Blérancourt, rue de la Chouette : grâce aux soins de l’Association pour la sauvegarde de la Maison de Saint-Just1, la bâtisse du XVIIIe siècle s’est transformée en exposition permanente sur la vie du jeune Conventionnel. Entre les écrans interactifs et les documents exposés, un livre d’or est mis à disposition des visiteurs qui souhaitent laisser une trace de leur passage. Si l’on y trouve les traditionnels remerciements et quelques citations, de ces pages émergent également de nombreux dessins qui représentent Saint-Just : en buste ou en pied, au stylo ou à l’aquarelle, occupant parfois une page entière.
Un point commun semble surgir de toute cette iconographie laissée par les admirateurs du Conventionnel : l’influence visible du dessin de style manga. On retrouve celui-ci dans la forme nette du visage, dans les yeux brillants, le nez droit, la gestion des ombres et des reflets. Plusieurs d’entre eux se réfèrent même directement au style kawaii2 en représentant un visage rond et simplifié, dénué de nez mais orné de deux cercles sur les joues pour figurer un rougissement.
Étrange impression que de comparer ces petites figurations à la reproduction du pastel Le Bas qui trône dans la même salle et nous donne à voir Saint-Just tel qu’il était en 1792 ou 17933. Ce contraste entre le portrait du XVIIIe, qui rattache le révolutionnaire à son cadre biographique, et son appropriation à travers un style graphique doublement éloigné de son modèle, a pu heurter les historiens4 ou les artistes5 ; car au-delà des petits dessins du livre d’or, l’interprétation de Saint-Just dans la culture japonaise et notamment son utilisation en tant que personnage de manga révèlent une vision bien souvent fantasmée du personnage, réduit à une figure rebelle et androgyne.
Pour analyser cette interprétation de la figure de Saint-Just, nous retracerons brièvement l’appropriation de la Révolution française au Japon jusqu’au « Berubara Boom »6 provoqué par le manga d’Ikeda Riyoko La Rose de Versailles (Berusaiyu no Bara, 1972-1973, publié en France par Kana), qui popularise cette figure historique auprès du grand public japonais. Dans son sillage, de nombreux autres artistes reprennent ce personnage caractérisé par une androgynie légendaire, déclinant cette ambiguïté de genre à travers de nouveaux fantasmes : homosexuel, travesti, cruel, Saint-Just est l’objet d’un mythe qui, saisi par cette culture populaire nippone au travers de mangas, séries animées, dessins ou encore comédies musicales, s’épaissit encore davantage.
L’arrivée de la Révolution française dans l’historiographie japonaise
L’appropriation de la Révolution française au Japon est marquée par trois temps forts7. Avant les années 1860, elle est exclusivement perçue à travers le filtre de l’histoire militaire8 ; ce n’est qu’au début de l’ère Meiji, après le renversement du shogunat et la restauration des pouvoirs de l’empereur en 1868, que les historiens japonais s’intéressent aux révolutions occidentales dans l’espoir d’y trouver un modèle pour gérer au mieux cette phase de rupture. Ainsi, entre 1871 et 1873, l’expédition Iwakura parcourt les Etats-Unis et l’Europe en quête de pistes de modernisation applicables au nouveau gouvernement japonais9.
Dans cette démarche d’approche critique, la Révolution française apparaît aux historiens japonais comme un contre-exemple dont ils récusent la violence. Celle-ci est progressivement nuancée par plusieurs historiens de la fin du XIXe siècle, qui disposent d’une documentation de plus en plus précise : ainsi Nakae Chomin, dans Dialogues politiques entre trois ivrognes (Sansuijin Keirin Mondo, 1887), attribue l’origine de cette violence à l’oppression du peuple par l’Ancien Régime ; Takagi Shuho démontre, avec Histoire familière de la Révolution française (Tsuzoku Futsukoku Kakumeishi, 1887), son inévitabilité ; Shibué Tamotsu (Futsukoku-Kakumei senshi, Histoire militaire de la révolution de France, 1896) et Okuda Takematsu (Furansu-Kakumei-shi, Histoire de la Révolution française, 1897) vont plus loin encore en revendiquant sa nécessité10. Cependant, les épisodes de la Terreur, de l’exécution du roi ou de la dictature du Comité de Salut Public décrits dans les traités et les manuels demeurent des repoussoirs vers lesquels le Japon ne doit pas s’égarer.
