1. Introduction
La création lexicale est le reflet de la vitalité d’une langue, car elle permet de suivre l’évolution de la langue et du rapport d’une communauté linguistique avec celle-ci et, comme le remarquent Pruvost et Sablayrolles (2016), une langue pour laquelle ses locutrices et ses locuteurs ne manifestent plus d’innovation linguistique est une langue morte.
Notons toutefois que les néologismes sont plus que de simples nouveaux mots, il s’agit en fait d’items qui sont en train d’intégrer une langue (ou sont déjà intégrés) en fonction d’une norme, mais qui sont encore perçus comme étant nouveaux pour certaines personnes (Sablayrolles, 2018 ; Schmid, 2008). Selon la proposition de Fischer (1998), un néologisme se trouve sur un continuum qui va de la création d’un nonce-formation (ou occasionnalisme) aux items du lexique établi d’une langue. Alors que les occasionnalismes peuvent être créés spontanément au cours d’une discussion et ne jamais être réutilisés, les néologismes répondent aux normes sociolinguistiques des locuteurs qui les utilisent, sans toutefois avoir été établis dans le lexique de la langue et en étant encore perçus comme nouveaux pour plusieurs locuteurs. Schmid (2008) propose que, pour être établis dans le lexique, les néologismes suivent un processus sur le continuum de Fischer allant de la création à l’établissement selon trois étapes. Une fois l’occasionnalisme créé (première étape), il peut être repris par quelques locuteurs de la langue. À ce stade, le néologisme est ambigu et dépend du contexte afin d’être compris. L’utilisation plus fréquente du néologisme par des locuteurs va amener des changements structurels et sémantiques et, au fil du temps, il y aura consolidation du néologisme (deuxième étape) par la stabilisation de sa forme et du sens qui lui est attribué. La dernière étape se produit lorsque l’item lexical a été diffusé à plus grande échelle dans la communauté linguistique et qu’il y a perte du sentiment de nouveauté pour la majorité des locuteurs de la langue qui le rencontrent. Il est alors établi dans le lexique de la langue.
L’étude des néologismes dans les langues naturelles est éclairante sur la question des éléments productifs de la structure sublexicale d’une langue. En décrivant les nouveaux items lexicaux d’une langue, donc des items lexicaux qui n’ont pas encore subi de modifications de forme par l’usage, il est possible de mieux comprendre les procédés impliqués dans leur création et d’observer les éléments qui permettent de les créer. Différents procédés peuvent être utilisés afin de créer des néologismes : par des procédés morphologiques en utilisant des morphèmes déjà présents dans la langue (motivation intrinsèque à la langue), par l’emprunt d’items à une langue en contact (Brentari, 2001) ou encore par l’association de la forme linguistique des items à un élément du référent à nommer (motivation sémantique ou conceptuelle) (Taub, 2012). Dans le cas des langues des signes, l’utilisation de la motivation sémantique ou conceptuelle est proéminente dans la création de nouveaux signes, notamment par l’utilisation de l’iconicité et de la métaphore.
Dans la continuité des travaux ayant porté sur le lexique et la morphologie compositionnelle (Aronoff, 1976 ; Bellugi, 1980 ; Brennan, 1990 ; Fernald & Napoli, 2000 ; Frishberg & Gough, 1973 ; Guerra Currie et al., 2002 ; Johnston & Schembri, 1999 ; Meir et al., 2010 ; Padden, 1998, entre autres) et les néologismes (Bellugi & Newkirk, 1981 ; Johnston & Napier, 2010 ; Johnston & Schembri, 1999), cette étude présente une description comparative de néologismes en langue des signes québécoise (LSQ) et en langue des signes française (LSF). Un premier objectif de cette étude contrastive est de présenter un portrait des procédés de création lexicale dans ces deux langues. Plus précisément, nous considérons les procédés de la composition, de la dérivation et de l’emprunt. Cette description permettra d’identifier les similitudes et différences dans l’utilisation de ces procédés pour la formation de néologismes selon i) la langue (LSQ vs LSF) et ii) le domaine sémantique (astronomique vs biblique). En raison de la question de la nature des unités minimales dans les langues des signes, à savoir si elles sont morphémiques ou phonologiques, le second objectif est de décrire les unités sublexicales de ces nouveaux signes afin d’approfondir notre compréhension du lien existant entre la sémantique et la phonologie dans les langues des signes.
2. La formation de nouveaux signes
Cette section présente trois aspects de la formation de nouveaux signes : les procédés morphologiques pouvant être sollicités, la motivation sémantique (la relation entre la forme du signe et la forme du référent à nommer, par métaphore ou par iconicité) et les unités de forme qui constituent les signes (unités sublexicales).
2.1 Les procédés morphologiques de création lexicale
Dans le cadre de cette étude, nous avons considéré deux procédés morphologiques de formation de nouveaux signes : la composition (combinaison de deux morphèmes libres) et la dérivation (combinaison de morphèmes libre et lié). Dans les deux cas, tel que Fradin et al. (2009, p. 5) le définissent pour la dérivation, il s’agit de « lexèmes complexes, construits à partir d’autres plus simples. » Les unités des composés et des dérivés, peuvent être combinées de façon séquentielle, ajout d’un segment par affixation, ou de façon simultanée, modification d’un segment déjà présent. Bien que la séquentialité et la simultanéité morphologique se trouvent dans les langues des modalités vocale et signée, la combinaison simultanée est beaucoup plus fréquente dans les langues des signes (Meir, 2012). La motivation conceptuelle, plus rare dans le lexique des langues vocales, fait partie des caractéristiques productives du lexique des langues des signes en ce que la forme linguistique des unités lexicales peut être motivée par celle du référent (Taub, 2012).
Considérant la composition séquentielle, il s’agit de la réalisation de deux morphèmes libres l’un à la suite de l’autre, le résultat ayant un nouveau sens basé sur les deux morphèmes. Le résultat mène à des changements structurels, par exemple : perte du mouvement répété, assimilation phonologique d’un paramètre de l’une des deux séquences (Brennan, 1990 ; Klima & Bellugi, 1979 ; Schermer & Pfau, 2016). L’exemple (1) présente le signe parent1 en LSQ, qui provient de la composition du signe père suivi du signe mère, ces deux signes subissent une modification du mouvement : la perte de la répétition du mouvement et une fluidité entre l’articulation des deux signes.
La composition simultanée est possible en langue des signes grâce à l’indépendance des deux articulateurs principaux : les mains. Chaque morphème (par exemple, individu‑qui‑se‑déplace) est alors réalisé sur une main et le nouveau sens est créé par la somme de ces deux morphèmes. C’est le cas du composé LSQ rencontrer illustré en (2).
