« Il s’est conservé pur et sans tache pour son roi » : Chateaubriand et la pureté en politique

DOI : 10.54563/gfhla.582

Abstracts

L’article souhaite montrer l’importance du concept de pureté dans les écrits de Chateaubriand. Cette valeur lui sert à stigmatiser les bouleversements de l’Histoire (déchaînement de forces corruptrices, à ses yeux) mais aussi à affirmer qu’ils réalisent sans le savoir un dessein plus haut (la France corrompue se purifie dans l’épreuve). L’Histoire et la politique sont, à ses yeux, soumis à un pouvoir divin, et la sagesse serait d’en prendre acte. À contrecourant de la Realpolitik et à plus forte raison du cynisme qu’il dénonce en certains contemporains, Chateaubriand maintient que l’homme politique devra répondre de son action dans l’autre monde : la pureté demeure donc une valeur absolue.

The paper discusses the importance of purity in the works of Chateaubriand. In the name of purity, he condemns the historical upheavals he witnessed (in his eyes, they exemplify the unleashing of corruption) but suggests that they might unwittingly be the agents of a higher power (so that France might rise out of its corruption and be purified through suffering). Clearly, he sees history and politics as swayed by a divine agency; therefore it is wise to act accordingly. Deliberately going against the flow of Realpolitik, or of the cynicism he condemns in some of his contemporaries, Chateaubriand maintains that a politician must answer for his actions in another, better world: purity, therefore, remains of essence.

Text

Lorsqu’il consacre une biographie à Chateaubriand en 1943, Louis-Martin Chauffier choisit un sous-titre particulièrement symbolique de l’image que l’on se fait de l’auteur des Mémoire d’outre-tombe : Chateaubriand ou l’obsession de la pureté1. Cette obsession est-elle réelle ? Qu’il nous soit permis de différer notre réponse. La pureté est néanmoins un concept important chez celui qui se considérait comme le restaurateur de l’Église de France ; il suffit de lire le Génie du christianisme pour trouver sous sa plume la mention de cœurs purs, de lumière pure, de diction pure, de mains pures, de voluptés pures, de vie pure… Les occurrences sont nombreuses et s’inscrivent dans l’entreprise d’apologie du christianisme, qui recèle en lui-même un pouvoir purificateur :

On devait montrer qu’il n’y a rien de plus divin que sa morale ; rien de plus aimable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte : on devait dire qu’elle favorise le génie, épure le goût, développe les passions vertueuses, donne de la vigueur à la pensée, offre des formes nobles à l’écrivain, et des moules parfaits à l’artiste.2

La présence du thème de la pureté dans une œuvre religieuse s’explique par la nature même du sujet. Mais s’il y a bien un domaine où la pureté ne semble pas avoir sa place, c’est celui dans lequel Chateaubriand s’illustre entre 1814 et le début des années 1830 : la politique. Comment concilier l’idéal de pureté du Génie du christianisme avec l’action politique, qui réclame des compromis voire des compromissions ? Comme le signale Louis-Martin Chauffier, Chateaubriand s’est retrouvé confronté à la mise en pratique de ses idéaux :

Il est facile d’aimer la liberté, quand elle est morte, de vénérer la monarchie quand elle n’est qu’un principe, la religion quand on peut se contenter de la vénérer en effet sans observer ses lois. La difficulté commence quand, la monarchie restaurée, et soi-même devenu personnage représentatif, on passe du sentiment à la pratique, qu’on se trouve à chaque moment devant des cas d’espèce, qu’il faut choisir, agir et vivre comme on pense.3

L’on pourrait ajouter que Chateaubriand eut à choisir et agir dans des temps de bruit et de fureur : entre son retour d’émigration et la fin de sa vie politique, Chateaubriand aura connu le Consulat, l’Empire, la première Restauration, les Cent-Jours, la seconde Restauration et la monarchie de Juillet ; un Consul, un Empereur, deux Bourbons et un Orléans. Cette succession de régimes imprègne les appareils paratextuels des Œuvres complètes de Chateaubriand mais aussi les images de lui-même qu’il construit au fil du temps. Au moment de conclure ses Mémoires d’outre-tombe, il rappelle qu’il s’est retrouvé pris à une époque charnière, marquant la fin d’un monde et la naissance d’un autre : « Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue. »4 Dans ces eaux troubles charriant les impuretés, quelle place donner à la pureté ? N’est-elle qu’un idéal, un absolu posé en dehors de toute contingence historique, ou bien guide-t-elle l’action de l’homme politique Chateaubriand ? Il ne s’agira pas pour nous de dire si, comme l’affirmait Louis-Martin Chauffier en son temps, « toutes [les] réactions [de Chateaubriand] sont pures »5, mais d’interroger la présence de la pureté dans son traitement de la politique et de voir comment il construit a posteriori l’image d’un engagement politique guidé par une morale fondée sur une anthropologie chrétienne.

