En 1940, l’écrivain allemand Wilhelm Herzog (1884-1960), réfugié à Sanary-sur-Mer, souhaite commémorer le centenaire de la naissance de Zola1. Il parvient à rassembler une dizaine de témoignages, notamment ceux de Stefan Zweig et Hermann Hesse qui comme lui vivent en exil. À travers la mémoire d’une grande figure littéraire et intellectuelle française, que disent ces écrivains et intellectuels germanophones au monde en guerre ? Pour comprendre ces témoignages de 1940, il faut d’abord s’arrêter sur Wilhelm Herzog, récepteur majeur de Zola et figure intellectuelle prototypique de la gauche de la République de Weimar, puis se pencher sur le volume français dans lequel les témoignages qu’il a réunis en 1940 sont finalement publiés en 1953 par Marc Bernard.
Wilhelm Herzog, maître d’œuvre de la commémoration de 1940
Né en 1884 à Berlin, Herzog fut attiré – comme de nombreux intellectuels juifs de l’époque de Weimar – par l’activisme et le socialisme révolutionnaire2. Après ses études, il habita un temps dans la « Nouvelle communauté » des frères Hart, deux écrivains naturalistes hostiles à Zola. Entre 1906 et 1909, Herzog est à Munich, et c’est de cette époque que date son amitié avec les frères Mann, surtout avec Heinrich. Ensemble, ils mènent une joyeuse vie de célibataires jusqu’à leurs mariages en 1914, tous deux avec des actrices3. En 1911, la biographie que Herzog consacre à Heinrich von Kleist le fait connaître et lui attire les compliments de Thomas Mann et de Frank Wedekind.
Dans les années 1910, Herzog se consacre au journalisme de combat et fonde diverses revues, notamment Das Forum, une revue expressionniste et activiste importante qu’il dirige seul. Pendant la Première Guerre mondiale, il fait partie, avec Heinrich Mann, de la ligue pacifiste Neues Vaterland4 qui encourage une action politique des intellectuels allemands « dans une perspective parlementaire, démocratique et européenne ». D’abord membre de l’USPD5, il devient membre du PC allemand, le KPD, en 1920, et la même année, se trouve invité à Moscou, au IIe Congrès mondial du Komintern. À cette occasion, il a des échanges avec Lénine et Trotsky6. En 1925, Staline lui accorde une interview dans laquelle il est question entre autres du parti communiste allemand. L’interview, publiée dans la Pravda, déclenche la critique d’Arkadi Maslow, alors cadre dirigeant du Parti communiste d’Allemagne. Ce dernier accuse Herzog d’être de droite, Staline envoie une lettre conciliante7. À la suite de ce conflit, Herzog prend ses distances et il est exclu du parti en décembre 1928. Vers le milieu des années 1930, l’amitié avec Heinrich Mann se refroidit parce que ce dernier se rapproche un peu trop des communistes au goût de Herzog.
Dès 1929, Herzog sent que ses engagements le mettent de plus en plus en danger et quitte l’Allemagne pour la France et la Suisse8. Il fait la connaissance de Romain Rolland dont il traduit les œuvres en allemand. Il revient encore plusieurs fois en Allemagne et, en 1931, écrit une pièce sur le scandale de Panama, ne renonçant pas à dénoncer la corruption politique comme Zola en son temps. En février 1933, Herzog fuit définitivement l’Allemagne, une semaine avant Heinrich Mann qui d’abord ne veut pas croire au danger quand Herzog le supplie de partir avec lui. Il veut se rendre aux États-Unis mais il est retenu à Trinidad pendant 4 ans (1941-1945).
Herzog parvient à rejoindre la Californie, juste à temps pour célébrer, le 25 juin 1945, le 70e anniversaire de Thomas Mann dont il est désormais plus proche que de Heinrich. Après la guerre, Herzog revient en Suisse en 1947, puis en 1949 en Allemagne. Il s’attelle à son autobiographie Menschen, denen ich begegnete (Les gens que j’ai rencontrés)9 puis à la rédaction de quatre volumes encyclopédiques, de l’Antiquité à la période moderne, intitulés : Große Gestalten der Geschichte (1959-1961) (Grandes figures de l’Histoire). Il vit principalement à Bâle mais meurt à Munich, en 1960.
La biographie de Herzog est, pour Armin Alexander Wallas, spécialiste des auteurs juifs de cette période, emblématique de cette génération perdue qui vécut les grandes années de l’expressionnisme, puis l’activisme, l’éclatement de la Première Guerre mondiale, la déception consécutive à l’échec de la révolution de 1918-1919, l’engagement dans le communisme et la persécution nazie10.
