« Infamie, vous avez dit infamie ? »

Introduction

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Comme le disait Oscar Wilde, « entre la célébrité et l’infamie il n’y a qu’un pas, et peut-être moins » (De Profundis, 1905) : qu’elle renvoie en cette année écoulée à la théâtrale indignation d’un garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, entendu par la Cour spéciale de la République pour prise illégale d’intérêts dans le cadre de ses fonctions1, ou encore, outre-Atlantique, à la consternation partagée sur Twitter par l’ancienne secrétaire d’État et candidate à la présidence, Hillary Clinton, quelques minutes à peine après l’annulation par la Cour Suprême de l’arrêt Roe v. Wade garantissant aux Américaines le droit d’avorter dans tout le pays, « l’infamie », terme couramment employé par les médias, nous rappelle combien elle transcende nos sociétés contemporaines, et plus encore la sphère politique. Recouvrant diverses significations et réalités, cette notion a pour étymologie l’ambivalente fama latine, qui est tout à la fois le bruit colporté, l’opinion publique et la renommée. Figure allégorique monstrueuse, la Fama de Virgile et d’Ovide aurait été enfantée par Gaia, dans le seul but de nuire aux dieux et aux hommes. La « déesse funeste » voit tout, sa demeure, aux confins de l’univers, bruisse de toutes les voix et répand toutes les rumeurs : auteurs et lecteurs antiques seraient, dès lors, pris dans son piège2. À ces premières considérations poétiques, s’en greffent bien vite d’autres, législatives et morales.

D’un point de vue pénal, l’infamie, héritée du droit antique, propose en premier lieu un regard du pouvoir sur l’individu concerné, à savoir un criminel reconnu coupable d’un crime par le pouvoir judiciaire. Privé de fama, le condamné, affligé dans sa dignité, entre dans une nouvelle condition : celle d’infâme. Soumis à la vindicte populaire d’une foule à qui l’on permet d’assouvir ses pulsions et son animosité3, l’individu est, au travers de l’arsenal punitif et répressif déployé, privé de toute existence sociale4. D’un point de vue moral, cette définition juridique, assimilant l’infamie à l’indignité, s’appuie sur les usages sociaux en vigueur. Témoin du regard d’une société sur la marginalité, elle désigne, alors, les exclus de tous bords (femmes, Juifs, lépreux, pauvres, prostituées, sorcières, vagabonds) et renvoie à maintes appellations (infâmes, exclus, marginaux, « sans-nom », cruels…). Dans cette perspective, l’infamia, au-delà de la catégorie d’« indigène »5, se définit comme une construction par le regard de la société qui s’opère conjointement dans les domaines juridique, religieux et économique6. La diversité des « Montrés du doigt » reflète de profondes et diverses mutations en relation avec la place grandissante de l’opinion publique depuis le milieu du XVIIIe siècle7. De ce point de vue, le XIXe siècle souligne une relative continuité. Définie comme « une flétrissure imprimée à l’honneur, à la réputation, soit par la loi, soit par l’opinion publique », l’infamie serait toujours, d’après l’édition de 1835 du Dictionnaire de l’Académie française « plus à craindre que la mort ». La naissance de la célébrité dès le milieu du XVIIIe siècle lui accorde une place prépondérante auprès d’une opinion publique alors en pleine effervescence. La littérature s’en fait d’ailleurs l’écho : que l’on pense à la fleur de lys inscrite au fer rouge sur l’épaule de Milady, à la vengeance orchestrée par Edmond Dantès, les romans d’Alexandre Dumas mettent en scène l’infamie dans ses rapports avec le châtiment et le politique8. Les « infâmes » eux-mêmes n’hésitent plus à l’analyser, à l’instar de l’assassin Pierre-François Lacenaire dans ses Mémoires9.