Il faut donc attendre la fin de cette phase de modernisation du Japon, marquée notamment par la proclamation de la Constitution en 1889, pour que la Révolution française puisse être étudiée pour elle-même. L’Histoire de la grande Révolution française (Furansu Dai-kakumei-shi), publiée en 1919 et dont l’auteur, Mitsukuri Genpachi, a assisté aux cours d’Alphonse Aulard, est ainsi revendiquée comme le premier ouvrage objectif à ce sujet11.
La deuxième phase d’intérêt se situe dans les années trente, lorsque le communisme commence à s’implanter au Japon et que s’instaure un débat, notamment entre l’école kôza et l’école rônô, sur le type de révolution (bourgeoise ou prolétaire) qui doit être menée. La Révolution française, dans ce contexte, apparaît à nouveau comme point de comparaison12.
Enfin, la Révolution française connaît une nouvelle impulsion dans l’historiographie japonaise après 1945, en particulier grâce à Takahashi Kohachirô, proche de Georges Lefebvre, qui écrit dans la préface de son ouvrage Shimin-kakumei no kôzô (Structure de la révolution bourgeoise) en 1950 : « Pour nous, l’année 1789 n’est pas une affaire d’étrangers. »13 À sa suite, dans les années 60, Kawano Kenji et Shibata Michio voient leurs travaux publiés dans les Annales historiques de la Révolution française, bientôt suivis par ceux de Chizuka Tadami et Ninomiya Hiroyuki14.
Ikeda Riyoko, née en 1947, grandit ainsi dans ce contexte de regain d’intérêt pour la Révolution, mais aussi dans une décennie troublée par l’émergence de la Nouvelle Gauche et des mouvements étudiants de 196815. Elle est proche des milieux communistes et appartient notamment à la Ligue démocratique de la jeunesse du Japon (Nihon Minshu Seinen Dômei), l’organisation de jeunesse du parti communiste japonais16 ; toutefois, elle est également influencée par l’expansion de la société de consommation à cette époque au Japon, qui met le genre du shôjo manga au-devant de la scène. C’est à travers ce type de manga traditionnellement destiné aux jeunes filles qu’elle s’illustre dès 1967, à l’image d’autres femmes mangakas de la même génération (regroupées sous l’appellation de 24 nen gumi, le « groupe de l’an 24 » de l’ère Shôwa) qui contribuent à l’essor et à la diversification du genre.
Le choix que fait Ikeda d’écrire sur la Révolution française, à l’aube des années 70, est donc doublement significatif : il lui permet de mettre en scène une vision positive d’une Révolution socialiste, à l’image de celle qu’elle espère pour le Japon17 ; et il s’ancre dans le renouvellement du shôjo manga en faisant intervenir une dimension historique. Son manga La Rose de Versailles, publié de manière hebdomadaire dans le magazine Margaret par Shûeisha à partir de mai 1972, devient ainsi un des premiers mangas à prendre pour thème cette période historique18. Ikeda, en inscrivant La Rose de Versailles dans la réflexion politique et historique développée autour de la Révolution française à cette époque au Japon, instille donc bien une dimension militante dans son œuvre ; celle-ci ne se retrouvera pas forcément dans les mangas postérieurs, davantage conçus par leurs auteurs comme des hypertextes de La Rose de Versailles, ou les uns des autres, dans une visée de continuité ou de rupture littéraire.
Saint-Just dans le « Berubara Boom »
L’histoire de La Rose de Versailles est celle d’Oscar de Jarjayes, une jeune fille noble que son père, lassé de ne pas avoir de fils, décide d’élever comme un garçon. Commandant la Garde Royale au début de l’œuvre, chargée de la protection de Marie-Antoinette, elle prend graduellement conscience de la misère du peuple et finit par rejoindre les Gardes françaises. Oscar, son compagnon André et certains membres de leur entourage sont bien des êtres de fiction, mais ils côtoient tout au long de l’histoire des personnages référentiels19 que le public identifie ou découvre : Marie-Antoinette et la famille royale, le comte de Fersen, la duchesse de Polignac, ainsi que les figures révolutionnaires, au premier rang desquelles Robespierre, Camille Desmoulins (qui inspire librement le personnage de Bernard Châtelet) et Saint-Just.
