« L'homme ne représente qu'un clin d'œil dans l'histoire de l'univers. Si toute cette histoire était comprimée en une seule journée , le soleil et la terre ne seraient apparus que vers 5 heures du soir. L'essentiel de l'ascension vers l'homme se ferait à la dernière heure. L'homme ne ferait son entrée que 11,5 secondes avant minuit. Quant à l'homme civilisé et technologique des quatre derniers millénaires, il n'aurait occupé que les deux derniers centièmes de seconde de la journée, à peine la durée d'un flash photographique "·
Trinh Xuan Thuan, astrophysicien (« La mélodie secrète »)
La planète bleue
Depuis cinq milliards d'années sur la terre, de multiples mécanismes se sont mis progressivement en place pour former la planète bleue d'aujourd'hui. La terre est la seule planète du système solaire, et probablement de ses environs, où les conditions de pression, de température et d'hygrométrie permettent l'émergence de la vie à une large échelle. Sur les autres planètes, l'eau est à l'état soit de vapeur, soit de glace ;l'atmosphère soit n'existe pas, soit est composée de gaz impropres aux métabolismes du vivant. La gravitation peut y être tellement intense ou les vents peuvent y souffler à des vitesses telles qu'aucune charpente biologique ne peut se construire. La Terre, la planète bleue, a eu la chance de tourner à une bonne distance autour du soleil. L'inclinaison de son axe de rotation par rapport à la verticale à son plan orbital autour du soleil, qui est de 23,5 degrés, est telle que des cycles circadiens et annuels créent des alternances de jours et de nuits ainsi que des saisons nécessaires au fonctionnement d'une extraordinaire machine climatique. Ces cycles cosmiques rythment également les horloges biologiques des êtres vivants. (Des inclinaisons de zéro degrés ou de 90 degrés empêcheraient l'alternance des saisons, respectivement des jo urs et des nuits). Cette machine, qu'on peut appeler la climatosphère, est une macrostructure auto-organisée et autorégulée qui met à contribution l'atmosphère , les océans et l'ensemble de la biosphère. Elle a évolué au cours des cinq milliards d'années avec l'aide du vivant. L'atmosphère terrestre pourrait être lès semblable à celle de la planète Vénus d'aujourd'hui : 95 % de CO2, des températures 500 °C, des vents soufflant à 600 km/h en surface. Sur terre, les algues ont progressivement transformé en oxygène le carbone présent dans l'atmosphère. Les végétaux et les animaux à coquillage ont piégé l'excédent de carbone de l'atmosphère dans les couches géologiques sous forme de calcaire, de charbon ou de pétrole. La biosphère, un élément de l'autorégulation de la climatosphère, a servi à réduire la concentration d'oxyde de carbone, responsable de l'effet de serre dans l'atmosphère, autour de 500 parties par million. Une très grande connivence existe ainsi entre la climatosphère et la biosphère qui coévoluent lentement depuis des milliards d'années. De grandes catastrophes se sont certes produites de temps en temps, se traduisant par des phases d'extinction massive, parfois de la quasi-totalité, des espèces vivantes ; les paléontologues en ont identifiées cinq. Des apparitions explosives de nouvelles espèces ont eu lieu comme au précambrien supérieur, il y a 600 millions d'années.
Vues de Sirius, la biosphère et la climatosphère se sont développées sur une mince couche coincée entre la sphère terrestre rocheuse et le vide sidéral. Les structures émergent aux frontières. La machine climatique, qui se déploie sur une épaisseur de quelques milliers de mètres du fond des océans à la stratosphère, représente une pellicule en proportion aussi mince que celle qui délimite une bulle de savon. L'écosystème vivant descend à quelques centaines de mètres dans les océans, à quelques dizaines de centimètres dans les sols et, à part quelques oiseaux, sa pénétration dans l'atmosphère ne dépasse pas quelques dizaines de mètres. Le bleu de la planète n'est peut-être qu'un hâle fragile.
La technologie, le nouvel acteur de l'évolution
Les mammifères et l'homme sont issus d'une rupture du cours de l'histoire des espèces. L'homme est un phénomène relativement nouveau. Il est devenu un acteur à part entière de l'évolution de la planète de par son intelligence, de par sa prolifération et de par la technosphère qu'il a fait émerger dans la création. Cette technosphère est une nouvelle composante auto organisée sur la planète à côté de la climatosphère et de la biosphère. La vision de la terre à travers le hublot d'un avion montre combien cette technosphère issue de l'espèce humaine a transformé presque tous les paysages naturels.
