J’ai vu bien des êtres subir l’empreinte des héros de la Révolution. À l’heure où je suis entré dans la vie politique, les Robespierre, les Danton, les Saint-Just, qui maintenant gisent dégonflés sur la grève, avaient encore leur force créatrice. Je songe à Georges Laguerre, à son port de tête arrogant, à son audace quotidienne, à son inoubliable parole tranchante qu’il soulignait d’un geste de guillotine.1
Resurgit ainsi en 1922, sous la plume de Maurice Barrès, aux côtés des grandes figures de la Révolution, un nom depuis longtemps oublié de tous, celui de Georges Laguerre (1858-1912) – jeune prodige du barreau de Paris devenu en 1883, à l’âge de vingt-cinq ans, le benjamin de la Chambre des députés et promis à un avenir politique radieux. Bien que relégué par l’historiographie au rang de personnage « secondaire »2, l’homme incarna pourtant, aux côtés d’Alexandre Millerand et de Raymond Poincaré, l’émergence d’une nouvelle génération républicaine, avant de se fourvoyer dans l’aventure boulangiste et de connaître une longue déchéance, tant physique que politique. Un itinéraire pour le moins mouvementé dont s’inspira Barrès pour façonner le portrait du jeune Suret-Lefort dans son roman Les Déracinés (1897).
Fils de clerc de notaire et apparenté, par sa grand-mère maternelle, à Adolphe Thiers, Georges Laguerre appartient à la moyenne bourgeoisie parisienne. Le jeune homme suit un cursus élitiste au sein du prestigieux lycée Bonaparte-Fontanes-Condorcet, avant de s’engager dans des études de droit à la Faculté de Paris. Fréquentant la prestigieuse conférence Molé-Tocqueville, puis la Conférence du Stage, il s’y illustre comme un redoutable orateur. Devenu secrétaire de Louis Blanc, puis initié au sein de la loge maçonnique La Rénovation d’Amiens, il fréquente assidûment les cercles républicains d’extrême gauche et rejoint La Justice de Clemenceau. Jeune avocat reconnu pour ses plaidoiries incisives lors des procès socialistes et anarchistes (1882-1883), aux côtés de son confrère et ami Alexandre Millerand, il s’impose comme le « poulain » de Clemenceau. Élu lors d’une législative partielle dans le Vaucluse en 1883, il devient ainsi, à l’âge de 25 ans, le plus jeune député de l’hémicycle. Pressé de réussir, il rallie précocement la cause du général Boulanger et s’éloigne peu à peu de la famille radicale. Ambitieux et dénué de scrupules, l’homme se prépare à exercer les plus hautes fonctions de l’État. Toutefois, du fait des sombres tractations entreprises avec les monarchistes et les bonapartistes, « l’enfant de chœur » du boulangisme, devenu député de Paris, allait sombrer avec un boulangisme (1888-1891) qualifié de plébiscitaire, césariste et réactionnaire. Sa défaite lors des élections législatives de 1893 annonce le début d’une longue traversée du désert. Réélu contre toute attente dans le Vaucluse en 1910, le député, malade et endetté, meurt deux années plus tard dans une quasi-indifférence générale.
Au-delà de l’affection que l’auteur porte à un ami depuis disparu et de l’occasion qu’il saisit pour vilipender un parlementarisme absolu qu’il exècre par-dessus tout, cette préface nous invite à revenir sur la réception d’un récit articulant histoire et mémoire, convictions et représentations politiques. La pensée ricœurienne ne nous rappelle-t-elle pas que la mise en image du souvenir premier suppose une reconstruction, ce qui pose nécessairement la question de la fiabilité de la mémoire, et avec elle, celle de sa vulnérabilité structurelle3 ? Réactivée au gré des représentations et des traditions, la mémoire alterne ainsi processus d’évitement, de manipulation et de reconstruction4. La séquence révolutionnaire n’échappe nullement à la règle.
À la « mémoire empêchée » d’un événement traumatique, où la compulsion de répétition vaut oubli, au sens où elle empêche la prise de conscience de l’événement traumatique (sous les Premier et Second empires notamment), répond une « mémoire manipulée » au nom de l’idéologie. Cette dernière se définit comme un effort de légitimation d’un gouvernement ou d’un pouvoir, fondé sur un événement originel, des documents fondateurs et des « mémoires » communes, où « la fonction sélective du récit offre à la manipulation l’occasion et les moyens d’une stratégie rusée qui consiste d’emblée en une stratégie de l’oubli autant que de la remémoration »5. C’est ainsi que sous la Restauration ressurgit une mémoire de la Révolution, ou plutôt une « contre-mémoire » conservatrice, incarnée par les Ultras, ou encore une réflexion plus modérée proposée par Madame de Staël et Benjamin Constant. Enfin, la mémoire peut s’avérer « commandée ». En témoignent les histoires officielles récitées par des écoliers, les hymnes nationaux chantés lors de commémorations officielles ou encore les défilés de fêtes nationales. Bien que triomphante durant les premières heures de la révolution de 1848, la mémoire révolutionnaire ne sera véritablement institutionnalisée que sous la Troisième République.