Toute sa vie, Herzog fut un grand admirateur de Zola et il le cita en exemple dans de nombreux articles de presse11. En 1929, Herzog écrit une pièce sur l’Affaire Dreyfus en association avec Hans José Rehfisch12 (il a procuré à Rehfisch toute la documentation13 avant de publier un livre sur le même sujet14). Die Affäre Dreyfus triomphe pendant plusieurs mois à la Volksbühne de Berlin15. Un des grands défenseurs de l’amitié franco-allemande, Jules Romains, y assiste et se souvient, en 1935, à l’occasion du pèlerinage de Médan :
La salle est comble, religieusement attentive […], travaillée en dessous par des passions, peut-être par des angoisses et des pressentiments […] le héros de la pièce, ce n’est pas Dreyfus, c’est Zola. Héros au sens plein et antique. Il lutte contre les forces du mal. Il lutte par les moyens de la justice et de l’esprit. Pour rendre ce combat plus exemplaire, pour bien montrer que c’est l’esprit tout seul, tout nu, qui osa se jeter un jour à l’assaut des Puissances formidablement armées de la Société et de l’État, à l’assaut d’un mensonge cuirassé de fer et de béton, l’on a fait un Zola plus âgé, plus gauche, plus dénué qu’il n’était : un vieil intellectuel timide et tremblant. […] Et le public de Berlin acclame les phrases de ce Zola de légende, qui est entré dans la bataille pour défendre contre la raison d’État, contre la caste militaire, contre le préjugé de race, un Juif innocent. Et le public de Berlin témoigne, par sa promptitude à souligner les allusions, qu’il ne se méprend pas sur la portée de la pièce, et que la défaite de toutes ces sombres idoles, c’est pour son compte aussi qu’il la célèbre.16
Alors que Hitler est depuis deux ans au pouvoir, Jules Romains fait de cette représentation un moment de résistance au fascisme. Sur ce que Zola incarne dans la République de Weimar, la suite de ses souvenirs est plus éloquente encore :
Quelques mois après, les hasards d’un congrès à Londres me mettaient en contact avec l’auteur, ou l’un des deux auteurs, d’Affaire Dreyfus : Hans Rehfisch ; un homme jeune, ardent, plein de gentillesse, d’idéalisme, de bonne camaraderie ; Juif au demeurant. […] Nous allâmes nous promener ensemble […]. Chemin faisant, nous parlâmes de Zola. Mon compagnon me dit ceci, qui me frappa vivement : « Nous autres, – il entendait par nous autres la jeune littérature allemande d’extrême-gauche dont il faisait partie, dont il était un des chefs, – nous attachons une très grande importance à Zola. Il n’y a pas d’écrivain du dix-neuvième siècle qui soit aussi actuel pour nous. Il l’est plus que Tolstoï, plus que Dostoiewski [sic], plus même que Balzac. Il représente, bien plus qu’eux, une nouvelle position du monde, les nouveaux problèmes de la vie collective et de la vie prolétarienne. Il est le seul qui soit sorti de l’ère bourgeoise. Il est à l’entrée du monde nouveau. Même comme pur artiste, nous l’admirons beaucoup. Car son esthétique elle-même aborde des problèmes inédits et en offre une première solution. » Il ajouta : « Je sais que nos camarades russes pensent comme nous là-dessus. J’en ai souvent parlé avec eux. » Je lui répondis que, de mon côté, j’avais fait la même constatation.17
Cette pièce avait été jouée en français le 10 février 1931 au Théâtre du Nouvel-Ambigu18 et avait suscité des manifestations hostiles et violentes de la part des nationalistes19 et de certains descendants d’anti-dreyfusards20. L’Action française s’était emportée contre cette « pièce boche contre l’Armée française »21. Au vu des violentes réactions, le 31 mars 1931, le Ministère de l’Intérieur avait pris la décision d’interdire la pièce.
Peu après, le 2 octobre 1932, Herzog est invité à Médan, au traditionnel pèlerinage des amis de Zola dans sa résidence secondaire. Le Bulletin de la Société littéraire des « Amis d’Émile Zola » reprend plusieurs extraits de son discours qui s’achève par ces mots :
Ce qui manque à l’Allemagne d’aujourd’hui, ce ne sont pas des canons ni des généraux, mais ce qui lui fait défaut c’est un Émile Zola, c’est la pensée qui devient action, c’est l’esprit combatif et le courage des républicains.22
Ces propos, comme la pièce sur Dreyfus, montrent ce qui est en jeu pour Herzog avec Zola : le rejet du fascisme, du militarisme, et un encouragement à se tourner vers l’engagement à la française, si éloigné des habitudes allemandes. Ces trois points sont précisément au cœur de la brouille entre Heinrich et Thomas Mann, le premier attaché au modèle français d’engagement, le second défendant jusqu’à la Seconde Guerre mondiale un modèle allemand de retrait dans sa tour d’ivoire23. Cette brouille s’est cristallisée en 1915, en pleine Première Guerre mondiale, à l’occasion d’un article de Heinrich Mann sur Zola24, et elle avait été annoncée par un article de 1911 intitulé « Esprit et action »25 paru dans la revue berlinoise Pan alors codirigée par Wilhelm Herzog et Paul Cassirer.
Dans cet article, Heinrich Mann exprimait son admiration au peuple français pour sa révolution et sa culture, sa défense de la raison et sa méfiance envers le pouvoir, sur lesquelles les hommes d’esprit et d’action, tels que Zola, ont pu s’appuyer26. Il regrettait que l’esprit allemand ne soit pas aussi combatif qu’en France : « Da jeder einzelne sich lieber beschirmt und dienend sieht, wie sollte er an eine Demokratie glauben […] ? »27 (« Puisque chacun [en Allemagne] préfère se voir protégé et servile, comment pourrait-il croire en une démocratie […] ? ») Les gens de lettres allemands sont donc invités à se rapprocher du peuple et de la démocratie :
Die Zeit verlangt und ihre Ehre will, daß sie endlich, endlich auch in diesem Land dem Geist die Erfüllung seiner Forderungen sichern, daß sie Agitatoren werden, sich dem Volk verbinden gegen die Macht, daß sie die ganze Kraft des Wortes seinem Kampf schenken, der auch der Kampf des Geistes ist.28
L’époque exige et son honneur veut qu’ils assurent à l’esprit enfin, enfin, dans ce pays aussi, la réalisation de ses exigences, qu’ils deviennent des agitateurs, qu’ils s’unissent au peuple contre le pouvoir, qu’ils offrent toute la force du mot à son combat, qui est aussi celui de l’esprit.