La dérivation d’un signe faisant déjà partie du lexique établi de la langue par l’ajout d’un affixe ou par la modification de sa structure interne est aussi possible en LSQ, tout comme c’est le cas pour une langue vocale. Alors que la dérivation séquentielle (ajout d’un affixe) est rare dans les langues des signes (p. ex., pour l’American Sign Language (ASL) voir Aronoff et al, 2005 ; pour la British Sign Language (BSL) voir Brennan, 1990), la dérivation simultanée est plus fréquente.
Cela peut être réalisé par la modification d’un des paramètres sublexicaux du signe : en modifiant la forme que prend la main, en modifiant le mouvement des mains dans l’espace ou encore en modifiant le lieu d’articulation, tel qu’illustré en (3) avec la modification du lieu d’articulation du signe rien pour construire le signe ignorer. Une autre façon de dériver un nouveau signe est de modifier l’un des comportements non manuels qui sont inclus dans la structure du signe, par exemple en modifiant la position des sourcils.
Une autre stratégie de création de nouveaux signes, qui peut ressembler à la dérivation, consiste à utiliser un élément de formation qui correspond à une famille de signes, élément que Fernald et Napoli (2000) appellent « ion‑morph ». Dès lors, une famille lexicale de signes repose sur le partage d’un même ion‑morph, c’est-à-dire une forme phonologique incomplète (de configuration manuelle, de mouvement ou de lieu d’articulation) qui permet de transmettre le même sens à travers les signes d’une même famille. Fernald et Napoli (2000) donnent l’exemple du lieu d’articulation sur le menton qui permet de transmettre le genre féminin à travers certains signes de l’ASL, cet ion-morph rassemble des signes tels que mother, hen et niece. Cette stratégie de création lexicale sur base d’une famille de signes est particulièrement productive pour la création de nom‑signe.
En raison du contact entre les langues, de nouveaux items lexicaux peuvent provenir d’une autre langue avec laquelle la communauté linguistique est en contact. Dans le cas des communautés de signeurs et de signeuses, vivant quotidiennement dans une situation de bilinguisme entre la langue des signes et la langue vocale environnante, des éléments de la langue vocale peuvent être empruntés. Nous relevons trois types d’emprunt à la langue vocale environnante : i) l’oralisation, ou labialisation, qui consiste à reproduire le mot ou une partie du mot avec les lèvres, ii) l’initialisation, qui consiste à incorporer dans la structure du signe une lettre qui correspond au mot de la langue vocale à l’aide de l’alphabet manuel, et iii) l’épellation qui consiste à épeler le mot de la langue vocale à l’aide de l’alphabet manuel. Par exemple, le signe oncle en LSQ (4) est un signe initialisé en ce que la forme des mains représente le ‘o’ de la première lettre du mot français.
Comme il y a des contacts entre des signeurs et signeuses de différentes langues des signes, il peut également y avoir emprunt d’un signe d’une autre langue des signes. Dans le cadre de cette étude, nous avons relevé des emprunts à l’ASL, à la BSL, à la LSF et à la langue des signes italienne (LIS).
Ces procédés de création lexicale témoignent de la motivation structurelle dans les langues, mais un autre élément peut être impliqué dans la création des néologismes : la motivation sémantique. Les dérivés ou les composés peuvent également être iconiques ou métaphoriques.
2.2 La motivation sémantique dans les langues des signes
La motivation sémantique peut se manifester dans une relation plus ou moins directe avec le référent dénoté. L’iconicité est définie comme une correspondance entre la représentation mentale d’un référent et une forme linguistique (Lakoff & Turner, 1989), en fonction d’une construction analogique déclinée en trois étapes par Taub (2001) : i) sélection d’une représentation mentale associée au concept originel ; ii) schématisation des caractéristiques essentielles de l’image ; iii) encodage du schéma en utilisant les parties appropriées en langue des signes. La métaphore est plutôt basée sur une similitude entre deux concepts (Lakoff & Johnson, 1980). Si, dans les expressions iconiques, il y a un lien direct entre la forme et le référent, Taub (2001) clarifie qu’en ce qui concerne les expressions métaphoriques, ce lien se crée par un double processus de mise en correspondance : i) mise en correspondance de la représentation métaphorique et du référent (correspondance métaphorique), ii) mise en correspondance du référent et de sa forme linguistique (correspondance iconique). C’est le cas, par exemple, du signe science en LSQ qui est articulé près de la tempe, tel que présenté au Tableau 1. La métaphore « activité cérébrale » est obtenue par l’activation du lieu d’articulation associée à la connaissance (la tempe).
L’iconicité se trouve à tous les niveaux de structure des langues du monde, en ce que la forme linguistique peut imiter les caractéristiques perceptives et sensori-motrices du référent (Ortega, 2017 ; Perniss et al, 2010). Les recherches menées ces dernières années sur les langues vocales non occidentales ont montré que l’iconicité ne se limite pas aux onomatopées, mais touche des formes linguistiques comme les idéophones, les phonèmes et les verbes mimétiques (Dingemanse et al, 2015) tout comme la syntaxe (Haiman, 1985 ; Risler, 2007) et la prosodie (Clark, 2016 ; Kendon, 2001, 2014 ; Slonimska et al, 2020). Les travaux sur la multimodalité ont montré que la communication verbale engage également les mains, le regard et d’autres indices corporels et elle est donc définie comme multimodale (Goodwin, 2000 ; Kendon, 2004 ; McNeill, 2000). La relation entre la forme du référent et la forme du signe linguistique devient encore plus évidente si on étudie les langues des signes (Klima & Bellugi, 1979 ; Pietrandrea, 2002 ; Pizzuto et al, 2007 ; Taub, 2001).
Les choix faits par les langues découlent de propriétés logiquement antérieures au langage, soit les propriétés articulatoires et perceptuelles du corps et les propriétés conceptuelles et intentionnelles du cerveau de la cognition humaine. Les options physiologiques mises à profit pour les langues des signes permettent un rapport plus direct entre la forme et l’objet (dimensions spatiales, simultanéité, etc.) (Bouchard, 1996). Il reste cependant que, sur le plan lexical à tout le moins, le choix de l’élément représenté reste arbitraire et est distinct d’une langue des signes à l’autre. Par exemple, afin de dénoter ‘cheval’, ce sont les oreilles qui sont représentées en ASL alors qu’en LSQ il s’agit plutôt de la façon dont un cavalier tient les rênes qui est représentée. En ceci, l’iconicité lexicale se rapproche de l’arbitraire saussurien : « If a link between a particular signifiant and a signifié was due to some “reason of nature”, we would find many languages with similar iconic words » (Bouchard, 2013, p. 71).
2.3 Les unités sublexicales
Différentes propositions théoriques sur la nature des unités sublexicales en langues des signes composent avec le concept de motivation, et plus spécifiquement sur son rôle au sein des unités sublexicales. Les récents travaux sur la phonologie des langues des signes considèrent que la forme phonétique des unités formelles distinctives est largement déterminée par la motivation sémantique (Brentari, 2012).