Avant d’analyser la place de la pureté dans l’œuvre politique de Chateaubriand, il paraît nécessaire de revenir rapidement sur les différentes étapes de sa carrière et sur son œuvre politique.

Le 4 mai 1803, Bonaparte le nomme secrétaire de légation à Rome auprès de son oncle Fesch. Mais l’expérience tourne court, les idées politiques de Chateaubriand s’accordant peu avec les intentions du Premier Consul et de son supérieur. Le 29 novembre 1803, alors que sa situation à Rome s’est envenimée, il est nommé chargé d’affaires auprès de la République du Valais, un moyen pour Bonaparte de conserver Chateaubriand au sein de l’administration française tout en l’envoyant dans un lieu où il ne dérangera personne. Chateaubriand temporise et rentre en France. L’exécution du duc d’Enghien le 21 mars 1804 entraîne une irréversible rupture entre Chateaubriand et Bonaparte, qui est proclamé empereur le 18 mai 1804. C’est, pour reprendre la formule de Jean-Claude Berchet, « la fin de bien des illusions »6. Son adhésion à la république consulaire était soutenue par la croyance que ce nouveau régime pourrait restaurer la religion catholique et stabiliser la société. Mais le crime de Vincennes change tout et rend impossible l’engagement politique de l’auteur du Génie du christianisme. À compter de ce jour, Chateaubriand devient un soutien infaillible des Bourbons.

Le 5 avril 1814, Chateaubriand lance sa véritable carrière politique avec son pamphlet De Buonaparte et des Bourbons7. Comme il l’écrit dans Mémoires d’outre-tombe,

Ce fut dans ces jours critiques que je lançais ma brochure De Bonaparte et des Bourbons pour faire pencher la balance : on sait quel fut son effet. Je me jetai à corps perdu dans la mêlée pour servir de bouclier à la liberté renaissante contre la tyrannie encore debout et dont le désespoir triplait les forces. Je parlai au nom de la légitimité.8

Sous la première Restauration, Chateaubriand multiplie les écrits pour soutenir le retour de Louis XVIII et l’instauration d’une monarchie parlementaire dont les institutions sont définies et défendues par la Charte de 1814. Fin juin, il est nommé ministre plénipotentiaire auprès du roi de Suède mais reste provisoirement en France. Fin novembre, il publie les Réflexions politiques, en réponse aux opposants au nouveau régime. Le retour de Napoléon, qui initie la période des Cent-Jours, pousse Chateaubriand dans les pas du roi, qui s’exile à Gand avec sa cour et les hommes qui lui sont restés fidèles. Au début de la seconde Restauration, Louis XVIII, qui ne l’apprécie guère, le nomme ministre d’État sans portefeuille et pair de France. À la chambre haute, Chateaubriand siège avec les ultraroyalistes. En 1816, il publie la brochure De la monarchie selon la Charte où il fulmine contre la dissolution de la Chambre introuvable, ce qui lui vaut d’être démis de son titre de ministre d’État.

Au cours des années 1817-1820, Chateaubriand combat dans les rangs des royalistes. En 1818, il participe à la fondation du journal d’opposition Le Conservateur, organe de la droite ultra (dont la devise, due à Chateaubriand, est « Le Roi, la Charte et les honnêtes gens »), qui disparaît en 1820 avec l’entrée au gouvernement de deux des représentants de la mouvance ultra : Villèle et Corbière. Il se lance également dans ce qu’il considérera par la suite comme le plus grand combat de sa vie : la défense de la liberté de la presse. Cette année 1820 marque le retour en grâce de Chateaubriand, auteur d’un Mémoire sur le duc de Berry, panégyrique du fils de Monsieur, poignardé à mort le 13 février.