En 1959, Wilhelm Herzog se souvient : « […] sein großartiges Manifest « Geist und Tat », das einigen von uns Jüngeren geradezu zum vorbildlichen Programm für unser künftiges Leben und Arbeiten wurde »29 (« son grand manifeste « Esprit et action » […] devint pour certains d’entre nous, plus jeunes, un programme à valeur de modèle pour notre vie et notre travail futurs »). Une phrase surtout avait retenu l’attention des intellectuels de gauche : « Ein Intellektueller, der sich an die Herrenkaste heranmacht, begeht Verrat am Geist »30 (« Un intellectuel qui s’approche de la caste des seigneurs trahit l’esprit »).
Cet article fut amplement discuté par toute la gauche de l’époque et notamment parmi de futurs laudateurs de Zola en 1940. C’est ainsi le cas de Kurt Hiller, qui représente alors la fraction marxiste révolutionnaire de l’expressionnisme, c’est-à-dire les activistes, qui reçoivent l’essai de Heinrich Mann comme un programme31. Les activistes tentent de forger une posture intellectuelle inspirée de Zola, comme Heinrich Mann y encourageait, mais proprement allemande32. Finalement, les activistes germanophones ne réussirent pas à se mettre d’accord sur les modalités de l’engagement intellectuel, en somme à surmonter leurs différences. Ainsi, Kurt Hiller était en faveur d’une sorte d’aristocratie intellectuelle et méprisait la démocratie avec des arguments rappelant ceux de Flaubert33 – et symptomatiquement, son hommage à Zola de 1940 s’ouvre sur une défense de l’esthétisme34 –, Franz Pfemfert, dans Die Aktion, défendait une orientation syndicaliste et Wilhelm Herzog (soutenu par Heinrich Mann dans Das Forum) souhaitait un parlementarisme fort.
Cet échec de l’activisme n’a pas découragé Herzog, qui a continué de se battre. Dans Février 33, Uwe Wittstock raconte comment, en 1931, Heinrich Mann et Wilhelm Herzog ont sollicité un entretien confidentiel au ministère prussien de l’Intérieur pour l’alerter sur « un discours dans lequel Hitler avait proclamé qu’il comptait certes arriver au pouvoir par des moyens légaux, mais créer ensuite un tribunal d’État qui réglerait ses comptes avec ses adversaires et ferait « rouler les têtes ». » Wittstock relate :
Mann et Herzog ont imploré Abegg de ne pas accepter sans rien faire de telles menaces, qui foulent aux pieds toutes les lois de la démocratie. Ils ont réclamé que la République réagisse fermement et en utilisant tous les moyens de l’État de droit. Ils ont fait des propositions concrètes sur la manière dont la police prussienne armée devait procéder face aux troupes de cogneurs nazis, et mettre un terme à la terreur qui régnait dans les rues.35
Cette demande n’a pas abouti. Le rêve de Wilhelm Herzog, qui est aussi celui de Heinrich Mann, celui de voir advenir une « internationale de l’esprit en faveur de la paix mondiale »36, ne verra pas le jour, en 1940 moins encore que dans les années 1910 et 1920.
Un projet improbable (1940), une publication tardive et précipitée (1953)
En 1940, Wilhelm Herzog rassemble donc douze témoignages d’écrivains ou d’intellectuels pour commémorer la mémoire de Zola. Grâce à son autobiographie publiée en 1959, s’attachant aux gens qu’il a rencontrés, nous pouvons, dans la partie sur Franz Werfel37, suivre l’évolution de ce projet. Comme Herzog cite ses carnets de 1939-1940, c’est même toute l’ambiance de cette époque qui renaît sous nos yeux. À cette date, les deux auteurs germanophones sont alors tous deux réfugiés à Sanary-sur-Mer :
15. September 1939 :
« Café Lyon ». Werfel kommt. Wird noch andauernd von Geheimpolizei heimgesucht. Gestern und heute früh. Wegen eines blöden Telegramms von Emil Ludwig. Wir sprechen über Heinrich Mann, Wedekind, Feuchtwanger. […] Neue Aufregung : Alle Männer d’origine allemande bis zu 70 Jahren sollen in ein Konzentrationslager gebracht werden. Fraglich, ob auch Werfel (als deutscher Tscheche).38
15 septembre 1939 :
« Café Lyon ». Werfel arrive. La police secrète continue de le harceler. Hier et ce matin. À cause d’un télégramme stupide d’Emil Ludwig. Nous parlons de Heinrich Mann, Wedekind, Feuchtwanger. […] Nouvelle agitation : Tous les hommes d’origine allemande [en français dans le texte] jusqu’à 70 ans doivent être envoyés dans un camp de concentration. On peut se demander si Werfel aussi (en tant que Tchèque allemand).