Toutefois, demeure une autre définition, à proprement parler politique, intimement liée au régime en place, aux rapports de force qu’il induit et à la dignité qu’il escompte. À ce titre, l’Histoire regorge de félons qui ont agi par idéal, par intérêt ou encore par vengeance ; pour beaucoup, un acte que l’on pourrait presque qualifier de naturel, qui répondrait à un « devoir de trahison »10. En réponse à cette infamie politique, la pratique de la damnatio memoriae antique11, ritualisée sous forme d’un culte civique et religieux, traverse les siècles et démontre, dans les circonstances critiques, que la relation entre morale et droit ne peut se réduire au seul droit privé. Dès lors, l’infamie revêt une dimension spécifiquement politique liée au statut de citoyenneté accordé en France dès 1791. Tout au long du XIXe siècle, corollairement à la dépolitisation du concept de citoyenneté, le « méchant citoyen » moralement se substitue au « mauvais citoyen » civiquement. À ce titre, la Révolution de 1848 définit « l’indignité civique » comme conséquence de la violation non des devoirs, mais de la « probité », entendue comme respect de la propriété et des bonnes mœurs12. Les scandales politiques républicains, tels les affaires Dreyfus et Stavisky, laissent entrevoir les germes d’« un régime visuel de l’exclusion »13. L’évolution des images photographiques et de la presse illustrée française l’atteste en partie, notamment au travers de la presse antisémite et nationaliste, de La Libre Parole d’Édouard Drumont à L’Action française de Charles Maurras.

De même qu’il convient de prendre en compte « les conditions de production de la célébrité », il est nécessaire de questionner celles de son contraire qu’est l’infamie, qui renvoient à une cristallisation d’une multitude de représentations et de significations en fonction des enjeux politiques et idéologiques de la période14. Dès lors, à l’image des procédures de damnatio memoriae républicaine15 ou encore des syndromes de déni16, le travail de re- ou déconstruction mémorielle révèle un rapport de force dans la qualification morale et politique d’une personnalité et des idées qu’elle incarne. En témoignent différents exemples comme celui de la « cancel culture » ou « call-out culture », pratique née aux États-Unis consistant à dénoncer publiquement des individus, groupes ou institutions responsables d'actions, comportements ou propos perçus comme problématiques, ou encore celui récent du déboulonnement des statues de Colbert17.

Le présent dossier invite par conséquent à se pencher dans un premier temps sur les contours de l’infamie. Comme le rappelle l’étude sémantique menée par Jacqueline Lalouette, si la richesse des termes « infamie » et « infâme » peut prêter à des emplois divers et flous, il n’en est rien en matière de justice criminelle, où les textes juridiques donnent une liste précise des peines infamantes ; ces dernières, bien que supprimées au XIXe siècle pour les plus cruelles et humiliantes, ne disparurent toutefois de l’arsenal des peines françaises qu’en 1992. Les accusations d’infamie règnent aussi dans le domaine de la politique, notamment lors de périodes marquées par des tensions et des crises. En témoigne l’étude de Bertrand Tillier consacrée au cas Benjamin Griveaux, candidat malheureux, mais surtout déchu du parti présidentiel La République en marche (LREM) aux élections municipales à Paris en 2020, au cœur de la tourmente médiatique en raison d’un scandale politico-sexuel orchestré par l’artiste russe Piotr Pavlenski, exilé politique en France, qui entendait par le prisme des médias mettre à nu les « mécaniques du pouvoir ». Entre performance artistique et activisme politique, judiciarisation de l’affaire et traitement médiatique, la question de l’infamie interroge sur ses frontières pour le moins mouvantes ainsi que sur les formes contemporaines qu’elle revêt.