L'émergence de la technologie est toute récente au cœur de la création. Il s'agit d'un phénomène qui a commencé par la pierre taillée et la maîtrise du feu. Évoluant au gré des inventions et de multiples améliorations, la technologie a connu une grande révolution industrielle au XIXe siècle. Puis, dans la deuxième moitié du XXe siècle, les sociétés les plus avancées sont entrées dans la phase post-industrielle. Celle-ci est caractérisée par une part de moins en moins importante de l'industrie et de l'agriculture au profit des services et de l'échange de biens immatériels.
Les caractéristiques principales de cette technologie sont sa grande capacité de croissance, son immense besoin en énergie et le fait que les déchets qu'elle produit ne sont pas recyclés ni éliminés pour la plupart actuellement. Ainsi la biosphère est progressivement empoisonnée par d'énormes quantités de déchets.
Pour fixer les idées, l'homme primitif avant la maîtrise du feu, consommait chaque année pour subvenir à ses besoins biologiques une quantité d'énergie de l'ordre de grandeur de son propre poids en équivalent-pétrole, soit moins de 100 kg. Ses déchets, qui étaient pratiquement tous recyclés, étaient du même ordre de grandeur en poids.
L'habitant de pays développé, quant à lui, consomme de 3, en France, à 10 tonnes, aux États-Unis, d'équivalent-pétrole par an (moyenne mondiale 1,5 t/an). Il produit des déchets de l'ordre de 100 fois son propre poids. Dans les 30 prochaines années, l'humanité va consommer autant d'énergie et par conséquent va produire autant de déchets que dans toute son histoire passée. Ces déchets ne sont de loin pas tous recyclables ou éliminés. Même ses activités agricoles, outre leur demande importante en énergie (une tonne d'engrais nécessite une tonne d'équivalent-pétrole), représentent une charge importante en produits toxiques pour la nature.
Cet habitant de pays développé produit de l'ordre de 10 tonnes de déchets par an, dont 40 kg sont hautement toxiques. Ces déchets toxiques, qui ne sont de loin pas tous collectés et traités, et qui ont des durées de vie infinies, se retrouveront tôt ou tard en contact de la biosphère s'ils ne subissent pas des traitements appropriés. Compte tenu des quantités en croissance exponentielle et des caractéristiques physico-chimiques, le simple bon sens permet de comprendre que la technosphère ne peut pas indéfiniment prendre la biosphère, donc essentiellement l'air et l'eau, comme lieu de stockage et de dispersion de ses déchets. Le recyclage des déchets, à l'instar des processus biologiques naturels, ou l'enfouissement dans des couches géologiques profondes semblent aujourd'hui les seules solutions qui puissent mettre durablement la biosphère à l'abri des impacts délétères de la technosphère.
Inversement la technosphère ne pourra probablement jamais atteindre un degré de perfection tel que son impact sur la biosphère soit nul. Pour passer d'un niveau de rejets acceptable à un niveau de rejets nul, il faudrait mettre en œuvre des moyens considérables sans profit véritable pour l'état sanitaire de la biosphère ou de la c1imatosphère . Le grand Paracelse (Theophrastus Bombastus von Hohenheim, 1493-1541) disait déjà :
« Tout est poison, rien n'est poison, tout dépend de la dose ».
Mais quelles sont les doses acceptables pour le milieu naturel ?
L'homme technologique n'est pas le premier organisme vivant à modifier de manière significative le cours de l'évolution biologique et écologique sur la planète. Les végétaux et les coquillages l'ont fait avant lui, mais lentement. Les systèmes technologiques, en revanche, introduisent une nouvelle dimension qualitative et quantitative de l'impact sur l'environnement. Ils sont caractérisés par une certaine voracité et par leur croissance exponentielle. Tout se passe comme si les processus antagonistes de régulation à court terme, comme il en existe pour les systèmes biologiques, n'étaient pas encore adaptés à cette nouvelle réalité. Les paléontologues ont observé que la nature est capable de faire face à des catastrophes naturelles de grande envergure. La question est de savoir si la technologie entre dans la catégorie des catastrophes supportables.
L'homme doit s'appuyer sur la technologie pour assurer sa survie dans une nature qui lui est hostile. La survie de l'homme n'est plus concevable sans la technologie. Il a évolué dans le sens d'une dépendance quasi complète vis-à-vis de celle-ci.
La régulation des processus technologiques repose essentiellement sur l'intelligence et la conscience humaines. Elles seules peuvent prévenir d'éventuelles instabilités irréversibles de l'écosystème. Or il semble que la technosphère ait largement pris son indépendance par rapport à l'homme. Elle s'auto-organise. Les hommes peuvent apparaître comme des agents collectifs qui œuvrent, chacun à son niveau local, au service d'une macrostructure, à l'instar d'une fourmi dans une fourmilière.