18. Oktober 1939 :
Bei Franz Werfel im Sarazenenturm. Madame Werfel besonders herzlich, sehr natürlicher Mensch, sehr impulsiv. Ihre Ansichten gegen die unfähigen Politiker instinktiv und temperamentvoll äußernd, ohne objektiv sein zu wollen. Die Tragik der Demokratien. Die Saturiertheit der Besitzenden. Hitlers Konzeption. Die Konzeption eines Verbrechers. Eines Raubmörders, wie Haarmann. Werfel führt mich in sein Turmzimmer. Zwölf Fenster. Ringsum sieht man das Meer, die Landschaft, die Berge. Er dediziert mir sein eben erschienenes Buch : « Gedichte aus dreißig Jahren » mit folgender Widmung : « W.H. in treuer Erinnerung an alte gemeinsame Kampfzeiten Franz Werfel in der VII. Woche des zweiten Krieges unseres Lebens. » Mit Werfel meinen Plan besprochen für eine Huldigung an Zola, zu dessen 100. Geburtstag am 2. April 1940 !39
18 octobre 1939 :
Chez Franz Werfel, dans la tour des Sarrasins. Madame Werfel particulièrement chaleureuse40, personne très naturelle, très impulsive. Exprimant ses opinions contre les politiciens incompétents de manière instinctive et avec tempérament, sans vouloir être objective. La tragédie des démocraties. La saturation des possédants. La conception d’Hitler. La conception d’un criminel. Celle d’un prédateur comme Haarmann. Werfel me conduit dans sa chambre de la tour. Douze fenêtres. Tout autour, on voit la mer, la campagne, les montagnes. Il me dédicace son livre qui vient de paraître « Poèmes de trente ans » avec la dédicace suivante : « W.H. en souvenir fidèle de vieux moments de combat commun Franz Werfel dans la VIIe semaine de la deuxième guerre de notre vie. » J’ai discuté avec Werfel de mon projet d’hommage à Zola, à l’occasion du centenaire de sa naissance, le 2 avril 1940 !
27. November 1939 :
Mit Werfels im « Nautique ». Er meint : Chamberlains große Rede zeige die große Wandlung, die dieser Regenschirm durchgemacht habe. Über meine und Maurice Le Blonds (Zolas Schwiegersohn) Aktion für den 100. Geburtstag Zolas. Werfel will mittun. Mit ihm beraten, wer einzuladen wäre. Text des Schreibens von mir entworfen.41
27 novembre 1939 :
Avec les Werfel au « Nautique ». Il pense que le grand discours de Chamberlain montre la grande transformation qu’a subie ce parapluie. Sur mon action et celle de Maurice Le Blond (le gendre de Zola) pour le centenaire de Zola. Werfel veut y participer. Consulter avec lui les personnes à inviter. Texte de la lettre rédigé par moi.
12. Januar 1940 :
Werfels bei uns. Hatten erregte Debatte mit Tristan Tzara, einem französischen Lyriker, der geäußert habe – Stalin zustimmend –, daß man gegen Hitler nichts unternehmen solle. Die Zerstörung aller ideologischen Fronten : durch die völlige Verwirrung der politischen und moralischen Begriffe. Dies hat Hitler immerhin erreicht. Schauerlich. Wo beginnen ? Wir kommen in sehr lebhafte Auseinandersetzungen. Meine Donquichotterie. Mein utopischer Kampf gegen die wahnwitzige Welt. Das sind Werfels Einwände. Er sei lässig, quietistisch. Stimme aber, sagt er, am Ende mit mir überein.42
12 janvier 1940 :
Les Werfel chez nous. Nous avons eu un débat animé avec Tristan Tzara, un poète français, qui aurait déclaré – donnant raison à Staline – qu’il ne fallait rien entreprendre contre Hitler. La destruction de tous les fronts idéologiques : par la confusion totale des concepts politiques et moraux. C’est ce que Hitler a tout de même réussi à faire. C’est effrayant. Par où commencer ? Nous entrons dans des débats très animés. Ma donquichotterie. Mon combat utopique contre le monde délirant. Ce sont les objections de Werfel. Lui-même se dit nonchalant, quiétiste. Mais d’accord avec moi, dit-il, à la fin.
11. März 1940 :
In der Sonne vor dem « Nautique » mit Werfel. Scheint etwas durcheinander. Unzufrieden mit dem Aufenthalt in Sanary. Unlustig zur Arbeit. Möchte am liebsten einen Auftrag.43
11 mars 1940 :
Au soleil devant le « Nautique » avec Werfel. Semble un peu perturbé. Mécontent de son séjour à Sanary. Peu enthousiaste à l’idée de travailler. Aimerait bien avoir une mission.
26. März 1940 :
Nachmittags Frau Werfel bei uns. Am Bett von Alice [meiner kranken Frau]. Sie wollen morgen für einige Tage nach Marseille fahren, zum Vergnügen. Franzl, sagt sie, ein Kapitel fertig ; als Belohnung. Eine Stunde später bringt mir Werfel seinen Zola-Aufsatz für die von mir geplante Huldigung zum 100. Geburtstag Zolas. – Er ist deutsch bis heute nicht erschienen. Dagegen französisch mit andern Huldigungen 1952 zu Zolas 50 Todestag (bei Farquelle : « Présence de Zola »). Hier der deutsche Text : […]44
26 mars 1940 :
L’après-midi, Mme Werfel chez nous. Au chevet d’Alice [ma femme malade]. Ils veulent partir demain pour quelques jours à Marseille, pour le plaisir. Franzl, dit-elle, a terminé un chapitre, en récompense. Une heure plus tard, Werfel m’apporte son essai sur Zola pour l’hommage que je prévois de rendre au centenaire de la naissance de Zola. – Il n’est pas encore paru en allemand. En revanche, il a été publié en français avec d’autres hommages en 1952 pour le 50e anniversaire de la mort de Zola (chez Farquelle [sic.] : « Présence de Zola »). Voici le texte allemand : […]
31. März 1940 :
Nachmittags und abends bei Werfels. Lebhafte Diskussionen über die Nazi-Hetze gegen Roosevelt. Dann Debatte über Zola. Werfels Beitrag ; er schätzt die Zeitungsartilkel Zolas gering. Ich widerspreche heftig. Gibt mir schließlich recht, aber der Dichter scheine ihm mehr wert als der Ankläger.45
31 mars 1940 :
L’après-midi et le soir chez les Werfel. Vive discussion sur l’acharnement des nazis contre Roosevelt. Puis débat sur Zola. Intervention de Werfel ; il déprécie les articles de journaux de Zola. Je le contredis vivement. Finalement, il me donne raison, mais le poète lui semble plus précieux que l’accusateur.