Le 9 janvier 1822, Chateaubriand est nommé ambassadeur de France à Londres, où il ne se plaît guère. Alors que se profile la tenue d’un congrès européen à Vérone, Chateaubriand obtient de Montmorency, ministre des Affaires étrangères, d’être désigné plénipotentiaire représentant la France. Le 28 décembre 1822, Chateaubriand obtient le portefeuille des Affaires étrangères, celui qu’il désirait depuis le début de son engagement politique. C’est sous son ministère qu’a lieu l’expédition d’Espagne, qui rétablit Ferdinand VII sur le trône espagnol. Mais ce succès militaire ne renforce pas la position de Chateaubriand, qui est « congédié comme un domestique »9 le 6 juin 1824. Il se lance alors dans une guerre politique et s’éloigne définitivement de la ligne ultra pour rejoindre les rangs des défenseurs des libertés, multipliant les écrits en faveur de la liberté de la presse. Au moment de la chute du ministère Villèle, début 1828, il pense pouvoir intégrer celui de Martignac, mais Charles X ne veut pas de lui. Le 27 mai cependant, il est nommé ambassadeur auprès du Saint Siège, poste dont il démissionne le 30 août 1829 en raison de la nomination du ministère Polignac, prince ultraroyaliste.

La révolution de 1830 bouleverse l’ordre des choses : si Chateaubriand a passé plus d’années dans l’opposition au régime que dans les gouvernements de la Restauration, il reste un partisan de la monarchie bourbonienne. Il refuse donc de servir Louis-Philippe et renonce à son statut de pair de France. En 1831, il s’en explique dans la brochure De la Restauration et de la monarchie élective, qui marque son retrait de la vie politique. Par la suite, il publie Le Congrès de Vérone en 1838, qui contient l’apologie de son action au service de la France en 1823-1824. Mais c’est dans les Mémoires d’outre-tombe (1849-1850) qu’il livre son véritable testament politique, celui d’un héraut de la cause bourbonienne.

Dans la conception chateaubrianesque de la politique, la pureté s’incarne dans la famille des Bourbons. Lorsqu’il prend la plume en 1814 pour défendre le retour des Bourbons sur le trône, dans De Buonaparte et des Bourbons, c’est le portrait d’une race pure que dresse Chateaubriand. Il déplore ainsi l’exil de tous ces « princes de la maison de Bourbon [qui] ont été proscrits par ce peuple qui leur devoit toute sa gloire, sans avoir été coupables d’aucun crime »10. Chez Chateaubriand, l’apologétique bourbonienne est fondée sur une pureté pluriséculaire dont le premier représentant est Robert de Clermont :

Les Bourbons, dernière branche de cet arbre sacré, ont vu, par une destinée extraordinaire, leur premier roi tomber sous le poignard du fanatique, et leur dernier sous la hache de l’athée. Depuis Robert, sixième fils de saint Louis dont ils descendent, il ne leur a manqué, pendant tant de siècles, que cette gloire de l’adversité, qu’ils ont enfin magnifiquement obtenue.11

Si Robert est le fondateur de la maison de Bourbon, c’est bien saint Louis que Chateaubriand cite le plus souvent pour désigner les origines des Bourbons, qui apparaissent à plusieurs reprises sous la périphrase « fils de saint Louis ». Fils d’un saint, marqués par la grâce de Dieu, les Bourbons partagent un sang pur. Cette image est sans doute celle que Chateaubriand utilise le plus pour affirmer la pureté de la famille de Louis XVIII et de Charles X. Dans De Buonaparte, le duc d’Enghien est « le plus beau comme le plus pur sang de la France »12 et les Réflexions politiques contiennent, pour la première fois, l’affirmation de l’attachement de Chateaubriand à la Charte, qui « nous fait jouir enfin de cette liberté que nous avons achetée au prix du plus pur sang de la France. »13 Cette image du sang pur revient sous la plume de Chateaubriand lorsqu’il déplore, en 1827, que « le plus pur sang de la France auroit coulé pendant trente années » pour aboutir au rétablissement de la censure, « que nous avions en 1789 »14. Cette pureté constitutive de la famille des Bourbons suppose, par opposition, l’impureté des régimes qui ont mis fin à leur règne et, donc, à la monarchie bourbonienne.

