Venue du droit romain1, l’infamie occupe un domaine difficile à circonscrire et à pénétrer. Pendant longtemps, l’infamie de droit, consécutive à un jugement, s’accompagna d’une infamie de fait frappant des milliers de gens privés de réputation (fama), notamment parce qu’ils exerçaient une profession liée à la mort (les bourreaux2), la sexualité (les prostituées, les homosexuels, nommés « les infâmes » à partir du XVIIIe siècle3), l’argent (les usuriers), etc.4
Le vocabulaire de l’infamie (infamia), était alors plus riche qu’il ne l’est aujourd’hui. Toutefois, si divers mots ont disparu, le sens de ceux qui ont perduré s’est enrichi d’une dimension politique. Celle-ci n’était certes pas absente au temps où l’infamie de fait prospérait, comme semble le prouver l’expression « cet infâme » appliquée au cardinal Mazarin5, ministre accusé de « couvrir l’infamie de ses crimes avec le manteau royal des vertus »6, mais elle dut prendre un essor considérable avec la célèbre expression « Écrasez l’Infâme » dont l’invention, en 1759, est d’ailleurs due à Frédéric II et non à Voltaire7. Celui-ci se fit ensuite le porte-drapeau du combat mené contre l’Infâme, mot – que le père de Candide, souligne René Pomeau, n’a « jamais pris la peine de définir »8 – qui désignait « la passion religieuse soulevant les foules […], l’esprit partisan […], l’intolérance institutionnelle […], le système de contrôle qui s’applique […] à réprimer toute expression s’écartant de l’orthodoxie » et, plus globalement non seulement le catholicisme, mais aussi l’ensemble du christianisme avec son appareil dogmatique, auquel Voltaire voulait substituer « un théisme minimal »9.
À tort ou à raison, nous supposons que l’usage voltairien du mot « infâme » en a subverti le sens et a conduit à ranger dans la catégorie des « infâmes » non seulement les « hommes obscurs » dont la vie, destinée « à passer au-dessous de tout discours », était « infime […] infâme donc »10 et toutes les personnes condamnées à une peine infamante, mais aussi des personnalités placées au faîte du pouvoir ainsi que les institutions les plus considérables et les régimes politiques. Le mot peut s’abattre sur toute personne, toute action, tout décret et toute loi, tout lieu et toute chose susceptibles d’engendrer l’animosité d’une partie de l’opinion publique. Tout cela n’a cependant pas effacé le sens premier du mot, à savoir son sens juridique qui a subsisté jusqu’à la fin du XXe siècle.
Après une partie consacrée à l’approche lexicale des mots de la famille de fama, nous en présentons le sens et l’emploi juridiques, puis réservons une partie de ce texte aux périodes historiques durant lesquelles les mots « infâme » et « infamie » semblent avoir été particulièrement utilisés, les années récentes constituant le terme de ce parcours chronologique.
Le vocabulaire de l’infamie
Le français était riche de mots venus du latin fama, la renommée, qui pouvait être bonne (bona fama) ou suspecte (dubia fama). Au XVIe siècle, il offrait les mots « fame » (voix publique, bruit qui court, renommée) ; « famé » (renommé, réputé, fameux, célèbre) ; « infamation » (honte) ; « infamé » (déshonoré) ; « infâmement » ; « infamer » (rendre infâme, déshonorer, flétrir) ; « infameté » (mauvaise réputation) ; « infamie » (faire infamie à) ; « infamié » (ayant une mauvaise réputation)11. Publié en extrait en 168412 et intégralement en 1690, le Dictionnaire d’Antoine Furetière13 définit le mot « fame » comme un « vieux terme de palais qui signifie réputation » et contient encore les mots « infamant », « infamation », « infâme », « infamement » et « infamie », ce dernier terme désignant aussi bien le « déshonneur » qu’une « action vilaine qui ne se fait pas par d’honnêtes gens » ou qu’un « affront que l’on fait à quelqu’un ». Plusieurs décennies après, la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie française (1835) intégra « infamie » (déshonneur, indignité, ignominie, abjection, avilissement), « infâme » (diffamé, flétri par les lois, par l’opinion publique, indigne, honteux, avilissant, ignominieux, sale, malpropre, malséant, laid), « infamation » (note d’infamie) et « infamé » (frappé d’infamie). Outre « infâme » (diffamé, flétri par les lois) et « infamie » (flétrissure imprimée à l’honneur, à la réputation, soit par la loi, soit par l’opinion publique ; action infâme, honteuse, indigne d’un honnête homme), le Littré conserve « infamant », « infamement », « infamer » (rendre infâme, déshonorer, flétrir, diffamer), « infameté » et « infamation » (terme d’ancienne jurisprudence criminelle). Mais le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse, contemporain, ne présente que trois mots : « infamant », « infâme » et « infamie », celle-ci étant définie comme dans le Littré. En 1935, la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie ne contient plus que trois mots, « infamant », « infâme » et « infamie ». Dans le Trésor de la langue française (1971), élaboré sur la base de textes, essentiellement littéraires, publiés entre 1789 et 1960, « infamant » est défini comme un « terme de droit criminel » ou comme ce « qui porte atteinte à l’honneur, à la réputation ». « Infâme » renvoie à ce qui est « bas, vil, méprisable » ou « couvert d’infamie », mais aussi à « ce qui provoque une flétrissure morale », par exemple une calomnie, ou à ce « qui cause de la répugnance par sa laideur, sa saleté ». « Infamie » désigne une « flétrissure morale infligée par la loi ou par l’opinion publique » ou « une action vile, honteuse » ou ce « qui cause de la répugnance par sa laideur, sa saleté » ou encore des « paroles injurieuses ». « Infamer » signifie « rendre infâme ». Dans son Dictionnaire historique de la langue française14, Alain Rey conserve « infâme » – tout en précisant que ce mot est devenu « rare ou littéraire en parlant d’abstractions » –, « infamant » et « infamie », mais ne retient pas « infamation » et précise qu’« infamer » est un « ancien verbe signifiant déshonorer » et qu’« infameté » s’employait jusqu’au XVIIe siècle.
Parallèlement à la diminution du nombre de mots issus d’infamia, l’usage des mots « infamie » et « infâme » tendit à décroître fortement. Réalisé avec l’application linguistique Ngram Viewer, un graphique rend compte de « l’évolution historique de l’usage du mot « infamie » » durant plus de deux siècles, de 1800 à 2016. La courbe atteint un pic entre 1816 et 1824 – c’est dans l’intervalle que « l’infâme Louvel » assassina le duc de Berry15 – et commence à décroître de manière tout d’abord irrégulière puisque la descente s’accompagne de quelques pics, par exemple en 1832 et au début des années 1840 ; 1848 marque un affaissement suivi d’un petit plateau irrégulier à partir duquel commence une longue décroissance, le point le plus bas se situant en 1936 ; la courbe dessine deux pics, après 1944, puis aux alentours de 1960, redescend ensuite puis repart régulièrement vers le haut à partir de 1984, pour amorcer une descente en 2016, dernière année du graphique, où elle se trouve environ au tiers du niveau des années 182016. Réalisé avec la même application, le graphique de « l’évolution historique de l’usage du mot “infâme” » montre une courbe globalement proche, avec toutefois quelques différences marquées : la courbe atteint son pic le plus haut entre 1816 et 1824, plonge en 1830, remonte dans les années 1840, redescend doucement dans les années 1850 et le début des années 1860, ensuite de manière plus marquée. 1936 marque aussi un creux assez net ; un petit pic est atteint vers 1968, suivi d’un long plateau et d’une remontée nette à partir de l’année 2000 et jusqu’en 201617. Les événements auxquels correspondent quelques pics et creux sont parfaitement identifiables, d’autres moins. L’évolution tracée par ces graphiques est corroborée par les indications numériques du TLF données à la fin de chaque mot.