Définitivement « républicain » en 1879, le régime se présente alors comme l’héritier d’un siècle de débats passionnés et de luttes de mémoires. Forgée au gré de marqueurs générationnels et politiques, la matrice républicaine se nourrit abondamment des héritages révolutionnaires qu’elle érige comme un socle politique et intellectuel fondateur sur lequel partisans comme adversaires de « la Gueuse » s’affrontent et se déchirent. En témoigne le « cadre de réflexion »6 posé par la libérale et bourgeoise Histoire de la Révolution française de Jules Michelet (1847-1853) qui, par la suite, nourri des écrits romantiques, exalte la place prépondérante du peuple. Cette trame révolutionnaire alimente ainsi de nombreux débats historiographiques et politiques, parfois virulents, souvent récurrents, et influence plusieurs générations de républicains. Qu’il réponde à de sincères convictions ou de simples considérations électorales, l’héritage révolutionnaire ne peut se penser en dehors du cadre partisan et de la lutte électorale. Fond commun de la culture politique, la mémoire révolutionnaire s’invite dans tous les lieux de discussion et de représentation, des arcanes du Palais Bourbon aux salons privés les plus convoités de la capitale, jusque dans les cortèges de rue. La référence à la Révolution au sein de l’espace public demeure d’autant plus incontournable que les années 1888-1892 sont celles des commémorations et des débats.
Ce legs n’est pas sans participer aux clivages politiques du XIXe siècle, entre partisans et adversaires de la République d’une part, mais également au sein même des principales forces en présence d’autre part, qu’elles soient républicaines ou conservatrices. Car, si les républicains partagent l’héritage révolutionnaire, encore faut-il savoir de quel héritage il s’agit : celui de 1789 ou celui de 1793 ? Derrière leur apparente unité contre la République, les droites demeurent également partagées entre refuser en bloc le legs révolutionnaire (légitimistes) et accepter les principes de 1789 (orléanistes et bonapartistes).
Dans cette perspective, il convient de se pencher sur « la figure » de Robespierre. Recouvrant diverses significations et réalités, cette notion a pour étymologie la figura latine qui désigne à la fois la « configuration », la « forme extérieure » et l’« apparence physique » d’une personne. Cependant, au-delà des contours, le substantif inclut également tout ce qui constitue un personnage, ce qui le façonne, lorsqu’il « prend figure ». Un personnage devient ainsi une figure lorsque l’on peut le citer en guise d’« exemple » ou de « modèle ». À ce titre, par les controverses qu’elle suscite et les passions qu’elle déchaîne7, la figure de Robespierre, brandie ici par l’un de ses héritiers les plus méconnus (Georges Laguerre), ne renverrait-elle pas à la cristallisation d’une multitude de représentations, de significations, d’images correspondant aux enjeux politiques et aux conflits idéologiques qui marquent cette fin de XIXe siècle ? Et plus encore à un travail de reconstruction mémorielle8 qui révélerait un rapport de force dans la qualification morale et politique d’une personnalité et des idées qu’elle incarne ?
Il conviendra donc dans cette étude de revenir sur les modalités de construction d’une « âme robespierrienne », avant de se pencher dans un second temps sur sa récupération par le champ politique.
La construction d’une « âme révolutionnaire » : incarner Robespierre à la fin du XIXe siècle
Si la sulfureuse personnalité de Laguerre9 suscite des débats parfois enflammés, son talent d’orateur semble pour sa part faire l’unanimité, chez ses admirateurs les plus sincères comme chez ses détracteurs les plus chevronnés. Son ami Alexandre Millerand se souvient à ce titre d’un « prince de la jeunesse opposante du Palais »10, quand Maurice Barrès perçoit un « talent outrancier, violent, étrange, menteur, mais toujours de grands effets de diction et de gestes dramatiques »11. Les chroniques conservatrices du Figaro elles-mêmes, à la stupeur du quotidien satirique d’extrême gauche Le Tintamarre, lui reconnaissent une « physionomie intelligente »12. Au-delà de ses aptitudes intellectuelles et oratoires, la personnalité de Laguerre se voit également disséquée à travers l’image qu’elle projette. L’étroite correspondance entre le physique et le moral s’avère encore fréquente en cette fin de XIXe siècle à travers la physiognomonie13. Dans cette perspective, son corps illustrerait, tout naturellement, pour de nombreux observateurs contemporains, les méandres de son âme. « Souriant, très coquet, ganté de frais, jouant avec une jolie canne à pomme d’argent »14, le jeune avocat se distingue par son élégance naturelle, voire appliquée. Il n’en fallait pas plus à certains observateurs pour déceler chez cet avocat convaincu et convaincant, à travers sa passion pour les lettres et l’histoire, l’affirmation d’une « âme de révolutionnaire ».