C’est le cas premièrement de la Révolution, qui apparaît avant tout comme le produit d’une corruption de la France. Dans son essai sur Chateaubriand penseur de la Révolution, Bertrand Aureau montre que « pour Chateaubriand, [la Révolution] est arrivée en son temps, en vertu de la logique des choses et non pas d’un concours improbable de circonstances. »15 Or, cette logique est celle de la corruption progressive des mœurs, où l’impureté devient un principe moteur ne cessant de se manifester sous des formes diverses :

Une révolution, préparée par la corruption des mœurs et par les égarements de l’esprit, éclate parmi nous. Au nom des lois, on renverse la religion et la morale ; on renonce à l’expérience et aux coutumes de nos pères ; on brise les tombeaux des aïeux, base sacrée de tout gouvernement durable, pour fonder sur une raison incertaine une société sans passé et sans avenir. Errant dans nos propres folies, ayant perdu toute idée claire du juste et de l’injuste, du bien et du mal, nous parcourûmes les diverses formes des constitutions républicaines. Nous appelâmes la populace à délibérer au milieu des rues de Paris, sur les grands objets que le peuple romain venoit discuter au Forum, après avoir déposé ses armes et s’être baigné dans les flots du Tibre. Alors sortirent de leurs repaires tous ces rois demi-nus, salis et abrutis par l’indigence, enlaidis et mutilés par leurs travaux, n’ayant pour toute vertu que l’insolence de la misère et l’orgueil des haillons. La patrie tombée en de pareilles mains fut bientôt couverte de plaies. Que nous resta-t-il de nos fureurs et de nos chimères ? des crimes et des chaînes !16

Le lexique employé ici par Chateaubriand informe de l’impureté de la Révolution et de ses représentants, opposés à la pureté des anciens : aux pères et aux aïeux succèdent des hommes marqués par l’impureté, qu’elle soit physique ou morale. Néanmoins, la Révolution ne saurait être réduite à ce triomphe de l’impureté ; ou plutôt, c’est parce qu’elle est cette victoire de l’impureté qu’elle a pu être purificatrice. Dès les Réflexions politiques de 1814, Chateaubriand admet que « si la foule s’est corrompue, comme il arrive toujours dans les discordes civiles, il est vrai de dire aussi que, dans la haute société, les mœurs sont plus pures, les vertus domestiques plus communes ; que le caractère français a gagné en force et en gravité. »17 Il faut noter qu’en 1814, Chateaubriand considère que la Révolution est née de la corruption des mœurs, qu’elle a purifiées par ses actes. Il rejoint ici les auteurs qui, comme Maistre, considèrent que la Révolution fait partie des desseins de Dieu et qu’elle a été voulue par lui pour purifier la société française18. Cette ambivalence est clairement exposée dans De Buonaparte, où Chateaubriand décrit l’état moral de la France à la fin de la période révolutionnaire :

Les crimes de notre révolution républicaine étoient l’ouvrage des passions, qui laissent toujours des ressources ; il y avoit désordre et non pas destruction dans la société. La morale étoit blessée, mais elle n’étoit pas anéantie. La conscience avoit ses remords ; une indifférence destructive ne confondoit point l’innocent et le coupable ; aussi les malheurs de ces temps auroient pu être promptement réparés.19

La Révolution n’est pas, dans la pensée contre-révolutionnaire de Chateaubriand, la manifestation d’une impureté absolue, car elle n’a pas effacé les profondes fondations morales et sociales de la France. Chateaubriand se montre invariable sur ce point, qu’il reprend dans Le Congrès de Vérone en 1838 :

À l’époque des révolutions on s’étonne des crimes : on a tort. Quand une société nouvelle se forme, une ancienne société en même temps se détruit ; alors les crimes entrent dans le tout comme dissolvant, pour hâter la décomposition de la partie qui doit périr.20

Chateaubriand reproche néanmoins à la Révolution d’avoir substitué à la pureté des principes monarchiques une fausse pureté, celle des principes révolutionnaires. Dans un article du Conservateur daté du 5 décembre 1818, il s’indigne du maintien du rapport de Couthon sur le tribunal révolutionnaire en tête du Bulletin des lois :

Cette loi déclare que les ennemis du peuple sont ceux qui provoquent le rétablissement de la royauté… et qui cherchent à altérer la pureté des principes révolutionnaires. Couthon s’élève, dans son rapport, contre la faction des indulgents […]. Il paraît que, sous la Convention, il y avoit aussi des conspirateurs qui ne concevoient pas la pureté des principes révolutionnaires, et à qui l’on coupoit la tête pour les rendre plus intelligents.21

Cette fausse pureté révolutionnaire n’a néanmoins pas fait disparaître la véritable pureté, qui réside dans les principes monarchiques. Mais celle-ci a été détruite par Napoléon, qui représente pour le Chateaubriand de 1814 l’incarnation de l’Impur.

