La revue Pollution Atmosphérique est à la croisée de deux mondes, celui de l'ingénieur et celui de la médecine. Deux mondes longtemps considérés comme distincts. Distincts par les études, sciences dites exactes ou dures pour les uns, sciences de la vie pour les autres. Distincts par leurs activités et leurs objets, plus matériels pour les premiers, plus humains pour les seconds avec des dimensions cliniques, psychologiques, biologiques. Deux mondes qui ont eu du mal à communiquer et à se comprendre tant dans la vie privée que dans la vie professionnelle. Pensons à l'ingénieur sûr de lui dans des cas techniques, se retrouvant tout intimidé devant un médecin quand il s'agit de sa santé.
Mais voici que depuis quelques années ces deux mondes se sont considérablement rapprochés. La médecine utilise de plus en plus de technologies, d'appareillages complexes, d'informatique, ingénieur y trouve un terrain de communication avec le médecin. Le même ingénieur voit certaines de ses certitudes mises en doute ou en accusation. Il se met à raisonner en termes de probabilité et introduit dans certaines décisions le principe de précaution « qui, dans une situation d'incertitude scientifique, exprime une exigence d'action face à un risque potentiellement grave sans attendre les résultats de la recherche scientifique ».
Pendant de nombreuses années, le type de rapport de l'ingénieur avec l'environnement était d'une grande simplicité car il s'exprimait sous forme de limites d'émission. On était dans le monde de la métrologie, du process et de l'ingénierie. On mettait au point des analyseurs, des échantillonneurs continus ou discontinus, des procédés d'épuration et de filtration. L'interlocuteur quasi unique de l'ingénieur était l'administration avec laquelle on discutait valeurs limites, hauteur de cheminée, type de station d'épuration.
On a même connu un temps où les valeurs limites n'étaient exprimées qu'en concentration avant de l'être aussi en flux horaire ou journalier. Il suffisait alors de diluer, le rejet d'eau, par exemple, pour être conforme à la limite spécifiée ! Telle était la situation à la fin des Trente Glorieuses.
Je ne rappellerai pas les événements, les courants de pensée et les mouvements divers qui, de par le monde, ont profondément remis en cause nos valeurs et nos modes d'action. Mais il est intéressant de suivre comment l'ingénieur en a subi les influences. D'abord les nouveaux diplômés dont le flux d'embauche modifie progressivement l'état d'esprit de l'entreprise même si beaucoup se fondent partiellement dans le moule de la culture ambiante. Les ingénieurs de la génération de 1968 n'étaient déjà plus aussi affirmatifs que leurs prédécesseurs. Mais eux aussi sont maintenant des anciens qui ont vu arriver des générations parfois contestataires mais presque toujours d'une plus grande sensibilité en matière de qualité de vie et de protection de l'environnement. La féminisation progressive du monde de la technique, même si elle n'a pas atteint la parité préconisée en politique, va dans le même sens.
L'accident de Seveso a constitué un événement majeur, moins en terme de conséquences immédiates qu'en terme de perception dans les esprits, avec des répercussions très sensibles de nos jours. Alors que l'absence de conséquences scientifiquement prouvées aurait pu confirmer l'ingénieur dans son univers rationnel, il s'est trouvé déstabilisé par le débarquement d'autres mondes hostiles à ses yeux et qu'il n'avait pas l'habitude de fréquenter : les médias, les associations, les politiques, les juristes, et peut-être aussi des médecins. Le ménage à deux industriel/administration éclatait, faisant monter la pression réglementaire et, dans un premier temps, l'attitude défensive des industriels. Mais ce type d'attitude n'était pas longtemps soutenable et la nécessité de modifier les comportements en profondeur allait apparaître.
On a vu alors se développer une approche de problème plus globale, « holistique » diront certains, où toutes les fonctions de l'entreprise se sont trouvées concernées, à commencer par certains dirigeants dans leur démarche vis-à-vis des nouveaux risques courus par leurs entreprises. On a vu entrer en scène les financiers, les assureurs, les juristes, se renforcer les directions de la communication et se créer des directions spécifiques proches du président. Il leur était demandé de dépasser les idées reçues, d'être à l'écoute de toutes les parties et d'en extraire les éléments importants pour la stratégie de l'entreprise et la maîtrise de ses risques.
Et c'est parmi les parties intéressées que l'ingénieur a rencontré le médecin et le biologiste. À la mesure des émissions et à celle de la qualité des milieux, eau, air, sol, s'ajoutait la prise en compte des impacts sur la santé humaine et sur les écosystèmes qui n'étaient plus dans les compétences de l'ingénieur.
Or ce sont bien ces nouveaux critères qui sont à la base de beaucoup de nouvelles réglementations. Rappelons le préambule de la loi française sur l'air de décembre 1996 " droit reconnu à chacun à respirer un air qui ne nuise pas à sa santé »,ainsi que le fondement de la démarche du protocole multi-polluants multi-effets en cours de mise au point par l'United Nations Economic Commission for Europe (UNECE) et de la directive européenne sur les Plafonds Nationaux d'Émission qui prennent en compte des charges critiques pour les écosystèmes et non plus des limites d'émission et de rejets.
L'ingénieur s'intéresse maintenant aux études épidémiologiques, dont il constate les difficultés. Le suivi sanitaire des populations touchées par l'accident de Tchernobyl est devenu un cas d'école. Plus près de nous, le problème de l'amiante a pris le devant de la scène mais il paraît limité à des populations plus restreintes contrairement à la pollution atmosphérique urbaine, de fond ou de pointe, qui est censée avoir des effets sur des populations beaucoup plus larges.
Les effets annoncés sur la morbidité et la mortalité sont traduits en terme financier et introduits dans les calculs d'optimisation coût/bénéfice pour justifier le bien-fondé des propositions de directives. Certes, l'ingénieur en conteste souvent les hypothèses ou les données, comme celle du coût d'une vie, ou d'une mort évitée, unique quels que soient l'âge ou la situation de la victime. Mais dans ce type de calcul, les différentes parties, dont l'ingénieur et le médecin, se retrouvent sur un même terrain où l'on discute de modèles, des données qu'on y entre et d'interprétation des sorties.
Le rapprochement de deux mondes et de leurs cultures trouve des applications concrètes : l'entrée de l'association EPE (Entreprises Pour !'Environnement) au conseil d'administration de l'APPA, l'importance donnée aux discussions sur la santé dans des conseils scientifiques comme ceux de l'IPSN ou de l'INERIS, l'implication accrue du CITEPA (monde d'ingénieurs) à l'APPA (traditionnellement plus orientée vers les impacts sanitaires) et la participation de représentants de ces deux cultures dans de nombreuses manifestations qu'ils enrichissent de leurs points de vue complémentaires.
En conclusion, nos deux mondes ne sont pas appelés à fusionner comme peuvent le faire des groupes industriels ou financiers, et l'on n'imagine pas ajouter 7 à 10 ans d'études médicales aux 5 à 6 ans d'études d'ingénieurs même en trouvant quelques synergies l À l'abri des risques d'OPA ou d'OPE, nos deux mondes sont complémentaires dans l'approche des problèmes de prévention, de protection ou de précaution.
L’air dans lequel chaque individu pompe près de 10 000 fois par jour est certainement le milieu le plus riche d'échanges entre l'ingénieur et le médecin.
La revue Pollution Atmosphérique en est un exemple. Nous devons l'aider à se développer, à accroître sa notoriété pour renforcer sa qualité de référence dans un domaine aussi essentiel à la vie.