Au moment de la première publication de La Rose de Versailles, s’il figure dans les traités d’histoire de la Révolution française produits par l’historiographie japonaise ou traduits directement depuis l’Europe, ainsi que dans quelques articles20, le nom de Saint-Just n’est pas connu du grand public nippon. Ikeda Riyoko reste évasive sur la documentation qu’elle utilise pour construire ses personnages, citant seulement la biographie de Marie-Antoinette par Stefan Zweig, qu’elle a lue au lycée21. Saint-Just y est brièvement mentionné lorsque l’auteur condamne Hébert : « Les plus nobles parmi les esprits de la Révolution, Robespierre, Camille Desmoulins, Saint-Just, se sont immédiatement rendu compte de ce qu’était cet écrivailleur malpropre, ce braillard enragé »22 ; Ikeda reprend cette mention à la toute fin du manga, au cours du procès de la reine auquel assistent Robespierre et Saint-Just. Au moment où, répondant aux accusations d’inceste d’Hébert, Marie-Antoinette en appelle à toutes les mères présentes dans la salle, Robespierre commente : « Hébert !! Quel abruti ! Il veut salir notre Révolution en débitant de pareils mensonges devant le tribunal ? Cela m’écœure de penser qu’il est des nôtres ! » Ce à quoi Saint-Just répond d’un air serein : « Il passera bientôt à la guillotine. »23
Il est probable qu’Ikeda se soit référée aux traductions d’ouvrages occidentaux pour concevoir ses personnages historiques. Ainsi sa représentation de Saint-Just, cheveux mi-longs, noirs et raides, à l’encontre d’une iconographie occidentale et romantique habituée aux boucles blondes24, semble s’inspirer de la description de François-Auguste Mignet, dont l’ouvrage sur la Révolution française est traduit par Kawazu Sukeyuki dès 1876 : « Il avait un visage régulier, à grands traits, d’une expression forte et mélancolique ; un œil pénétrant et fixe ; des cheveux noirs, plats et longs. »25 Cette description est reprise par Thomas Carlyle, traduit au début du XXe siècle par Takahashi Gorô26. De même, les multiples références à l’androgynie de Saint-Just renvoient au mythe romantique auquel a largement contribué Jules Michelet, dont les ouvrages sur la Révolution ont été publiés en japonais en un volume unique en 1968, peu de temps avant la publication du manga27, en particulier à travers cette citation : « Sans ses yeux bleus fixes et durs, ses sourcils fortement barrés, Saint-Just eût pu passer pour une femme. »28 Cette féminité, qui n’est jamais évoquée chez les contemporains, et que Michelet utilise surtout pour créer un effet de contraste entre l’apparente douceur et le caractère violent de Saint-Just, devient dans La Rose de Versailles un élément constitutif du personnage.
En effet, sous le pinceau d’Ikeda, Saint-Just est avant tout un être esthétique : l’autrice souligne trois fois au cours de l’œuvre sa beauté froide (« un révolutionnaire d’une beauté glaciale »29, « il est craint pour sa beauté glaciale »30, « silhouette frêle d’une beauté glaciale »31). Cette beauté est liée à son androgynie : lorsque Saint-Just apparaît dans la foule venue assister à la formation de l’Assemblée nationale sous les traits d’une silhouette mystérieuse, Oscar l’identifie d’abord comme une femme travestie, à son image : « C’est une femme… Il y a une femme travestie ! Elle est très belle. »32 Son identité est finalement révélée lors d’une scène chez Bernard Châtelet, qui héberge Saint-Just après la publication scandaleuse de son poème Organt, non sans que le quiproquo ne se soit prolongé par l’usage de son nom de plume aux sonorités féminines, Florelle33.