Que ce soit dans l’œuvre politique ou les Mémoires d’outre-tombe, l’assassinat du duc d’Enghien est pour Chateaubriand l’acte qui définit Napoléon, « qui s’est abaissé au-dessous de l’espèce humaine par un crime »22 :

L’étranger, qui n’étoit point encore roi, voulut avoir le corps sanglant d’un François pour marche-pied du trône de France. Et quel François, grand Dieu ! Tout fut violé pour commettre ce crime : droit des gens, justice, religion, humanité.23

Le crime de Napoléon est bien celui d’avoir fait couler « le plus beau comme le plus pur sang de la France » pour s’emparer du trône. Dans un article du Conservateur du 22 octobre 1818, Chateaubriand va même jusqu’à affirmer que « Buonaparte tuoit ceux qu’il estimoit ; il mettait du prix à la pureté de la victime : quand il a déshonoré quelqu’un, c’est moins par sa haine que par sa faveur. »24 Et la suite de son règne n’est qu’une succession de crimes et de fautes, une œuvre d’impiété et d’immoralité :

Il semble que cet ennemi de tout s’attachât à détruire la France par ses fondements. Il a plus corrompu les hommes, plus fait de mal au genre humain dans le court espace de dix années, que tous les tyrans de Rome ensemble, depuis Néron jusqu’au dernier persécuteur des chrétiens. Les principes qui servoient de base à son administration passoient de son gouvernement dans les différentes classes de la société ; car un gouvernement pervers introduit le vice chez les peuples, comme un gouvernement sage fait fructifier la vertu.25

La pureté entre donc pleinement dans la lecture idéologique de l’histoire politique chez Chateaubriand, notamment au début de la Restauration. Dans ses œuvres de combat des années 1814-1815, la pureté est à la fois un élément pour penser l’histoire récente et l’un des fondements de sa défense des Bourbons, considérés comme les souverains légitimes, les perpétuateurs d’un sang pur. La pureté est donc, chez Chateaubriand, un concept religieux, moral mais aussi politique, que l’on retrouve dans ses écrits et dans sa représentation de l’histoire politique au-delà du simple moment du retour des Bourbons.

Lorsqu’il se lance en politique, Chateaubriand se place d’emblée du côté des « royalistes purs », appellation qui apparaît rapidement en 1814. Ceux que l’on appelle ainsi rejettent pleinement ou en partie la Charte de 1814 et se distinguent, à droite, des « royalistes constitutionnels ». Dans sa Correspondance politique et administrative, en 1816, Joseph Fiévée écrit qu’« un royaliste pur est celui qui aime le Roi, et probablement aussi la royauté ; un royaliste d’opinion est celui qui aime la royauté par conviction, et le Roi par devoir. Un royaliste pur doit n’avoir jamais servi que son Roi ; un royaliste d’opinion peut avoir été conduit à ne pouvoir servir que la France. »26 La même année, Fiévée exprime sa rancœur dans son Histoire de la session de 1815 : « Sans doute c’est un sort digne d’envie que celui des Français qui peuvent dire : nous fûmes toujours purs ; il est seulement cruel que le même avantage appartienne à tous ceux que la nature a créés pour être nuls dans toutes les circonstances. »27

Dans ses écrits politiques, Chateaubriand en appelle à ces hommes qui furent toujours purs. Dans son discours à la chambre des pairs intitulé « Opinion sur le projet de loi relatif aux cris séditieux », il s’exclame : « Qu’on se hâte de confier le pouvoir à des mains pures ! »28 Et en 1816, dans l’un de ses deux principaux essais politiques, De la monarchie selon la Charte, il rend hommage à La Rochejaquelein, général vendéen qui « s’est conservé pur et sans tache pour son roi »29. Vingt-deux ans plus tard, une lettre de Flavigny redit, dans Le Congrès de Vérone, la nécessité de la pureté des gouvernants : « Choisissez des hommes sans tache, considérables, justes et fermes ; ils gouverneront : le peuple obéira sans s’inquiéter pourquoi. »30 Dans ces trois cas, ce n’est pas tant l’idée défendue qui est pure que les hommes qui la défendent. Lorsque Chateaubriand juge la politique de son temps, la pureté se rapporte presque toujours à ceux qui la font. L’homme pur devient alors un exemplum de la société postrévolutionnaire, il constitue un nouveau modèle politique dans un monde en reconstruction31.

