Auteur d’une œuvre dominée par la question de l’exil1, Winfried Georg Sebald a choisi le Royaume-Uni comme pays d’élection après y avoir effectué plusieurs séjours d’études et de recherches2. Pour combler la béance consécutive à la Shoah dans l’Allemagne de l’après-guerre, c’est à l’étranger que l’écrivain s’est mis en quête de « témoins fiables »3 :
Je n’aurais jamais rencontré ces témoins si je n’avais pas quitté mon pays natal à l’âge de vingt ans, parce que, dans ce pays, les gens qui pouvaient vous dire la vérité, ou du moins quelque chose qui s’en approchait, n’étaient plus là pour le faire. Mais on pouvait les trouver à Manchester, à Leeds, dans le nord de Londres ou à Paris, en Belgique et ailleurs encore.4
Peuplée de survivants et de déracinés, l’œuvre de Sebald est consacrée à la mémoire des violences, des destructions et des désastres dans une ère post-industrielle, post-coloniale et post-concentrationnaire, cette ère parfois considérée comme celle de « l’après »5 où l’oubli menace. « Dans le sillage de l’École de Francfort, Sebald articule […] le capitalisme et la destruction, le progrès matériel et la souffrance, la prolifération des biens et l’expansion des procédés d’anéantissement »6, précise Raphaëlle Guidée. L’écriture de l’histoire traverse sa trilogie composée des recueils Schwindel. Gefühle (1990), Die Ausgewanderten. Vier lange Erzählungen (1992) et Die Ringe des Saturn, eine englische Wallfahrt (1995), tout comme elle domine également Austerlitz (2001), son ultime récit. En sujet postmoderne marqué par les approches des micro-historiens (comme Giovanni Levi ou Carlo Ginzburg), Sebald refuse le recours à la position surplombante : « le seul niveau auquel [l’histoire] est appréhendée […] est celui des individus qui en font l’expérience »7. Sa conception d’une histoire « dénuée de tout centre », qui s’incarne dans celle que « vit chaque individu, singulièrement »8, explique le choix récurrent du modèle biographique qui informe chaque récit. Comme l’écrit Muriel Pic, « c’est à l’épreuve du biographique que l’histoire révèle le non-sens de ce qui la fonde : la destruction »9. La reconstitution des faits historiques recourt donc massivement au témoignage, l’insertion de récits oraux et de photographies étant une des marques constitutives du montage sebaldien.
Notre réflexion sera centrée sur Die Ausgewanderten. Comme le sous-titre l’indique (Vier lange Erzählungen), le recueil est constitué de quatre récits consacrés chacun à un personnage principal d’« émigrant », le titre de l’œuvre et ses intertitres proposant un contrat de lecture de type biographique, ce que ne font pas aussi nettement Schwindel et Die Ringe des Saturn. Les personnages biographiés (le Dr Henry Selwyn, Paul Bereyter, Ambros Adelwarth et Max Aurach – devenu Max Ferber à partir de la première réédition de l’ouvrage et dans ses traductions) se rejoignent en ce que, comme l’explique Sebald lui-même, leurs « trajectoires sont remarquablement semblables »10 :
Toutes ces histoires gravitent autour du suicide, ou pour être plus précis autour du suicide à un âge avancé, phénomène qui, s’il est relativement rare, est suffisamment fréquent en tant que manifestation de ce que nous appelons le syndrome du survivant.11
Rappelant les exemples de Jean Améry, Paul Celan ou Primo Levi, l’auteur ajoute qu’il a personnellement connu quatre personnes « rentrant à peu de chose près dans cette catégorie » qui sont devenues « l’objet de [s]es préoccupations » et de ses « investigations »12.
Dans chaque vie, l’enquête et sa narration progressent au fil de coïncidences et d’analogies, de « collisions et associations, ou anachronies »13 généralement placées sous le signe de l’intervention du hasard. Sebald revendique dans son travail cette place laissée à l’aléatoire :
Personnellement, je n’ai jamais aimé faire les choses de manière systématique. [...] je me suis toujours laissé guider par le hasard. Et plus j’avançais, plus j’avais le sentiment qu’en réalité c’est la seule façon de trouver quoi que ce soit. […] une chose vous conduit à une autre et vous finissez par faire quelque chose de toutes ces données éparses collectées au petit bonheur.14
« Pour créer un lien entre tous ces éléments »15, l’auteur souligne aussi la nécessité de recourir à l’« imagination »16 et à l’« expériment[ation] »17.
De tels propos nous incitent à examiner les différentes configurations de la contingence dans le recueil et à questionner leurs fonctions. Car c’est une « interrogation sur le destin que ne cessent de formuler les récits où se multiplient les coïncidences »18. Ce questionnement est d’autant plus nécessaire que l’enquête mise en voix et en récit semble relever davantage de la biofiction que de la biographie tant les frontières génériques entre biographie, autobiographie, roman, essai y sont brouillées. La mise en scène du hasard dans le recueil de vies relève d’un « bricolage » des associations et des coïncidences qu’il nous faudra examiner avant d’en mesurer les enjeux et la portée en termes éthiques et esthétiques.
