Introduction
Lorsque l’Union Soviétique disparut de la carte du monde, la Russie plongea dans une profonde crise identitaire qui lui imposa, entre autres, la nécessité d’une relecture de son passé national. Aussi, l’écroulement du récit historique officiel laissa derrière soi tout un tas de décombres symboliques, de résidus mythiques qui, tout en étant désormais dépossédés de leur socle idéologique, restaient encore bien ancrés dans l’imaginaire de plusieurs générations. Dans le discours du régime russe actuel, certains de ces mythes2 coexistent, désormais, avec une réhabilitation de l’époque impériale, dans le but d’entretenir une nouvelle narration patriotique qui insiste sur la grandeur transhistorique du peuple russe3. Cette attitude instrumentale n’a pas pour autant effacé le conflit entre interprétations antagonistes du passé qui émergea au grand jour dans les années 1990, et qui reste encore aujourd’hui au cœur du débat intellectuel4.
Dans ce contexte, la production littéraire post-soviétique se configure comme un lieu de confrontation important pour la renégociation de l’héritage soviétique5. Dans cet article, je me propose d’examiner cette question à travers l’étude du traitement contemporain de l’une des figures les plus marquantes de la narration soviétique de l’histoire : le commandant de la 25e division de l’Armée rouge, Vassili Ivanovitch Čapaev. Quelques années après sa mort, survenue en 1919, celui-ci devient le protagoniste de l’un des premiers romans du canon réaliste socialiste, Čapaev de Dmitrij Furmanov (1923)6, ainsi que d’un film éponyme réalisé par les frères Vasil’ev en 1934. Avec sa grande moustache en guidon, sa toque en fourrure et sa silhouette immortalisée à l’assaut sur un cheval blanc intrépide, Čapaev s’est inscrit de manière indélébile dans la mémoire collective, devenant un véritable héros populaire.
Fig. 1 : Photogramme du film « Čapaev » (Georgij et Sergej Vasil’ev, 1934, Lenfil’m Studio).
S’interroger sur les relectures contemporaines de cette figure apparaît d’autant plus important que son mythe est lié à un épisode historique controversé : la guerre civile russe (1917-1921). Ce conflit, qui opposa les Bolcheviks aux forces monarchistes, soutenues par leurs alliés occidentaux, demeure un sujet particulièrement sensible, qui met en crise la possibilité d’une version pacifiée de l’histoire7. Dans les œuvres que je m’apprête à étudier, le souvenir de la guerre civile est mis en regard avec la chute de l’Union Soviétique. Les deux événements apparaissent comme des périodes charnières qui interrogent la prétendue unité de l’identité nationale et la direction du cours historique du pays. Dans cette étude, j’examinerai la manière dont la figure de Čapaev est convoquée dans la littérature contemporaine pour penser cette crise plus récente.
Dans un premier temps, je retracerai l’évolution de ce mythe, en mettant en lumière l’émancipation progressive de son cadre idéologique originaire. Une attention particulière sera portée à la transformation de Čapaev en héros postmoderne, opérée par l’une des œuvres les plus marquantes des années 1990 : Čapaev i Pustota (La Mitrailleuse d’argile, 1996) de Viktor Pelevin. Dans un second temps, j’étudierai la résurgence de cette figure dans la littérature des années 2000, qui se démarque de l’ironie postmoderniste8 au profit d’un engagement politique plus ouvert. À la différence du roman de Pelevin, contemporain de la transition post-soviétique, et dans lequel Čapaev conserve un rôle actif au cœur de l’économie narrative, les textes plus récents le présentent plutôt comme le vestige d’une idéologie considérée désormais comme déchue.
Deux exemples retiendront en particulier mon attention : le roman God komety de Sergej Lebedev9, publié en 2014, et San’kja de Zaxar Prilepin10, écrit en 2006. Ces deux auteurs incarnent deux pôles antagonistes du débat politique dans la littérature des vingt dernières années. Au moment de la publication de San’kja, Prilepin, ex-officier de l’OMON (forces spéciales du ministère de l’intérieur russe) est l’un des chefs de file d’une opposition se réclamant d’une gauche nationaliste11. Parti volontaire au Donbass en 2014 aux côtés des séparatistes pro-russes, il se rapproche progressivement du pouvoir jusqu’à devenir, en 2024, membre du Conseil sur la Culture auprès du Président de la Fédération de Russie et figure de proue d’une littérature militante et patriotique. À l’opposé, Sergej Lebedev, journaliste et écrivain émigré en Allemagne, développe une œuvre ancrée dans une réflexion critique sur les atrocités de l’époque soviétique, défendant des positions démocratiques et anticoloniales12.