A priori, rien dans ses origines ne le prédestinait à s’intéresser aux arcanes de la Révolution française. Et pourtant, très tôt fasciné par les grandes figures révolutionnaires et impériales, il dévore tant l’œuvre de Michelet que le Dictionnaire universel d’histoire et de géographie de Bouillet, au point de réciter les biographies des dignitaires du Premier Empire15. La proximité de Louis Blanc dont il fut le secrétaire, comme son admiration pour les écrits de Victor Hugo – en qui, à l’image de Voltaire, il décèle un nouvel apôtre de la tolérance et de l’apaisement16 – le poussent à défendre, tout au long de sa vie, les idéaux de 1789 (du moins l’affirme-t-il). Volontiers présenté par ses détracteurs comme celui qui, dans un coup d’État, « parierait comme Saint-Just et agirait comme Couthon », « capable de jouer sa vie et de prendre celle des gens qui le gêneront… »17 ou encore, à la fin de sa vie, comme « un Saint-Just qui serait devenu aussi laid qu’un Mirabeau »18, il incarne cependant, par sa jeunesse, sa fougue et son mordant, l’idéal révolutionnaire de ces jacobins qu’il dresse en modèles, à l’image de son maître à penser, Maximilien de Robespierre : « Oui, je suis un disciple de la Révolution. Et celui que je mets au-dessus de tous les autres, c’est précisément le grand vaincu de Thermidor : Maximilien Robespierre. »19 C’est ainsi que se dessinent tout naturellement, sous la plume de Pierre de Châtillon, journaliste au Passant, les traits d’un jeune avocat clairement identifié à son modèle révolutionnaire, tant physiquement que moralement :
Dans le premier volume des Girondins, Lamartine donne du grand conventionnel [Robespierre] un portrait plus exact que flatteur, dont beaucoup de traits se rapportent absolument à Georges Laguerre, quoique celui-ci ait les yeux et les cheveux noirs, et cette ressemblance à la fois physique et morale n’échappe pas à ceux qui l’entendent et le voient souvent, hors des salons où l’aspect de tous se nivelle dans une banalité absolue.20
Et comment, selon l’auteur, ne pas être tenté de relire quelques passages de Lamartine et reconnaître en Laguerre, dans sa pâleur « jusqu’à la lividité », dans son éloquence, jugée encore latente, agrémentée « d’un geste sobre, d’une voix sans sonorité », d’une « silhouette anguleuse », le digne héritier d’un jeune Robespierre encore « à la Constituante, non à la Convention », Laguerre allant jusqu’à retrouver un mimétisme gestuel dans ses plaidoiries ?
Similitude de détail vraiment bizarre, il a un geste familier que Mme Roland constate chez Maximilien : forcé de répondre à une question qu’il ne veut pas traiter, il se mordille le bout des doigts.21
Si Laguerre ne consacre aucun écrit à la Révolution française, se refusant du fait de son écriture « étrange et hiéroglyphique »22 à prendre la plume, il n’en reste pas moins bercé par les idéaux révolutionnaires, dès ses jeunes années estudiantines passées à la Faculté de Droit de Paris puis à la prestigieuse conférence Molé-Tocqueville. Ayant rejoint les rangs d’une jeunesse radicale, il y préconisait déjà l’approfondissement d’une réforme de la société et y dénonçait les lacunes des gouvernements en place, au nom d’un idéal radical prônant un retour aux sources révolutionnaires, notamment avec la séparation de l’Église et de l’État, mais également avec la mise en application de la politique sociale de la Convention de 1794 vis-à-vis des déshérités.
L’homme se présente donc en digne continuateur d’un combat idéologique, amorcé sous la monarchie de Juillet et perpétué sous le Second Empire par les républicains Ernest Hamel et Louis Blanc en vue d’une réactivation de la mémoire révolutionnaire, en particulier celle de Robespierre. Si le jeune avocat invoque encore rarement les héritages révolutionnaires, la liberté demeure, à ses yeux, l’un des fondements de la société à laquelle il aspire. Le principe de fraternité reste toutefois, selon lui, de loin le plus pertinent pour fonder une société, tant dans le monde profane que maçonnique. Contrairement à l’autorité, qui « fait reposer la vie des nations sur des croyances menteuses, aveuglément et follement acceptées », et à l’individualisme, qui isole l’homme de la société « en lui donnant un sentiment exalté de ses droits sans lui indiquer ses devoirs », la fraternité, « annoncée par Jean-Jacques et les immortels penseurs de la Montagne », éclaire toujours « les lointains de l’idéal »23. Pierre angulaire de la liberté et de l’égalité, la fraternité ne se réduit, à ses yeux, ni à une simple vertu ni à une maxime, mais serait une véritable règle de droit, ce qui lui permet ainsi de conclure, non sans un certain cynisme, sur le fait que serait enfin « appliqué le principe sublime qu’a répété le grand homme qu’on appelle Jésus-Christ. Aimez-vous les uns les autres comme des frères »24. On ne peut s’empêcher d’y déceler une certaine sensibilité « hébertiste », notamment vis-à-vis du mouvement populaire de l’An II, ou encore vis-à-vis du mouvement des Canuts en 1831 dont la devise était « vivre en travaillant ou mourir en combattant ». La politique sociale-révolutionnaire est justifiée, selon lui, par l’omniprésence de la question sociale et doit inspirer l’idéal républicain.