I- Die Ausgewanderten, une enquête biographique de type biofictionnel
L’écriture des quatre vies du recueil mobilise « une problématique de l’énigme, un imaginaire de l’enquête »19. Elle prend la forme de la recherche et du déchiffrement par le narrateur-biographe de « traces linguistiques et iconographiques du passé »20 : témoignages oraux ou écrits, photographies dont l’insertion régulière semble produire un effet de « réalité documentaire »21, d’objectivité. Au cours de son investigation, le narrateur-biographe hérite souvent de notes de voyage, de cahiers dont il reproduit des extraits. Récits et images paraissent avoir une valeur référentielle, inscrivant l’œuvre du côté du véridictionnel et fonctionnant comme des pièces d’archives. On est néanmoins immédiatement frappé par l’absence de légende concernant les photographies souvent floues, absence qui pose, par exemple, la question de l’identité des figures photographiées et qui peut – en raison de la perception de certains décalages – faire signe vers le montage fictionnel.
Le recueil biographique présente une architecture soignée. La longueur des « vies » va croissant et s’accompagne d’une complexité marquée des niveaux énonciatifs (les témoignages s’emboîtent, la « citation des voix » prenant « une forme directe, indirecte, dédoublée, voire triplée »22). La structure d’ensemble est fortement unifiée par la présence d’une énonciation à la première personne, que l’on retrouve dans les deux autres récits avec lesquels Die Ausgewanderten forme une trilogie. En effet, les trois ouvrages dessinent la figure d’un « même narrateur anonyme » dont on suivrait des « bribes de […] biographie écrites en creux de récit en récit »23. Sebald insiste sur l’importance du point de vue subjectif ainsi manifesté :
Quelqu’un nous raconte une histoire. J’estime avoir le droit de savoir qui est cette personne et quelles sont ses références. Dans le domaine scientifique on pratique cela depuis longtemps. La perspective change en fonction de l’observateur, c’est pourquoi je pense que cela doit faire partie de l’équation.24
On ne peut manquer de noter combien ce narrateur « en quête de soi et de son identité problématique »25 se montre accordé aux personnages de solitaires aux vies brisées et à l’identité elle-même vacillante, se tenant parfois sur les rives de la folie, dont il reconstitue et écrit la biographie. Une même conception incertaine du sujet – inaccessible à soi-même, à l’unité fallacieuse et traversé de « ligne[s] de fiction »26 – réunit figuration du biographe et des biographiés. Ces derniers ont tous « la voix du narrateur » et en constituent des « doubles fantomatiques »27, comme le souligne Lynne Sharon Schwartz.
Recueillant les traces des disparus et de leur monde englouti, le narrateur est un témoin, voire un « témoignaire »28, qui « partage, sinon le destin de celui qui raconte, du moins ses souvenirs », « écout[ant] et absorb[ant] les récits des exilés jusqu’à ce que lui-même prenne à sa charge le fardeau du récit »29. En cela, il n’est pas sans rappeler la célèbre figure de Marlow forgée par Joseph Conrad qui, anglicisant son patronyme, fit le choix de fuir la Pologne et de devenir sujet britannique. Or, la cinquième partie des Anneaux de Saturne convoque longuement Korzeniowski/Conrad, Sebald présentant comme des pans de la biographie même du romancier anglais des morceaux qui, dans Heart of Darkness, sont énoncés par Marlow. Il semble donc que l’écrivain allemand perçoive le narrateur conradien comme le double même de son auteur et la fiction comme une autobiographie à peine transposée. De fait, Sebald qualifie significativement son propre narrateur de « relais »30. Comme le remarque Emmanuel Bouju, « l’héritage des voix peut même aller jusqu’à la stricte coïncidence »31, dans la mesure où certains passages des Émigrants (comme la clausule de la troisième des vies, par exemple) ménagent une confusion certaine des voix.
À bien des égards, le narrateur-biographe des Émigrants s’enracine dans le vécu de son créateur. Originaire des Alpes bavaroises, il s’est volontairement exilé en Angleterre ; chercheur, écrivain, il partage la vision du monde et les accès mélancoliques de Sebald de même que ses interrogations scripturales et éthiques. Il n’en est pourtant pas moins une construction narrative et fictionnelle de l’écrivain qui, on y reviendra, accorde dans son œuvre une place privilégiée à la figure du double. Mais cette proximité entre les instances inscrit l’ouvrage et l’ensemble de la trilogie dans le champ de l’autoportrait oblique, de l’autofiction peut-être. Jugée « susceptible de dire le sujet mieux que s’il racontait sa propre vie »32, la biographie est le lieu d’un détour. Car Die Ausgewanderten constitue un recueil de biographies fictionnelles ou de biofictions au sens large dans lequel « on trouve des procédés de fictionnalisation très similaires à ceux des genres « auto- » [autobiographiques et autofictionnels] »33. Il est ainsi significatif que, dans le recueil, le personnage le plus proche de Sebald, le peintre Ferber – une figure de créateur –, soit justement le plus fictionnel des protagonistes de l’œuvre puisqu’il résulte de la combinaison de deux figures réelles34 (l’ancien logeur de l’auteur à Manchester et le peintre Frank Auerbach35).
Dans un entretien, Sebald qualifie pour sa part Die Ausgewanderten de « fiction documentaire »36. S’il déclare avoir respecté l’itinéraire de la vie de ses biographiés, il explique avoir apporté certains changements dans les noms, les lieux, dans la longueur de certains épisodes et avoir procédé à des « petits ajustements »37. Selon lui, ces modifications sont « secondaires » et manifestent davantage des « changements de forme que des changements de fond »38. En outre, Sebald nous apprend que « quatre-vingt-dix pour cent des images présentes dans cet ouvrage sont authentiques »39, ce qui a pour conséquence que dix pour cent d’entre elles constituent des « archives rêvées »40 qu’il a fabriquées pour les besoins de l’ouvrage. S’affirme ainsi la dimension heuristique de cette écriture biographique qui, en se jouant des catégories, « échappe à l’alternative du vrai et du faux » et « constitue un détour pour aboutir à une forme de savoir ou de vérité »41.