L’autobiographie ne nous renseigne pas davantage sur le « projet Zola ».
Les témoignages de 1940 ne sont donc finalement publiés qu’en 1953 et en français. Ils se trouvent mêlés à des témoignages réunis après la Seconde Guerre mondiale par Marc Bernard (1900-1983), dans un volume intitulé Présence de Zola. Ce recueil d’hommages devait paraître un an plus tôt, pour commémorer le cinquantenaire de la mort de Zola. Sur la soixantaine de témoignages rassemblés, vingt-sept sont étrangers dont douze germanophones, soit la plus forte présence étrangère. Les voix de 1940 sont publiées ensemble, introduites par ce chapeau.
Les témoignages qui suivent ont été recueillis en 1940 par Wilhelm Herzog, qui avait l’intention de commémorer le centième anniversaire de la naissance d’Émile Zola. Les circonstances ayant empêché la publication de ces textes, Wilhelm Herzog a bien voulu nous permettre de les publier ici.46
Y figurent, dans l’ordre de leur publication, Stephan [sic !] Zweig (Londres), Franz Werfel (Sanary-sur-Mer, Var), Comte Carlo Sforza (La Garde, Var), Sir Norman Angell (Londres), Hermann Steinhausen, Hermann Hesse (Montagnola), Louis Piérard, Max Herrmann[-Neiße] (Londres), Kurt Hiller, Rudolf Olden (Oxford), Anna Siemsen (Zurich), Wilhelm Herzog (Sanary-sur-Mer), soit neuf écrivains germanophones et trois hommes politiques47. Certains ont indiqué où ils se trouvent, maigre trace de leurs conditions de vie et des « circonstances » évoquées par Bernard. Ainsi, entre 1939 et 1941, Herzog est interné trois fois par les Français en tant qu’Allemand, ce qui le conduit à l’hôpital. En 1940, en particulier, il essaie d’aider son ami Heinrich Mann à gagner l’Amérique. Pourtant, à cette date, l’amitié est particulièrement distendue, « quelque chose s’était mis entre nous » explique-t-il dans sa biographie48.
Comment Herzog a-t-il pu à cette période particulièrement difficile pour lui s’occuper de rassembler ces témoignages ? Pourquoi Heinrich Mann, autre récepteur majeur de Zola à la même époque, n’a-t-il pas témoigné ? Thomas, son frère, a témoigné en 1953, de Suisse, sans que son hommage ne passe par Wilhelm Herzog. Il n’est malheureusement pas possible de répondre à toutes ces questions, d’autant que les archives de Herzog sont pour l’instant inaccessibles. Plusieurs pistes ont toutefois pu être suivies.
L’hommage de 1953 a été monté dans la précipitation par Marc Bernard49, protégé d’Henri Barbusse. Cet écrivain, co-fondateur en 1932 du groupe français des écrivains prolétariens et prix Goncourt pour son roman Pareils à des enfants en 1942, a été choisi par le Comité national formé à cette occasion50. D’après le biographe de Marc Bernard :
La proximité naturelle de Marc Bernard avec les valeurs et les œuvres naturalistes et prolétariennes lui valent d’être sollicité par les éditions du Seuil, puis par Fasquelle, dans le but de livrer deux hommages à Émile Zola à l’occasion du cinquantenaire de sa disparition. […]
[…] Marc souhaite rassembler les témoignages critiques de grands écrivains vivants : Thomas Mann, Albert Camus, Hermann Hesse… Présence de Zola a les allures d’une vaste enquête internationale et confirme l’influence zolienne sur les grands noms de la littérature du XXe siècle. Mais Fasquelle a pris le train du cinquantenaire en marche. L’été 1952, Marc est en Espagne et n’a plus de nouvelles de son éditeur, lequel souhaite que le livre paraisse avant la fin de l’année.
C’est à son retour à Paris, courant septembre, que le Nîmois travaille en toute hâte au recueil de ces témoignages. Certains l’éconduisent par manque de temps, comme André Malraux ou Gaston Bachelard […]. D’autres sont franchement hostiles à l’écrivain51 : « Zola ? Je n’aime pas Zola, mais pas du tout », lui déclare Henri Bosco. Présence de Zola paraîtra en 1953 à plus de 10 000 exemplaires.52
Ce chiffre est assez élevé et le dossier de presse est unanime : ce volume est plus intéressant que n’est habituellement ce genre d’hommages53.