The morphophonology of word formation exploits and restricts iconicity at the same time; it is used to build signed words, yet outputs are still very much restricted by the phonological grammar. […] Just because a property is iconic, doesn’t mean it can’t also be phonological. […] iconicity is a pervasive pressure on the output of phonological form in sign languages (on a par with ease of perception and ease of articulation), and we can certainly benefit from studying its differential effects both synchronically and diachronically. (Brentari, 2012, p. 46)
Il est attesté que l’iconicité se trouve à tous les niveaux de la langue, autant au niveau sublexical, lexical que grammatical (McNeill, 2005) et plusieurs analyses phonologiques portent sur l’interaction entre le niveau phonologique et sémantique (e.g., Eccarius, 2008 ; van der Hulst & van der Kooij, 2006 ; van der Kooij, 2002). Johnston et Schembri (1999) proposent le terme « phonomorphème » pour rendre compte de la dualité de la fonction des unités sublexicales qui peuvent à la fois être porteuses de sens et servir d’unités abstraites de construction de base.
Dans cette perspective, l’iconicité, tout comme l’économie articulatoire ou la distinction perceptuelle, est considérée comme une pression exercée sur la rationalisation du nombre de contrastes et du nombre de règles disponibles pour la formation des mots (Eccarius, 2008). On reconnait l’importance de la motivation sémantique dans le lexique et on distingue les associations récurrentes entre une forme et un sens des associations uniques, les premières étant encodées par une règle d’implémentation sémantique et les dernières étant représentées comme des informations lexicalement prédéfinies (van der Kooij, 2002). Seules les associations récurrentes entre une forme et un sens permettent d’identifier un élément distinctif. Ceci permet à la fois de reconnaitre le rôle de l’iconicité et de rendre compte des unités sublexicales non iconiques, notamment dans une perspective d’évolution linguistique (néologismes vs lexique établi), ou de contexte de contraintes phonétiques (signer à l’écran, signer à distance, etc.). Dans le cadre de cette étude, nous nous inspirons du modèle de van der Hulst et van der Kooij (2006), le « Dependency Model », qui permet de rendre compte de l’influence de la sémantique dans la formation des signes. Selon ce modèle, la motivation sémantique peut agir directement sur la forme phonétique d’un signe ou bien en passant par sa structure phonologique. Ce modèle permet également de prendre en considération d’autres critères extra ou paralinguistiques comme les propriétés du signeur (tels la taille de ses articulateurs, son état émotionnel, etc.) et des facteurs situationnels (comme le registre, l’espace disponible, etc.) qui peuvent influencer la forme phonétique des signes. Dès lors, il permettrait d’analyser les signes en alliant « de façon harmonieuse, constante et cognitivement plausible » (van der Hulst & van der Kooij, 2006, p. 269, notre traduction) la structure phonologique à la motivation sémantique.
Le modèle théorique appelé « Approche Sémiologique » rejette l’existence d’un niveau phonologique pour les langues des signes et analyse plutôt les unités minimales comme des morphèmes, c’est-à-dire des unités minimales porteuses de sens (Cuxac, 1996, 1997, 2000, 2013 ; Cuxac & Sallandre 2007 ; Garcia 2021). Les unités sublexicales non iconiques sont alors expliquées comme un « encadrement structural nécessaire au signe comme bonne forme » (Cuxac, 2000, p. 67) et répondent globalement à la contrainte du maintien de l’iconicité. Le cas de signes complètement arbitraires est analysé comme une composition strictement phonétique.
3. Méthodologie
3.1 Les néologismes à la base de l’étude
Les deux corpus utilisés pour notre étude comparative se composent de 99 néologismes créés pour le domaine de l’astronomie en LSQ et de 85 néologismes pour le domaine biblique en LSF.
3.1.1 Les néologismes de l’astronomie en LSQ
À la suite d’un appel de l’Union Astronomique Internationale (UAI) visant à nommer des concepts de l’astronomie dans diverses langues des signes, le projet de Chastenay et Parisot a été initié en 2017 afin de décrire une démarche de création lexicale en LSQ et d’étudier l’enracinement lexical de néologismes auprès des signeurs de cette langue. Dans le cadre de ce projet, 99 néologismes ont été proposés afin de nommer 47 concepts de l’astronomie, plus d’un signe ayant parfois été proposé afin de nommer le même concept. Les membres du comité ayant participé à la création des néologismes sont trois signeurs sourds natifs ayant la LSQ comme langue d’usage. Plutôt que d’offrir une traduction des items lexicaux du français à la LSQ, les néologismes ont été proposés à la suite de discussions sur les concepts, préalablement nourries des définitions fournies par Pierre Chastenay, astronome. Depuis, plusieurs de ces signes ont été repris par la communauté, notamment pour la composition d’un lexique scolaire sur la terre et l’espace. Les néologismes de l’astronomie de la LSQ sont disponibles en ligne à l’adresse suivante : https://lsq.uqam.ca/?q=content/lexique-de-l’astronomie
3.1.2 Les néologismes bibliques en LSF
En 2007, sous impulsion de l’Alliance Biblique Française (ABF), un projet qui avait comme objectif la traduction de l’Évangile de Luc en langue des signes est né. Neuf groupes venant de quatre pays francophones différents (France, Belgique, Suisse et Congo-Brazzaville) se sont réunis régulièrement jusqu’en 2010. Ils se composaient d’experts de la Bible (pasteurs protestants, aumôniers catholiques) et d’experts en langue des signes de chaque pays (personnes sourdes signeuses et interprètes entendants).
Lors des rencontres de traduction, la question de la traduction de certains mots ou concepts récurrents dans les textes s’est posée. Si les groupes ont essayé d’éviter la création lexicale, ils ont cependant ressenti la nécessité de créer des signes quand il s’agissait d’expressions ou de termes qui revenaient souvent. L’ensemble de signes à l’étude dans le cadre de cette description comparative provient du travail d’un sous‑groupe d’experts suisses dédié au vocabulaire pour la traduction en LSF de deux ouvrages : l’Évangile de Luc, à partir de 2008, et le Livre de Jonas, à partir de 2010. Actuellement, toutes les traductions et le lexique sont disponibles en ligne à l’adresse http://www.bible-lsf.org/. La page Lexique est le résultat de ces échanges sur la terminologie biblique : on y trouve des noms et expressions théologiques et religieuses, des noms de lieux et de personnages de l’Évangile de Luc et du Livre de Jonas. Au total, 102 termes et expressions sont listés, dont 17 sont des paraphrases que nous n’avons pas prises en compte dans le cadre de cette étude.