Renforçant l’unité du recueil, le retour de la référence à Vladimir Nabokov muni de son filet à papillon affiche la place ménagée à la fiction. Dans chacune des quatre vies en effet, un personnage (le biographié ou l’un de ses proches) croise l’auteur d’Autres rivages ou, tout au moins, le lit. Cette présence appuyée de l’écrivain américain d’origine russe, Sebald l’explique en articulant analogie, aléatoire et nécessité après avoir constaté que certains épisodes de la vie de deux de ses biographiés (son grand-oncle Ambros Adelwarth et la mère de Max Aurach/Ferber) entraient en correspondance, à travers le temps et surtout l’espace, avec des biographèmes de l’existence de Nabokov (son séjour dans la station thermale bavaroise de Bad Kissingen, d’une part, et ses années d’enseignement à Ithaca, près de New York, d’autre part). À ce sujet, Sebald déclare :
Cela semblait une très, très étrange coïncidence que deux endroits à propos desquels j’allais devoir écrire [Ithaca où son grand-oncle a choisi de se faire interner et Bad Kissingen où la mère d’Aurach/Ferber a vécu] soient aussi des lieux fréquentés par Nabokov. [...] il me semblait que je n’avais pas d’autre choix que d’en parler.42
L’extension du procédé aux deux autres récits du recueil « était l’occasion de créer une atmosphère lourde de mystère dotée d’une qualité spectrale, de faire apparaître cette qualité fantomatique qui […] confère une certaine intensité, impossible à atteindre par d’autres procédés »43. Cet artifice conduit à examiner les modalités de la mise en scène du hasard dans l’agencement de l’enquête biographique et dans son écriture.
II- Enquête biographique et régime de l’aléatoire : le bricolage des associations, des coïncidences et des correspondances
L’œuvre de Sebald est construite sur des coïncidences qui rapprochent des parcours, des mémoires, des destins. Le narrateur et ses personnages ne cessent de constater des correspondances, des analogies dans la « chaîne aléatoire des événements, des individus et des choses a priori dénués de tout lien »44. Ainsi, Max Ferber, dans un « très court aperçu de ce qu’avait été sa vie »45, n’insiste que sur un point en relatant son premier séjour à Manchester :
Le seul détail notable de ce premier séjour fort bref à Manchester, dit Ferber, est qu’il était logé au 104 de la Palatine Road, autrement dit dans la maison où en 1908 avait vécu, comme quiconque pouvait le savoir à la lecture de divers écrits biographiques, un jeune homme de vingt ans se destinant à des études d’ingénieur du nom de Ludwig Wittgenstein. Ce lien rétrospectif avec Wittgenstein était sans doute une pure illusion, mais il n’en était pas moins significatif pour lui, dit Ferber, et il lui semblait même parfois qu’il se rattachait de plus en plus étroitement à ceux qui l’avaient précédé, raison pour laquelle il éprouvait, en se représentant le jeune Wittgenstein […] un sentiment de fraternité qui transcendait sa propre époque et celle de ses ascendants.46
Das einzige Bemerkenswerte an seinem kurzfristigen ersten Aufenthalt in Manchester sei die Tatsache gewesen, sagte Aurach, daβ er sein Logis damals in der Palatine Road Nr. 104 hatte und somit in demselben Haus, in dem 1908, wie inzwischen durch verschiedene biographische Schriften allgemein bekannt geworden sei, der seinerzeit zwanzigjährige Student der Ingenieurwissenschaften Ludwig Wittgenstein seine Wohnung gehabt habe. Zwar sei diese retrospektive Verbindung zu Wittgenstein zweifellos rein illusionär, doch bedeutete sie ihm deshalb, sagte Aurach, nicht weniger, ja, es scheine ihm manchmal, als schlieβe er sich immer enger an diejenigen an, die ihm vorausgegangen seien, und darum empfinde er auch, wenn er sich den jungen Wittgenstein […] vorstelle, ein weit hinter seine eigene Zeit und Vorzeit zurückreichendes Gefühl der Brüderlichkeit.47
Ce « sentiment de fraternité », le narrateur-biographe l’éprouve aussi lors de la visite effectuée au cimetière juif de Bad Kissingen où auraient dû reposer les parents de Ferber s’ils n’avaient pas été déportés et assassinés par les nazis. Certaines des stèles aux noms encore lisibles suscitent en effet chez lui un sentiment d’analogie et de reconnaissance du double qui pourrait relever de l’« inquiétante étrangeté » (« das Unheimliche ») formulée par Sigmund Freud :
Un frisson me parcourut devant une tombe où reposait48 Meier Stern, décédé le 18 mai, soit le jour de ma naissance, et de même le symbole de la plume d’oie sur la stèle de Friederike Halbleib, morte le 28 mars 1912, provoqua en moi un trouble dont je dus m’avouer que je ne parviendrais jamais à percer complètement les raisons. Je me l’imaginais écrivain, penchée solitaire et le souffle court sur son travail, et à présent que j’écris ces lignes, il me semble que c’est moi qui l’ai perdue et que la douleur de sa perte reste entière malgré le long temps écoulé depuis sa disparition.49