Ikeda Riyoko va plus loin que le mythe romantique et attribue au Conventionnel de nouvelles caractéristiques perçues comme féminines, quitte à renier les témoignages des contemporains : une « silhouette frêle »34, des cheveux aux épaules, une boucle d’oreille35, de grands yeux et de longs cils ; en dépit de sa beauté froide, Saint-Just à la tribune tremble et rougit ; enfin, il est associé à la rose, symbole du manga jusque-là réservé à la féminité. Pour autant, ce Saint-Just androgyne ne cherche pas à l’être, comme en témoigne le regard noir qu’il adresse aux députés qui se moquent de son « visage d’ange »36. Son personnage et celui d’Oscar peuvent ainsi être interprétés comme des opposés : elle est prise pour un homme, lui pour une femme ; elle est gradée militaire, il ne sait pas tenir une arme ; son tempérament explosif et sa chevelure blonde la rattachent au feu, lui est associé à la glace ; elle protège la reine, il condamne le roi. Bien que peu présent dans l’œuvre, Saint-Just, à travers la confusion de genre qu’il engendre, semble ainsi occuper un rôle symbolique.
Le deuxième élément indissociable du personnage de Saint-Just dans La Rose de Versailles, outre sa féminisation, est sa proximité avec Robespierre. Ikeda reproduit dans le manga la première lettre élogieuse de Saint-Just à Robespierre avant de les représenter ensemble : le premier assis jambes croisées, le second debout derrière lui, accompagnés par le commentaire « ils deviendront très proches à l’avenir »37. Cette planche semble être à l’origine, parmi les lecteurs, d’une interprétation homosexuelle de la relation entre les deux députés : bien qu’aucun indice concret ne puisse confirmer celle-ci, elle est aujourd’hui répandue, au point qu’un livre d’analyse officiel, Le Carnet de la Rose de Versailles : une lecture adulte d’un chef-d’œuvre manga (Berubara Techô : Manga no Kinjitô o Otona Yomi, 2013), publié à l’occasion du quarantième anniversaire de l’œuvre, catégorise la relation entre Saint-Just et Robespierre comme du « BL »38. Cette abréviation renvoie au boy’s love, un terme contemporain qui désigne les histoires d’amour entre garçons destinées à un public féminin, et dont les origines remontent à l’époque d’Ikeda, au début des années 1970 : ces romances entre beaux garçons androgynes39, alors appelées shônen ai, émergent d’abord dans le genre du shôjo manga. Il n’est donc pas surprenant que les lecteurs de La Rose de Versailles puissent avoir cet horizon d’attente, d’autant plus que le duo formé par Saint-Just et Robespierre correspond aux codes propres à ce genre, qui valorise par exemple l’écart d’âge entre les personnages ou un ancrage « exotique » tel que peut paraître, pour le public japonais, la France de la fin du XVIIIe siècle40.
Cette interprétation d’un Saint-Just androgyne, ouverte au boy’s love, est rapidement popularisée au Japon grâce à l’immense succès que connaît La Rose de Versailles. Le manga, dont la version poche est tirée à 12 millions d’exemplaires41, fait dès 1974 l’objet d’une adaptation par la troupe de théâtre Takarazuka, exclusivement féminine et dont les productions sont liées à la genèse du shôjo manga42, ce qui permet de prolonger les jeux d’androgynie présents dans l’œuvre43. Cette mise en scène musicale devient au fil des ans la pièce maîtresse de son répertoire, vue par trois millions de spectateurs en vingt-cinq ans44, et ouvre la voie à de nouvelles diffusions transmédiatiques de La Rose de Versailles : une série animée, Berusaiyu no Bara, diffusée en 1979-1980 par Tokyo-Movie-Shinsha, renommée Lady Oscar pour le public français qui la découvre en 1986 sur RécréA2, ainsi qu’un film de Jacques Demy, également sous le titre de Lady Oscar, en 1979. La société de cosmétiques Shiseido finance ce dernier, ce qui donne lieu à une grande campagne de marketing autour du manga. Par ailleurs, le manga et ses adaptations contribuent à diffuser, de manière pérenne, le style rococo au Japon : les jeunes filles se dotent de jupons, dentelles, perruques, à l’image des tenues dessinées par Ikeda pour ses personnages45. Le succès ne se dément pas aujourd’hui, comme en témoignent les expositions sur La Rose de Versailles déployées aux anniversaires de publication (ainsi en 2017, en 2022 dans plusieurs métropoles japonaises), les représentations continuelles de la troupe Takarazuka et la nouvelle adaptation en film animé de 202546.