Les œuvres de Prilepin et Lebedev, bien que partant d’un même constat – celui de l’effondrement du système symbolique soviétique – développent des visions radicalement opposées de cet héritage. Leur interprétation divergente de la figure de Čapaev met en lumière deux économies différentes des décombres immatériels de l’idéologie soviétique qui reflètent les clivages politiques et mémoriels qui traversent la Russie d’aujourd’hui.
De načdiv à bodhisattva : origine et dissolution du mythe de Čapaev
Vassilij Ivanovič Čapaev a bel et bien existé. Né le 9 février 1887 dans une famille paysanne, il se range du côté de l’Armée rouge à l’éclatement de la guerre civile et il y obtient le grade, depuis disparu, de načdiv, commandant de division13. De son vivant, toutes sortes de légendes sur sa valeur militaire commencent à se diffuser.
Le roman éponyme de Dmitrij Furmanov – envoyé dans la division de Čapaev comme représentant de l’autorité politique – contribue à ancrer ces légendes dans la culture soviétique naissante. Son récit était animé, pourtant, par une intention documentaire et démystificatrice. Tout en reconnaissant le charme que Čapaev exerce sur ses compagnons d’arme, Furmanov s’attache à tempérer l’épopée de ses exploits. Le načdiv en ressort, certes, comme un officier intrépide, mais aussi comme un paysan, somme toute, grossier et impulsif dont la bravoure touche à la naïveté.
L’enjeu, pour Furmanov, c’était de réfuter, dans la figure de Čapaev, toute une conception de l’activité révolutionnaire. L’impétuosité de celui-ci est mise en contraste avec un modèle alternatif, incarné par l’alter ego fictionnel de l’auteur et caractérisé par une culture politique plus profonde. À cet égard, l’épilogue du roman acquiert une dimension symbolique significative. Pris au dépourvu par les forces ennemies, Čapaev succombe sous les coups de feu des cosaques, avant de disparaître dans les profondeurs du fleuve Oural. Sa mort marque ainsi la fin d’une vision spontanéiste de la révolution au profit d’un engagement plus conscient et plus rigoureusement encadré14. La légende du héros est donc remplacée par le récit d’un exploit anonyme et collectif : bien qu’orpheline de Čapaev, l’Armée rouge parvient tout de même à s’imposer et à arrêter l’avancée ennemie.
L’inscription définitive de Čapaev dans l’imaginaire de la guerre civile s’accomplit par la transposition du roman au cinéma, devenu, sous Staline, le lieu par excellence d’une manipulation idéologique du passé aux fins de la création d’un nouvel epos national15. Le film des frères Vasil’ev remporte un succès spectaculaire : plus de 30 millions de citoyens soviétiques l’auraient vu durant seulement sa première année de projection ; ce chiffre aurait presque doublé avant la fin de la décennie16.
La popularité du film relève surtout de sa capacité à dramatiser la narration de l’événement historique à travers le récit biographique17. Bien que la victoire des Rouges y soit représentée comme une réussite commune, le film met surtout en exergue la personnalité de son protagoniste. Incarné par l’acteur comique Boris Babočkin, la figure de Čapaev à l’écran se démarque moins par ses prouesses militaires que par une humanité aussi touchante que désopilante. Cette caractérisation favorise l’identification du spectateur au héros et facilite l’assimilation du message politique véhiculé par le film18. Celui-ci se configure ainsi comme un « instrument d’intégration sociale », capable de façonner une vision partagée des événements de la guerre civile, tout en les plaçant sous l’égide de l’idéologie officielle19.
Toutefois, la force de ce portrait est telle que le film donne lieu à des effets imprévus. Malgré quelques projets restés inachevés visant à donner au film une fin alternative20, les frères Vasil’ev reproduisent l’épilogue conçu par Furmanov, bien qu’ils le rendent quelque peu plus élusif. Cependant, le spectateur ne se résigne pas à sa disparition. Le film devient lui aussi une source de légendes : on raconte qu’un petit garçon aurait fait le tour de toutes les salles de cinéma dans l’espoir que dans l’une des projections Čapaev survivrait21. Cet espoir trouve une illustration particulièrement évocatrice dans le court-métrage de propagande « Čapaev s nami » (Čapaev est avec nous) réalisé par Vladimir Petrov en 1941, qui ressuscite le commandant en réécrivant l’épilogue du film : Čapaev réémerge des eaux et vient à la rescousse du pays des Soviets pour le défendre de l’invasion allemande.