Que vaudrait la République, si elle n’était pas le moyen le plus propre à rendre les hommes plus éclairés, plus heureux et meilleurs ? Et pourquoi serait-elle regardée comme une forme de gouvernement excellente par le travailleur en peine de sa nourriture, de ses vêtements et de son gîte, par la femme qui ne peut nourrir son enfant, par la jeune fille livrée aux mauvais conseils de la misère […] si elle n’avait pas pour résultat d’atténuer graduellement, jusqu’à ce qu’il soit donné au génie de l’homme d’y mettre fin, les maux nés de l’ignorance, de la pauvreté, de l’inégalité des forces déchaînées les unes contre les autres, de la lutte deux fois funeste engagée entre le capital et le travail.25
Constatant l’amère réalité de l’inégalité sociale, Laguerre ne semble finalement pas si éloigné des Enragés pour qui, un siècle plus tôt dans leur manifeste du 25 juin 1793 :
La liberté n’est qu’un vain fantôme quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. L’égalité n’est qu’un vain fantôme quand le riche par le monopole exerce le droit de vie et de mort sur son semblable. La république n’est qu’un vain fantôme quand la contre-révolution s’opère, de jour en jour, par le prix des denrées, auquel les trois quarts des citoyens ne peuvent atteindre, sans verser des larmes.26
Toutefois, à la différence d’autres socialistes – minoritaires, de sensibilité « hébertiste », tels le communard Auguste Tridon ou encore Paul Lafargue – qui assimilent la répression républicaine contre le mouvement ouvrier à l’élimination des factions de l’an II, Laguerre assume pleinement son attachement à l’héritage de Robespierre : « La liberté […] disparut avec la République, avec la catastrophe du 9 Thermidor »27. Devenu avocat, l’homme débute un long cycle de conférences sur la Révolution française et l’Empire28, notamment sur les grandes figures révolutionnaires, Saint-Just et Robespierre en tête. Certains fins observateurs ne manquent pas de faire remarquer que l’analogie entre le conférencier et son sujet d’étude est savamment orchestrée :
Georges Laguerre voue un véritable culte à Saint-Just. Il s’est épris de ce talent extraordinaire arrivé du premier coup à sa complète maturité, comme s’il eut pressenti que les années lui étaient comptées. Et en vérité, en entendant le jeune député de 1884 parler si bien du jeune révolutionnaire de 1793, une réflexion nous vient à l’esprit : on devine, on comprend l’espèce d’affinité secrète qui unit, à travers un siècle, le grand homme de la Révolution française à son jeune historien, on ne peut s’empêcher de les comparer l’un à l’autre.29
On le comprend, attribuer au « professionnel » de la politique qu’il est une ligne idéologique relève presque de la gageure. Bien qu’auréolé du titre d’« avocat de la plèbe » au lendemain de ses premières plaidoiries lors des procès socialistes et anarchistes de 1882-188330, Laguerre (à l’instar de son mentor Louis Blanc) aspire à la réconciliation plutôt qu’à la lutte des classes. L’État ne doit donc pas accaparer la propriété collective, mais bien en être le garant. Davantage radical que socialiste sur ce premier point, il n’en aspire pas moins à l’émancipation des salariés vis-à-vis de la tutelle du patronat et se pose en digne héritier du Robespierre qui inspira la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793, dont l’article 21 préfigure la reconnaissance du droit au travail. Sur ce point, ses convictions socialistes témoignent d’une certaine cohérence depuis ses premiers engagements maçonniques. Un positionnement idéologique pour le moins ambigu mais qui lui permet de se démarquer du « radicalisme vaguement socialiste » d’un Clemenceau31, profondément hostile au collectivisme. L’orateur s’adresse donc implicitement à des socialistes, encore peu nombreux, traversés par une multiplicité d’idées et de chemins possibles, souhaitant dépasser une simple préoccupation radicale à l’égard du « social »32.
Revendiquer l’héritage de Robespierre à la fin du XIXe siècle : entre convictions politiques et considérations tactiques
Comme de nombreux parlementaires avant et après lui, Laguerre s’empare de l’objet révolutionnaire et en use au besoin dans sa rhétorique. Membre de la Fédération de 188933, organe de propagande républicaine d’obédience radicale créé dans la perspective des commémorations du Centenaire, il se présente volontiers – aux côtés des 162 députés, 17 sénateurs et 53 conseillers municipaux de Paris et conseillers généraux de la Seine qui le composent – comme l’un des héritiers « les plus authentiques » de la Révolution. Fraîchement converti au boulangisme, le député n’hésite pas à mettre cet héritage au service du général Boulanger, ancien ministre de la Guerre et officier mis à la retraite, à la tête d’un mouvement protestataire inédit (1888-1891)34. À charge pour ce « syndic des mécontents » de saisir durant cette brève séquence commémorative l’occasion (inespérée ?) de renouveler son « répertoire d’action collective »35, et surtout d’y puiser une légitimité politique qui semble lui faire défaut au lendemain d’une vigoureuse campagne antiboulangiste lancée par le gouvernement Tirard durant le printemps 1889.