Si Saint-Just n’est pas représenté dans les adaptations théâtrales et cinématographiques, qui se concentrent sur Oscar et Marie-Antoinette, son personnage est fortement altéré au cours de son passage vers la série animée. Loin d’être le délicat benjamin de la Convention admiratif de Robespierre, il est désormais représenté comme un antagoniste masqué, qui n’hésite pas à assassiner des nobles et à commettre des attentats, et se voit même qualifié par Robespierre de « monstre assoiffé de sang »47. Sa beauté froide, remarque Cyril Triolaire, devient alors caractéristique d’un personnage maléfique, par opposition à celle d’un Robespierre présenté comme la face positive de la Révolution, Saint-Just incarnant quant à lui la dérive terroriste48. Cette interprétation du personnage n’est pas nouvelle : elle mobilise l’autre versant du mythe romantique, celui qui fait de Saint-Just un être impitoyable et sanguinaire tel que le décrit Michelet (« tout lui était bon pour tuer »49) et qui le rattache au mythe de l’androgyne cruel50.
Saint-Just comme figure de l’androgyne cruel
Les shôjo mangas des années 70, avant la diffusion de la série animée, utilisent la figure de Saint-Just dans le sillage d’Ikeda Riyoko. Dans un nouveau manga Très cher frère (Onisama e..., 1974, Shûeisha), Ikeda donne à un personnage de jeune fille androgyne et mélancolique le surnom « Saint-Just ». Uehara Kimiko, dans Marie-Belle (Marîberu, 1978-1980, Shôgakukan), avoue s’être inspirée du Saint-Just de La Rose de Versailles51 : elle reprend fidèlement les traits du personnage d’Ikeda pour créer sa propre version de Saint-Just, qu’elle présente dans son intrigue comme le frère de la protagoniste Marie-Belle. Uehara accentue toutefois la féminisation du personnage par des scènes de travestissement où Saint-Just, de nouveau sous l’identité de « Florelle », vêtu d’une robe et se faisant passer pour une jeune fille, joue du violon au cours d’une soirée. Toutefois, en adéquation avec la tournure plus sombre que prend le personnage dans la série animée Lady Oscar, les représentations de Saint-Just évoluent pour reprendre le contraste romantique de l’androgyne cruel, du méchant efféminé. Nous avons relevé, dans les mangas du XXIe siècle, une systématisation de cette double tendance : le Saint-Just de Kihara Toshie dans Le bâton et les ailes (Tsue to Tsubasa, 2000-2002, Shôgakukan) est bien « l’Archange de la mort »52 au cœur glacé, prêt à tous les sacrifices pour faire aboutir la Révolution. Ces dernières années, ces aspects sont poussés plus loin par les auteurs qui s’emparent du personnage : de plus en plus féminisé, Saint-Just est également de plus en plus cruel, ce qui conduit les mangakas à l’exploiter dans des genres plus adultes que le shôjo, en particulier le seinen (pour les jeunes hommes) et le josei (pour les jeunes femmes).
L’accentuation de traits féminins chez le personnage de Saint-Just se déploie ainsi dans l’imaginaire des mangas. En plus des cheveux longs, boucles d’oreille, longs cils caractéristiques, le personnage est également maquillé : même dans le Napoléon de Hasegawa Tetsuya (Napoleon : Shishi no Jidai, 2003-2024, commercialisé en France jusqu’au tome 6 par Kami), un seinen dans le style de Hokuto no Ken53 aux personnages masculins musculeux, il est mentionné que Saint-Just porte du rouge à lèvres54. Le motif du travestissement se poursuit également : désormais personnage principal de son propre manga L’Archange de la Décapitation55 (Dantô no Archange, 2022-2024, Coamix), scénarisé par Karin Sora et dessiné par Meiji Marô, Saint-Just se déguise régulièrement en femme pour se venger des nobles qui lui ont ravi sa sœur, utilisant cette identité pour les assassiner dans leur chambre ou pour tirer secrètement les fils de la Révolution, séduisant par exemple Axel de Fersen afin de lui suggérer la fuite de la famille royale et amener le discrédit sur celle-ci. Inoue Shôichi, auteur de L’Histoire du Japon de Yamato Takeru. Des héros devenus femmes, rapproche cette interprétation d’un Saint-Just qui utilise le travestissement pour attirer et tuer ses ennemis masculins d’anciennes légendes japonaises et notamment celle de Yamato Takeru56. Ainsi, le personnage de Saint-Just permettrait d’évoquer au grand public japonais des références culturelles qui lui sont propres.