Čapaev connaît ainsi un véritable essor dans la culture populaire, devenant le protagoniste d’un nombre incalculable d’histoires drôles. De ce fait, il participe désormais à une mise à distance ironique de l’epos révolutionnaire, en même temps que les qualités qui font de lui un héros populaire – sa bravoure, son espièglerie, mais aussi sa naïveté – acquièrent une dimension subversive22. Čapaev finit ainsi par incarner l’archétype du fripon (ou farceur), figure centrale dans la production littéraire postmoderniste, qui joue un rôle de catalyseur dans la déconstruction des normes morales et sociales23.
C’est précisément dans cette qualité que le načdiv est convoqué dans le roman de Viktor Pelevin, Čapaev i Pustota (littéralement, « Čapaev et le Vide », publié en français sous le titre La Mitrailleuse d’argile24). À travers ses rêves, le protagoniste du récit, Pёtr Pustota, passe alternativement des années 1990, où il est le patient schizophrène d’une clinique psychiatrique, au début du XXe siècle, où il est un poète décadent qui s’engage dans la guerre civile aux côtés de Čapaev. Oscillant entre ces deux temporalités, Pustota se trouve dans l’impossibilité de discerner laquelle de ces deux existences constitue sa véritable réalité.
Le roman se rattache de manière ironique à une tendance marquante de la production culturelle de cette période : avec la fin du monopole du parti sur la narration du passé, l’ouverture partielle des archives et l’abolition de la censure, on assiste à la prolifération de récits historiques alternatifs, présentés sur le mode de la révélation25. Aussi, le roman de Pelevin prétend dévoiler la vraie histoire de Čapaev, qui aurait été jusque-là dissimulée par le mensonge soviétique. Sous l’apparence d’un commandant d’armée, celui-ci serait, en réalité, un gourou oriental. Les histoires drôles dont il est le héros prennent alors l’allure de koans, genre de la philosophie bouddhiste zen consistant en un échange tranchant de répliques pointues et énigmatiques26. Le résultat est une systématique remise en question des oppositions binaires qui structurent la vision du monde de Pustota, son disciple : vérité/mensonge, rêve/réalité, et surtout la dualité de son identité fragmentée.
La psychose du héros, enlisée entre la période révolutionnaire et la transition post-communiste, peut être lue comme une métaphore de la crise identitaire traversée par la société russe à l’issue d’un siècle de bouleversements politiques profonds27. Čapaev, ancien héros du récit historique soviétique, guide désormais le protagoniste vers la conscience de sa dissolution. Associant esthétique postmoderniste et philosophie orientale, le roman semble présenter cette découverte comme une expérience émancipatrice qui révèle au héros la nature illusoire de sa quête identitaire. Cependant, l’épilogue du roman complexifie cette interprétation : sorti de l’hôpital psychiatrique, Pustota est confronté à une réalité méconnaissable, qu’il décide de fuir à bord du blindé de Čapaev en direction de la Mongolie-Intérieure. Le roman semble donc se clore sur une solution escapiste qui traduit un rejet partagé de la nouvelle réalité post-soviétique. Face à l’insécurité économique et sociale des années 1990, Čapaev apparaît désormais comme le symbole d’un passé familier et rassurant. C’est précisément sur le fond de cette tension – entre, d’une part, la volonté de se libérer des mythes du passé et, d’autre part, l’égarement causé par leur disparition – qu’il faudra aussi lire les deux exemples littéraires que je m’apprête à étudier.
Et puis Čapaev devint un zombie…
Le roman de Lebedev, God komety, convoque aussi la figure de Čapaev pour représenter la désagrégation de l’epos soviétique, tout en se démarquant d’une manière sensible du postmodernisme pélévinien. Écrite en 2014, cette œuvre constitue le premier volet d’un diptyque achevé en 2016 avec le roman Ljudi avgusta (traduit en français par « les hommes d’août »). God komety raconte l’histoire d’un jeune homme, narrateur anonyme du récit, qui grandit à un moment charnière de l’histoire russe récente. Son passage de l’enfance à l’âge adulte coïncide avec la fin du régime soviétique et devient ainsi l’occasion de réfléchir au rapport que la génération des années 1970-1980 entretient avec le passé de son pays et avec les changements que celui-ci traverse dans les années 1990.
