, poussées vaguement dans les airs, n’y produisent aucun effet, jusqu’au moment où, par des souffles contraires, portées impétueusement les unes contre les autres, elles se choquent en un point ; alors l’éclair s’allume et brille, et l’horizon est éclairé.59
Surprenante poésie matérialiste, animée d’un souffle atomiste, qui voit dans le génie le point de rencontre aléatoire de vérités lentement émergées auxquelles il va donner forme et sens. D’autant plus surprenante, sans doute, qu’Helvétius a commencé par dire qu’une métaphore n’est pas une définition, et qu’on ne peut se contenter de définir le génie comme « un feu, une inspiration, un enthousiasme divin »60. Mais on doit prendre en compte cette dynamique entre une conception qu’on pourrait dire individualiste du grand homme, marqué du sceau du hasard, et son inscription dans une histoire qui le conduit à faire époque, au moment où tout est réuni pour qu’il lui revienne d’opérer la révolution qu’il incarne. Condorcet reformulera la lecture d’Helvétius dans la perspective de l’histoire des progrès de l’esprit humain. En signifiant le caractère aléatoire du rôle des individus, il renforce la fonction de l’anecdote comme marqueur des combinaisons du hasard :
La philosophie est presque toujours forcée de chercher, dans les ouvrages d’un homme de génie, le fil secret qui l’a dirigé ; mais ici, l’intérêt, inspiré par l’admiration, a fait découvrir et conserver des anecdotes précieuses, qui permettent de suivre pas à pas la marche de Newton. Elles nous serviront à montrer comment les heureuses combinaisons du hasard concourent, avec les efforts du génie, à une grande découverte ; et comment des combinaisons moins favorables auraient pu les retarder, ou les réserver à d’autres mains.61
Nous retrouverons Condorcet à propos de Vaucanson, dont Helvétius raconte la vocation née sous le signe du hasard dans De l’Homme. La vie des « hommes illustres » se focalise sous la plume d’Helvétius sur un événement qui confirme la récurrence du « schéma historico-aléatoire »62 qui régit sa conception de la vie et de l’écriture biographique. Le chapitre De l’Homme consacré aux « hasards auxquels nous devons souvent les hommes illustres » (section I, ch. 8) est une satire, une liste d’anecdotes qui mettent en évidence un scénario à fonction argumentative.
Helvétius développe l’anecdote sur Vaucanson à partir d’une mention très brève que lui a fourni un article de périodique63. Vaucanson accompagne sa dévote mère chez son confesseur, s’ennuie dans l’antichambre où se trouve une horloge, et « comme dans l’état de désœuvrement il n’est point de sensations indifférentes », « sa curiosité s’éveille : pour la satisfaire il s’approche des planches où l’horloge est renfermée. Il voit à travers les fentes l’engrènement des roues, découvre une partie de ce mécanisme, devine le reste : projette une pareille machine, l’exécute […] »64. L’emploi du présent de narration donne un caractère immédiat et condensé à un épisode qui lui « laisse entrevoir la perspective de la possibilité du flûteur automate. »65 Helvétius force un récit qui commence sous le signe d’un imparfait itératif66, développe la situation en soulignant l’ennui et le désœuvrement du jeune garçon. L’ennui est en effet considéré au début de L’Esprit comme « le principe proprement moral de la perfectibilité de l’esprit humain », souligne Sophie Audidière67. Ce principe est repris à propos de Milton dont le génie se révèle, selon Helvétius, non pas lors de la représentation d’un mystère en Italie, comme a pu le raconter Voltaire, mais en exil, où il compose son poème « dans le loisir de la retraite ». Helvétius enchaîne les récits en répétant « un hasard de la même espèce », « un hasard à peu près semblable », alignant Shakespeare, Molière, Corneille, avec les variations qu’il va énumérer dans la phrase qui récapitule ces circonstances qu’il sélectionne, en en assumant l’effet comique :
Si Shakespeare […] n’eût point volé de daims dans le parc d’un lord, n’eût point été poursuivi pour ce vol, n’eût point été réduit à se sauver à Londres, à s’engager dans une troupe de comédiens, et qu’enfin ennuyé d’être un acteur médiocre, il ne se fût pas fait auteur […].68