En 1814, dans les Réflexions politiques, qui constituent une réponse au Mémoire adressé au roi en juillet 1814 par Carnot, Chateaubriand interroge : « Si Louis XVIII ne vouloit remplir les places que d’hommes tout à fait étrangers à la révolution, qui seroit pur à ses yeux ? »32 Comme le signale Jean-Claude Berchet, dès le mois de novembre 1814, Chateaubriand se décide à « jouer le jeu de la Charte constitutionnelle, en plein accord avec le gouvernement royal. »33 Il a compris que la monarchie ne peut être restaurée avec le seul appui des « royalistes purs ». Mais alors pourquoi en appeler aux mains pures ? Il faut distinguer deux acceptions de la pureté chez les royalistes : la pureté morale, celle des hommes sans tache, et une forme radicale du royalisme, qui n’est pas celle de Chateaubriand. Pierre Reboul a d’ailleurs bien montré dans son étude sur Le Conservateur qu’entre 1818 et 1820, « Chateaubriand [y] proclame [ses principes] dans toute leur pureté, mais les mitige dans l’action (ou l’inaction). »34 Au fil des ans, Chateaubriand s’éloigne de ses « amis » royalistes, et la loi sur la liberté de la presse de 1827 est pour lui l’occasion d’employer un lexique déjà daté mais destiné à montrer comment une partie des royalistes a renoncé à sa pureté pour asseoir son pouvoir :

Qu’on se soit éclairé par l’usage même du gouvernement constitutionnel, rien de plus simple ; mais que de purs royalistes, sans doute attachés de cœur à l’ancien régime, aient rompu de grandes lances pour la Charte et pour les libertés publiques, dans un temps où ces libertés, peu connues, sembloient avoir des périls ; qu’aujourd’hui, lorsque tout est calme et qu’ils sont puissants, ils s’épouvantent en pleine paix de ces mêmes libertés, la chose est étrange. S’élever du mal au bien est ordre ; descendre du bien au mal est désordre.35

Cette critique du parti royaliste en 1827 permet de constater une fois de plus l’opposition entre le royalisme pur et la pureté telle qu’envisagée par Chateaubriand. La vie politique de son temps lui fait prendre conscience que l’idéal de pureté qui est le sien ne s’accorde pas avec la pratique quotidienne de la politique. Quand il revient sur son rôle au congrès de Vérone en 1838, le vieux Chateaubriand fait sa propre apologie en mettant en avant sa pureté. Parmi les lettres qu’il choisit d’insérer dans son œuvre, plusieurs vantent son intégrité. Ancillon lui écrit : « Avec des principes aussi purs, des affections aussi nobles, des vues aussi vastes que les vôtres, vous ne sacrifierez jamais l’avenir aux embarras du moment »36 ; La Ferronnais affirme « la pureté de [son] patriotisme » avant d’ajouter : « vous avez pour jamais acquis la confiance et l’estime de l’Europe ; mais c’est la France que vous servez, c’est à elle seule que vous appartenez ; elle peut être injuste, mais ni vous, ni vos véritables amis ne souffriront jamais que l’on rende votre cause moins pure et moins belle en confiant sa défense à des voix étrangères »37. Chateaubriand lui-même écrit à Talaru : « Mon rôle ici est fini ; je sors net et sans tache de l’événement, quel qu’il soit. »38 La plus importante action politique de Chateaubriand a donc été guidée par cet idéal de pureté, par cette volonté de ne pas renoncer à ses convictions politiques au profit de la realpolitik. Si l’on peut considérer que cette affirmation de sa propre pureté participe d’une valorisation et d’une idéalisation de son engagement au service de la France – certains n’ont pas manqué de remettre en cause cette pureté, de Lamartine à Guillemin –, il n’en reste pas moins qu’elle est fondée sur une conception exigeante de l’éthique en politique. Car Chateaubriand en est convaincu : l’homme politique devra répondre de ses actes devant Dieu, qui peut seul juger de la pureté des hommes.