Comme dans La Rose de Versailles et sa réception, la relation entre Saint-Just et Robespierre est un élément essentiel dans la construction du personnage, et de cette féminisation toujours plus excessive découle un sous-entendu homosexuel de plus en plus clair. Le Troisième Gédéon de Nogizaka Tarô (Dai-3 no Gideon, 2015-2018, publié en France par Glénat) utilise cette ambiguïté sexuelle comme ressort comique : Saint-Just, compagnon d’aventures du héros, y tient le rôle de l’adolescent capricieux que les autres personnages se plaisent à embarrasser. Efféminé, relégué à sa réputation d’« icône gay »57 admirant les hommes et reniant les femmes, il est pris pour l’amant du héros Gédéon58. Son ultime apparition le représente doté d’ailes d’ange, autre motif topique dans l’iconographie du personnage, dont il entoure Robespierre en lui promettant symboliquement : « Moi… Je resterai toujours à tes côtés !! Jusqu’à ce que la mort nous sépare… »59. De même, dans le shôjo d’Igarashi Yumiko Joséphine Impératrice (Bara no Josephine, 2012-2014, publié en France par Pika), Saint-Just est représenté comme un libertin qui s’éprend d’un personnage masculin fictif, puis choisit volontairement d’accompagner Robespierre dans la mort, laissant la porte ouverte aux interprétations sur la nature de leur relation. Si L’Archange de la décapitation fait également la part belle aux gestes que le lectorat ne manquera pas d’interpréter, entre étreintes, invitations à danser et autres effleurements de joue, c’est dans le manga de Sakamoto Shin’ichi Innocent Rouge (Inosan Rûju, 2015-2020, édité en France par Delcourt) que les allusions sont sans ambiguïté. La tension homoérotique entre Saint-Just et Robespierre y est particulièrement assumée (les deux personnages partagent ainsi un lit60) et agrémentée d’un rapport de domination61.
Cette lignée de Saint-Just rougissants, maquillés et travestis va pourtant de pair avec une représentation brutale et violente du personnage. Le Saint-Just prérévolutionnaire du Troisième Gédéon, à l’instar de la figure inquiétante de Lady Oscar, assassine ainsi d’un coup de poignard le père de Gédéon après que celui-ci a renié son fils62. Hasegawa Tetsuya a l’originalité de proposer une uchronie dans Napoléon : Saint-Just survit à Thermidor et revient punir ceux qui ont renversé Robespierre. Après avoir éborgné et tué le gendarme Merda, il exécute Tallien d’un coup de pistolet et tente de s’en prendre à Barras avant que Bonaparte lui-même ne l’arrête63. Dans ces deux mangas, le personnage devient ainsi un meurtrier qui n’hésite pas à se salir les mains au nom de la vengeance, quitte à y laisser son innocence ou sa vie. Le Saint-Just dépeint dans L’Archange de la décapitation agit lui aussi, dans un premier temps, par vengeance : il tue les nobles qui ont agressé sa sœur, puis s’attaque à tous ceux qui représentent l’aristocratie corrompue du pays, sombrant alors dans une spirale infernale. Sa cruauté ne cesse de croître tandis qu’il recourt à la torture, force de jeunes victimes à tourmenter leurs bourreaux et élimine sans pitié tous ceux qui s’opposent à la progression de la Révolution, se trouvant lui-même à l’origine de plusieurs massacres et allant jusqu’à étrangler Marie-Antoinette dans sa cellule. Toutefois, ces crimes sont atténués par la conscience du personnage d’être destiné à l’enfer et par sa rédemption finale. Enfin, dans Innocent Rouge, seinen très graphique rattaché au genre du ero guro64 et dans lequel Sakamoto n’hésite pas à représenter des scènes de gore, Saint-Just devient le tortionnaire de la protagoniste Marie-Josèphe Sanson. Après l’avoir livrée aux hommes qu’il commande sous le prétexte qu’elle a donné des cauchemars à Robespierre et revêtu une armure médiévale dont il se plaint qu’elle l’oblige à relever ses cheveux, il démontre un sadisme sans borne : « Vas-y, hurle ! Pleure ! Gémis ! Je veux voir ton visage dévasté par les larmes et la douleur, insolente ! » En emmenant le corps méconnaissable de Marie-Josèphe, il se plaint, les larmes aux yeux, de n’avoir pas réussi à lui soutirer un râle65, incarnant ainsi parfaitement la dualité extrême entre le bourreau sanguinaire et le précieux efféminé.