Eine Art Erkennungsschreck durchfuhr mich vor dem Grab, in dem der an meinem Geburtstag, dem 18. Mai, dahingegangene Meier Stern liegt, und auch von dem Symbol der Schreibfeder auf dem Stein der am 28. März 1912 aus dem Leben geschiedenen Friederike Halbleib fühlte ich mich auf eine, wie ich mir sagen muβte, gewiβ nie ganz zu ergründende Weise angerührt. Ich dachte sie mir als Schrifstellerin, allein und atemlos über ihre Arbeit gebeugt, und jetzt, wo ich dies schreibe, kommt es mir vor, als hätte ich sie verloren und als könne ich sie nicht verschmetzen trotz der langen, seit ihrem Ableben verflossenen Zeit.50
Comme Muriel Pic l’a très justement noté, l’empathie et la sympathie constituent des dispositions déterminantes dans Die Ausgewanderten. Permettant « le devenir-autre qui se joue dans la prose de Sebald avec la métamorphose constante de l’autobiographique en biographique »51, elles « participe[nt] d’un jeu de miroirs qui suscite les doubles »52. Ce régime des coïncidences et des correspondances, des « constellations »53 (mot souvent employé par Sebald et également très présent chez Walter Benjamin sur l’œuvre duquel le romancier s’appuie fréquemment), transcende les frontières entre des catégories bien distinctes comme la vie et la mort, le présent et le passé, annihile les distances, s’oppose à la logique commune, aux lois de la physique, du quotidien. Cet imaginaire et cette poétique expliquent aussi la place conférée dans les quatre biographies aux récits de rêve, puisque le rêve peut contenir et faire jouer toutes les époques et tous les lieux sans que règne la logique du conscient54.
L’enquête biographique et sa narration semblent commandées par le régime de l’aléatoire. Dans plusieurs des vies, le déclenchement de l’intérêt pour le personnage biographié ou sa rencontre semblent le produit de l’intervention du hasard, comme le narrateur y insiste. Ainsi, dans la troisième vie, c’est la consultation fortuite d’un album photographique de sa mère « contena[nt] une série de clichés totalement inconnus de [lui], représentant [leurs] parents émigrés à l’époque de la République de Weimar »55, qui le conduit à s’intéresser aux destinées de la branche familiale exilée en Amérique : « Plus j’étudiais ces photographies, plus je ressentais le besoin d’en savoir davantage sur les itinéraires des personnes en question »56. En ce qui concerne la dernière vie du recueil, ce sont, en 1966, les « errances »57 du narrateur dans le Manchester délabré « d’où était parti le programme d’industrialisation qui devait gagner le monde entier »58, lors desquelles il « march[e] au hasard »59, qui le conduisent jusqu’à l’atelier du peintre Ferber qui, à vingt-trois années d’intervalle, lui confiera en deux temps l’histoire de sa vie : « Non loin des écluses permettant d’accéder au port […] je tombai sur une pancarte portant […] les mots : TO THE STUDIOS »60.
La conduite de l’enquête semble elle aussi dépendre du hasard. La dernière vie en est toujours un exemple emblématique, les circonstances de la réception du témoignage des épisodes déterminants de la vie de Ferber (la raison de son envoi en Angleterre et le destin tragique de ses parents déportés) étant présentées comme purement contingentes :
C’est seulement fin novembre 1989 que, tombant par un pur hasard, à la Tate Gallery de Londres (j’étais en fait venu voir la Vénus endormie de Delvaux), sur un tableau d’environ quatre pieds sur six avec la signature de Ferber […], le souvenir du peintre se raviva en moi. Peu après, je découvris dans le magazine en couleurs d’un journal du dimanche – une fois encore plus ou moins par hasard car je m’épargne depuis longtemps de telles lectures […] – un reportage consacré à Ferber.61
Erst als ich Ende November 1989 in der Londoner Tate Gallery durch einen bloβen Zufall (ich war eigentlich gekommen, Delvaux’ Schlafende Venus anzusehen) einem etwa vier auf sechs Fuβ messenden Bild gegenüberfand, das die Signatur Aurachs trug […], erst dann begann Aurach in meinem Kopf wieder lebendig zu werden. Bald darauf entdeckte ich im Farbmagazin einer Sonntagszeitung – wiederum mehr oder weniger durch Zufall, denn ich vermeide seit langem die Lektüre dieser Blätter […] – einen Bericht über Aurach.62
C’est cet article évoquant succinctement les origines juives de Ferber et l’extermination de ses parents qui incite le narrateur à rendre visite au personnage « pour des retrouvailles tardives et pour tous deux inespérées »63. Dans le passage qui précède, la mention appuyée du hasard prend des allures de jeu, la référence à un tableau surréaliste introduisant en filigrane la notion de « hasard objectif » définie par André Breton comme « forme de manifestation de la nécessité ». Il est également intéressant de noter que ce qui est présenté comme un « pur hasard » (« durch einen bloβen Zufall ») dans le musée devient, dans sa seconde manifestation (lors de la lecture du magazine), un hasard atténué ou consenti à travers la formulation « plus ou moins par hasard » (« wiederum mehr oder weniger durch Zufall »).