Une autre approche statistique est celle que Benjamin Azoulay et Benoît de Courson ont élaboré pour l’usage d’« infamie » et « infâme » dans Le Monde, entre 1944 et 2019, à l’aide du programme Gallicagram. Dans les deux cas, le résultat se traduit par une ligne sinusoïdale faisant alterner creux et pics sur un rythme rapide, mais, dans l’absolu, la fréquence est plus élevée pour « infâme » que pour « infamie ». L’année 1944 marque un sommet pour les deux mots ; la coïncidence est un peu moins nette pour la fin des années 1950 et le début des années 1960. Les différences s’accentuent pour les années 1970 et 1980 : « infamie » se situe sur l’abscisse en 1975-1976, alors qu’« infâme » se trouve dans le tiers le plus haut de la courbe ; un pic est atteint par « infâme » en 2016, date à laquelle s’amorce une nette décroissance, alors que pour « infamie » le dernier pic se situe en 2019, année qui voit la courbe redescendre, etc.18
Emploi juridique
Comme le montrent les définitions d’« infamie » et « infâme » des divers dictionnaires, ces deux mots peuvent se prêter à des emplois divers et flous : « infamie » peut désigner aussi bien une action honteuse que la flétrissure résultant de cette action, qui peut être le résultat d’un jugement en bonne et due forme, mais aussi venir de l’opinion publique, diverse et versatile. En revanche, en matière de justice criminelle, les textes juridiques donnent une liste précise des peines infamantes frappant d’infamie les personnes qui les avaient subies.
Peu avant la Révolution française, en 1780, soit plus d’un siècle après la grande loi criminelle de 167019, Muyart de Vouglans distinguait les « peines infamantes de droit » procédant « d’une condamnation portée en jugement et fondées sur quelque cause infamante, qui soit juridiquement prouvée »20, des peines « simplement diffamantes de fait » ainsi nommées parce que, « sans flétrir entièrement » le condamné, elles ternissaient son honneur « de manière que l’estime des honnêtes gens s’en trouv[ait] notablement diminuée »21. Le Code pénal de 1791 ne cita pas explicitement la catégorie des « peines infamantes », cette expression ne figurant dans aucun de ses articles22. Mais, d’après son article 31, tout coupable condamné à la « dégradation civique » devait être conduit « au milieu de la place publique » de la ville où il avait été jugé. Le greffier du tribunal lisait à haute voix l’avis suivant : « Votre pays vous a trouvé convaincu d’une action infâme ; la loi et le tribunal vous dégradent de la qualité de citoyen français. » Le condamné était ensuite « mis au carcan »23 et devait rester « pendant deux heures exposé aux regards du peuple », un écriteau donnant toutes les informations utiles le concernant24.
Le Code pénal de 1810 reprit l’expression de l’Ancien Régime25. D’après son article 1er, « […] l’infraction que les lois punissent d’une peine afflictive ou infamante est un crime ». L’article 6 précise que les peines en matière criminelle sont « ou afflictives et infamantes, ou seulement infamantes ». Les premières comprennent « la mort, les travaux forcés à perpétuité, la déportation, les travaux forcés à temps ; la réclusion » (art. 7) et les secondes « le carcan, le bannissement, la dégradation civique » (art. 8). Sous le régime de ce Code, le caractère infamant de la peine des travaux forcés à perpétuité était matérialisé par « l’application d’une empreinte avec un fer brûlant sur l’épaule droite », application qui n’était pas systématique pour les autres peines26. Les lettres V, F ou M qui avaient été substituées à la fleur de lys en 1724 furent remplacées par les lettres TP pour les coupables condamnés aux travaux forcés à perpétuité, la lettre T pour les travaux forcés à temps devant être flétris ; si le coupable était un faussaire, on ajoutait la lettre F (art. 20). Enfin toute personne condamnée aux travaux forcés, à perpétuité ou à temps, ou à la réclusion devait être attachée « au carcan sur la place publique », durant une heure, « sous les regards du peuple », un écriteau placé au-dessus de sa tête, indiquant son nom, sa profession, son domicile, sa peine et la cause de sa condamnation » (art. 22). Les condamnés aux travaux forcés à temps, au bannissement, à la réclusion et au carcan ne pouvaient ni être jurés, experts ou témoins, ni exercer de tutelle ou de curatelle, ni porter des armes (art. 28) ; la peine des travaux forcés à temps et à la réclusion entraînait un « état d’interdiction légale » privant les condamnés du droit de gérer leurs biens (art. 29). Quant à la « dégradation civique », elle excluait de « toutes fonctions et emplois publics » et entraînait toutes les interdictions énoncées dans l’art. 28 (art. 34)27. Pour apprécier pleinement la portée des peines infamantes, il faut savoir quels crimes y exposaient et, pour cela, se reporter aux lois du 13 février et du 15 février 1810 constituant la majeure partie du Code pénal, ce que nous ne pouvons faire dans le cadre de cet article.