Officiellement organisée par le gouvernement à Versailles36, la commémoration du 20 juin laisse place ainsi à une contre-commémoration boulangiste, un mois plus tard, le 14 juillet 1889, salle du lac Saint-Fargeau. Qu’importe les effectifs (entre 300 et 800 participants à peine), ou encore l’absence de faste et de cérémonial, Laguerre entend bien profiter de l’occasion pour galvaniser ses troupes. À l’instar des républicains de Paris qui s’opposèrent aux Vendéens royalistes, des volontaires de 1792 qui défendirent les frontières, le mouvement boulangiste entend se dresser contre le gouvernement « des voleurs » pour une vraie démocratie et, enfin, achever l’ère révolutionnaire, refusant les « symptômes fatals qui marquent la décomposition du régime actuel », prenant, seul, le parti « des paysans les plus lointains » contre des gouvernants « triporteurs »37. Plus qu’un simple marqueur historique, la séquence révolutionnaire se retrouve au service d’une idéologie politique qui, s’appuyant sur sa légitimité populaire (acquise par les différents succès électoraux rencontrés depuis le printemps 1888), entend faire du Général le nouveau sauveur des libertés et de l’autorité, comme le furent avant lui les révolutionnaires de 1789. Si la quête de liberté justifiait, un siècle plus tôt, le non-respect de l’autorité royale, provoquant le soulèvement d’un peuple contre l’absolutisme, ne permettrait-elle pas en 1889 de légitimer le mouvement boulangiste comme unique voie pour la réconciliation nationale ? Telle se déroule la plaidoirie d’un Laguerre enflammé, exalté sous les applaudissements et la Marseillaise. La boucle est bouclée. Dénoncé par le gouvernement comme l’instigateur d’un nouveau 18 brumaire, le Général césarien se métamorphose sous la prose boulangiste en sauveur de la République :
Mais le flot montant du suffrage universel emportera tout cela. Que les bons citoyens ne disent rien ; qu’ils votent seulement. L’heure est grave. Si bon patriote que soit le chef, si éminents qu’aient été ses services, nous ne servirons pas un homme, nous servirons la patrie et la République !38
Comment ne pas y percevoir, une nouvelle fois, la profonde admiration que l’homme porte à un Maximilien Robespierre selon lui injustement reconnu par l’Histoire ? Si ce dernier redevient un invité récurrent des débats parlementaires, que ce soit dans les discours ou les interruptions, son nom n’en charrie pas moins en cette fin de siècle bien des légendes, qu’elles soient noires ou dorées39. De même, comme le rappelle l’historiographie40, loin de se réduire à une simple lutte idéologique entre républicains et monarchistes, l’héritage robespierrien suscite bien des débats internes.
Si 1789 laisse entrevoir une adhésion presque unanime au sein des républicains, et même d’une partie de la droite (orléanistes et bonapartistes notamment), la période 1793-1794 suscite pour sa part une adhésion nettement plus contrastée. Bien que la lutte pour la survie de la patrie face aux menaces extérieures et contre-révolutionnaires appelle à l’union républicaine, les plus modérés (les opportunistes) se réfèrent aux Girondins, adversaires de la Terreur, quand les plus avancés (les radicaux), profondément marqués par le programme de Belleville, se réclament d’un Robespierre à l’origine du droit de vote accordé à tous les hommes, sans distinction de richesse (constitution de 1793), et d’une prise en compte des plus nécessiteux. L’adhésion de ce dernier au culte de l’être suprême ouvre cependant un nouveau front de désaccord. En somme, si unité mémorielle il y avait, elle serait davantage au sein d’une droite tout entière unie dans la haine d’un jacobinisme jugé sectaire et violent, aveuglé par son anticléricalisme et son antilibéralisme.
À cet égard, le portrait à charge du jacobin41 établi par Émile Ollivier, dans son essai historique 1789 et 1889 – La révolution et son œuvre sociale, religieuse et politique, ne pouvait que susciter un droit de réponse de Laguerre qui, malgré son respect (feint ou sincère ?) pour l’auteur, dénonce une falsification historique patente du concept de jacobinisme :
Je viens d’achever « 1789 et 1889 », et je ne résiste pas au désir de vous dire la profonde impression que votre beau livre m’a causée. Vous avez résumé cet épisode de notre histoire avec un talent, une humilité, une vérité d’appréciation qui m’ont charmé. Je voudrais en retoucher quelques pages injustes pour les grands conventionnels. Quoique vous vous en défendiez, le voile du sang de la Terreur a obscurci pour vous, permettez-moi de le penser, leur patriotisme et leur génie. Comme vous êtes sévère pour Saint-Just, l’intégriste commissaire aux armées de la Moselle et du Rhin, apparaissant au milieu de nos soldats hésitants, suivant la belle expression de Michelet, « non comme un représentant, mais comme un roi, comme un dieu ». Mais j’ai hâte d’oublier ces pages, les seules que je n’aie pas admirées, pour mieux vous dire une fois encore ma respectueuse sympathie et ma profonde admiration. Vous avez trouvé de nobles accents pour flétrir la justice politique et je porte cette semaine votre livre à Jersey [lieu d’exil du général Boulanger où se réunit périodiquement l’état-major boulangiste].42
Bien que l’échange entre les deux hommes ne connaisse pas de suite, Émile Ollivier n’ayant daigné répondre, cette mise au point historiographique laisse entrevoir les profonds clivages mémoriels liés à l’héritage de Robespierre, des divergences qui ressurgissent en janvier 1891 avec la pièce Thermidor de Victorien Sardou, auteur à succès et membre de l’Académie française. Si le succès de la pièce fut réel lors de la première représentation, le 25 janvier à la Comédie française, la seconde, le lendemain, fait l’objet de nombreux incidents, savamment orchestrés par le socialiste Lissagaray, adepte d’une violence insurrectionnelle. L’expulsion de ce dernier, la manifestation estudiantine qui s’ensuit place de la Concorde et surtout la crainte de nouvelles manifestations les jours à venir entraînent finalement le retrait de la pièce. Toutefois, au-delà des troubles suscités, c’est bien un acte de censure que les députés opportunistes Henry Fouquier et Joseph Reinach entendent dénoncer à la tribune de la Chambre, et plus précisément une manœuvre gouvernementale contre un Victorien Sardou qui, en faisant l’éloge des « amis de Danton », aurait commis un « crime de lèse-majesté contre Robespierre ». Danton et Desmoulins sont deux figures révolutionnaires qui demeurent pour Reinach « les pères fondateurs de la République »43. Faisant face à la dictature de Robespierre, à une Terreur qui « fut tout son système de gouvernement », la violence de Danton n’aurait été « qu’un masque qu’il doit mettre pour conduire à ses buts » ; Reinach concluant que « même aux heures de ses fureurs, à l’ordinaire feintes, Danton avait gardé un grand cœur humain »44. Faire siens l’héritage de 1789 et les débuts de la République permet évidemment à Reinach d’assimiler toujours plus les radicaux à l’héritage jacobin.