Aux yeux de l’enfant, le monde environnant semble être hanté par des secrets inavouables, gardés sous silence par les membres de sa famille et dissimulés par la narration officielle de l’histoire. Si le héros ressent dès son plus jeune âge la nécessité d’enfreindre ces tabous et de dévoiler son « vrai » passé familial, il éprouve néanmoins une grande fascination pour la lecture héroïque et édifiante de l’histoire véhiculée par les mythes soviétiques. Cependant, à mesure qu’il grandit, le héros prend conscience du caractère lacunaire et mensonger de ces mythes et ressent de manière plus en plus aiguë le poids d’un système idéologique et symbolique qu’il perçoit désormais comme indéchiffrable et obsolète.
Un épisode du roman illustre cet aspect de manière particulièrement marquante. Le héros est envoyé dans un camp de pionniers, l’une de ces colonies de vacances organisées par l’État et intégrées au système d’éducation des enfants. À cette occasion, il découvre un dépôt exigu, où sont entassés des objets autrefois utilisés pour animer la vie de la colonie et appuyer son propos idéologique. Ce tas « d’hampes sans drapeau […], de rouleaux d’andrinople décolorée […], de tambours percés […], de cocardes éparpillées […], de chapeaux en fourrure aux rubans rouges, rongés aux mites », qui constituaient autrefois la panoplie du bon pionnier, apparaît désormais au héros comme une « orgie de symboles obsolètes », où « règne la promiscuité sénile »28 d’objets devenus depuis longtemps inutiles.
Bien que l’Union Soviétique existe encore, les emblèmes de son idéologie sont devenus, pour le dire avec Aleida Assmann, « des déchets » (en anglais rubbish) : objets cassés, usés, situés aux marges de l’archive de la mémoire collective, et pour lesquels la société a perdu tout intérêt29. Ces objets constituent ainsi des débris de symboles, émanant d’un système de signification désormais déchu, pour lesquels le héros éprouve la même fascination craintive et la même incompréhension que devant les reliques égyptiennes retrouvées par ses parents archéologues. Cet amas de vieilles broutilles – d’où émergent également des « toques à la Čapaev »30 – écrase littéralement le jeune enfant, lorsque celui-ci, voulant jouer au pilleur de sarcophage, fait tomber les étagères d’un mouvement maladroit et s’écroule sous leur poids.
L’expérience d’étouffement vécue par le narrateur est décrite par une comparaison saisissante :
Я уже испытывал такое. На дачных участках летом жила бродяжка-дурочка, существо без возраста, и однажды старшие мальчишки позвали смотреть, как она моется вечером на пруду. И я увидел женское, еще не потерявшее ладность тело, но пустое, без обитающей в нем женщины. Бродяжка заметила нас, мои товарищи убежали, а я замер, пораженный легкостью наготы; она подошла и […] придвинулась ко мне, не соблазняя и не играя в соблазн. И навалилась вдруг, опрокинула на спину, оказавшись настолько сильной, что этого невозможно было ожидать от заторможенного существа; так она продержала меня несколько минут, повторяла то, что с ней проделывали не раз — наваливались сверху, насильничали.31
J’avais déjà éprouvé [cette sensation]. L’été, une fille débile, une vagabonde, campait près des datchas, un être sans âge ; des copains plus âgés proposèrent un jour de la regarder se laver dans le lac, le soir. Je vis un corps de femme qui n’avait pas encore perdu sa beauté, mais un corps vide, sans femme dedans. Elle nous remarqua, mes camarades s’enfuirent tandis que moi, je restai figé, frappé par l’apesanteur de cette nudité. […] Elle se rapprocha : elle ne faisait pas semblant de me séduire, cela n’avait rien à voir avec la séduction. Soudain, elle me sauta dessus, me renversant sur le dos, avec une force que je n’aurais pas soupçonnée chez cet être ramolli. Nous restâmes quelques minutes ainsi, elle imitait le geste qu’elle avait tant de fois subi : un corps sur son corps, le viol.32
Dans les deux cas, l’asphyxie du héros est présentée comme la conséquence d’une transgression, comme le résultat d’un accès profanatoire à une intimité dérangeante et non consensuelle. L’étouffement sous le poids de symboles soviétiques décrépits est ainsi décrit comme l’expérience d’un viol, qui n’est en réalité qu’un reflet et une reproduction d’agressions précédentes. L’oppression exercée par ces objets semble donc être l’écho d’une violence plus ancienne, que le héros perçoit sans en avoir fait l’expérience directe, par le contact avec leur matière délavée et poussiéreuse.