La loi du 28 avril 1832 modifia de nombreux articles du Code de 1810, en particulier les articles 20 et 22 : la flétrissure fut supprimée, les individus non récidivistes ne furent plus systématiquement soumis à l’exposition publique qui ne put désormais plus être ordonnée pour « les mineurs de dix-huit ans » et les septuagénaires, mais qui fut maintenue pour les femmes. La suppression complète du carcan n’intervint que sous la Deuxième République, grâce à la loi des 12-14 avril 1848. Le législateur d’alors considéra en effet que la peine du carcan retirait au condamné « par le sentiment de son infamie la possibilité de la réhabilitation », frappait de la même manière « le criminel endurci » et le « condamné repentant » et qu’elle familiarisait les spectateurs « avec la vue du crime » alors que le but recherché était de les en détourner28.
Mais il fallut attendre le nouveau Code pénal de 1992, entré en vigueur en 1994, pour que disparussent les expressions de « lois afflictives et infamantes » et de « lois infamantes ». Auparavant était apparue l’indignité nationale instituée par l’ordonnance du 26 août 1944, puis modifiée et codifiée par l’ordonnance du 26 décembre 1944 et enfin supprimée par la loi « portant amnistie […] » du 5 janvier 195129. Par ailleurs, Jean-Louis Hérin souligne une modification importante introduite par le code de 1992-1994 : l’interdiction des droits civiques, civils et de famille ne fut plus automatique après une condamnation, mais devint facultative30. Depuis que François Hollande proposa de déchoir de la nationalité française les binationaux nés français ayant porté atteinte aux « intérêts fondamentaux de la nation » ou commis un acte terroriste31, les idées de dégradation et d’indignité hantent toujours les débats. Ne s’agirait-il pas du retour à une forme de l’ancienne infamie – c’est-à-dire à « la réprobation publique qui prive le coupable des faveurs publiques, de la confiance de sa patrie et de cette quasi-fraternité qu’inspire la société »32 – qui serait édulcorée et ne dirait pas son nom ?
L’usage symbolique de l’infamie
La caricature s’empara des thèmes du pilori et du carcan pour frapper d’une forme d’infamie politique les grands de ce monde coupables de tromper et d’exploiter le peuple. En 1848, un caricaturiste non identifié conçut une planche intitulée « À chacun ses œuvres, ils sont marqués aux fronds (sic) du sceau de l’infamie » représentant Guizot, Louis-Philippe et Duchatel attachés chacun à un pilori (mais sans carcan) portant un écriteau reproduisant le jugement porté par la « Cour du peuple français »33. En 1870, Hippolyte Mailly composa une série d’estampes rassemblées sous le titre « Le Pilori » consacrées à des hommes politiques mis au carcan. Napoléon III, Pierre Bonaparte, Jules Favre, Bazaine, Thiers, etc. apparaissent prisonniers de l’instrument (qui compte non pas trois, mais cinq lunettes pour la tête, les mains et les pieds) ; une inscription portée sur leur front et une légende exposent la raison de leur condamnation.
Entre 1833 et 1943, plus de trente journaux publiés à Paris ou en province s’appelèrent Le Pilori ; quelques-uns défendaient des intérêts catégoriels (les contribuables, les locataires, les cochers), mais pour la plupart, il s’agissait de feuilles politiques et satiriques. Dans son numéro premier, qui fut d’ailleurs le seul, Le Pilori publié à Saint-Étienne en 1885 annonça son intention de se faire « le pourvoyeur des justiciables de l’opinion publique » en attendant que les « malfaiteurs politiques » fussent sanctionnés par la « juste punition de leurs crimes ». Au moins deux feuilles intitulées Le Pilori n’hésitèrent pas à divulguer les noms de celles et ceux qui étaient promis au châtiment populaire : en 1871, Le Pilori des mouchards publia la liste nominative des individus ayant « demandé des emplois de mouchards sous l’Empire et depuis le 4 septembre 1870 jusqu’au 18 mars 1871 » ; en décembre 1943, Le Pilori édité par le mouvement France d’abord dénonça les membres de « la confrérie des salopards » de la collaboration, y compris les femmes entretenant des relations avec des soldats allemands, et plus précisément ceux de la « maffia collaborationniste » d’Annonay constitué de trente et un membres, dont Xavier Vallat, « ex-commissaire aux Juifs, député d’Annonay ».