3.2 Constitution de l’ensemble de données à l’étude
Notre étude vise à étudier, d’une part, les procédés utilisés pour la création des nouveaux signes (composition, dérivation, emprunt, motivation sémantique) et, d’autre part, la structure interne, sublexicale, de ces néologismes. Le modèle de van der Kooij (2002) a été utilisé pour délimiter les traits des unités sublexicales à décrire. Une étude préliminaire sur la description des néologismes de l’astronomie en LSQ a également servi de base (Gagnon, 2020).
Les facteurs à l’étude ont été décrits pour chaque entrée lexicale et codifiés sur une grille Excel en fonction du domaine sémantique (astronomie, bible), des procédés de création lexicale (composition, dérivation, emprunt), des traits phonologiques (5 traits de forme de la main, 2 de lieu et 5 de mouvement), les caractéristiques sémantiques (motivé, non motivé) et la langue (LSQ, LSF). Concernant les procédés lexicaux, la codification permet de préciser des traits particuliers, comme la simultanéité et la séquentialité des composés ou la langue et la modalité d’origine des emprunts.
Pour la configuration manuelle, cinq traits de forme sont retenus : le nombre de doigts sélectionnés (1 à 4 doigts), le doigt sélectionné lorsqu’un seul doigt est sélectionné (index, majeur, ou auriculaire2), l’écartement des doigts sélectionnés (écartés ou collés), l’aperture des doigts sélectionnés (pliés à 45 degrés, pliés à 90 degrés, courbés, droits ou fermés) et la position du pouce (décollé, parallèle, bout à bout, courbé ou fermé). Le Tableau 2 présente la description des configurations manuelles produites sur la main dominante dans l’articulation du néologisme proposé pour le nom propre Jonas. Le changement de configuration manuelle, indiqué dans l’annotation des traits, se fait par le changement de trois traits : l’écartement et la position des doigts et la position du pouce.
Le lieu d’articulation a été décrit selon la zone d’articulation où le signe est réalisé (tête, corps ou espace de signation) et, pour les lieux réalisés dans l’espace de signation, selon leur position sur trois plans de l’espace : le plan vertical (haut, centre ou bas), le plan transversal (près du corps, longueur d’un avant-bras ou longueur d’un bras) et le plan horizontal (à gauche, au centre ou à droite). Tout comme pour la configuration manuelle, les changements de lieux d’articulation sont indiqués par le codage des traits du lieu d’articulation, comme c’est le cas pour l’un des néologismes qui a été créé pour dénommer le concept ‘observatoire’, décrit au Tableau 3.
Le mouvement est quant à lui décrit selon cinq traits : le type de mouvement (local ou à trajet), la forme géométrique du mouvement (droite, arc ou cercle), la temporalité du mouvement (simple ou répété), l’oscillation (oscillant ou non) et la direction du mouvement (haut, bas, gauche ou droite). La motivation sémantique (iconicité ou métaphore) a été annotée pour chacun des traits de forme décrits.
3.3 Analyses statistiques
Afin d’observer s’il y a une influence du domaine sémantique (astronomique ou biblique) ou de la motivation sémantique (par iconicité ou métaphore) sur la formation des paramètres des signes, nous avons effectué des régressions logistiques, permettant de créer un modèle prédictif à partir de plusieurs variables indépendantes catégorielles. Dans notre cas, nous tentons d’obtenir le meilleur modèle prédictif possible qui permet de prédire si un signe ayant certaines caractéristiques de forme (configuration manuelle, mouvement ou lieu d’articulation) et de sens (motivé ou non motivé) appartient au thème astronomique ou biblique (la variable dépendante). Pour ce faire, nous observons d’abord la fiabilité des modèles créés selon l’indice de significativité (par convention, p < 0,05) et l’indice de qualité du modèle, le R2 de MacFadden ou pseudo R2 (par convention, un modèle de qualité se rapproche de 0,2). Si le modèle créé est significatif, il est ensuite possible d’observer s’il y a une relation entre les variables. Pour une relation significative (p < 0,05) entre deux variables, il est possible que la présence de l’une d’entre elles ait un effet positif (rapport des cotes supérieur à 1) ou négatif (rapport des cotes inférieur à 1) sur la présence de la seconde. Par exemple, le modèle prédictif pourrait nous indiquer que la présence d’un pouce courbé dans un signe augmente la probabilité qu’il s’agisse d’un signe du domaine sémantique biblique.
4. Résultats
4.1 Distribution des procédés de création lexicale
Bien que plus productif pour les signes de l’astronomie, le procédé de création lexicale le plus utilisé pour les deux thèmes sémantiques est la composition. Alors que 33% des signes astronomiques incorporent un emprunt dans leur structure, ce procédé est peu utilisé pour la création des signes bibliques (14%). La dérivation, bien que peu productive pour les deux thèmes, est tout de même plus utilisée pour la création des signes bibliques (26%) que des signes astronomiques (12%).
Thème | Composition | Dérivation | Emprunt | |||
N | % par thème | N | % par thème | N | % par thème | |
Astronomie | 63 | 64% | 12 | 12% | 33 | 33% |
Bible | 36 | 42% | 22 | 26% | 12 | 14% |
Tableau 4. Distribution des procédés de création lexicale selon le thème
Pour les 63 signes de l’astronomie créés par composition, nous retrouvons l’utilisation de la composition simultanée (N = 29; 46%) et séquentielle (N = 34; 54%) de façon similaire. Inversement, la majorité des 36 signes bibliques créés par composition utilisent la composition simultanée (N = 33; 92%) plutôt que séquentielle (N = 3; 8%).
En ce qui concerne la dérivation, elle a été plus productive et plus diversifiée pour la création des signes bibliques. Pour ces 22 signes, 14 (64%) sont dérivés par une configuration manuelle, 4 (18%) par un lieu d’articulation, 2 (9%) par un mouvement et 2 (9%) par un comportement non manuel. Pour les 12 signes astronomiques, seule la dérivation par configuration manuelle (N = 5; 42%) et par mouvement (N = 7; 58%) est utilisée.
Pour les signes de l’astronomie, la majorité des emprunts proviennent du français par l’incorporation d’une oralisation (N = 22; 67%) et très peu par épellation (N = 2; 6%) ou initialisation (N = 3; 9%). Les signes bibliques quant à eux n’incorporent ni oralisation, ni épellation et peu de signes initialisés (N = 7; 58%). Nous retrouvons également quelques signes empruntés à une autre langue des signes : 15 signes astronomiques (45%) et 5 signes bibliques (42%). Les langues d’emprunt pour les signes de l’astronomie sont principalement l’ASL (N = 7; 21%) et la LSF (N = 7; 21%) (un seul signe a été emprunté à la BSL). Pour les signes bibliques, 3 (25%) sont empruntés à la BSL, 1 (8%) à l’ASL et 1 (8%) à la LIS.