On le comprend, les figures de l’infamie politique évoluent au gré des époques et des contextes. Le XIXe siècle, ou l’avènement d’une « modernité désenchantée » par les « voies sinueuses de la modernisation », pour reprendre l’expression consacrée par Emmanuel Fureix et François Jarrige18, n’échappe nullement à la règle. Une seconde partie dédiée aux figures de l’infamie s’arrêtera à ce titre, d’une part sur le cas des frères Payan, et d’autre part sur la légende noire de l’impératrice Eugénie. La chute des frères, analysée par Nicolas Soulas, laisse ainsi entrevoir les mécanismes de construction et de déconstruction du héros révolutionnaire, comme les stratégies déployées par les « Thermidoriens » ou par les acteurs locaux pour abattre les « idoles robespierristes ». Figure tutélaire d’un Second Empire longtemps conspué par le roman national républicain, l’impératrice Eugénie, décryptée dans ce dossier par Maxime Michelet19, témoigne tant du profond renouvellement historiographique concernant le régime de Napoléon III20 que du solide ancrage de la mythologie politique dans l’imaginaire collectif, comme le souligne l’infamie mémorielle dont l’impératrice a pâti. Une étude de cas qui n’est pas sans poser une question plus pragmatique : peut-on sortir de l’infamie ? Tant la rhétorique et la symbolique de l’infamie sont complexes et polymorphes.

Troisième et dernier aspect que se propose d’aborder Chloé Perrot en étudiant les modalités de représentation de l’infamie – dans son acceptation la plus large – dans les iconologies de la période moderne. Elle confronte ainsi les modèles proposés par Cesare Ripa et ses suiveurs aux œuvres réalisées pour tenter de comprendre comme s’établissent des conventions de représentation des vices. Par ailleurs, elle interroge le rôle des propositions de la fin du XVIIIsiècle, en particulier dans le contexte de tension politique et sociale marqué par la Révolution. Avec la nouvelle place laissée à l’invention, arrivent des sujets et propositions inédites qui auraient dû conduire à un renouvellement iconographique. Enfin, Christian Achet et Nathalie Alzas analysent la symbolique de l’infamie par le prisme des caricatures ultras contre l’abbé Grégoire. Candidat à la députation en Isère en 1819 soutenu par les Libéraux, ce dernier se retrouve aux prises avec un imaginaire politique ultra bien décidé, par une intense campagne de presse, à lutter contre un adversaire marqué au fer rouge par le « R » du régicide, un adversaire à jamais frappé du sceau de l’infamie. Une image ancrée dans un imaginaire du pouvoir politique en recomposition sous la Restauration, dans lequel les discours interagissent avec les gravures militantes.

Ce dossier se propose ainsi d’approfondir ces perspectives afin de mieux comprendre les différents processus de construction et modes de représentation de cette notion d’infamie politique en France sur une période suffisamment large – du XVIIsiècle à nos jours – pour en distinguer les modalités de fonctionnement, les marqueurs et les évolutions, ce qui invitait à un nécessaire dialogue interdisciplinaire entre histoire, littérature et histoire de l’art, que ce dossier s’est efforcé d’instaurer.

Notes

1 « Merci de me donner la parole, mais, avant cela, je voulais vous dire dans quel état d’esprit je me présente aujourd’hui. J’appartiens à une génération qui utilisait le terme un rien suranné de « banc d’infamie ». Pour moi, et mes proches, ce procès est une infamie. C’est aussi une épreuve et, en même temps, un grand soulagement, car je suis venu me défendre. » (Retranscription des propos d’Eric Dupont-Moretti, Le Point, 6 novembre 2023). Return to text

2 Isabelle Meunier, « Le renouvellement du motif épique du catalogue dans le Bellvm Civile de Lucain (1.392-522) : dangers et pouvoirs de la fama », in Olivier Devillers et Sylvie Franchet d’Espèrey [dir.], Lucain en débat : rhétorique, poétique et histoire, Pessac, Ausonius Éditions, 2010, p. 63-75. Return to text

3 Pascal Bastien, L’exécution publique à Paris au XVIIIe siècle : Une histoire des rituels judiciaires, Seyssel, Champ Vallon, 2006. Return to text

4 Fleur Beauvieux, article « Infamie », in Lucien Faggion et Christophe Régina (dir.), Dictionnaire de la méchanceté, Paris, Max Milo éditions, 2013, p. 162-163. Return to text

5 Giacomo Todeschii, Au pays des sans-nom. Gens de mauvaise vie, personnes suspectes ou ordinaires du Moyen Âge à l’époque moderne, essai traduit de l’italien par Nathalie Gailius, Lagrasse, Verdier, 2015. Return to text