Enfin, dans plusieurs des vies, c’est aussi l’intervention du hasard qui semble permettre la conclusion de la narration biographique. Prenons l’exemple de la première d’entre elles, celle consacrée au Dr Henry Selwyn dont la famille quitta la Lituanie pour raisons économiques à la toute fin du XIXe siècle. Ce personnage de déraciné avait rapporté au narrateur qu’un des éléments les plus douloureux de son existence fut la déclaration de la Première guerre mondiale qui, en entraînant sa mobilisation, le sépara d’un guide de montagne avec lequel il s’était lié d’affection et qui disparut peu après. Or, un incident vient rappeler au narrateur le souvenir, enfoui dans sa mémoire, du Dr Selwyn, incident sur lequel le biographe choisit de refermer son récit :
[…] comme je le constate de plus en plus, certaines choses ont une manière de resurgir à l’improviste, inopinément, souvent après une très longue absence. Vers la fin du mois de juillet 1986, je séjournais pour quelques jours en Suisse. Le matin du 23, je pris à Zurich le train de Lausanne. […] Je crois me souvenir, ou peut-être ne fais-je maintenant que l’imaginer, qu’à ce moment-là je pensai pour la première fois depuis fort longtemps au Dr Selwyn. Trois quarts d’heure plus tard […] mes yeux tombèrent sur un article relatant qu’au bout de soixante-douze ans le glacier supérieur de l’Aar venait de restituer la dépouille du guide bernois Johannes Naegeli, porté disparu depuis l’été 1914. – Voilà donc comment ils reviennent, les morts.64
Doch haben, wie mir in zunehmendem Maβe auffällt, gewisse Dinge so eine Art, wiederzukehren, unverhofft und unvermutet, oft nach einer sehr langen Zeit der Abwesenheit. Gegen Ende Juli 1986 hielt ich mich einige Tage in der Schweiz auf. Am Morgen des 23. fuhr ich mit der Bahn von Zürich nach Lausanne. […] Wie ich mich erinnere oder wie ich mir vielleicht jetzt nur einbilde, kam mir damals zum ersten Mal seit langem wieder Dr. Selwyn in den Sinn. Eine Dreiviertelstunde später, […] fielen meine Augen auf einen Bericht, aus dem hervorging, daβ die Überreste der Leiche des seit dem Sommer 1914 als vermiβt geltenden Berner Bergführers Johannes Naegeli nach 72 Jahren vom Oberaargletscher wieder zutage gebracht worden waren. – So also kehren sie wieder, die Toten.65
Le recours régulier à l’intervention du hasard dans la conduite de l’enquête et dans l’agencement du récit apparaît comme un procédé visant, selon les termes mêmes de Sebald, à « créer de l’intensité »66, à produire une « atmosphère lourde de mystère »67, à susciter sentiment de surprise et d’étonnement, voire à faire poindre l’événement de type extraordinaire, exceptionnel. La mise en scène de la contingence dans la vie et son écriture « montre[nt] à la fois l’irréductible non-sens d’un monde dont il est impossible de se forger une vision cohérente et l’existence malgré tout de similitudes entre les êtres ou les choses »68. Car ce mode de composition renvoie à une cause ou à une logique cachée, placées hors de la portée de notre compréhension et de notre raison. Dans Die Ringe des Saturn, Sebald parle, dès le premier chapitre, de « l’invisibilité » et de l’« insaisissabilité de ce qui nous anime » comme des « termes d’une énigme finalement insondable »69. Selon le principe de la délégation de voix qui régit ses récits, le narrateur renvoie à Thomas Browne, une des références majeures du recueil :
Et cependant, dit Browne, chaque connaissance est environnée d’une obscurité impénétrable. Nous ne percevons que des lueurs isolées dans l’abîme de notre ignorance, dans l’édifice du monde traversé d’épaisses ombres flottantes. Nous étudions l’ordre des choses mais ce qui inspire cet ordre, dit Browne, nous ne le saisissons pas.70
Und doch, sagte Browne, ist jede Erkenntnis umgeben von einem undurchdringlichen Dunkel. Was wir wahrnehmen, sind nur vereinzelte Lichter im Abgrund des Unwissens, in dem von tiefen Schatten durchwogten Gebaüde der Welt. Wir studieren die Ordnung der Dinge, aber was angelegt ist in ihr, sagt Browne, erfassen wir nicht.71
Le travail conduit sur les coïncidences, les correspondances et la logique associative est un mode d’organisation qui crée du lien et du sens, même si ceux-ci sont illusoires : « le sentiment de ressemblance permet de mettre en relation des éléments profondément hétérogènes »72. C’est ce que formule de manière hyperbolique l’énumération interrogative dans Die Ringe des Saturn :
L’ombre de Hölderlin vous accompagne-t-elle toute votre vie parce que votre anniversaire tombe deux jours après le sien ? Est-ce pour cela qu’on est sans cesse tenté de se débarrasser de la raison comme d’une vieille défroque […] ? Est-il possible qu’on ait dû s’installer plus tard dans cette maison, dans le Suffolk, uniquement parce que le nombre 1770, année de naissance de Hölderlin, figurait sur une pompe à eau en fer, au fond du jardin ? […] Quel laps de temps les affinités électives et les correspondances peuvent-elles couvrir ? Comment peut-on seulement voir dans un autre homme soi-même ou, à tout le moins, un devancier de soi-même ?73
Begleitet einen der Schatten Hölderlins ein Leben lang, weil man zwei Tage nach ihm Geburtstag hat ? Ist man deshalb immer wieder versucht, die Vernunft abzulegen wie einen alten Mantel […] ? Ist es möglich, daβ man sich später in diesem Haus in Suffolk hat niederlassen müssen, nur weil in seinem Garten die Zahl 1770, das Geburtsjahr Hölderlins, auf einer eisernen Wasserpumpe steht ? […] Über was für Zeiträume hinweg verlaufen die Wahlverwandschaften und Korrespondenzen ? Wie kommt es, daβ man in einem anderen Menschen sich selber und wenn nicht selber, so doch seinen Vorgänger sieht ?74
