Les deux derniers biopics sortis dans les salles de cinéma que sont Un parfait inconnu de James Mangold et Maria de Pablo Larraín ont ajouté de la matière à ce genre en plein essor. Leur sortie quasiment simultanée incite à les rapprocher et à les comparer, mais surtout à tenter de rendre compte de ce que, chacun à leur manière, ils apportent au genre du biopic musical. Ces deux longs métrages ont comme point commun majeur de mettre à l’honneur des artistes, plus particulièrement des chanteurs, qui ont marqué de leur empreinte le XXe siècle : la grande cantatrice, Maria Callas, et le seul chanteur ayant remporté le Prix Nobel de littérature, Bob Dylan. De même, les deux films sont portés par leurs deux acteurs principaux, à savoir la grande Angelina Jolie et le populaire Timothée Chalamet. Cependant, leur convergence s’arrête là. En effet, les deux réalisateurs adoptent une posture très différente pour conter la vie de ces icônes. Tandis qu’Un parfait inconnu suit la chronologie du début de carrière (1961-1965) de Bob Dylan, Pablo Larraín prend le parti de se concentrer sur la dernière semaine de la vie de Maria Callas et nous conte sa vie au moyen de flashbacks.
Un parfait inconnu souligne le génie, le mystère et le caractère insaisissable de Bob Dylan et dresse le portrait d’un chanteur à la fois rebelle et visionnaire, impénétrable et énigmatique. Le film consiste en une série d’épisodes clés unis par des ellipses : les premiers enregistrements, les deux histoires d’amour avec « Sylvie » et la chanteuse Joan Baez, l’arrivée soudaine de la célébrité et surtout l’épisode du concert au Newport Folk Festival le 25 juillet 1965 durant lequel Bob Dylan délaisse sa guitare acoustique pour une électrique, choquant ainsi les fans de la musique folk. Il s’agit de l’événement central du film qui explicite l’axe choisi par Mangold. La figure de Dylan a déjà été représentée en 2007 par Todd Haynes dans le film I’m Not There mais le film de Mangold semble se distinguer de son prédécesseur par son insistance sur le caractère visionnaire du chanteur qui s’affranchit des contraintes du folk et défie les attentes du public et celles de l’industrie musicale en refusant de s’enfermer dans un seul genre.
Si Un parfait inconnu est porté par une soif de conquête, un moment où tout est encore possible pour le chanteur, Maria, en revanche, s’ouvre sur une vie déjà scellée, un destin accompli où tout est figé. Le film, composé de quatre actes, alterne entre un présent où Callas, au bord de la folie, confie sa vie à un journaliste imaginaire, et un passé où elle brille sur les plus grandes scènes d’opéra, où son plus grand amour, Aristote Onassis, est encore vivant. Le spectateur est très vite plongé dans la douleur et la solitude d’une Diva hantée par la disparition de sa voix. Ici, ce n’est plus la Callas que nous découvrons, mais Maria, une femme fragile qui tente en vain de regagner sa voix, jusqu’à disparaître avec elle. Si le film sur Dylan nous plonge au cœur de l’action, nous immerge dans les concerts et la vie mouvementée du chanteur, le film sur Callas privilégie les plans élégants, distants et froids qui enferment la cantatrice dans sa propre légende.