4.2 Les constituants sublexicaux
L’analyse des unités sublexicales des néologismes nous permet d’en apprendre davantage sur l’influence de la motivation sémantique sur la forme des constituants des signes. Afin de vérifier s’il y a bel et bien un effet de la motivation sémantique, nous utilisons la régression linéaire qui permet d’expliquer une variable de la forme d’un constituant, par exemple le nombre de doigts sélectionnés de la configuration manuelle, par la variable de motivation sémantique qui lui est associée, ici la motivation du nombre de doigts sélectionnés, et ce, en contrôlant le thème des signes (astronomique ou biblique).
4.2.1 La configuration manuelle
Nos données se composent de 159 configurations manuelles dans le thème biblique et de 248 dans le thème astronomique. Nous présentons les résultats (distributions et régressions logistiques) pour chaque trait décrit, soit le nombre de doigts sélectionnés, la sélection du ou des doigts, la position du ou des doigts sélectionnés et la position du pouce.
Dans les deux corpus, on retrouve plus de configurations manuelles qui sélectionnent tous les doigts (71,7% des signes bibliques et 66,1% des signes astronomiques). Ce sont les configurations manuelles à un doigt sélectionné qui sont ensuite les plus fréquentes (17% des signes bibliques et 30,2% des signes astronomiques) (voir le Tableau 5). Le modèle de la régression linéaire n’a révélé aucune opposition significative, il n’y a pas d’éléments qui permettent de trouver des liens entre la motivation sémantique, le thème et le nombre de doigts sélectionnés. La motivation sémantique n’a donc pas d’influence sur ce trait, et ce, dans les deux thèmes.
Nombre de doigt(s) sélectionné(s) | Thème | N | % par thème | % du total | |||||
Un | Bible | 27 | 17,0 % | 6.6 % | |||||
Astronomie | 75 | 30,2 % | 18.4 % | ||||||
Deux | Bible | 18 | 11,3 % | 4.4 % | |||||
Astronomie | 8 | 3,2 % | 2.0 % | ||||||
Trois | Bible | 0 | 0,0 % | 0.0 % | |||||
Astronomie | 1 | 0,4 % | 0.2 % | ||||||
Tous | Bible | 114 | 71,7 % | 28.0 % | |||||
Astronomie | 164 | 66,1 % | 40.3 % |
Tableau 5. Distribution du nombre de doigt(s) sélectionné(s) selon le thème
Pour les configurations manuelles à un doigt sélectionné, l’index est plus fréquent dans les deux thèmes. Ensuite, il y a plus d’occurrences de configurations manuelles qui sélectionnent le majeur que l’auriculaire, mais elles sont toutes dans des signes de l’astronomie. Les configurations manuelles à deux doigts sélectionnent majoritairement l’index et le majeur, les deux seules configurations manuelles qui sélectionnent l’index et l’auriculaire sont toutes les deux dans le signe biblique jacob (voir Tableau 6). Tout comme pour le trait du nombre de doigts sélectionnés, la régression linéaire n’a pas permis de montrer un lien entre le trait de la sélection du doigt et de la motivation sémantique.
Sélection | Thème | N | % par thème | % du total | |||||
Index | Bible | 21 | 13,2 % | 5.2 % | |||||
Astronomie | 57 | 23,0 % | 14.0 % | ||||||
Majeur | Bible | 0 | 0,0 % | 0.0 % | |||||
Astronomie | 15 | 6,1 % | 3.7 % | ||||||
Auriculaire | Bible | 6 | 3,8 % | 1.5 % | |||||
Astronomie | 3 | 1,2 % | 0.7 % | ||||||
Index + majeur | Bible | 16 | 10,1 % | 3.9 % | |||||
Astronomie | 8 | 3,2 % | 2.0 % | ||||||
Index + auriculaire | Bible | 2 | 1,3 % | 0.5 % | |||||
Astronomie | 0 | 0,0 % | 0.0 % | ||||||
Index + majeur + auriculaire | Bible | 0 | 0,0 % | 0.0 % | |||||
Astronomie | 1 | 0,4 % | 0.2 % | ||||||
Tous les doigts | Bible | 114 | 71,7 % | 28.0 % | |||||
Astronomie | 164 | 66,1 % | 40.3 % |
Tableau 6. Distribution du ou des doigts sélectionnés
Pour ce qui est de la position des doigts, la régression a été effectuée en comparant les positions courbées et non courbées des doigts sélectionnés. Les résultats montrent que les doigts courbés sont motivés dans les signes de l’astronomie, contrairement aux signes bibliques (voir la Figure 1).
Pour ce qui est de la position du pouce, la position « devant »3 est la plus fréquente pour les signes de l’astronomie alors que pour les signes bibliques il s’agit de la position « bout à bout ».
Pouce | Thème | Quantités | % par Thème | % du total | |||||
Bout à bout | Bible | 20 | 12,6 % | 11,8 % | |||||
Astronomie | 39 | 15,7 % | 23,1 % | ||||||
Courbé | Bible | 5 | 3,2 % | 3,0 % | |||||
Astronomie | 21 | 8,5 % | 12,4 % | ||||||
Devant | Bible | 13 | 8,2 % | 7,7 % | |||||
Astronomie | 56 | 22,6 % | 33,1 % | ||||||
Restreint | Bible | 3 | 1,9 % | 1,8 % | |||||
Astronomie | 12 | 4,8 % | 7,1 % |
Tableau 7. Distribution de la position du pouce
Afin de réaliser la régression logistique de la position du pouce, nous avons regroupé les positions en deux catégories : i) les positions courbées (pouce courbé, bout à bout, devant et restreint), et ii) les positions non courbées (pouce fermé, droit et parallèle). Le modèle obtenu a révélé que l’apport sémantique et l’interaction entre l’apport sémantique et le thème sont significatifs. Dans les signes bibliques, la sémantique n’a pas d’influence sur le trait courbé du pouce. En revanche, la courbure est un trait significativement relié à la sémantique des signes de l’astronomie. Le trait de la courbure peut aussi être interprété comme phonologique, car il est non motivé dans les signes bibliques (voir Figure 2).
4.2.2 Le lieu d’articulation
Pour les deux thèmes de néologismes, la majorité des lieux d’articulation sont non ancrés, i.e. réalisés dans l’espace de signation (voir Tableau 8), soit dans 75,2% pour les néologismes bibliques et 91,4% pour les néologismes astronomiques. Ainsi, 83,6% du total des lieux d’articulation de ces signes peuvent être décrits selon les trois plans de l’espace de signation.