La suite est bien trop connue pour qu’on s’y attarde davantage et se conclut avec la violente charge de Clemenceau qui, du haut de la tribune, rappelle à son adversaire opportuniste que « la Révolution française est un bloc » :
Que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou que cela nous choque, la Révolution française est un bloc […] un bloc dont on ne peut rien distraire […] parce que la vérité historique ne le permet pas […] Est-ce que vous croyez qu’il dépend de la Chambre de diminuer ou d’augmenter le patrimoine de la Révolution française ? […] Monsieur Reinach, c’est une besogne facile de venir dire aujourd’hui à des hommes qui ont fait la patrie, qui l’ont défendue, sauvée, agrandie : « Sur tel point, à telle heure, vous avez été trop loin ! »45
Ayant assisté à la première représentation, Laguerre n’est pas dupe des manœuvres politiques en cours. Comme il le rappelle, quelques jours plus tard46, l’affaire Thermidor pose un débat tant historiographique (sur la place de Robespierre dans la Révolution française) que politique (sur l’acceptation de la Révolution française et donc de la République par TOUS les citoyens).
En quête de « rédemption » politique au lendemain de la désagrégation du mouvement boulangiste47, Laguerre, sans scrupule, entend surtout se replacer au plus vite au centre de l’échiquier politique, notamment en vue des prochaines élections législatives prévues en 1893. À ce titre, malgré son refus de la censure, il ne manque pas d’opérer un discret rapprochement avec son ancienne famille radicale. Par la flatterie d’une part, envers Léon Bourgeois – ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts qui avait autorisé préalablement la tenue de la pièce –, en qui il voit un spectateur qui « a les yeux tournés vers la place de la révolution, et non vers les frontières »48. Par la tempérance d’autre part, envers un Clemenceau résolument antiboulangiste, qui le qualifiait quelques années auparavant « d’être gluant »49.
Ces considérations tactiques évoquées, Laguerre entend enfin (et peut-être surtout) réhabiliter l’héritage idéologique du maître à penser, à savoir Maximilien de Robespierre. Orateur talentueux, dont la parole est à la fois élégante et incisive, l’avocat-député construit sa plaidoirie autour de trois axes.
Le premier entend réaffirmer la théorie des circonstances, au cœur de la vulgate républicaine : « 1792 a été 1789 qui se défendait. Qu’on se souvienne de cette terrible époque : les frontières envahies […] La Vendée plantait un poignard dans le dos de la République. Le Midi était soulevé, Toulon était livré aux Anglais et, en quelques mois, grâce au courage indomptable des héros de la Révolution [dont Robespierre], le Midi est pacifié, Toulon repris aux Anglais, les frontières reconquises… »50 Comme le soulignait déjà un fin observateur, quelques années auparavant, Laguerre « ne cache pas que ses préférences sont pour les hommes d’action, assez convaincus de la justice de leur cause, pour ne point reculer devant les dénouements les plus violents, devant les nécessités les plus terribles », et « flétrit les hommes sans caractère, sans conviction »51.