L’interprétation de la figure de Saint-Just par Sakamoto est particulièrement remarquable en ce qu’elle attribue au personnage des caractéristiques propres au style de ce mangaka tout en étant clairement un hypertexte de La Rose de Versailles : la scène du premier discours de Saint-Just à la Convention reprend ainsi plusieurs cases de l’œuvre d’Ikeda, notamment les premiers bégaiements et rougissements de l’orateur qui suscitent les moqueries des autres députés. L’atmosphère du manga, tout comme la caractérisation du personnage, sont cependant bien loin de la douceur d’un shôjo : Sakamoto subvertit ainsi les plaisanteries innocentes des députés de La Rose de Versailles en railleries grivoises qui ne trouveraient pas leur place dans un manga pour jeune public66. Cette intertextualité illustre bien, cependant, l’importance de l’héritage de La Rose de Versailles dans la représentation de la figure de Saint-Just en manga, y compris dans ses détournements et ses actualisations.
Notons enfin que ces figurations plus sombres de Saint-Just ne sont pas seulement brutales physiquement, mais aussi dépeintes comme fourbes ou manipulatrices, agissant dans l’ombre (Napoléon, Innocent Rouge) ou exerçant sur Robespierre un ascendant de mauvais génie pour le convaincre de la nécessité de la mort du roi, puis l’entraîner dans la Terreur (Le Troisième Gédéon, L’Archange de la décapitation), exerçant ainsi la séduction mêlée de corruption propre à la figure de l’androgyne cruel67.
La mondialisation d’un Saint-Just japonisé
La popularité de la figure de Saint-Just au Japon semble ainsi tenir à l’adéquation entre ses caractéristiques « romantiques » et les codes culturels nippons. En effet, les personnages entre deux genres exercaient une fascination dans la culture japonaise bien avant le succès des shôjo mangas, notamment dans les pratiques théâtrales. Les troupes, exclusivement masculines du kabuki ou celles uniquement féminines de la revue Takarazuka, induisent l’interprétation de personnages par des acteurs du sexe opposé, qui sont souvent les plus populaires68. La figure de l’androgyne se diffuse ainsi en s’adaptant aux nouveaux types de médias à la fin du XXe siècle et joue aujourd’hui un rôle majeur dans les milieux de la mode et du manga69. C’est à ce titre que l’androgynie mythique de Saint-Just peut évoquer l’idéal asexué d’un personnage de shôjo, celle du bishônen (beau garçon) ambigu propre à faire rêver les jeunes filles. Comme l’indique un site Internet consacré à Saint-Just dans sa rubrique d’iconographie « manga » : « [...] un jeune homme svelte, beau et distingué comme une fleur de sakura, et stoïque et fidèle à un code d’honneur comme un samouraï, devrait être une vraie trouvaille pour les créateurs des dessins animés et des bandes dessinées peuplés par les personnages aux yeux de libellule et aux nez mignons que l’on appelle communément les mangas »70.
Ce type de masculinité androgyne, qui connaît un vif succès, est par conséquent exploité dans un objectif commercial, non seulement à travers la littérature ou les dramas (séries télévisées asiatiques diffusées mondialement), mais aussi par les agences de talents comme Starto Entertainment (ex Johnny & Associates), spécialisée dans les boy’s bands composés de jeunes hommes androgynes voués à devenir des idoles, objets d’adoration pour les fans. La même dynamique a cours en Corée du Sud et en Chine, et s’étend à une plus vaste échelle : difficile de passer à côté du succès mondial du groupe de K-Pop BTS et de l’engouement qu’il suscite auprès de son public. Les jeunes hommes aux traits délicats, maquillés, oreilles percées, adoptant parfois des comportements enfantins, incarnent ainsi une soft masculinity71 qui se diffuse à travers les continents et influe sur la représentation occidentale d’une masculinité idéale72.