Érigées en place publique pour être honorées, les statues de grands hommes peuvent, à l’occasion, se métamorphoser en effigies de criminels condamnés au pilori. C’est ce qui arriva à la statue de Bernard-François Mahé de La Bourdonnais érigée à Saint-Denis de La Réunion en 1856, qui fut à deux reprises affublée d’un écriteau disant « je suis esclavagiste » en 2015 et « je suis raciste » en 202034.
Le vocabulaire de l’infamie au service de la politique et de l’idéologie
Propices à la formation de clans opposés, certaines périodes chronologiques marquées par une Révolution, une guerre civile ouverte ou larvée, de fortes tensions sociales, des crises internationales ou des entreprises coloniales se sont particulièrement prêtées à l’emploi des mots « infâme » et « infamie » qui désignent toujours les membres du camp d’en face : comme l’écrit Jean-Yves Le Naour à propos de la Première Guerre mondiale, « c’est toujours l’autre le coupable, l’infâme »35. À certains moments, les mots « infâme » et « infamie » s’échangèrent, tels des projectiles identiques expédiés par chaque camp en direction de l’autre.
Sous la Révolution française, leur emploi semble cependant avoir été assez unilatéral, au service de la nation et de la patrie, contre la tyrannie et la contre-révolution. Dès le 23 juin 1789, l’Assemblée nationale déclara que tous ceux qui tenteraient d’arrêter et de détenir les députés seraient « infâmes et traîtres envers la nation »36. L’accusation d’infamie s’abattit sur Necker dès 1790 – « Tremble, infâme, ton règne est passé »37 –, puis sur Louis XVI, « l’infâme tyran »38 et la reine, « l’infâme Marie-Antoinette »39. Le 21 octobre 1790, lors d’un débat relatif à la couleur des pavillons de la Marine – devaient-ils demeurer blancs ou se mettre au tricolore –, divers députés estimèrent qu’abandonner la couleur qui avait jusqu’alors triomphé sur les mers, notamment pour assurer la liberté de l’Amérique, serait dangereux et qu’il n’y avait pas lieu de délibérer ; Mirabeau, qui voyait dans le blanc la couleur de la contre-révolution, estima devoir « [s]’opposer à l’infamie, il n’y a lieu à délibérer, que l’on osait espérer de notre faiblesse »40. Le 20 juillet 1793, une semaine après l’assassinat de Marat, le département de Paris maudit « l’infâme Charlotte Corday »41.
Mais l’accusation d’infamie pouvait aussi frapper des révolutionnaires qui auraient pu s’en croire protégés. Le 27 floréal an 2, la Société populaire de Châtillon-sur-Seine se dit convaincue qu’« une branche de l’infâme conspiration hébertiste » s’était étendue chez elle42. Après le 9 thermidor, les Jacobins de Chauny désavouèrent « l’infâme Saint-Just qui nous avait tous abusés sur son compte » et le 14, à Lévignen (Oise), on arrêta une femme soupçonnée d’avoir eu « des relations avec l’infâme »43. Le Musée Carnavalet possède un dessin de Gros représentant Robespierre vu de profil ; au verso, est tracée l’inscription « l’infâme Robespierre / très ressemblant, dessiné par Gros »44. La guerre donna aussi lieu à des accusations d’infamie. Le 2 août 1792 fut signé un décret d’après lequel « tous ceux qui refuseront ou de servir personnellement, ou de remettre leurs armes à ceux qui voudront marcher à l’ennemi, seront déclarés infâmes, traîtres à la patrie » (art. 1er)45. Commander une armée et être vaincu, a fortiori trahir ou simplement être soupçonné de trahison frappait d’infamie ; Le Père Duchesne déclara ainsi infâmes Custine et Dumouriez46. Cambrai, ville natale de ce dernier, se désola le 3 avril 1793 « d’avoir donné le jour à l’infâme et scélérat Dumouriez » et envisagea de raser sa maison47. Le 5 avril 1794, le tribunal révolutionnaire lui ayant interdit de présenter sa défense, Camille Desmoulins s’écria : « Quelle infamie ! On nous juge sans nous entendre ; la délibération est inutile ; qu’on nous mène à l’échafaud ; nous avons assez vécu pour la gloire »48 ; quelques heures après, il fut guillotiné.