Le second axe renoue avec la légende dorée forgée au milieu du XIXe siècle en présentant Robespierre comme un martyr de la République. Laguerre entend ainsi faire de Robespierre, non celui qui personnifiait la Terreur, mais au contraire celui qui avait voulu l’enrayer, accusé par les siens de modérantisme :
À la Convention, lui reproche-t-on d’avoir fait la Terreur ? Non. On lui reproche d’avoir protégé Camille Desmoulins, d’avoir protégé Danton, d’avoir sauvé les Girondins du tribunal révolutionnaire. On dit de lui que son principe est d’arrêter le sang humain qui coule sous la guillotine, et c’est pourquoi on le condamne ! Il n’est pas vrai de dire que cet homme, qui vécut en sage et mourut en martyr, personnifiait la Terreur.52
On retrouve ici, derrière son éloquence, la pensée d’Ernest Hamel, auteur d’une monumentale hagiographie (Histoire de Robespierre) publiée sous le Second Empire. La remaniant dès décembre 1891 sous le titre de Thermidor, Hamel y dénonce un recours à un bouc émissaire, chargé de tous les méfaits de la Terreur. Sous couvert de vérité historique, il s’inscrit dans la droite lignée des historiens socialistes (Louis Blanc, Buchez et Roux) contre les tenants du libéralisme (tels Michelet ou encore Thiers), anticipant la réhabilitation qui sera accordée à Robespierre une décennie plus tard par les œuvres de Jaurès (Histoire socialiste de la France contemporaine, 1901-1904) et de Mathiez53 (dès 1907, au sein de la Société des études robespierristes). Réfutant les accusations de « tyrannie » formulées par Victorien Sardou, Ernest Hamel en fait au contraire un martyr du fait de son légalisme face au IX Thermidor, acceptant de fait la volonté populaire, victime du complot thermidorien. Comme le note Marion Pouffary, l’hagiographe, « retrouvant les élans messianiques du socialisme quarante-huitard », n’hésite pas à comparer sa mort à celle du Christ : « Quand Jésus eut été mis en croix, ses meurtriers lui décernèrent par dérision le titre de roi des Juifs ; les courtisans thermidoriens usèrent d’un sarcasme analogue à l’égard de Maximilien. »54
Le troisième et dernier axe s’interroge sur la Terreur après Robespierre : « Et l’échafaud, s’est-il arrêté après la mort de Robespierre ? Non. La Terreur a continué, plus de six cents suspects ont comparu devant le tribunal révolutionnaire et plus de deux cents citoyens ont été exécutés ! »55 Laguerre offre ainsi une plaidoirie tout entière vouée à contrer l’image du « tyran » qui, habilement employée par l’opposition de droite (monarchistes et impérialistes), tend à prendre le dessus sur celle de « l’anarchiste » (en vogue sous le Second Empire). Symbole de la tyrannie politique, son nom est d’autant plus associé aux Montagnards (Saint-Just en tête) que ces derniers sont identifiés comme le symbole de la « mauvaise » révolution.
Soulignons enfin que certaines finalités « immédiates » n’échappent pas à la sagacité d’un homme politique parfaitement rompu aux tactiques et manœuvres politiciennes en tout genre, y compris dans le camp républicain. Comme le comprend bien vite Laguerre, Victorien Sardou devient la victime collatérale d’une intrigue ministérielle, fomentée par le ministre de l’Intérieur et des Cultes lui-même, Ernest Constans, visant à se débarrasser des ministres radicaux Yves Guyot (ministre des Travaux publics) et Léon Bourgeois (ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts), préparant ainsi la voie pour un remaniement ministériel. Au-delà des méthodes peu scrupuleuses employées, la séquence interroge sur la place accordée à la censure dans une République fondée sur un double héritage révolutionnaire, l’affirmation des libertés et le respect de l’autorité de l’État.
La prudence est donc de mise pour Léon Bourgeois et motive la censure qu’il justifie en des termes préventifs, en accord avec les principes d’une République libre et souveraine, lorsqu’il existe « certains appels ou à l’insurrection ou à la violation des lois, des appels directs au trouble public » ; au contraire « des doctrines quelconques, de jugements portés sur certains hommes ou certains partis, de jugements passionnés »56 qui ne nécessitent nullement une intervention étatique.
Comment alors, pour Laguerre, ne pas revenir sur l’interdiction du Pater de François Coppée survenue deux ans auparavant57 ? L’homme rappelle avec habileté toute la latitude dont disposent les gouvernants pour définir, arbitrairement, les critères d’éligibilité au respect de l’ordre public :
Cette mesure monstrueuse est basée sur l’opinion d’une infime minorité […] Avec ce système, on peut, grâce à une minorité préalablement stylée, faire interdire n’importe quelle pièce. Le gouvernement a capitulé de la façon la plus lamentable et la plus misérable devant une poignée de perturbateurs.58
Au-delà de l’évidente posture politique59, on perçoit chez lui amertume et colère vis-à-vis d’un Constans qui, deux années auparavant, n’avait pas hésité à employer ce même argument des circonstances pour s’attaquer, par le biais d’intimidations et de procédés illégaux, aux chefs boulangistes :
Nous, les républicains de l’ancien Comité national, nous avons le droit d’affirmer que nous avons eu peur pour l’avenir d’une République qui méconnaît le droit souverain de la nation ! Notre révolution, toute pacifique, n’avait pas d’autre but que de donner à la France république une Constitution digne d’elle, telle qu’étaient celles du 24 juin 1793 et de l’An III. Nos chefs n’ont pas échappé aux fureurs iniques du tribunal révolutionnaire de la Haute-Cour. À cent ans de distance, les mêmes causes ont produit les mêmes effets et c’est aux cris de : « À bas la dictature ! » que la République démocratique, tout comme du temps de Robespierre, a été enterrée !60