Ce questionnement, Sebald le reformule aussi hors de la fiction, dans un article consacré à l’écrivain Robert Walser : « Que signifient ces similitudes, recoupements, ressemblances ? Ne s’agit-il que d’illusions du souvenir, d’aberrations des sens ou d’hallucinations, ou encore des schémas s’inscrivant dans le chaos des rapports humains, incluant tout autant les vivants que les morts, selon un programme qui nous est incompréhensible ? »75
Comme l’explique Raphaëlle Guidée, Sebald revendique le « système du « bricolage » au sens que donne Claude Lévi-Strauss à « cette forme de travail sauvage de pensée pré-rationnelle, dans laquelle on fourrage dans des objets trouvés accumulés au hasard jusqu’à ce qu’ils s’accordent d’une manière quelconque »76. Contingents, les moyens et les matériaux utilisés sont des résidus de construction ou de destruction antérieurs que le bricoleur réorganise, « dispose et redispose inlassablement […] pour leur donner un sens »77. Ce type de recyclage créateur n’est pas non plus sans renvoyer au travail du chiffonnier dans les développements que Walter Benjamin consacre au Paris de Baudelaire, sous le Second Empire, période que le philosophe allemand associe à une ère de bouleversements économiques et sociaux sans précédents où s’accroissent capitalisme, règne de la marchandise et pauvreté. « Les chiffonniers étaient de plus en plus nombreux dans les villes depuis que les déchets avaient acquis une certaine valeur du fait des nouveaux procédés industriels »78, écrit Benjamin, avant de citer un extrait du Vin et du Hachisch (« Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il [le chiffonnier] le catalogue, il le collectionne. […] Il fait un triage, un choix intelligent ; il ramasse, comme un avare un trésor, les ordures qui, remâchées par la divinité de l’Industrie, deviendront des objets d’utilité ou de jouissance »79) et de conclure : « Chiffonnier ou poète – le rebut leur importe à tous les deux […] l’attitude, la démarche même sont identiques chez eux »80.
Dans Die Ausgewanderten, le bricolage se traduit particulièrement dans le montage auquel l’auteur se livre à partir d’images sorties de leur contexte, non légendées, parfois authentiques, parfois non, procédé de déplacement visant en partie à faire émerger de nouvelles relations de sens, selon des combinaisons potentiellement aléatoires. Cette méthode de composition et d’assemblage qui relève des ressemblances, des parentés au sein de l’hétérogène, Raphaëlle Guidée la rapproche en outre de la notion des « airs de famille » [« Familienähnlichkeiten »] qui traverse la philosophie de Ludwig Wittgenstein, « réseau complexe de ressemblances qui se chevauchent et s’entrecroisent »81, s’opposant à l’idée d’une pensée logique systématique. Dans la quatrième vie des Émigrants, on peut en effet noter un hommage explicite à Wittgenstein à travers la coïncidence précédemment relevée qui fait que Ferber ait habité la même maison que le philosophe. Dans Austerlitz, c’est le héros éponyme cette fois qui est rapproché du philosophe. Mais « l’héritage de Wittgenstein est moins un contenu à assimiler qu’une pratique à reprendre dans la forme même du récit »82, précise Raphaëlle Guidée, qui ajoute : « Par le lien souterrain qui l’apparente à une famille de pensée, le narrateur livre une clé permettant de comprendre sa recherche d’un mode de composition qui rende compte […] « de schémas s’inscrivant dans le chaos des rapports humains […] selon « un programme qui nous est incompréhensible » »83.
III- « Mémoire discontinuiste »84 et point de vue subjectif : le refus de la pensée totalisante
Associations, coïncidences et correspondances affectent le traitement du temps. Le narrateur des Émigrants comme ses personnages sont aux prises avec un passé qui fait retour, qui assaille de manière inopinée. La section liminaire du recueil en présente immédiatement des exemples se rapportant tant au biographe qu’au premier de ses biographiés. On se souvient que l’excipit de cette première vie, qui correspond au récit du voyage ferroviaire du narrateur en Suisse, fait « resurgir, à l’improviste, inopinément »85 le souvenir du Dr Selwyn. Quant au biographié, il se remémore brusquement un épisode fondamental et fondateur de sa jeunesse, celui du voyage qui lui fait quitter Riga et le transforme en émigrant :
Pendant des décennies les images de cet exode s’étaient effacées de sa mémoire, mais ces derniers temps, [disait-il,] elles se manifestaient de nouveau, elles revenaient. […] je vois […] le bateau dans le port et le recoin sombre du pont où, autant que l’entassement le permettait, nous avions installé notre campement familial.86
Jahrzehntelang seien die Bilder von diesem Auszug aus seinem Gedächtnis verschwunden gewesen, aber in letzter Zeit, sagte er, melden sie sich wieder und kommen zurück. […] ich sehe das Schiff im Hafen und die dunkle Ecke des Decks, in der wir, soweit es anging unter den gedrängten Verhältnissen, häuslich uns einrichteten.87
Le récit s’organise donc selon une « temporalité de hantise où le passé peut à tout instant réapparaître », c’est-à-dire une temporalité qui « échappe au temps des horloges et épouse le modèle psychique du retour du refoulé »88. Ce retour « creuse le présent et suspend l’idée d’un terme. Il n’est pas celui, éternel, du temps cyclique, mais celui d’une temporalité composée de fragments disjoints qui sont autant d’anachronismes surgis grâce aux analogies, ressemblances et correspondances »89. Ainsi Ferber explique-t-il que c’est la contemplation, à Colmar, du triptyque de Grünenwald qui fit resurgir à sa mémoire un « événement depuis longtemps enfoui auquel [il] n’avai[t] encore jamais osé toucher »90 : ses dernières années passées en Allemagne où les lois raciales privèrent son père et son oncle de leur travail, l’internement temporaire de son père à Dachau et les démarches entreprises par la famille pour fuir le pays qui lui permirent, à lui seul, d’obtenir finalement un visa pour l’Angleterre.