Les débats relatifs à certains épisodes de la conquête de l’Algérie montrent des emplois contraires du mot « infâme ». Responsable de la mort de toute une tribu « enfumée » dans les grottes du Dahra le 18 juin 1845, le colonel Pélissier fut soutenu par le maréchal Bugeaud dans le Moniteur algérien du 15 juillet ; La Démocratie pacifique lui répondit le 22 par un long article condamnant « cette guerre infâme »49. Mais, quelques mois plus tard, le peintre Horace Vernet, auteur de tableaux consacrés à la conquête de l’Algérie, écrivit au colonel Pélissier pour lui faire part de son indignation face à « la manière infâme dont certains individus, qui ne font la guerre que de loin, ont calomnié [son] attaque des grottes »50.
Durant la courte période courant du 19 juillet 1870 au 28 mars 1871, deux thèmes se prêtèrent plus particulièrement à parler d’infamie : la reddition de Metz par Bazaine et la Commune. Nouveau Judas, nouveau Ganelon, Bazaine incarna la trahison envers la patrie et devint « l’infâme Bazaine » appelé à rendre compte de son « infâme conduite »51. Quant à la Commune, tandis que les Versaillais la désignaient comme « la faction infâme qui a pris le drapeau rouge pour emblème »52, les communards dénonçaient « la propagande infâme organisée dans les départements de Versailles pour noircir le mouvement sublime de la population parisienne »53 et « les infâmes violations du droit de la guerre dont s’est souillé le gouvernement de Versailles »54. Et si Ranvier fut désigné comme « l’infâme directeur » de la prison de Sainte-Pélagie lors du procès des assassins de Gustave Chaudey55, après l’écrasement de la Commune, Thiers fut surnommé « l’infâme vieillard ».
L’Affaire Dreyfus prouve aussi que les mots « infâme » et « infamie » se prêtaient à des emplois divers et souvent contraires. Le capitaine Dreyfus les employa lui-même à diverses reprises. Le 7 décembre 1894, il parla de l’empereur Guillaume comme de « cet infâme ravisseur qui nous a enlevé notre chère Alsace » ; le 21 janvier 1895, il se dit torturé à la « pensée du nom infâme qui est accolé à [son] nom », et le 24 janvier le crime du « monstre qui a jeté la honte et le déshonneur dans une honnête famille » lui parut fait de « tant d’infamie unie à tant de lâcheté »56. Le 26 janvier 1895, il adressa au ministre de l’Intérieur une lettre suppliant que l’on fît toutes les recherches permettant de trouver « le véritable coupable » car, écrivit-il, « j’ai été condamné pour le crime le plus infâme qu’un soldat puisse commettre et je suis innocent »57. Le terme « infâme » apparaît sous d’autres plumes, celle de Joseph Reinach qui demanda à Gaston Calmette de faire cesser « l’infâme campagne » menée par Le Figaro contre le colonel Picquart58, celle d’Émile Zola qui déplora « ce spectacle infâme » consistant à voir « des hommes perdus de dettes et de crimes dont on proclame l’innocence, tandis qu’on frappe l’honneur même, un homme à la vie sans tache ! », un homme cloué « sur son rocher d’infamie »59, celle du journaliste Eugène Clisson qui stigmatisa « l’infâme trahison de Dreyfus »60. Il apparaît même sous celle d’Esterhazy qui, ayant appris qu’il allait être « dénoncé comme l’auteur du bordereau », osa demander à Félix Faure « justice contre l’infâme auteur de ce complot » visant à le « substituer à un misérable »61. Henri Rochefort prétendait aussi qu’Esterhazy était « la victime d’un infâme complot »62.