Cet épisode persuade catégoriquement le héros de la nécessité de se libérer du fardeau meurtrier d’un passé dont ces symboles semblent porter le secret. Toutefois, l’effondrement définitif de l’idéologie soviétique n’est pas représenté comme une libération dans le texte. L’idée de la chute imminente du régime se révèle, notamment, lors d’un cauchemar que le héros fait après l’une de ses promenades estivales dans le centre de Moscou. Dans ce cauchemar, il se trouve sur le train U-127 qui avait transporté le corps de Lénine à Moscou après son décès. Cependant, le cadavre de Lénine n’est pas le seul à bord du train. Celui-ci regorge de corps mutilés et de morts-vivants : le cousin de la grand-mère du narrateur, soldat de l’armée rouge tué au front, coupé en deux par un coup de sabre, accueille le héros à l’entrée du wagon ; le révolutionnaire Sergej Lazo, le premier martyr soviétique, incinéré, d’après la légende, par les soldats monarchistes, continue de brûler à perpétuité dans la chaudière qui alimente la locomotive.
Parmi ces zombies figure également Čapaev, avec « des millepattes sort[ant] de ses oreilles »33 et des « yeux […] blancs comme ceux d’un poisson frit »34, le načdiv est représenté en train de vomir « de la vase gris-bleu, du sable et de l’eau sale »35 – autant de signes d’une forme d’existence après la mort, qui fait contraste avec la résurrection triomphante imaginée par le court-métrage de 1941. Dans ce cauchemar qui passe en revue un siècle d’épopée soviétique, ce Čapaev lugubre et désincarné devient ainsi une représentation littérale de la décomposition du système soviétique, à l’heure où « l’horloge de l’Histoire »36 semble en sonner le glas.
Le traitement que Lebedev réserve à Čapaev se distingue nettement de celui qu’en fait Pelevin, tant sur le plan esthétique que symbolique. En prenant à rebours le mythe soviétique de Čapaev, le roman de Pelevin opérait, de fait, une « resémiotisation »37 du personnage et lui insufflait une nouvelle vie. Loin de le réduire à un « signe vacant »38, la transformation du načdiv en bodhisattva39 contribuait à réactualiser la figure de Čapaev, en l’inscrivant dans un nouveau système de signes post-soviétique. Cloué à son cadre idéologique originel, le Čapaev de Lebedev se limite, en revanche, à signifier son effondrement.
En lien avec cela, il est important de remarquer que Lebedev fait un usage du motif du rêve qui diverge sensiblement de l’emploi postmoderniste que lui avait réservé Pelevin. Alors que chez ce dernier, le rêve était un expédient narratif apte à mettre en lumière le caractère illusoire de la réalité, dans l’œuvre de Lebedev le cauchemar devient la manifestation d’un inconscient collectif : la violence que les mythes soviétiques avaient eu pour vocation de dissimuler sous un semblant héroïque réémerge ainsi au grand jour.
Élément clé dans la logistique de la guerre civile, attribut fondamental de la modernisation du pays propulsée par les autorités soviétiques, le train est devenu plus largement un symbole de la violence moderne, ayant marqué de manière indélébile l’histoire du XXe siècle. Dans cet épisode, ce train lancé à toute vitesse et regorgeant de cadavres du passé est surtout une métaphore de l’histoire nationale, dont l’orientation n’a cessé d’interroger les écrivains russes40. Dans ce sens, le cauchemar du héros semble être investi d’une signification prémonitrice, une fonction qui est rattachée au motif du rêve depuis au moins l’Antiquité.
Ce Čapaev désincarné fait allusion non seulement à la chute imminente de l’URSS mais également aux violences qui feront suite à cet événement. On retrouvera, en particulier, le motif du train dans un épisode clé du deuxième volet de la dilogie. En 1994, lors de la première guerre de Tchétchénie, le narrateur se voit montrer un wagon réfrigéré dans lequel sont entassés les restes de soldats morts sur le front. Čapaev et les autres mythes soviétiques évoqués dans le cauchemar deviennent ainsi une prémonition du retour de la violence dont ils sont l’émanation.