Le retour du passé montre que celui-ci ne peut être liquidé, qu’il est inassimilable. Toute organisation chronologique en est ruinée :
Le temps, poursuivit-il [Ferber] est un critère incertain, il n’indique rien d’autre que les fluctuations de l’âme. Il n’existe ni passé ni avenir. En tout cas pour moi. Les souvenirs fragmentaires dont les images viennent me hanter ont un aspect obsessionnel.91
[…] die Zeit, so fuhr er fort, ist ein unzuverlässiger Maβstab, ja, sie ist nichts als das Rumoren der Seele. Es gibt weder eine Vergangenheit noch eine Zukunft. Jedenfalls nicht für mich. Die bruchstückhaften Erinnerungsbilder, von denen ich heimgesucht werde, haben den Charakter von Zwangsvorstellungen.92
« Expérience d’une mémoire discontinuiste »93 et répétition traumatique vont de pair. Elles mettent en déroute les catégories traditionnelles : le passé et l’histoire sont moins saisis comme une succession d’événements hiérarchisables que comme une suite d’expériences anarchiques, sans ordre apparent, qu’on ne peut synthétiser. Le sensible l’emporte sur la chronologie. « Il me semble encore aujourd’hui que les morts reviennent ou que nous sommes sur le point de nous fondre en eux »94, écrit le narrateur. Quant à son oncle Adelwarth, pour fuir une mémoire traumatique, un passé qui n’offre aucune plénitude de sens, il choisit pour finir de s’exposer volontairement aux électrochocs afin d’« annihiler en lui le plus radicalement possible toute capacité de réflexion et de souvenir »95.
Hantée par la répétition, l’œuvre de Sebald porte l’empreinte du régime d’historicité de la modernité et de la postmodernité élaboré par la pensée du soupçon (Marx, Nietzsche, Kierkegaard, Freud) et dont la théorisation a été poursuivie par Heidegger, Benjamin ou Deleuze. Une telle conception de l’histoire s’oppose à celle – linéaire, progressiste et téléologique – issue de la pensée judéo-chrétienne à laquelle romantisme et positivisme souscrivaient encore. Mais l’expérience répétée du désastre a entraîné une position critique vis-à-vis de l’Histoire, conduisant à reconsidérer les catégories de la raison et de la technique valorisées par les Lumières. Comme l’explique Jean-François Hamel dans Revenances de l’histoire : « l’imaginaire de la répétition constitue une critique de l’idéologie du progrès »96.
L’expérience de ce qui revient et fait retour de manière anachronique, que ce soit sous l’effet du hasard ou du sentiment de ressemblance, n’est pas sans affecter la narrativité et, plus largement, les questions de poétique. L’écriture des vies refuse l’agencement linéaire et chronologique au profit du régime associatif, de combinaisons aléatoires qui traduisent la vision d’une « histoire non systématisable »97. De ce parti pris, Raphaëlle Guidée écrit :
Elle [l’analogie] permet d’abord de montrer l’appartenance des êtres et des choses à des ensembles aléatoires sans nier non seulement leur singularité mais leur solitude : aucun individu ne peut être réduit à un type, aucun être ne peut trouver sa place dans une communauté permanente définissant son identité et son rôle. Elle contrarie ensuite la logique causale à l’œuvre dans la chronologie du récit traditionnel, mais compense en partie sa perte : l’histoire de la littérature et l’histoire des hommes ne peuvent plus être pensées suivant le modèle de la succession linéaire des générations, mais au principe de causalité qui organise la filiation se substitue un système de parenté anachronique qui garantit la survivance. Car même dans le cas des airs de famille, l’ordre qui permet de rassembler les choses, les êtres et les mots est finalement tout sauf généalogique : loin de restaurer la filiation rompue, il obéit à une logique rhizomatique qui redéfinit la possibilité d’une parenté en dehors du schéma de la suite des générations, et parfois contre lui. Ainsi se recompose malgré tout un récit historique dont l’historicité réside désormais paradoxalement dans sa capacité à créer des « constellations » anachroniques entre les êtres et les époques.98
Contre la pensée totalisante qui a conduit au désastre en détournant à ses fins la catégorie de la « raison », Sebald insiste sur ce qui, dans nos connaissances, reste inintelligible. L’intervention répétée du hasard dans l’enquête biographique et son écriture est selon lui, comme nous l’avons vu, la traduction d’un « programme qui nous est incompréhensible ». En conséquence, contre l’idée de contrôle total qui ne manque pas de mener aux systèmes totalitaires, l’auteur défend une position d’humilité intellectuelle donnant le primat à l’expérience sensible et au minuscule en matière d’échelle (le tout petit), mais aussi au sens de ce qui est minoré (le mineur dans sa valeur péjorative de secondaire, sans importance99). Dans Die Ausgewanderten, Sebald fait entendre la voix de personnages déplacés, à l’expérience difficilement communicable. Muriel Pic a bien insisté sur l’approche anthropologique que manifeste l’œuvre en tentant de « trouv[er] dans le plus insignifiant détail ce qui fait sens, l’indice » et de restituer « le passé […] depuis ses lacunes, ses fragments, ses traces »100. L’exposition des difficultés, les scrupules de la narration, le souci de la citation des voix montrent un rapport éthique à l’histoire. L’engagement de la responsabilité101 se traduit par l’indexation du récit biographique (fût-il biofictionnel) au gradient de la mémoire, des récits et de la perception des biographiés ainsi qu’à celui de la personnalité de leur biographe. L’empathie manifestée dans la recherche et l’observation des documents, dans l’accueil et la restitution du témoignage (que « le narrateur achève parfois de constituer en récit »102) est un engagement subjectif qui vise, par-delà l’expérience du désastre et des traumatismes, à refaire le lien, à retisser du commun en refusant toute perspective surplombante et totalisante dans l’écriture de l’Histoire. Il s’agit de la sorte aussi de renouer avec la perspective du conteur-chroniqueur103, ce passeur de mémoire collective selon Benjamin, fondamental en matière de transmission.