Durant la Première Guerre mondiale circula une « rumeur infâme » rendant les prêtres et les religieux tout à la fois bellicistes – on prétendait qu’ils avaient voulu la guerre pour se venger de la République radicale –, pacifistes, défaitistes et embusqués63. Quant à Malvy, accusé par Léon Daudet d’avoir « livré, vendu, trahi son pays » quand il était ministre de l’Intérieur, il souhaita comparaître devant la Haute-Cour afin « d’être lavé définitivement de cette infamie »64. Malheur lui en prit car – effet des manœuvres de Clemenceau et des clémencistes –, il fut condamné au terme d’un procès à propos duquel le professeur Debierre déclara : « Ce fut infâme »65. Dans le même temps, en adoptant la chanson de Craonne, des soldats exprimaient leur lassitude de « cette guerre infâme » où on pouvait « laisser sa peau », tandis que les « embusqués », les « gros » menaient la belle vie « sur les grands boulevards ».
L’État français et la Résistance semblaient devoir se prêter tout particulièrement à l’emploi des mots « infamie » et « infâme ». Pour les partisans de Vichy, les communistes menaient une « propagande infâme »66. A notre grand étonnement, les quelques sondages que nous avons faits dans la presse clandestine (Combat, L’Humanité) ne nous ont pas permis d’en relever un seul exemple. Toutefois, « l’infâme Darquier de Pellepoix » fut mentionné dans l’émission de Radio-Londres « Les Français parlent aux Français »67 et une chanson intitulée « Joyeux transport », composée au début de 1942, relate l’histoire de prisonnières « victimes de l’infâme Gestapo »68. En revanche, l’emploi d’infamie et d’infâme est très fréquent dans les écrits ultérieurs portant sur cette période, comme sur d’autres d’ailleurs.
Les emplois contemporains
Dans des écrits récents, le diagnostic d’infamie s’applique non seulement à l’actualité comme nous le verrons plus bas, mais aussi, assez souvent, à des personnalités mortes depuis longtemps et des évènements antérieurs. L’histoire paraît ainsi avoir définitivement tranché. Le site La France pittoresque rappelle que « l’infâme Carrier » fit « noyer 90 prêtres réfractaires dans la Loire »69 et, commentant le roman de Jacques Ravenne intitulé La Chute, un internaute flétrit la mémoire de « l’infâme Fouquier-Tinville »70. En octobre 2019, Éric Zemmour ayant vanté les mérites du maréchal Bugeaud sur CNews, Jean-Michel Aphatie lui répondit par ce tweet : « Défendre Bugeaud aujourd’hui est une infamie »71. En novembre 2018, le site de la Fédération des Pyrénées-Orientales du PCF publia une photographie du monument aux morts antimilitariste de Gentioux (Creuse), accompagnée du texte de « La chanson de Craonne » et de ce commentaire : « Alors, merde aux illustres galonnés (l’infâme Pétain et tous les autres, Foch, Joffre, Nivelle, Mangin etc. y compris le boucher anglais Douglas Haig et leurs homologues en nullité militaire et humaine de l’autre camp), incompétents notoires qui ont fait leur gloire avec la peau des autres […] »72. Les hommes de la collaboration sont tout particulièrement concernés : Marcel Déat est « ce personnage infâme [qui] préconisa systématiquement une politique de trahison des intérêts de la France »73 ; Vichy intenta un « infâme procès » au « patriote exemplaire » qu’était Pierre Viénot74 ; quant au procès de Riom, il constitua à lui seul une infamie75. Laval ne pouvait être qu’infâme76, de même que Victor Druillet, ami de Philippe Henriot, « infâme policier puis milicien responsable du département du Gers »77, etc.