Il dégage ainsi l’ironie d’enchaînements improbables, de chaînes de causalité circonstancielles, réduites à leur insignifiance, et qui supposent un détail que l’on ne peut qu’inférer des résumés proposés. Selon lui elles rendent évident que le génie n’a rien d’un « pur don de la nature » et que le goût ou l’attention qu’on va sentir pour tel art ou telle science est d’acquisition, c’est-à-dire le « produit éloigné d’événements ou de hasards à peu près pareils à ceux que j’ai cités. »69 Étrange travail de réduction à ce schéma aléatoire qui déconstruit radicalement toute illusion biographique qui consisterait à voir dans le génie un esprit et des qualités hors du commun :
L’inégalité d’esprit qu’on remarque entre les hommes dépend donc et du gouvernement sous lequel ils vivent, et du siècle plus ou moins heureux où ils naissent, et de l’éducation meilleure ou moins bonne qu’ils reçoivent, et du désir plus ou moins vif qu’ils ont de se distinguer, et enfin des idées plus ou moins grandes, ou fécondes, dont ils font l’objet de leurs méditations.
L’homme de génie n’est donc que le produit des circonstances dans lesquelles cet homme s’est trouvé.70
Helvétius peut alors même suggérer de susciter ces hasards pour produire de grandes idées.
Le texte prend ensuite une dimension ad personam, puisqu’aux anecdotes évoquées succèdent deux pages d’une biographie aussi rapide qu’ambiguë de Jean-Jacques Rousseau. Nous n’entrerons pas ici dans le détail de ce qui oppose les deux hommes71, Helvétius se contentant d’une allusion à leur divergence d’opinion sur l’articulation entre nature et éducation. Il soutient avec une désinvolture appuyée que Rousseau est lui-même « un exemple du pouvoir du hasard », et même « un des chefs-d’œuvre du hasard »72. Ce superlatif ne vient clairement pas faire l’éloge de Rousseau, « frappé des beautés de son propre discours », « dupe de sa propre éloquence »73, et dont toute la vie raconte un enchaînement aléatoire d’œuvres géniales et d’erreurs fatales menées par l’amour du paradoxe. Il n’est pas très étrange qu’Helvétius creuse ici la possibilité d’un épisode qui a pu décider de la vocation philosophique de Rousseau, réduite à celle d’un orateur : « Mais quel accident particulier fit entrer M. Rousseau dans la carrière de l’éloquence ? C’est son secret ; je l’ignore. Tout ce que je puis dire, c’est qu’en ce genre son premier succès suffisait pour fixer son choix. »74 On sait que Rousseau a fait le récit de ce qui est connu comme « l’illumination de Vincennes », au plus près d’un récit de conversion. Dans la deuxième lettre à M. de Malesherbes, en 1762, il raconte :
J’allois voir Diderot alors prisonnier à Vincennes ; j’avois dans ma poche un Mercure de France que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l’Académie de Dijon qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c’est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture ; tout à coup je me sens l’esprit ébloui de mille lumieres […]75
Il écrira dans les Confessions, « à l’instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme. »76 Helvétius souligne son amour du paradoxe et son désir de gloire selon des modalités d’écriture frivoles, résumant outrageusement une existence : « Et c’est ainsi que toutes les idées d’un homme, toute sa gloire et ses infortunes, se trouvent souvent enchaînées l’une à l’autre par le pouvoir invisible d’un premier événement. M. Rousseau, ainsi qu’une infinité d’hommes illustres, peut donc être regardé comme un des chefs-d’œuvre du hasard. »77 Helvétius opère un raccourci et une généralisation. S’il n’a manqué aux hommes médiocres que des circonstances favorables, Rousseau a eu de la chance. Il est la preuve consolante que n’importe qui peut parvenir à la gloire : « Tout homme médiocre, conformément à mes principes, est en droit de penser que, s’il eût été plus favorisé de la fortune, s’il fût né dans un certain siècle, un certain pays, il eût été lui-même semblable aux grands hommes dont il est forcé d’admirer le génie. »78 Il ne s’agit que d’inventer les moyens d’offrir une éducation qui procure à tous, même « médiocres » à l’origine, les mêmes rencontres de hasard, puisque celles-ci agissent « de la même manière sur tous les hommes »79.