Conclusion
L’expérience du désastre a pour corollaire une « écriture du désastre » (Maurice Blanchot) qui porte le poids d’une conscience historique et d’un engagement éthique auxquels l’écriture biographique – centrée sur une trajectoire singulière prise dans l’Histoire – fournit un terrain d’expérience signifiant. Car, comme Joanny Moulin le souligne, ce type d’entreprise « est d’abord le lieu d’une réflexion critique »104. Un commentaire méta-narratif situé à la fin du recueil revêt à ce sujet une portée générique. De l’écriture de la vie de Ferber, le narrateur-biographe écrit :
Ce fut une entreprise extrêmement pénible […] où j’étais en proie à des scrupules de plus en plus tenaces et de plus en plus paralysants. Ces scrupules tenaient autant à l’objet de mon récit auquel je croyais, quoi que je fisse, ne pas rendre correctement justice, qu’à une mise en question de la possibilité de toute écriture. […] Même ce que je pouvais au bout du compte sauver pour la variante « définitive » m’apparaissait décousu et inabouti.105
Es war ein äuβerst mühevolles […] Unternehmen, bei dem ich fortwährend geplagt wurde von einem immer nachhaltiger sich bemerkbar machenden und mehr und mehr mich lähmenden Skrupulantismus. Dieser Skrupulantismus bezog sich sowohl auf den Gegenstand meiner Erzählung, dem ich, wie ich es auch anstellte, nicht gerecht zu werden glaubte, als auch auf die Fragwürdigkeit der Schriftstellerei überhaupt. […] Selbst das, was ich schlieβlich für die « endgültige » Fassung retten konnte, erschien mir als ein miβratenes Stückwerk.106
De tels propos rendent d’abord compte du profond soubassement éthique de l’entreprise biographique : « l’espoir d’une vérité de la vie racontée, l’espoir d’une justesse »107. La formule du narrateur-biographe porte aussi l’empreinte du « travail de deuil à l’égard des traditions narratives » que « l’expérience moderne de l’histoire » rend « obsolètes »108. Au régime « décousu » (« miβraten ») que produisent la logique associative et le régime de l’aléatoire s’ajoute la dimension d’inachèvement (« Stückwerk »), laquelle témoigne du maintien d’un régime d’incertitude et d’opacité savamment ménagé, dans chacune des vies, autour du biographié. À l’issue des Émigrants, les personnages des quatre récits nous échappent en partie, certaines zones d’ombre demeurent. Si le narrateur-enquêteur éclaire leur parcours à partir des violences de l’Histoire et de leur passé traumatique, il ne prétend certainement pas tout « expliquer »109, mais entend plus modestement dégager un ensemble de « constellations »110.
Le biographe chez Sebald, fût-il partiellement fictionnel comme le sont aussi ses personnages, refuse toute perspective de totalisation. Il manifeste ainsi l’humilité, mais aussi la responsabilité, par lesquelles l’écrivain choisit d’appréhender le monde : « jamais nous ne saisirons les impondérables qui, en réalité, déterminent notre parcours »111. Cette position est celle, mélancolique, d’un sujet échaudé par les destructions répétées d’une Histoire envisagée à partir de ses ruines112 et qui appréhende le monde comme le lieu d’une catastrophe permanente. Mais cette mélancolie n’est en rien paralysante : elle est fondamentalement appel à la méfiance à l’égard des systèmes totalisants comme à la résistance face à l’effacement des traces ou au détournement de la mémoire113. En ce sens, la pratique biographique de Sebald opère donc comme « intervention dans le réel, sur le mode de la réparation ou de la critique »114. Elle se révèle aussi particulièrement féconde, contribuant puissamment au « tournant esthético-éthique » qui vise à « réparer le monde »115 dans lequel s’inscrivent tant d’œuvres contemporaines116 indéniablement redevables à l’entreprise déterminante de l’écrivain allemand.