Mais les emplois contemporains se rapportent aussi très souvent à l’actualité. En 2013, Noël Mamère blâma François Copé de s’être rallié à La Manif pour tous et l’accusa de « labourer des terres infâmes »78. Le 26 janvier 2018, Guillaume Weill-Raynal exposa les (mauvaises) raisons pour lesquelles, depuis 2001, Pascal Boniface est marqué du « sceau d’infamie » à cause de son prétendu antisémitisme79. C’est aussi à propos des juifs que Robert Badinter parla d’infamie. Invité par Ali Baddou à l’émission Grand Entretien de France Inter le 26 octobre 2018, l’ancien garde des Sceaux fut amené à rappeler le conflit qui l’avait opposé en 2007 à Robert Faurisson et dit : « de l’entendre, de le voir […] à ce moment-là, j’ai revu tout ce que j’avais connu, j’ai mesuré l’infamie des propos révisionnistes »80. L’année 2023 offre aussi divers exemples : en mai, Élisabeth Borne ayant évoqué le passé du Rassemblement national, « héritier de Pétain », Marine Le Pen l’accusa d’avoir tenu « des propos infâmes et indignes »81. En octobre, après les propos de Jean-Luc Mélenchon visant la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, qu’il accusa de « campe[r] à Tel-Aviv pour encourager le massacre » [des Arabes à Gaza], Nicolas Mayer-Rossignol, maire socialiste de Rouen, vit dans un tel grief la marque d’un « populisme infâme »82 ; le même mois, un dessin de Félix paru le 18 dans Charlie Hebdo fut, rapporte La Dépêche, jugé « écœurant » et « infâme » : Danièle Obono, députée de La France insoumise – mouvement qui avait refusé de qualifier le Hamas d’organisation terroriste – est représentée (sous des traits dignes de l’ancienne publicité Banania) face aux otages israéliens du Hamas et la légende dit : « Gaza/Israël, la paix, c’est possible ! La France échange Obono contre les otages israéliens »83 ; le 31, sur X (ancien twitter), Manon Aubry dénonça les « infâmes tags antisémites » dessinés sur des immeubles de Saint-Ouen. En novembre, le sénateur communiste Pierre Ouzoulias évoqua les assassinats commis en 2015 à l’Hypercasher de la porte de Vincennes par « l’infâme Coulibaly »84 ; en novembre encore, à propos du conflit israélo-palestinien et des expressions de l’antisémitisme en France, Jérôme Fourquet déclara à un journaliste du Journal du dimanche : « Ceux qui portent aujourd’hui le sceau de l’infamie en France, c’est La France insoumise »85 ; le 19 décembre le Parti socialiste et le groupe Socialistes et apparentés de l’Assemblée nationale, ainsi que le groupe Socialiste, écologiste et républicain du Sénat présentèrent la nouvelle loi sur l’immigration comme « une infâme loi raciste de police des étrangers »86, plaçant ainsi ce texte législatif dans la même catégorie que « le décret infâme » pris contre les Juifs par Napoléon le 17 mars 180887 ou que deux lois de l’État français, la « loi infâme » du 3 octobre 1940 contre les juifs88 et la « loi infâme » du 6 août 1942 contre les homosexuels89.
Si depuis trois décennies, elle n’a plus d’existence en France en tant que catégorie juridique, l’infamie conserve dans le domaine politique et idéologique une vitalité qui trouve à s’exprimer dans des contextes divers, le racisme et l’antisémitisme occupant désormais une place importante, au même titre que la classique animosité entre membres de partis situés aux extrémités de l’éventail politique. Mais les mots « infâme » et « infamie » ont sans doute aujourd’hui un sens moins fort qu’au temps où ils traînaient avec eux des images de flétrissure et de carcan. Néanmoins, ce qu’ils ont perdu dans l’ordre de l’imaginaire, ils l’ont peut-être gagné dans celui du politique.
Privés d’une définition stricte et ne correspondant à aucune norme d’usage, ils occupent un champ assez vaste, mais aux contours imprécis. Comme l’ont montré les divers exemples que nous avons cités, ils peuvent être apparentés au vocabulaire du cynisme, de la cruauté, du mensonge, de la trahison, de l’ignominie et de l’abjection, deux termes eux-mêmes assez flous, et désigner, chez les uns, tout ce qui se situe à l’opposé de valeurs humanistes et d’idéaux républicains et, chez les autres, des attitudes et des sentiments contraires à l’autorité et à la nation (entendue dans un sens nationaliste). Une personne déclarée infâme est non seulement précipitée au degré le plus bas de l’échelle morale, mais aussi déconsidérée idéologiquement, rejetée en dehors du cercle des interlocuteurs politiques possibles. Plus qu’une invective, infâme est devenu un mot qui marque une forme d’ostracisme symbolique. Or, que faire, dans une démocratie, quand des représentants élus en sont réduits à se déclarer mutuellement indignes de participer au débat national ?