Zone d’articulation | Thème | N | % par thème | % du total |
Tête | Bible | 23 | 15,0% | 7.3 % |
Astronomie | 12 | 7,4% | 3.8 % | |
Corps | Bible | 15 | 9,8% | 4.7 % |
Astronomie | 2 | 1,2% | 0.6 % | |
Espace de signation | Bible | 115 | 75,2% | 36.4 % |
Astronomie | 149 | 91,4% | 47.2 % |
Tableau 8. Distribution des lieux d’articulation selon les trois zones déterminées (la tête, le corps et l’espace de signation)
Comme la majorité des signes sont réalisés dans l’espace de signation, la suite de la présentation des résultats – distributions et régressions logistiques – est effectuée à partir de la description des lieux d’articulation non ancrés. Pour la distribution des lieux d’articulation sur le plan vertical (plan x), nous observons que la plupart se trouvent au centre de ce plan : 63,5% des cas dans le thème biblique et 69,8% dans le thème astronomique. Peu de lieux sont réalisés au bas de ce plan (voir Figure 3).
Le modèle logistique généré pour le plan vertical (voir Tableau 9) est statistiquement significatif (p <.001), mais nous n’observons pas d’effet de l’interaction entre le thème et la motivation sémantique (le modèle 2 est similaire au modèle 1).
Test de modèle général | |||||||||||||
Modèle | Déviance | AIC (Critère d’information d’Akaike) | R²McF | χ² | ddl | p | |||||||
1 | 122 | 134 | 0.682 | 261 | 4 | < .001 | |||||||
2 | 122 | 138 | 0.682 | 261 | 6 | < .001 |
Tableau 9. Mesures de l’ajustement du modèle
Le facteur permettant d’expliquer le mieux le lieu d’articulation sur le plan vertical est la motivation sémantique plutôt que le thème. Le modèle a permis de révéler des oppositions statistiquement significatives (p < .001) entre les lieux en haut du plan vertical motivés sémantiquement et les lieux au centre et en bas du plan vertical non motivés sémantiquement. Nous observons également une opposition statistiquement significative (p < 00.1) entre les lieux au centre et au bas du plan vertical. Toutefois, les résultats des rapports de cotes ne nous permettent pas d’aller plus loin dans l’interprétation des résultats.
Ensuite, pour le plan transversal, la majorité des lieux se trouvent encore une fois au centre, i.e. à la longueur de l’avant-bras : 62,6% et 79,9% dans le thème biblique et astronomique respectivement (voir Figure 4). Toutefois, alors qu’une proportion considérable des lieux du thème biblique sont articulés près du corps (34,8%), nous n’en trouvons aucun pour le thème astronomique, dans lequel les néologismes, au contraire, sont articulés loin du corps dans une certaine proportion (20,1%).
Tout comme pour le plan vertical, les deux modèles de la régression, avec et sans interaction, sont similaires. Nous n’observons donc pas d’interaction entre la motivation sémantique et le thème. La régression a permis de révéler que l’opposition entre les lieux motivés et les lieux non motivés est significative. Le graphique de l’opposition significative présenté à la Figure 5, soit celle des lieux du plan transversal motivés et non motivés, montre que les lieux d’articulation qui se trouvent à la longueur d’un avant-bras, soit en position centrale, sont majoritairement non motivés. À l’inverse, les lieux plus loin, à la longueur d’un bras, sont motivés.
Sur le plan horizontal, l’on retrouve plus de variation pour les lieux bibliques qu’astronomiques, qui sont majoritairement au centre (82,6%), mais la moitié se trouve également au centre (53,0%) (voir Figure 6).
Le modèle de régression a révélé que l’opposition entre les lieux sur le plan horizontal motivés et non motivés est significative.
Tout comme pour le plan transversal, on voit que les lieux au centre du plan horizontal sont majoritairement non motivés, dans les deux thèmes, alors que les lieux à droite sont majoritairement motivés.
Somme toute, alors que les lieux d’articulation pour le thème astronomique sont concentrés dans l’espace neutre, soit au centre des trois plans d’articulation, on observe plus de variation pour les lieux des signes bibliques. De plus, les régressions ont permis de révéler une influence de la motivation sémantique sur la position du lieu d’articulation : les lieux motivés sont éloignés du corps, soit en haut du plan vertical, à la longueur d’un bras sur le plan transversal et à la droite du plan horizontal.
4.2.3 Le mouvement
Les régressions logistiques ont été effectuées pour quatre variables de traits du mouvement : le type (local ou à trajet), la forme géométrique des mouvements à trajet (droite, arc ou cercle), et la temporalité, séparée en deux variables que sont la répétition (ou non) et l’oscillation (ou non) du mouvement. Nous présentons d’abord la distribution des traits de mouvement. L’on retrouve majoritairement des mouvements à trajet (78,4% du total) (voir Figure 8).
Le deuxième modèle de régression logistique, créé avec l’interaction entre les deux facteurs (le thème et la motivation sémantique), permet de mieux expliquer la variable du type de mouvement (R2 = 0,571).
Test de modèle général | |||||||||||||
Modèle | Déviance | AIC (Critère d’information d’Akaike) | R²McF | χ² | ddl | p | |||||||
1 | 134 | 140 | 0.545 | 161 | 2 | < .001 | |||||||
2 | 127 | 135 | 0.571 | 168 | 3 | < .001 |
Tableau 10. Variable du type de mouvement
Le thème (p < .001) ainsi que l’interaction entre le thème et la motivation sémantique (p = 0.005) permettent d’expliquer cette variable (voir Tableau 11).
X² | df | p | |||||
THÈME | 46.261 | 1 | < .001 | ||||
S_Type | 0.442 | 1 | 0.506 | ||||
THÈME ✻ S_Type | 7.713 | 1 | 0.005 |
Tableau 11. Loglikelihood ratio tests
Les mouvements à trajet sont majoritairement motivés dans les deux thèmes, mais les mouvements locaux sont majoritairement non motivés dans les signes de l’astronomie (voir Figure 9).
La droite est la forme géométrique la plus présente dans les mouvements des deux corpus (47,8% du total) et, alors que la distribution d’arc et de cercle est similaire dans le thème de l’astronomie, l’arc est plus présent dans le thème biblique (voir Tableau 12).
Forme géométrique | Thème | N | % par thème | % du total |
Droite | Bible | 59 | 54,1% | 26.6 % |
Astronomie | 47 | 41,6% | 21.2 % | |
Arc | Bible | 39 | 35,8% | 17.6 % |
Astronomie | 32 | 28,3% | 14.4 % | |
Cercle | Bible | 11 | 10,1% | 5.0 % |
Astronomie | 34 | 30,1% | 15.3 % |
Tableau 12. Distribution de la forme géométrique des mouvements à trajet selon le thème
Le modèle de la régression logistique a permis de révéler que l’opposition entre les arcs et les droites est significative pour le thème de même que l’interaction entre le thème et la motivation sémantique (voir Tableau 13).