… Mais il passait encore à la télé.
Dans le roman de Zaxar Prilepin, San’kia, l’évocation de la figure de Čapaev s’inscrit également au sein d’une réflexion sur la crise des années 1990. La lecture que l’auteur donne de la dissolution du système idéologique et symbolique soviétique est néanmoins très différente.
Le protagoniste du roman, Saša Tišin, dit San’kja, est un jeune activiste provincial de l’antenne locale du Sojuz Sozidajuščix (« L’union des créateurs »), un mouvement politique radical qui associe la lutte de classe à la haine raciale. Bien que son sujet relève de la fiction, le roman présente une dimension autobiographique certaine. Il s’inspire de l’expérience de l’auteur dans les rangs du parti national-bolchévique d’Èduard Limonov, qui revendiquait à la fois, du moins au niveau symbolique, l’héritage des partis bolchévique et national-socialiste41. Fondé en 1993, le mouvement avait constitué une opposition farouche au régime de Vladimir Poutine, jusqu’à être officiellement banni en 2007. Dans ce roman de 2006, Prilepin met en scène le fantasme révolutionnaire des jeunes militants qui, comme lui, en avaient fait partie.
Les ambitions subversives du héros du roman s’ancrent dans un sentiment de profonde déception et de colère face aux inégalités sociales produites par l’adoption d’une politique économique libérale. Tandis que pour le protagoniste du roman de Lebedev, l’arrivée au pouvoir de Poutine marque une continuité avec le régime soviétique, Saša, en revanche, considère la nouvelle classe politique comme le continuateur de la transition libérale amorcée sous Eltsine. Dans ce contexte, la figure de Čapaev réintègre son cadre idéologique originel, tout en acquérant une dimension véritablement subversive. Čapaev passe d’emblème du récit historique officiel à paladin d’une nouvelle contreculture.
L’apparition de Čapaev dans le roman est aussi brève que marquante. Celle-ci advient au moment où le protagoniste est en proie au plus profond désespoir. Saša avait été envoyé à Riga pour assassiner un juge local. Celui-ci avait condamné des membres du mouvement pour avoir occupé une tour de guet en plein centre-ville en signe de protestation contre les poursuites judiciaires entreprises par l’État balte à l’égard de vétérans russes de la Seconde Guerre mondiale et d’anciens officiers des organes de sécurité soviétiques42. Saša échoue dans sa tentative d’attentat et retourne en Russie accablé par un sentiment de défaite. Il décide alors de prendre sa revanche en cambriolant en pleine nuit l’un de ces hommes fortunés qui constituent, selon lui, la nouvelle élite du pays. Après avoir donné une partie de l’argent à la famille d’un ami emprisonné en Lettonie et avoir offert à sa mère de quoi s’acheter de nouvelles chaussures, Saša investit le reste de ce butin dans des boîtes de conserves et trois bouteilles de vodka.
C’est au moment où Saša commence à dessoûler que Čapaev fait irruption sur le petit écran de sa télé. L’apparition du film surprend Saša, qui remarque : « cela faisait bien dix ans qu’il n’était pas passé »43 ; un signe que la société se tourne à nouveau vers les mythes de son passé, après une période où ils semblaient être devenus caducs. Plus surprenante encore est la réaction manifestée par le héros dans la suite du film. Bien qu’il le connaisse par cœur, le film ne cesse de ravir le spectateur d’une manière qui dépasse son entendement :
С каким-то странным чувством, почти не вникая в происходящее, а, вернее, откуда-то зная его наперед почти дословно, Саша смотрел на экран. Фильм при всей своей предсказуемости завораживал и Саша не мог понять, отчего. Еле ощутимо подрагивало где-то внутри, под ложечкой, какая-то смутная жилка дрожала слабо. Смотрел жадно, ловя каждый жест.
И когда, в самый замечательный момент фильма, Чапай вылетел на коне, в развевающейся бурке, навстречу противнику, во главе краснознаменных, диких, красивых, с шашками наголо, – когда Саша увидел это, он вдруг разрыдался и плакал счастливо, чисто и нежно, не в силах остановиться.