Contrairement à ce qu’écrit le biographe de Marc Bernard, Stéphane Bonnefoi, ce dernier n’est pas le mieux placé pour rendre cet hommage. En 1952, il a publié – conformément à la commande du Comité – un Zola dans la collection « écrivains de toujours »54 qui ne renouvelle pas l’image de Zola. Alors que l’époque est à la réhabilitation de l’écrivain-intellectuel, surtout à gauche, après les critiques littéraires et politiques d’Engels et les critiques littéraires de Georg Lukács, Marc Bernard trouve Zola sans délicatesse, mais « on ne saurait demander à un athlète d’avoir la grâce du danseur. » De surcroît : « Il faut le reconnaître : comme il arrive trop souvent lorsqu’un auteur s’astreint à une production que l’on pourrait qualifier d’industrielle, le déchet est énorme. »55
Le volume Présence de Zola est plutôt mal conçu, avec des personnes placées au mauvais endroit, des titres incohérents, reflétant peut-être simplement la précipitation. Il y a quand même de grands noms, notamment ceux de Thomas Mann, Upton Sinclair, Jules Romains, Emmanuel Berl, Jean Cocteau, Albert Camus et François Mauriac. Comment Marc Bernard a-t-il récupéré les douze témoignages de 1940 ? En 1940, à Werfel, Herzog présentait le projet Zola comme une « action » menée conjointement avec Maurice Le Blond, rencontré en personne au moment de la représentation de L’Affaire Dreyfus à Paris56. Ce dernier est mort en 1944, sa femme, la fille de Zola, deux ans plus tôt. Maurice Le Blond avait certainement une copie de ces témoignages de 1940 rassemblés par W. Herzog mais comment sont-ils parvenus à Marc Bernard pour le projet d’hommage chez Fasquelle ? Peut-être Eugène Fasquelle, exécuteur testamentaire de Zola décédé en 1952, a-t-il joué un rôle ?
L’Institut Mémoires de l’Edition contemporaine (IMEC) possède une liste de tous les participants au volume, annotée par Marc Bernard qui devait renseigner les adresses pour Fasquelle et surtout les montants attribués à chacun57. Nous y apprenons que Bernard a fait envoyer 10 000 francs à Wilhelm Herzog, ce qui correspond à 24 500 euros d’aujourd’hui58. Une belle somme a priori mais 10 000 francs pour neuf auteurs, c’est en réalité très peu, sachant que certains ont touché autant pour un seul témoignage (c’est le cas de l’écrivain israélien J. Kesheth Koplewitz qui a écrit 12 pages). Thomas Mann, lui, a reçu 7 000 francs pour 2 pages, Jules Romains 4 000 francs pour 4 pages. La correspondance consultée à l’IMEC montre que Fasquelle disposait de 350 000 francs pour ce projet et que seuls 154 500 francs ont été payés à l’ensemble des contributeurs. Marc Bernard a obtenu le reste, donc 195 000 francs, soit environ 475 000 euros actuels (lettre du 24 juin 1953 de Fasquelle à Marc Bernard).
L’article de Hermann Kesten, publié parmi les témoignages étrangers des années 1950, est une traduction française d’un article de 194059. Aucun traducteur n’a été payé par Fasquelle pour cet article et 3 000 euros ont été versés à Kesten via Calmann Levy, sa maison d’édition française. Ce n’est pas le seul exemple d’hommage qui n’en est pas vraiment un. Le dernier auteur allemand de l’ensemble du volume, Curt Hohoff, qui témoigne ici en tant que « jeune catholique allemand », n’a pas non plus été sollicité par Marc Bernard. Son texte est une traduction d’un court article paru sur Zola. Né en 1913, Hohoff a 40 ans en 1953. Nous avons correspondu avec lui en 2005. À notre lettre, il répondit le 10 janvier 2005 qu’à 92 ans, sa mémoire était unscharf (pas très nette) mais qu’il se souvenait quand même de ses lectures de Zola, de sa déception en lisant Thérèse Raquin après Nana, Germinal et Lourdes. Il nous apprend surtout que c’est le Dr F. Schöningh, éditeur catholique, notamment de la revue Hochland, qui lui avait demandé de rédiger cet article60. Là encore, aucune preuve d’échange entre Marc Bernard et l’auteur allemand.
Il faut donc imaginer qu’en 1952, pressé par le temps, voire contrarié par les refus des uns et des autres, Marc Bernard a pioché dans des textes existants qu’il a fait traduire, sans privilégier de grands noms. En revanche, il y en a dans les textes rassemblés en 1940 par Herzog mais Bernard ne s’en rend pas compte. Dans sa préface, les seuls témoignages qu’il met en avant sont ceux de Thomas Mann (pour l’intellectuel) et Jean Rostand (pour l’écrivain).
Quelle « figure historique » Zola représente-t-il en 1940 ?
Qui sont les neuf écrivains germanophones qui souhaitent rendre hommage à Zola en 1940 ? Sept sont allemands (Steinhausen, Herrmann-Neiße, Hiller, Olden, Siemsen, Herzog), deux autrichiens (Stefan Zweig et Franz Werfel), un autre est suisse depuis 1924 (Hesse), et tous sont de la génération de Herzog, celle des années 1877-1890. Hermann Hesse avait vingt-cinq ans quand Zola est mort, Stefan Zweig vingt ans, Wilhelm Herzog dix-huit ans. En 1940, ces personnes ont donc entre et 50 et 63 ans et vivent pour la deuxième fois une guerre mondiale. De plus, six sont Juifs (Herrmann-Neiße, Herzog, Hiller, Olden, Werfel, Zweig) donc persécutés en tant que tels. Leur témoignage est marqué par l’échec de la culture, et au mieux la nostalgie d’une époque où l’engagement était possible.