6 Concernant la construction même de l’infamie et les catégories d’infâmes, voir le colloque L’infamie, histoire et métamorphose, organisé à la Bibliothèque de l’Arsenal / Grand Salon, les 19 et 20 octobre 2023, par Basile Adler, Olivier Bosc, Claude Gauvard, Sylvie Humbert et Denis Salas. Return to text

7 Antoine Lilti, Figures publiques. L’invention de la célébrité, 1750-1850, Paris, Fayard, 2014. Return to text

8 Stéphane Caporal-Gréco, « De l’infamie dans les romans d’Alexandre Dumas. Variations sur le thème de l’indignité », Cahiers Jean Moulin, n° 4, 2018, p. 1-30. Return to text

9 Anne-Emmanuelle Demartini, « L’infamie comme œuvre : L’autobiographie du criminel Pierre-François Lacenaire », Sociétés & Représentations, n° 13, 2002/1, p. 121-136. Return to text

10 Franck Favier et Vincent Haegele (dir.), Traîtres. Nouvelle histoire de l’infamie, Paris, Éditions Passés/Composés, 2023. Return to text

11 Stéphane Benoist et Anne Daguet-Gagey (dir.), Un discours en images de la condamnation de mémoire, Metz, collection du CRUHL (Centre régional universitaire lorrain d’histoire), n° 34, 2008 ; Stéphane Benoist, Anne Daguet-Gagey, Christine Hoet-Van Cauwenberghe, Sabine Lefebvre (dir.), Mémoires partagées, mémoires disputées. Écriture et réécriture de l’histoire, Metz, collection du CRUHL, n° 39, 2009. Return to text

12 Anne Simonin, Le Déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité 1791-1958, Paris, Grasset, 2008. Return to text

13 Jonathan Larcher, « Un siècle d’infamie. Jalons pour une histoire politique du « Romani cinema » », Recherches & Travaux, n° 93, 2018, p. 1-15. Return to text

14 Sidonie Verhaeghe, De la Commune de Paris au Panthéon (1871-2013) : célébrité, postérité et mémoires de Louise Michel. Sociologie historique de la circulation d’une figure politique, Thèse menée sous la direction de Michel Hastings, Université Lille II, 2016. Return to text

15 Julien Rycx, Georges Laguerre, un Bel-Ami en politique (1858-1912), Villeneuve-d’Ascq, P.U.S., 2023. Return to text

16 Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy, Paris, Seuil, 1990 (1re édition 1987). Return to text

17 Voir à ce sujet l’éclairante conférence « Passés troubles et troublants : les musées qui gênent », donnée au Louvre le 25 novembre 2021 par l’historien de l’art Neil Macgregor (https://www.louvre.fr/en-ce-moment/evenements-activites/passes-troubles-et-troublants-les-musees-qui-genent#le-live), ainsi que les récentes études de Jacqueline Lalouette (Les statues de la discorde, éditions Passés/Composés, 2021) et Bertrand Tillier (La disgrâce des statues. Essai sur les conflits de mémoire, de la Révolution française à Black Lives Matter, Payot, 2022). Return to text

18 Emmanuel Fureix, François Jarrige, La modernité désenchantée : relire l’histoire du XIXe siècle français, Paris, La Découverte, 2015. Return to text

19 Maxime Michelet, L’impératrice Eugénie. Une vie politique, Paris, Éditions du Cerf, 2020. Return to text

20 En témoigne le récent colloque Napoléon III, prince de la modernité, présidé par Éric Anceau, co-dirigé par Benoît Habert, Jean-Romain Ferrand-Hus et Maxime Michelet, Paris/Lyon/Marseille, les 1er, 2, 15 et 16 décembre 2023. Return to text

References

Electronic reference

Julien Rycx, « « Infamie, vous avez dit infamie ? » », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [Online], 13 | 2024, Online since 03 juin 2024, connection on 07 octobre 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/500

Author

Julien Rycx

IRHIS (UMR 8529), Université de Lille

Copyright

CC-BY-NC