« Господи, да что же это ? – спросил. – Что же я так плачу ? »44
[Sacha] regardait l’écran avec un sentiment étrange, en ne comprenant presque rien à ce qui se déroulait, plus exactement il le devinait à l’avance, presque mot pour mot. Malgré son manque de mystère, le film le ravissait, sans qu’il comprenne pourquoi. Il avait un frémissement à peine perceptible au creux de l’estomac, un nerf, quelque part, qui tremblait faiblement. Il dévorait les images du regard, captant chaque geste. Et lorsque, à l’endroit le plus remarquable du film, Tchapaev s’élance sur son cheval, dans sa cape blanche qui se déploie au vent, au-devant de l’ennemi, à la tête des soldats décorés de l’ordre du Drapeau rouge, sauvages, beaux, sabres au clair, lorsque Sacha vit cela, il éclata soudain en sanglots et versa des larmes de bonheur, pures, tendres, sans pouvoir s’arrêter. « Mon Dieu, qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi est-ce que je pleure comme ça ? »45
L’admiration du héros, extasié devant la vigueur de Čapaev et son élan révolutionnaire, est néanmoins empreinte d’un sentiment de contrition qui trahit la conscience d’une défaite imminente : « Посмотрел еще немного, успокаиваясь с трудом, улыбаясь иногда тихо. Выключил экран – там Чапая убивают, ни к чему смотреть, еще сердце остановится к черту »46 (« Il regarda encore un peu, il avait du mal à se calmer, souriait parfois doucement. Il éteignit le poste – on était en train de tuer Tchapaev, ce n’était pas la peine de regarder, il en aurait eu mal au cœur »47). La tendresse à laquelle Saša s’adonne est une expression saisissante de son rapport à l’héritage soviétique.
Si l’on voulait dresser une typologie des décombres immatériels du mythe de Čapaev, son évocation dans le roman de Prilepin pourrait être classée dans la catégorie de la « ruine ». Vestige d’une grandeur que l’on reconnaît désormais comme étant révolue, la ruine se situe ici à la source d’un sentiment nostalgique48. La figure familière de Čapaev éveille chez le jeune héros un profond sentiment d’appartenance à une communauté symbolique qu’il sait, toutefois, reléguée dans le passé et dont les fondements idéologiques et axiologiques sont irrémédiablement déchus. La mort de Čapaev dans le film apparaît ainsi comme une réactualisation poignante de l’effondrement de l’Union Soviétique, un événement auquel le héros peine à se résigner.
Le nom du mouvement dont il fait partie, Sojuz Sozidajuščix, revêt à cet égard une signification éloquente. Tout en faisant un clin d’œil au Schutzstaffel allemand, le sigle du parti, SS, apparaît surtout comme le moignon de l’acronyme SSSR, qui désigne en russe l’Union Soviétique. L’impression d’avoir subi une mutilation remplit, dans ce sens, une fonction fondatrice. Ce sentiment constitue le moteur de l’action politique du mouvement, qui peut être considéré comme un exemple de l’élan nationaliste post-soviétique, que l’anthropologue Serguei Oushakine a baptisé « patriotisme du désespoir » : à l’aune de l’effondrement de la narration officielle, et faute d’un nouveau récit commun capable d’assurer une nouvelle forme de cohésion sociale, c’est précisément la perception partagée de la perte qui devient la source d’un nouveau sentiment d’appartenance communautaire, allant jusqu’à alimenter des discours de suprématie ethnique49.
Après s’être ému devant les exploits de Čapaev, le héros du roman se lance dans sa plus ambitieuse entreprise révolutionnaire. Alors que les forces de police traquent les membres du mouvement et procèdent à des arrestations massives, Saša rassemble un petit groupe armé. Ensemble, ils incendient l’antenne locale du parti présidentiel avant de s’emparer du siège des forces spéciales russes (spetsnaz). Tandis que la révolte embrase plusieurs villes du pays, Saša et ses camarades parviennent à prendre le contrôle du siège de l’administration régionale. C’est à ce moment que le roman s’achève, laissant le lecteur en suspens quant à l’issue de cette entreprise. L’épilogue fait écho de manière frappante à la fin du film des frères Vasil’ev, où Čapaev, encerclé par les ennemis, refuse de rendre les armes et continue le combat. Ce qui est pris en exemple chez Čapaev, c’est l’audace héroïque de son désespoir : son engagement enthousiaste pour une juste cause, malgré la conscience d’une imminente défaite. Saša réincarne ce modèle : entouré par les forces de police, il accepte la fin imminente de l’insurrection, convaincu, néanmoins, du fait que le combat est loin d’être terminé.