Ainsi, l’époque de Zola apparaît à Stefan Zweig comme celle, heureuse, où la parole intellectuelle pouvait encore avoir une efficacité :
Où est la voix qui, à l’heure actuelle, lance un J’accuse avec tant de force révolutionnaire à notre monde à nous – et où est le monde susceptible d’écouter cette voix et de se laisser émouvoir ? En honorant Zola, nous honorons […] un passé où l’on pouvait dresser la conscience universelle contre l’injustice imposée au faible par le plus fort.61
Le pouvoir de la parole intellectuelle est de nouveau soulevé par Thomas Mann en 1952 puisqu’il évoque l’« Âge d’or où un seul crime contre le droit, le repoussement d’un innocent isolé, pouvait mettre le monde en émoi, grâce à la parole d’un grand écrivain »62.
En 1940, les laudateurs germanophones sont réellement interpellés par la figure intellectuelle de Zola et regrettent qu’il n’y ait pas eu plus de Zola allemands, c’est-à-dire des Zola engagés. Kurt Hiller :
Que l’on compare l’attitude d’Émile Zola à celle de M. Gerhart Hauptmann ou aux machines à écrire « dialectiques » les mieux payées de Moscou, et l’on comprendra la signification pédagogique – pédagogique pour les intellectuels – de l’action de Zola pour notre siècle […].63
Ou encore Rudolf Olden64, envoyant son témoignage d’Oxford :
Le nom de Zola fut toujours très cher à la génération à laquelle j’appartiens, génération qui commençait à lire vers 1900. En tant qu’écrivain, il nous entraîna ; mais nous l’admirions plus encore en tant qu’exemple de courage civique. La Démocratie, qui naît de la défense du Droit, quel exemple encourageant !
Lorsque l’Histoire permit à la jeune génération une activité publique, quelques-uns parmi nous ont essayé de suivre les traces de Zola et de frapper, comme si elle eût été une grande injustice personnelle, la grande injustice générale. Les occasions étaient nombreuses, nous ne manquions pas de Dreyfus ! Et il y avait aussi des hommes aspirant au rôle de défenseur et d’« éveilleur », qui n’étaient peut-être pas indignes de la grande tâche. Mais nous n’avons pas réussi. L’échec est probablement dû au manque de « dreyfusards ». Ce ne furent que de bien petits groupes qui furent animés par l’idée du Droit – les grandes masses restèrent indifférentes. […] Ainsi, pour nous autres Allemands, Zola a vécu en vain…65
Ces témoignages attestent de l’échec d’un Heinrich Mann qui, depuis 1911, appelle les intellectuels allemands à s’engager à l’instar de Zola.
Dans ce contexte, Max Herrmann-Neiße66 fait presque exception en parlant surtout de l’œuvre de Zola. Mais celle-ci aussi est ramenée au contexte actuel, comme c’est aussi le cas dans l’hommage de Curt Hohoff :
L’œuvre de Zola éveilla ma conscience d’écrivain et influença ma conception du monde. […] II est le créateur fécond d’épopées modernes en prose qui montrent leur époque, sans en taire les défauts, il est le pionnier du Progrès, l’annonciateur du Droit et de la Raison. Pour les esprits allemands, pendant l’époque de 1913-1933, il était tout particulièrement utile de comprendre, à travers l’œuvre d’Émile Zola, une pensée dénuée de préjugés et de fanatisme et empreinte de liberté. Combien aurait-on pu profiter de ses fresques magistrales reproduisant la situation en France du coup d’État de Napoléon III jusqu’à « l’Affaire », si l’on avait établi un parallèle avec les événements qui nous entouraient ! […]
Ce ne fut pas un professeur d’histoire littéraire qui révéla aux Allemands la portée de l’œuvre de Zola, mais le romancier allemand Heinrich Mann.67
Huit intellectuels sur les douze rassemblés par Herzog se distancient du romancier et réservent leur admiration au défenseur de Dreyfus (Hesse, Sforza, Steinhausen, Angell, Kurt Hiller, Franz Werfel, Rudolf Olden, Anna Siemsen)68. C’est même le sens du bref témoignage de Hermann Hesse :
J’ai toujours eu plus de respect que d’amour pour l’œuvre de Zola69. Mais je conçois un amour et une admiration reconnaissants, profonds et durables pour le courage, l’amour de la vérité et la ténacité dont Zola fit preuve dans sa lutte contre l’injustice.70
Conformément à sa réception à gauche tout au long de la première moitié du XXe siècle, Zola est ici présenté comme un combattant, un lutteur (Kämpfer). Le terme est suffisamment large pour être repris par des récepteurs de plusieurs mouvances de gauche. En effet, il peut renvoyer aussi bien à la lutte des classes (Klassenkampf) qu’à l’engagement prôné par Heinrich Mann, basé sur la lutte de l’esprit (Kampf des Geistes).