On ne peut qu’imaginer la jubilation qu’il éprouve quand, suivant son interpellation du député Reinach, Clemenceau souligne que le tribunal révolutionnaire n’était pas uniquement l’apanage de la Révolution et établit un parallèle entre ce dernier et le Sénat constitué en Haute Cour de Justice, condamnant par contumace en août 1889, après une instruction à charge, les trois meneurs boulangistes (Boulanger, Arthur Dillon et Henri Rochefort) :
Ah ! Vous n’êtes pas pour le tribunal révolutionnaire, Monsieur Reinach ! Mais vous avez la mémoire courte. Il n’y a pas longtemps nous avons fait ensemble un tribunal révolutionnaire […] et le pire de tous. Nous avons livré des hommes politiques à d’autres hommes politiques, leurs ennemis, et la condamnation était assurée d’avance. […] Oui, un jour néfaste est venu où nous avons eu peur pour la République et pour la patrie – nous pouvons le dire, c’est notre excuse […] j’ai pris ma part dans certaines mesures de Salut public […] devant un danger réel, mais combien moindre que celui d’hier, nous avons pris des mesures révolutionnaires.61
À sa décharge, rappelons enfin que Laguerre, chargé de présenter les conclusions de la commission du budget devant l’hémicycle en 1887, avait préparé un vigoureux réquisitoire contre la « belle Anastasie »62. Dénonçant l’interdiction de la pièce Germinal tirée du roman de Zola, due à la censure qui couvrait de son autorisation le répertoire des cafés-concerts, ironisant sur la constitution d’un pseudo « comité secret », le député-avocat y ajustait déjà les bases d’une plaidoirie en faveur de la suppression de la censure à titre préventive.
Finalement, comme le rappelle Jean-Marie Mayeur, si les termes du débat qui oppose Henry Fouquier et Joseph Reinach à Clemenceau ne sont pas nouveaux, prolongeant le débat entre Quinet et Peyrat sur le jacobinisme des années 1860, la conjoncture n’en a pas moins profondément évolué. Se pose alors pour les républicains de gouvernement un double dilemme : d’une part l’épineuse question des alliances avec l’extrême gauche radicale, et d’autre part les enjeux du ralliement avec une partie de la droite63. Au terme d’intenses débats, le gouvernement Freycinet, soutenant l’acte d’ordre public du ministre Constans, obtient habilement une « unité républicaine » de 307 voix contre 184, appelée par les auteurs de l’interpellation, comme par les soutiens de Clemenceau. L’heure est désormais pour la grande majorité des républicains (modérés comme radicaux) à l’unité contre la Droite monarchiste et conservatrice. Ceci n’empêche nullement le surgissement de quelques sécessions individuelles, dont celle de Laguerre.
Suivi par ses anciens camarades (boulangistes) d’infortune64, le député vote contre la censure, au nom de la liberté de l’art, et refuse ainsi toute alliance avec les opportunistes (malgré les relances de Clemenceau). À l’inverse, d’autres, à l’image de Gaston Laporte, pourtant rédacteur à La Presse (journal dirigé par Laguerre), n’hésitent pas à voter l’ordre du jour :
Il est inutile, je pense, d’ajouter que je n’ai entendu aucunement manifester ma confiance au ministre de l’Intérieur, que je méprise […] Moi républicain de la veille, je serai quand même et toujours avec ceux qui acceptent l’héritage glorieux de la Révolution, contre ceux qui la répudient en totalité ou en partie.65
L’héritage révolutionnaire demeure et demeurera encore, quelques années plus tard, au cœur des enjeux politiques contemporains, notamment lors de l’Affaire Dreyfus, avec l’édification de la « défense républicaine », puis en 1902, celle du « Bloc des gauches », opposant deux blocs, semble-t-il, irréconciliables, les « défenseurs des libertés » face aux partisans d’une « Église théocratique ».
En conclusion, incarner et revendiquer la figure de Robespierre, en cette fin de XIXe siècle, renvoie ainsi tant à l’émergence d’une nouvelle génération radicale qu’illustre Georges Laguerre qu’à la fièvre politique qui s’abat sur l’hexagone66 avec la séquence boulangiste. Un héritage robespierrien d’autant plus lourd à porter pour le jeune député que ce dernier s’apprête à entamer une longue traversée du désert, frappé par une damnatio memoriae républicaine qui ne retiendra de lui que « le petit maître qui a pris dans la défroque de l’histoire le masque du conjuré, l’éternel déclassé qui flagorne la plèbe qu’il méprise et complote l’entreprise fructueuse de quelque coup d’État »67. Laguerre n’en reste pas moins, aux côtés de son ami Maurice Barrès (avec qui il entretiendra une correspondance soutenue pendant près de deux décennies), l’illustration même du transfert « de gauche à droite [de] tout un ensemble de valeurs qui appartenaient jusqu’alors à l’héritage jacobin »68. Partiellement revendiqué par les radicaux, principalement à l’extrême gauche, l’héritage de 1793 est dorénavant capté par le boulangisme puis, après son implosion en 1890-1891, par une extrême droite en recomposition. En témoigne l’admiration qui s’exprime dans ces deux extrêmes pour celui qui, par sa radicalité politique, était, est et sera à jamais le rempart contre la corruption parlementaire et le manque d’idéal politique69.