Un personnage comme Saint-Just, associé à un genre trouble depuis des siècles, peut alors apparaître comme un bon argument de vente dans une société de consommation qui tâche de répondre à cet engouement de l’androgyne et d’une masculinité empreinte de traits féminins. Ainsi la figure de l’« Archange de la mort » popularisée par les mangas fascine toujours : en 2012, le Roman de la Révolution française, par l’auteur de fiction Satô Ken’ichi, décrit un Saint-Just digne d’un shôjo, aux grands yeux brillants et aux lèvres parfaites73. Saint-Just est également devenu un personnage de la troupe Takarazuka, joué par Asami Jun à l’occasion d’une comédie musicale sur Robespierre en 2017-2018, et qui a pu décevoir les fans : au sein de cette version collectivement androgyne de la Révolution française, il ne paraissait plus assez distinctivement féminin74… On observe par ailleurs une proximité troublante entre les études sérieuses sur le Conventionnel et les représentations fantasmées qui lui sont associées : ainsi la couverture spéciale d’une récente traduction en japonais de la biographie du Conventionnel par Aegerter représente un Saint-Just de manga, doté de longs cheveux, d’yeux brillants et d’une paire d’ailes blanches et noires75.
Ces représentations associées au style manga se diffusent au sein d’une société mondialisée et parviennent également en Occident. Si les mangas qui prennent Saint-Just pour personnage connaissent un succès éditorial variable au Japon et dans les pays qui les traduisent (la publication française de Napoléon a par exemple été interrompue rapidement), il faut tenir compte des diffusions pirates : les scans, accessibles en ligne sur de nombreux sites et dans diverses traductions, brouillent les études de lectorat. Mentionnons encore toutes les illustrations de type fanart, inspirées par ces différentes œuvres et qui incarnent les interprétations du public : celles-ci circulent sur les réseaux de dessin tels que DeviantArt ou Pixiv, puis sont republiées sur les réseaux sociaux ou les sites de partage d’images comme Pinterest. Ce type d’art contribue à entretenir les visions fantasmées du personnage de Saint-Just au sein d’une réception mondiale76 et peut également inspirer de nouvelles productions matérielles, assumées comme véhiculant une vision biaisée de l’Histoire (c’est le cas des fanzines, magazines imprimés à petits tirages par des particuliers et destinés uniquement à une communauté de fans), ou cherchant une véritable légitimité éditoriale. Les représentations kawaii qui illustrent le livre d’or de la Maison de Saint-Just témoignent finalement d’un imaginaire mondialisé autour d’une figure dont les interprétations par les dessinateurs, qu’ils soient mangakas professionnels ou amateurs sur Internet, se mêlent étroitement.
Au-delà des représentations iconographiques de Saint-Just, il est à noter que la communauté de fans (fandom) autour de son personnage et plus généralement autour de la Révolution française est particulièrement active sur Internet, qu’il s’agisse de sites consacrés à une figure historique77 ou d’échanges sur les réseaux sociaux, en premier lieu sur Tumblr, comme l’a analysé Jingyang Ma dans un récent article78 ; ces fans véhiculent une vision de l’Histoire en adéquation avec leurs goûts et leurs affinités, mais dont le caractère passionnel compromet une approche historiographique objective et dont la diffusion pourrait s’avérer problématique. Si peu de recherches sont encore menées au sujet de cette appropriation des figures révolutionnaires par un fandom international, réparti sur plusieurs plateformes transmédiatiques organisées qui constituent autant de lieux d’échange entre fans, et qui demeure susceptible d’influer sur les représentations collectives, y compris en France, ce phénomène atteint jusqu’aux universitaires. Ainsi, Marisa Linton a récemment dû préciser dans un article que la théorie d’une relation homosexuelle entre Saint-Just et Robespierre reposait sur des preuves bien minces, « au risque de perdre l’intérêt de [s]on public »79.
Pour conclure, si l’appropriation de la figure de Saint-Just par la culture japonaise à travers une dimension mercantile et une culture de fan qui se diffusent ensuite à grande échelle peut être perçue, malgré ses raccourcis et ses amalgames, comme une « référence transnationale partagée »80, on peut interroger son impact sur la mémoire du personnage historique : déjà en 1985, Bernard Vinot dénonçait les représentations d’« un Saint-Just outrancièrement féminisé, cheveux frisés, poudrés, boucle à l’oreille, voix fluette, regard admiratif tourné vers Robespierre », caricatures qui, non contentes « de lui ravir son visage et son allure physique [...] ont aussi disposé de son âme »81.