Parmi l’ensemble des témoignages germanophones, seul celui de Hermann Kesten71 (qui n’a pas été recueilli par Herzog) est négatif, ou plutôt très contrasté, ces contrastes se voulant amusants. Kesten est né en 1900 en Galicie, dans une ville aujourd’hui ukrainienne (Pidvolotchysk). Représentant de la Nouvelle objectivité littéraire, il est décédé en 1996. En dépit de son titre : « Le plus grand lyrique de son temps », Kesten commence son hommage en traitant Zola de « parvenu »72. S’il admire le « grand écrivain populaire »73 et le place avec Tolstoï, Strindberg, Nietzsche, Ibsen et Walt Whitman parmi les « charlatans de génie »74, il méprise l’artiste et son naturalisme : « Zola, romancier de premier ordre, reste un artiste douteux […] jamais spirituel […] manque de finesse […] méprisant la fiction, il aboutit finalement au tract […]. »75
De Sanary, Werfel plaide, lui, pour un nouveau regard sur Zola, libéré de la doctrine naturaliste :
Rien ne fut plus nuisible aux romans d’Émile Zola que sa théorie du naturalisme littéraire, théorie qu’il défendit avec un entêtement enfantin […] la critique littéraire accomplirait une tâche de la plus haute valeur en faisant disparaître les erreurs politiques et doctrinaires ; ainsi, elle ferait surgir – pour la première fois peut-être – le vrai visage du grand poète Émile Zola dont se dégage une intense lumière.76
Est-ce à ce genre de témoignages que pense Marc Bernard dans sa préface quand il évoque « un accent de liberté que l’on trouve rarement dans ces sortes d’hommages »77 ?
Plusieurs laudateurs de 1940 avaient un rapport privilégié avec la France (Zweig, Hesse et Herzog par leurs liens avec Romain Rolland, Herzog et Hiller sont des admirateurs de Gide, Hermann Steinhausen – pseudonyme d’Eugen Gürster – est le traducteur de Paul Claudel, etc.). Plusieurs avaient collaboré à la revue de gauche Die Weltbühne (Herrmann-Neiße, Herzog, Hiller, Olden). Dans Weimar Germany’s Left-wing Intellectuals, paru en 1968, István Deák dresse un tableau parlant de ces intellectuels de la Weltbühne :
La majorité […] combinait toutes les caractéristiques que les idéologues germaniques méprisaient : francophile, juif, occidental, rebelle, progressif, démocratique, rationaliste, socialiste, libéral et cosmopolite. […]
Zola pouvait se targuer d’avoir secoué à la base la nation française lors de l’affaire Dreyfus. Les écrivains allemands n’eurent jamais un tel pouvoir. Par conséquent, ils exigeaient une société fondamentalement différente qui écouterait leurs exhortations. Quand on les accusait de démagogie, ils critiquaient encore plus fort. Leur sens critique devenait plus radical encore, ou disons plus manifeste si, en plus, ils portaient un fardeau supplémentaire, celui d’être Juifs. C’était le cas de la majeure partie des collaborateurs de la Weltbühne.78
Démocratie et pacifisme étaient les bases de leur engagement. Pendant la guerre, ces intellectuels durent tous partir en exil et furent parfois persécutés par la France en tant que Juifs ou en tant qu’Allemands, ou les deux.
Tout ceci n’est pas perçu par Marc Bernard. Pire, il ajoute à ces témoignages de 1940 des hommages maladroits qui pensent encore en termes de races79, à l’instar de celui de Curt Hohoff :
[…] nous voyons en Zola […] une barbare sauvagerie qui remonte à la surface. Cette force souterraine, dangereuse, qui balbutie parfois plutôt qu’elle ne s’exprime, nous aimons à la désigner comme ayant quelque chose de germanique.80
Conclusion
Le contraste est grand entre les témoignages germanophones de 1940 et les témoignages français de 1953, notamment ceux d’Albert Camus et de François Mauriac qu’on découvre à la fin du recueil français.
Albert Camus :
Non, je n’ai guère envie d’écrire sur Zola. Je ne dédaigne rien de son œuvre ; Germinal est un de nos grands romans. Mais enfin pour écrire sur une œuvre il faut se sentir concerné par elle. Provisoirement, l’admiration que j’ai pour Zola est plus respectueuse que complice. Exception faite, naturellement, pour son superbe courage dans l’Affaire. Mais ce ne sont pas des exemples à rappeler aujourd’hui où le courage ne s’imagine plus, et où il ne manquerait pas d’excellents raisonnements pour justifier que Dreyfus crève au bagne.
François Mauriac :
Non l’œuvre de Zola (que je ne sous-estime nullement) n’a jamais compté pour moi. Je n’y suis jamais entré […] il est si vous voulez, pour reprendre une expression de Du Bos, un de mes étrangers.
Mais
1°) Je ne me console pas de ce que ce n’est pas un catholique qui a écrit J’accuse.
2°) J’ai honte quand je me rappelle (j’avais une douzaine d’années) que nous appelions nos vases de nuit un Zola […].81
Il y a – chez les anciens intellectuels de la République de Weimar qui témoignent en 1940 – un respect profond pour l’engagement de Zola, une admiration envers sa dénonciation de l’injustice et de l’antisémitisme, et surtout une conscience d’un échec collectif à contrer le fascisme. Dans la France des années 1950 en revanche, le courage de Zola ne dispense pas d’ironie (Camus) ou de bons mots à l’égard de son œuvre (Mauriac). Les témoignages de 1940 détonnent à côté de ces deux marques de respect très distanciées. En 1953, l’année 1940 semble déjà loin, voire appartenir au passé. Le temps n’est plus à l’engagement : le courage « ne s’imagine plus », ou l’on a « honte » du manque de courage de son propre camp en 1898. Signe des temps, Marc Bernard n’a pas mis les témoignages de 1940 en valeur, pourtant, c’était bien pour ces exilés germanophones que Zola avait une vraie présence, comme l’affirme le titre du recueil.