Le roman de Prilepin n’est pas le seul cas où une nouvelle rhétorique revanchiste s’approprie la figure de Čapaev. Le film « Brat » (« Le Frère », 1997) et sa suite « Brat 2 » (2000) du réalisateur Aleksej Balabanov sont parmi les œuvres cinématographiques les plus marquantes de la période post-soviétique50. « Brat 2 » marque en particulier un tournant nationaliste dont l’enjeu est la réaffirmation de la grandeur russe face à l’Occident après l’humiliation essuyée avec la fin de l’URSS. C’est dans ce contexte que l’ombre de Čapaev fait à nouveau son apparition à l’écran. Traqués par les hommes de main du banquier Belkin et de son associé américain Mennis, qui incarnent l’alliance entre la nouvelle élite financière russe et son homologue étranger, les protagonistes du film trouvent refuge au Musée historique de Moscou. Là, au milieu des réserves où s’entassent, dans un état d’abandon, de nombreuses reliques de l’époque soviétique, ils découvrent une mitrailleuse qu’ils identifient d’emblée comme celle que Čapaev emploie à la fin du long-métrage des frères Vasil’ev. Cette scène, qui résonne avec l’épisode étudié plus haut du roman de Lebedev, s’en distingue pourtant par son dénouement. C’est grâce à cet objet emblématique que les protagonistes éliminent leurs poursuivants, accomplissant ainsi le premier acte de leur vengeance.
Conclusion
Si les œuvres de Lebedev et Prilepin convoquent la figure de Čapaev pour penser la chute de l’URSS et les troubles qui y feront suite, elles se distinguent, toutefois, du fait de l’interprétation divergente que leurs auteurs donnent de cette transition. À la lumière de cette analyse, émergent deux manières différentes de faire face aux « décombres » de l’idéologie soviétique.
Cette métaphore, dont je me suis servi jusqu’ici de manière heuristique, doit avant tout être comprise dans un sens sémiotique : elle indique des signes survivant à la disparition ou à la marginalisation de leur cadre symbolique originel51. Deuxièmement, le terme peut être défini comme une extension de la notion de patrimoine culturel immatériel. S’il existe un patrimoine immatériel, on peut alors imaginer des formes de dégradation auxquelles cet héritage pourrait être exposé. Dans son Histoire universelle des ruines, Alain Schnapp semble pointer dans la même direction, lorsqu’il propose d’élargir le champ de la notion de « ruine » par-delà son sens architectural52.
C’est précisément sur le mode de la ruine que le mythe de Čapaev est repris, comme on l’a vu, dans le roman de Prilepin, où le film des frères Vasil’ev incarne le vestige d’une grandeur et d’une unité perdues. Dans la dilogie de Lebedev, il est possible de relever une perspective alternative : celle du débris, ou du déchet, qui insiste, en revanche, sur le caractère caduc du signe. En présentant ces exemples littéraires dans un ordre chronologique inversé, j’ai voulu éviter de suggérer une évolution linéaire du traitement de cette figure. Ce choix, bien qu’à première vue contre-intuitif, met en revanche en lumière la coexistence entre différentes approches de la figure de Čapaev, dont les deux exemples étudiés dans cet article sont loin d’épuiser toutes les configurations.
L’intérêt que j’ai porté aux décombres de ce mythe ne doit pas suggérer, en effet, sa totale disparition. La légende de Čapaev continue à faire l’objet de nombreuses réadaptations – littéraires, télévisées, vidéoludiques – qui semblent faire fi de l’écroulement de son cadre idéologique. Ce mythe reste encore bien ancré dans l’imaginaire contemporain. Il est difficile, toutefois, de formuler un jugement sur sa longévité. À moins de s’adonner à des conjectures, une estimation de la vitalité de cette figure dans la Russie d’aujourd’hui demanderait une étude non seulement littéraire, mais sociologique, qui dépasse largement le cadre de cet article. Que Čapaev continue, du haut de son cheval blanc, à nous interroger !
Fig. 2 : Photogramme du film « Čapaev » (Georgij et Sergej Vasil’ev, 1934, Lenfil’m Studio)