Diderot se montre scandalisé par les raccourcis d’Helvétius et ses généralisations. Il récuse point par point la doctrine du hasard développée par Helvétius, et la manière dont il abandonne au hasard « le succès de l’éducation et de la formation du caractère ». Il met en évidence l’organisation, irréductible à la conception classique de l’inné, et qui renvoie à une idiosyncrasie qui peut être modifiée, infléchie, corrigée, qui n’est pas en d’autres termes une détermination inflexible, mais une nature ancrée dans la physiologie, dont la manifestation dès l’enfance rend douteuse la métamorphose, quels que soient les « hasards » qui surviendraient ou qu’on susciterait. Il récuse une conception de l’éducation qui procède non pas même par acquis, mais à coup de hasards, et ne tient pas compte de l’organisation propre du sujet qui écrit plus sûrement son histoire que n’importe quel événement contingent. Il faudrait analyser finement la trame des points de désaccord, et de malentendu, qui caractérise le commentaire de la Réfutation. Diderot exclut fermement que le génie et le caractère puissent être attribués « à l’éducation et au hasard, à l’exclusion de la nature et de l’organisation »80. « Les accidents ne produisent rien »81, ni le génie, ni une œuvre : « Donnez-moi la mère de Vaucanson, et je n’en ferai pas davantage le flûteur automate. Envoyez-moi en exil, ou enfermez-moi dix ans à la Bastille, et je n’en sortirai pas Le Paradis perdu à la main. »82 La doctrine du hasard a ses limites, même si l’on peut estimer qu’à certains il « ne manque que le temps, pour obtenir leur véritable chance. »83 Le hasard est tout au plus l’événement déclencheur, ou l’étincelle qui enflamme le baril de poudre, ce qu’il peut accorder à Helvétius, mais il a été préparé « par une longue suite d’événements »84 ; dans le cas de Rousseau, l’illumination de Vincennes, à la lecture du sujet proposé par l’académie de Dijon, ne saurait être regardé comme un « chef-d’œuvre du hasard »85 comme le veut Helvétius : « Rousseau fit ce qu’il devait faire parce qu’il était lui. Je n’aurais rien fait, ou j’aurais fait tout autre chose parce que j’aurais été moi. »86 Pour Diderot, la « différence d’un homme à un homme » est irréductible aux circonstances dans lesquelles le hasard les a placés, et les mêmes causes ne sauraient produire les mêmes effets. Helvétius, en affirmant, « Nous sommes tous nés avec l’esprit juste […] Un homme communément bien organisé est capable de tout », ne s’intéresse pas à l’idée d’organisation qui conduit sur le terrain de la physiologie, des rapports infiniment nuancés entre l’activité cérébrale et celle des autres organes. La différence d’accent est manifeste, Helvétius tendant à réduire toute cause à l’intervention d’un événement fortuit, limitant la portée à la fois de la « nature » et de l’éducation : « Newton assis dans un jardin voit des fruits se détacher de l’arbre et tomber ; il réfléchit […] et il découvre la loi de l’univers ; et l’auteur appelle cela un hasard. »87 Pour Diderot, la rencontre apparemment aléatoire d’une solution recouvre des cheminements de pensée qui se déroulent à l’insu de l’esprit, et elle est dans tous les cas le résultat d’un travail et d’une réflexion qui aurait abouti d’une manière ou d’une autre :
Rien ne se fait par saut dans la nature et l’éclair subit et rapide qui passe dans l’esprit tient à un phénomène antérieur avec lequel on reconnaîtrait la liaison, si l’on n’était pas infiniment plus pressé de jouir de sa lueur que d’en rechercher la cause. L’idée féconde, quelque bizarre qu’elle soit, quelque fortuite qu’elle paraisse, ne ressemble pas du tout à la pierre qui se détache du toit et qui tombe sur une tête. […] Tout se tient dans l’entendement humain ainsi que dans l’univers, et l’idée la plus disparate qui semble venir étourdiment croiser ma méditation actuelle a son fil très délié qui la lie […] à l’idée qui m’occupe […] Avec un peu d’attention je démêlerais ce fil et reconnaîtrais la cause du rapprochement subit et du point de contact de l’idée présente et de l’idée survenue.88
Inversement, Diderot ironise en alléguant toutes les conditions requises en attente du hasard qui feront de lui un génie, « il ne me manque qu’un heureux hasard, je l’attends : il est vrai que c’est depuis environ cinquante ans, sans qu’il soit venu ; mais qui vous a dit qu’il ne viendrait pas ?… Vous souriez encore, et vous avez raison. »89
Le malentendu peut être lié au caractère systématique du recours à la doctrine du hasard dans les livres d’Helvétius, qui admet toutefois la possibilité de déterminer des enchaînements de causes ignorées, cachées.