Les deux grandes figures (re)mises au premier plan sont donc des sujets traités différemment. Bob Dylan, toujours vivant, a aidé à la réalisation du film et le spectateur peut donc aisément se dire qu’il l’a approuvé, ce qui renforce son immersion dans la fiction. Dans le cas de Maria Callas, la cantatrice étant décédée, le spectateur se trouve face à un nouveau film mettant en avant les souffrances d’une icône féminine, ce qui est, quand on regarde ce genre de biopics d’un peu plus près, une approche assez classique. Pourtant, cette version est surprenante, car Maria Callas ne se résume pas à une figure fragile et instable. Au-delà d’une carrière longue et fructueuse, elle était une femme aux multiples facettes, brisant de nombreux codes, notamment en interprétant Carmen, un rôle qui l’a poussée hors de sa zone de confort, ou encore en incarnant Médée dans le film de Pasolini, passant ainsi de cantatrice à comédienne. Peut-être le réalisateur de Maria a-t-il voulu s’éloigner de l’artiste et de ce qui a fait sa grandeur pour mieux se concentrer sur la femme, en mettant en lumière ses peurs et son amour pour Onassis. En outre, le peu d’informations sur la carrière de la cantatrice suggère peut-être que le film s’adresse avant tout aux connaisseurs, son objectif étant d’étudier Maria Callas sous un angle inédit, où réalité et fiction s’entrelacent. L’intérêt actuel pour tout ce qui touche au passé est ici renforcé grâce au choix des deux premiers rôles. Si Angelina Jolie se retrouve à incarner une diva qui a perdu sa voix, c’est parce qu’on peut voir des similitudes entre les deux femmes. Comme Callas, Angelina Jolie possède une élégance naturelle et une aura médiatique mondiale oscillant entre force et vulnérabilité. Elle s’est également illustrée dans des rôles de femmes puissantes et torturées. Dans Maria, toute l’esthétique du film est pensée pour le rendre beau, attrayant, et pour faire de la figure de la Callas un emblème, une forme d’artiste « maudite », qui se bat avec ses démons. Timothée Chalamet, quant à lui, est l’un des acteurs les plus populaires chez les jeunes, et sa ressemblance avec le Dylan des débuts renforce la crédibilité de ce choix par le réalisateur. Cela amènera un public qui ne connaît peut-être pas la figure de Bob Dylan aussi bien que ceux qui sont ses fans de la première heure. Le choix des têtes d’affiche est aussi important que le choix de la figure qu’ils incarnent et représente à lui seul un parti pris de la part du réalisateur.
Le biopic est basé sur des sources documentaires, le spectateur s’attend à avoir accès à de véritables informations sur la figure réelle qui devient objet de fiction. Dans le cas de Maria, le réalisateur se sert à la fois de scènes publiques (lors de représentations par exemple) et de scènes privées, qu’on sait véridiques sans détenir pourtant de documents attestant de leur contenu précis. Là entre en jeu l’appropriation de la vie de l’artiste et la part de fiction dans l’œuvre. Le film se clôture sur un générique composé d’images d’archives de Maria Callas, ce qui tend à redonner sa place à la « véritable » Maria. Ce procédé est totalement absent dans le cas de Bob Dylan, aucune archive directe n’est utilisée. Pourtant, on retrouve également un rappel de ces formes documentaires, à travers le résumé final sous forme de texte en lettres blanches sur fond noir qui indique au spectateur la suite de la carrière de l’artiste. Les différents choix narratifs opérés par les réalisateurs révèlent l’existence d’un équilibre fragile entre la réalité et la reconstitution cinématographique, nous invitant ainsi à réfléchir sur le rôle du biopic, qui oscille constamment entre fidélité à la biographie et interprétation artistique et subjective du personnage.
Les biopics constituent un genre apprécié de nos jours ; Un parfait inconnu et Maria, bien que différents, en sont de nouveaux exemples et rejoignent la longue liste de films prenant pour objet une figure artistique, permettent de l’inscrire dans le temps et d’ajouter une nouvelle pierre à l’édification et à la perpétuation de leur légende. Il est intéressant de voir comment la vie d’une figure historique peut continuer à nous surprendre, surtout lorsque l’art, ici le cinéma, se mêle à la biographie. L’art irrigue alors cette vie, la transformant en mythe ; cela ouvre ainsi la voie à des interprétations infinies d’une même existence. Dylan et Callas, au-delà de leur réalité humaine, deviennent des mythes et transcendent ainsi leur époque.