Géo | Prédicteur | Estimation | Erreur standard | Z | p | Rapport des cotes (odds ratio) |
Arc - Droite | Ordonnée à l’origine | -0.0465 | 0.305 | -0.1525 | 0.879 | 0.955 |
THÈME : Astronomie – Bible |
-1.3884 | 0.584 | -2.3787 | 0.017 | 0.249 | |
S_GÉO : Motivé – Non motivé |
-0.6740 | 0.419 | -1.6081 | 0.108 | 0.510 | |
THÈME ✻ S_GÉO : (Astronomie – Bible) ✻ (Motivé – Non motivé) |
2.1466 | 0.706 | 3.0396 | 0.002 | 8.556 | |
Cercle - Droite | Ordonnée à l’origine | -12.6830 | 121.024 | -0.1048 | 0.917 | 3.10e-6 |
THÈME : Astronomie – Bible |
9.6377 | 121.029 | 0.0796 | 0.937 | 15332.111 | |
S_GÉO : Motivé – Non motivé |
11.4700 | 121.025 | 0.0948 | 0.924 | 95800.156 | |
THÈME ✻ S_GÉO : (Astronomie – Bible) ✻ (Motivé – Non motivé) |
-8.1863 | 121.029 | -0.0676 | 0.946 | 2.78e-4 |
Tableau 13. Coefficients de la forme géométrique des mouvements
Pour ce qui est de la temporalité, la majorité des mouvements sont simples, non répétés, et non oscillants dans les deux thèmes (81,4% du total) (voir Tableau 14). De plus, le modèle de régression logistique ne fait ressortir aucune opposition significative.
Temporalité | Thème | N | % par thème | % du total | |
Simple | Bible | 87 | 79,1% | 38.5 % | |
Astronomie | 97 | 83,6% | 42.9 % | ||
Répété | Bible | 23 | 20,9% | 10.2 % | |
Astronomie | 19 | 16,4% | 8.4 % | ||
Oscillation | |||||
Non | Bible | 97 | 87,4% | 34.3 % | |
Astronomie | 148 | 86,0% | 52.3 % | ||
Oui | Bible | 14 | 12,6% | 4.9 % | |
Astronomie | 24 | 14,0% | 8.5 % |
Tableau 14. Distribution de la temporalité des mouvements selon le thème
5. Discussion
5.1 L’utilisation des procédés de création lexicale
L’utilisation des procédés morphologiques pour la création des néologismes astronomiques et bibliques semble suivre l’évolution des lexiques des langues des signes émergentes telle que décrite par Meir et al (2010) : la composition est très productive à ce stade de leur évolution alors que la dérivation est peu utilisée. Meir et al (2010) décrivent d’ailleurs la composition comme étant une stratégie grammaticale de base pour développer le vocabulaire. Bien que les deux langues à l’étude ne soient pas des langues des signes émergentes, ce portrait similaire pour la création lexicale nous permet de poser l’hypothèse que la composition représente un moindre degré d’enracinement lexical que la dérivation, qui nécessite une modification de la structure interne de signes déjà existants dans le lexique. Les deux usent toutefois de la composition de façon différente, les signes de la LSF usant principalement de la composition simultanée et très peu de la composition séquentielle.
Il faut également noter que la dérivation a été plus productive pour les signes bibliques qu’astronomiques. En LSF, la dérivation est utilisée pour créer 26% des néologismes bibliques et nous observons une préférence pour la dérivation par configuration manuelle, soit 64% des signes dérivés, comme l’exemple (5).
Le signe zacharie est dérivé du signe qui traduit le concept ‘muet’ dans le lexique courant de la LSF (dérivation par la configuration manuelle)4 car ce personnage biblique a été rendu muet par l’ange qui lui a annoncé la naissance de son fils.
Il semble alors que ce procédé soit plus accessible en LSF qu’en LSQ. En effet, pour les néologismes en LSQ, la majorité des signes dérivés sont issus de néologismes du même corpus, comme c’est le cas des quatre néologismes pour zénith qui sont dérivés des quatre néologismes pour nadir5, comme l’exemple en (6) qui montre qu’en modifiant la direction du mouvement de nadir_1, zénith_1 a été créé.
L’emprunt à une autre langue a été plus utilisé pour les signes astronomiques que bibliques, principalement par l’incorporation d’une oralisation. Notons toutefois que la faible utilisation de l’alphabet manuel pour la création de nouveaux signes en LSQ peut s’expliquer par le rapport réfractaire que les signeurs entretiennent avec l’emprunt par initialisation ; ce fait est décrit par Dubuisson et Machabée (1996) comme étant associé au français signé et aux dommages que cette méthode éducative a faits à la langue et à l’identité des jeunes sourds scolarisés dans les années 1970 et 1980. De plus, comme la démarche de création entreprise par le Groupe de recherche sur la LSQ et le bilinguisme sourd visait la création de signes en passant directement par la définition des concepts à nommer, et non par la traduction de l’item lexical du français à la LSQ, l’emprunt au français a été moins productif. Dans le cas des néologismes en LSF, bien que le groupe de travail n’a pas eu pas de critère spécifique quant à la traduction du français vers la LSF, nous retrouvons encore moins d’emprunts au français, seuls sept signes étant initialisés, et aucun n’incorporant d’oralisation ou d’épellation.
5.2 Les constituants des signes
Tout comme pour les résultats d’Occhino (2016) concernant la distribution de configurations manuelles en ASL, la configuration manuelle est le constituant structurel le plus motivé des signes de l’astronomie et, par le fait même, le constituant le plus apte à représenter le référent. Majoritairement des morphèmes classificateurs d’entités, les configurations manuelles des signes de l’astronomie représentent principalement des objets sphériques, tels des astres. Dans ces cas, la position des doigts sélectionnés est le plus souvent courbée et, en combinaison avec celle du pouce, elle permet de représenter soit le contour d’un référent sphérique, lorsque les doigts sont collés, ou encore le volume d’un référent sphérique, lorsque les doigts sont écartés. Par exemple, la forme de la Voie lactée est représentée par le mouvement en arc avec oscillation des doigts en (7). Le trait « courbé » des configurations manuelles est effectivement très présent dans les néologismes. Il semble être largement influencé par la sémantique des référents à nommer : cette position s’écarte de la tendance des fréquences des configurations manuelles de la LSQ, telles que décrites par Bourcier et Roy (1985) et citées dans Dubuisson et al (1999)6. Ce corpus révèle que la position la plus fréquente des doigts dans le lexique de la LSQ est la position droite alors que très peu de doigts sélectionnés courbés sont recensés (1,8% lorsque les doigts sont collés et 6,6% lorsqu’ils sont décollés). La motivation sémantique semble alors avoir eu une influence sur la position des doigts sélectionnés, et non sur les autres variables de la configuration manuelle, car elles suivent la tendance des configurations manuelles de la LSQ de Bourcier et Roy.