On perçoit ainsi les nuances de la pensée déterministe, qui vont de ce qu’Yves Zarka a défini comme un « matérialisme aléatoire » au déterminisme radical de d’Holbach qui n’admet pas du tout la dimension aléatoire des phénomènes, toujours théoriquement rationalisables. Si Yves Zarka voit en Diderot le représentant exemplaire90 de ce matérialisme aléatoire, on peut suggérer qu’Helvétius en est un théoricien plus extrême. La critique que fait Diderot du hasard selon Helvétius est irréductible à un quelconque dogmatisme métaphysique, on sait qu’elle ne l’empêche pas en effet d’avoir pris en compte le contingent et le fortuit, et non seulement dans une configuration narrative comme celle de Jacques le fataliste à laquelle on pense inévitablement. Dans le Salon de 1767, il évoquait la question de la contingence, du caractère élusif des idées. Sans doute, écrivait-il, « il y a du hasard aux échecs et à tous les autres jeux de l’esprit, et pourquoi n’y en aurait-il pas ? L’idée sublime qui se présente, où était-elle l’instant précédent ? À quoi tient-il qu’elle soit ou ne soit pas venue ? »91 Dans cette page, il examine les raisons de l’inégalité de soi à soi, de l’altération des talents dont Helvétius parlait avec tant d’enthousiasme naïf, et qui peuvent être l’indice de l’angoisse de l’absence d’œuvre. Mille détails intimes, domestiques, peuvent entraver le geste créateur ; mais l’accomplissement de la belle idée qui l’anime n’en est pas moins liée « à l’ordre fatal de la vie du poète et de l’artiste »92, elle « n’a pas pu venir ni plus tôt ni plus tard, et il est absurde de la supposer la même dans un autre être, dans une autre vie, dans un autre ordre de choses. »93
Diderot s’oppose ainsi pied à pied à la doctrine du hasard développée par Helvétius, qui ne se contente pas de récits anecdotiques prouvant le rôle du hasard dans l’existence et la vie de la pensée, mais va jusqu’à l’envisager comme méthode, jusqu’à l’instrumentaliser, pensant que le provoquer pourrait selon lui permettre l’éclosion des talents et du génie dans n’importe qui. L’enjeu de cette doctrine apparaît bien dans la confrontation qu’on peut faire de sa formulation avec la lecture qui en a été faite à l’époque par Diderot, il tient à la conception même de l’individualité et de son histoire qu’expose le récit de la vie de « l’homme illustre », qui n’est qu’une fiction, le chef-d’œuvre du hasard. Helvétius la conteste fortement en mettant en évidence le rôle de l’éducation, par le moyen de laquelle, si on pouvait la diriger, on annulerait les différences ou plutôt les inégalités entre les hommes ; chacun pourrait pour ainsi dire devenir l’expression de son époque, il n’y aurait plus de médiocrité, nous serions tous des génies.