Sa vision de la pureté en politique relève donc d’une anthropologie chrétienne, qui parcourt l’œuvre politique. Dès De Buonaparte, en 1814, Chateaubriand affirme que Napoléon a oublié que « les crimes ne sont quelquefois punis que dans l’autre monde »39 ; mais c’est surtout dans la superbe conclusion du Congrès de Vérone qu’il fait preuve d’un grand scepticisme politique et s’en remet à Dieu, seul capable de récompenser la pureté de ses fidèles :

Les transactions de la guerre d’Espagne me resteront. Cette grande tache de faits répandue sur le tissu des rêves de ma vie, ne s’effacera point parce qu’elle est une ombre projetée de l’histoire. Pauvre et riche, puissant et faible, heureux et misérable, homme d’action, homme de pensée, j’ai mis ma main dans le siècle, mon intelligence au désert.40

Et de conclure :

Au-dessus des fluctuations terrestres, il est une loi constante, irrésistible, établie, de Dieu, solitaire comme lui ; elle emporte nos révolutions bornées en accomplissant une Révolution immense, de même que le mouvement général de l’Univers domine les mouvements particuliers des sphères : les Sociétés meurent comme les Individus. Dorénavant indépendant de ces sociétés transitoires et variables, je ne reconnais plus que l’autorité mystérieusement souveraine, attachée par le Christ aux branches de la croix avec la liberté première. Mieux vaut relever du ciel que des hommes : la Religion est le seul pouvoir devant lequel on peut se courber sans s’avilir.41

Dans un style et avec un ton qui annoncent la conclusion des Mémoires d’outre-tombe, le Chateaubriand du Congrès de Vérone fait le bilan de son action politique. Intimement convaincu que les hommes purs peuvent être de grands hommes d’État, il ne peut que constater que les meilleures places vont non à ceux qui ont les « mains pures » mais à ceux qui ont les « mains sales ». Mortellement blessé par son renvoi du ministère des Affaires étrangères en 1824, Chateaubriand aura fait l’expérience de la laideur du monde, du siècle où il a mis la main. Dans un célèbre passage des Mémoires d’outre-tombe, il se souvient ainsi de son attente dans l’antichambre de Louis XVIII en 1814 :

Ensuite je me rendis chez Sa Majesté ; introduit dans une des chambres qui précédaient celle du roi, je ne trouvai personne ; je m’assis dans un coin et j’attendis. Tout à coup une porte s’ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime. M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l’évêque apostat fut caution du serment.42

Non, décidément, ce monde n’est pas pour l’homme pur.

Notes

1 Paris, Gallimard, coll. « Leurs figures », 1943. Return to text

2 Chateaubriand, Génie du christianisme, éd. Pierre Reboul, Paris, Flammarion, « GF », 1966, 2 vol., vol. II, p. 57. Return to text

3 Louis Martin-Chauffier, op. cit., p. 166-167. Return to text

4 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, éd. Jean-Claude Berchet, 2e éd., Paris, LGF, « La Pochothèque », 2003-2004, 2 tomes, t. II, p. 1027. Return to text

5 Louis Martin-Chauffier, op. cit., p. 166. Return to text

6 Jean-Claude Berchet, Chateaubriand, Paris, Gallimard, « NRF Biographies », 2012, p. 412. Return to text

7 D’abord intitulé De Buonaparte et des Bourbons, l’orthographe corse étant employée par les ennemis de Napoléon, le pamphlet deviendra De Bonaparte et des Bourbons quand le regard de Chateaubriand sur l’ex-empereur aura évolué. Return to text

8 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, op. cit., t. I, p. 1067. Return to text

9 Jean-Claude Berchet, Chateaubriand, op. cit., p. 706. Return to text

10 Chateaubriand, De Buonaparte et des Bourbons, in Grands écrits politiques, éd. Jean-Paul Clément, Paris, Imprimerie Nationale, « Acteurs de l’Histoire », 1993, 2 vol., vol. II, p. 96. Return to text