Pour les signes bibliques, la configuration manuelle et le mouvement passent d’abord par une association métaphorique afin de représenter le référent. Un exemple intéressant est celui du signe jacob (voir exemple (8)). À un moment de son histoire telle que racontée dans le livre de la Genèse (chapitre 25-36), Jacob doit s’enfuir. Pendant sa fuite, il s’endort et commence à rêver d’une échelle qui monte de la terre jusqu’au ciel, où des anges montent et descendent. Son signe reprend donc cette histoire et représente métaphoriquement, par le biais du mouvement et de la configuration manuelle, l’échelle entre ciel et terre.
Par rapport aux néologismes de l’astronomie, bien que 76 des 99 signes du corpus réfèrent à un concept porteur d’un sens de distance, temporelle ou spatiale, leur description montre que la majorité des lieux d’articulation sont réalisés dans l’espace neutre, soit au centre des trois plans x, y et z, comme le signe neptune_1 en (9). Le lieu d’articulation des signes de l’astronomie est très peu utilisé afin de transmettre le sens de la distance, il tend à se comporter comme une unité non porteuse de sens plutôt que comme un morphème. Nous retrouvons tout de même quelques lieux d’articulation distaux permettant de représenter le sens de distance (dans 35,5% des 76 signes), comme le signe composé étoile-naine_2, présenté en (10), dont les deux lieux d’articulation sont à la droite du plan x, en haut du plan y et à la longueur d’un bras sur le plan z7. Les lieux d’articulation distaux permettent alors de représenter le lieu où se trouve le référent et fonctionnent comme une unité morphémique ayant le sens de distance8. Dans ces quelques cas, comme pour la configuration manuelle et le mouvement, la nature du domaine sémantique a eu un effet sur la position du lieu d’articulation : les référents étant majoritairement des objets éloignés spatialement ou temporellement de la Terre9. Le lieu d’articulation n’est donc pas le constituant principal permettant de représenter le sens de distance contenu dans les concepts d’astronomie : 23 signes incorporent le sens de distance dans leur forme tout en ayant un lieu d’articulation non motivé. D’autres éléments permettent alors de représenter le lieu du référent, c’est le cas entre autres de l’arrangement manuel comme dans le signe satellite-naturel en (11) : le lieu du satellite est représenté par la position des mains l’une par rapport à l’autre et non pas par le lieu d’articulation du signe qui est dans l’espace neutre.
6. Conclusions : la nature de l’unité sublexicale
En raison de la nature du domaine des concepts à nommer, la motivation sémantique a influencé la structure phonologique des éléments sublexicaux des néologismes. Étant donné que les concepts de l’astronomie à nommer sont majoritairement des objets concrets et physiques, la motivation sémantique par l’iconicité est plus accessible pour influencer la structure phonologique des éléments sublexicaux. Tous ces néologismes ont effectivement un élément de leur structure sublexicale motivé sémantiquement par l’iconicité. Pour ce qui est des signes bibliques, les concepts à nommer étaient principalement abstraits ou bien il s’agissait de noms de personnes (qui ont joué un rôle dans la religion catholique). Dans ce cas, la motivation sémantique passait d’abord par une association métaphorique. Dans les deux cas, la motivation sémantique (directe ou par double association) a influencé la structure interne des signes.
Cela peut être attribuable au fait qu’il s’agit de propositions lexicales récentes, donc qui n’ont pas encore subi de modifications par les utilisateurs de la langue et ainsi ont plus de chance d’être iconiques, l’iconicité étant utilisée pour la création lexicale (e.g., Emmorey, 2014 ; van der Kooij, 2002). L’influence de l’iconicité dans le lexique de l’astronomie a eu pour résultat que la configuration manuelle et le mouvement sont majoritairement motivés par la sémantique. Pourtant, bien que l’iconicité occupe une place importante dans la création des signes de l’astronomie, nous retrouvons des configurations manuelles et des mouvements qui ne contribuent pas à la formation du sens des signes de l’astronomie, et le lieu d’articulation agit le plus souvent comme une unité minimale non porteuse de sens.
Les modèles proposant qu’un élément puisse agir en tant que morphème dans un signe, mais en tant que phonème dans un autre signe d’une même langue, permettent de rendre compte de la nature des éléments sublexicaux des langues des signes. Par exemple, le modèle des dynamiques iconiques de Millet permet de décrire le glissement d’un constituant du niveau phonologique au niveau morphologique, alors que les autres constituants sont demeurés au niveau phonologique. Selon ce modèle, influencé par la phonologie sémantique de Stokoe (2001 [1991]), un élément iconique peut être intégré à tout niveau linguistique, donc également au niveau lexical en passant par l’un des constituants structurels (Millet et al, 2015). Dès lors, il devient possible de rendre compte du fait que, par exemple, la configuration manuelle et le mouvement sont porteurs de sens dans le signe neptune_1 (en (9)), alors que le lieu d’articulation est non porteur de sens. Les deux premiers constituants ont « glissé » du niveau phonologique au niveau morphologique, et ce, par une dynamique iconique. Cela permet de représenter la forme du référent grâce à la configuration manuelle et au mouvement. La position courbée des doigts et le mouvement en cercle retracent la forme sphérique du référent. Le modèle proposé par van der Hulst et van der Kooij (2006) permet également d’expliquer nos observations des signes de l’astronomie. Selon leur modèle, un même élément sublexical peut être motivé par la sémantique dans un signe et ne pas l’être dans un autre signe d’une même langue.
Van der Kooij (2002) évoque le critère de la récurrence pour identifier les éléments de forme distinctifs au niveau lexical. À l’échelle de notre ensemble des données, la distribution des traits des unités sublexicales dans les deux domaines (astronomique et biblique) montre une récurrence de l’association de trois traits de configuration manuelle (tous les doigts, doigts courbés et position du pouce en contact avec le bout des autres doigts) avec la motivation sémantique « objet sphérique ». Dans le même ordre d’idée, la récurrence du lieu d’articulation neutre avec une absence de motivation pour dénoter des objets iconiquement ou métaphoriquement distaux suggère que le lieu ne soit pas une unité minimale porteuse de sens dans ce contexte.
Toutefois, le statut de néologisme des signes du corpus influence leur interprétation. Comme ils ne sont pas encore conventionnalisés, leur lecture polymorphémique, soit l’interprétation d’un signe à partir des éléments le composant, est plus facilement accessible que leur lecture monomorphémique, ou idiomatique (Johnston & Ferrara, 2012 ; Johnston & Schembri, 1999). Le signe satellite-naturel (11) est plus facilement accessible avec la lecture ‘un objet sphérique de petite taille tournant autour d’un objet sphérique de plus grande taille’. Ce n’est que lorsque ce signe deviendra conventionnalisé, de par son utilisation par une communauté linguistique, que la lecture idiomatique ‘satellite naturel’ sera créée, mais il est possible que cette lecture soit remplacée au profit d’une autre selon l’utilisation qu’en fera la communauté de signeurs de la LSQ.