11 Ibid., p. 93. Return to text

12 Ibid., p. 69. Return to text

13 Chateaubriand, Réflexions politiques, in Grands écrits politiques, op. cit., p. 225. Return to text

14 Chateaubriand, Du rétablissement de la censure par l’ordonnance du 24 juin 1827, in Œuvres complètes, t. XXVII, De la liberté de la presse, Paris, Ladvocat, 1828, p. 120. Return to text

15 Bertrand Aureau, Chateaubriand penseur de la Révolution, Paris, Honoré Champion, « Romantisme et Modernités », 2001, p. 115. Return to text

16 Chateaubriand, De Buonaparte et des Bourbons, op. cit., p. 65-66. Return to text

17 Chateaubriand, Réflexions politiques, op. cit., p. 230. Return to text

18 Sur les convergences et les divergences entre Chateaubriand et Maistre, voir Bertrand Aureau, op. cit., p. 215-236. Return to text

19 Chateaubriand, De Buonaparte et des Bourbons, op. cit., p. 73. Return to text

20 Chateaubriand, Le Congrès de Vérone, éd. Jacques-Alain de Sedouy, in Œuvres complètes, dir. Béatrice Didier, Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2014, p. 140. Return to text

21 Le Conservateur, 5 décembre 1818, in Chateaubriand, Œuvres complètes, dir. Béatrice Didier, t. XXVI (1), Écrits politiques (octobre 1818-mars 1820), Le Conservateur, éd. Colin Smethurst, Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2016, p. 150. Return to text

22 De Buonaparte et des Bourbons, op. cit., p. 69. Return to text

23 Ibid., p. 68. Return to text

24 Le Conservateur, 22 octobre 1818, in Chateaubriand, Écrits politiques (octobre 1818-mars 1820), Le Conservateur, op. cit., p. 79. Return to text

25 Ibid. Return to text

26 Joseph Fiévée, Correspondance politique et administrative, commencée au mois de mai 1814, et dédiée à M. le comte de Blacas d’Aulps, Paris, Le Normant, 1816, 4e partie, p. 40. Return to text

27 Joseph Fiévée, Histoire de la session de 1815, Paris, Le Normant, 1816, p. 78. Return to text

28 Chateaubriand, « Opinion sur le projet de loi relatif aux cris séditieux », in Écrits politiques (1814-1816), éd. Colin Smethurst, Genève, Droz, « Les classiques de la pensée politique », 2002, p. 302. Return to text

29 Chateaubriand, De la monarchie selon la Charte, in Grands écrits politiques, op. cit., t. II, p. 429. Return to text

30 Chateaubriand, Le Congrès de Vérone, op. cit., p. 444. Return to text

31 En cela, l’homme pur incarne l’antagoniste de l’infame – voir notamment l’article de Nathalie Alzas et Christian Achet, « L’infamie du régicide : les caricatures ultras contre l’abbé Grégoire en 1819 », in Les Grandes Figures historiques dans les lettres et les arts, 13, 2024, en ligne, https://www.peren-revues.fr/figures-historiques/531 Return to text

32 Chateaubriand, Réflexions politiques, op. cit., p. 173. Return to text

33 Jean-Claude Berchet, op. cit., p. 554. Return to text

34 Pierre Reboul, Chateaubriand et Le Conservateur, Lille-Paris, Université de Lille III, Éditions universitaires, « Encyclopédie universitaire », 1973, p. 265. Return to text

35 Chateaubriand, Marche et effets de la censure, in De la liberté de la presse, op. cit., p. 238. Return to text

36 Chateaubriand, Le Congrès de Vérone, op. cit., p. 566. Return to text

37 Ibid., p. 685. Return to text

38 Ibid., p. 522. Return to text

39 Chateaubriand, De Buonaparte et des Bourbons, op. cit., p. 83. Return to text

40 Chateaubriand, Le Congrès de Vérone, op. cit., p. 715. Return to text

41 Ibid., p. 716. Return to text

42 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, op. cit., t. I, p. 1202. Return to text

References

Electronic reference

Guillaume Cousin, « « Il s’est conservé pur et sans tache pour son roi » : Chateaubriand et la pureté en politique », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [Online], 14 | 2025, Online since 02 juin 2025, connection on 18 juin 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/582

Author

Guillaume Cousin

Textes et Cultures, Université d’Artois
CÉRÉdI, Université de Rouen

Copyright

CC-BY-NC