L'impact de la technosphère sur l'environnement engage la responsabilité humaine à un double titre : ne pas déstabiliser les grands équilibres de la climatosphère et de la biosphère et garantir pour la propre espèce humaine des conditions de vie acceptables et pérennes.
Les bienfaits et les défis du progrès
Le développement technique induit un certain nombre de bénéfices auxquels aspirent toutes les cultures. Il s'agit de : l'augmentation de l'espérance de vie, l'accès aux soins, la diminution de la souffrance due aux maladies, la diminution de la mortalité infantile, la sécurité publique, l'alphabétisation, la culture et la démocratie. La mécanisation a limité le recours à l'esclavage des hommes, les conquêtes et les razzias pour se procurer ces esclaves ainsi que le mauvais traitement des animaux de peine.
« Notre société est la plus confortable et la plus pacifiée. à avoir jamais existé ; elle est aussi la plus juste » (Karl Popper).
Ce progrès est encore mal partagé. L'absence de ressources et d'organisation suffisantes est la cause du sous-développement qui est responsable de la mort de faim de 40 millions de personnes chaque année. Les nuisances environnementales, pollution de l'eau, de l'air, bruit, paysages détériorés, même si elles sont largement répandues, touchent souvent d'abord les plus démunis. Les changements climatiques, caractérisés par des tornades, des inondations de territoires, un renforcement de l'aridité, s'ils ont lieu, commenceront par affecter les populations les plus pauvres qui habitent aujourd'hui dans les régions les plus exposées.
Ce même développement engendre simultanément de nouveaux défis liés à cette croissance exponentielle de certains facteurs comme la population, l'urbanisation, la production des déchets, la pollution. Dans le village global qu'est la planète, les hommes, les idées et les biens circulent de plus en plus intensément. Ces liens transplanétaires fondent de nouveaux espoirs pour la paix et le développement. Mais ils donnent aussi une nouvelle dimension à d'anciens problèmes comme les migrations de populations poussées par la pauvreté ou les systèmes politiques totalitaires, les nouvelles épidémies, l'omniprésence du marché, mafieux ou légal, ou l'extinction de certaines civilisations ou d'espèces vivantes.
L'humanité est ainsi confrontée à des défis antagonistes intimement liés : le risque de manque de ressources, le risque de déstabilisation lié aux inégalités renforcées par le développement et le risque de détérioration de l'espace naturel constitué de la climatosphère et de la biosphère.
Gérer la complexité
Le progrès c'est remplacer un inconvénient par un autre, dit-on parfois. On voit que les réponses aux questions posées par le développement ne sont pas simples. Le sociologue français Edgar Morin dit :
« Pour gérer la complexité du monde, il faut non seulement des modèles de compréhension, mais également des modèles d'intervention. Il s'agit de dépasser le refus de la complexité qui est souvent générateur de désordre et de confusion ».
Ce paradigme de la complexité est au cœur des réflexions des scientifiques et des philosophes. Chaque avancée de la science révèle une nouvelle dimension de notre ignorance et remet parfois en cause les certitudes et le sens donné aux choses. Une part de hasard est profondément et fondamentalement associée à l'évolution.
Prendre conscience de la complexité, c'est en même temps se rendre compte que nous ne pourrons jamais échapper à l'incertitude et l'incomplétude tant dans nos modèles de compréhension que dans ceux de notre action. Le changement induit par notre technologie, aucun de nos modèles ne pourra prédire son évolution au-delà d'un certain horizon temporel. Nos actes d'aujourd'hui déterminent le futur sans que nous soyons capables de prévoir dans quel sens. Gérer la complexité c'est gérer l'incertain.
Pour faciliter le pilotage, pour lever au maximum les incertitudes du présent et du futur, il importe de se doter ici et maintenant de modèles de compréhension et d'action qui intègrent la complexité. Ces modèles relèvent du savoir scientifique, de la démocratie et de l'éthique. Ce sont trois piliers complémentaires. Ils évoluent en symbiose avec chaque société. Mais au fur et à mesure que le monde se transforme, ces modèles évoluent également.
Les démocraties modernes sont arrivées aujourd'hui à un stade où la complexité a conduit les hommes à partager le devenir du monde entre experts, politiciens et l'opinion publique. Chaque partie fonctionne selon sa logique propre : l'expert et sa science, le politicien et son pouvoir, l'opinion publique et la mise en spectacle médiatique. Dans cette logique des jeux d'acteurs, les experts scientifiques, les politiciens, les idéologues produisent toujours des discours vertueux, parfois antinomiques prouvant que la définition de la vertu n'est pas universelle.
Comment accéder à ces vérités nécessaires à la gestion de la technosphère ? La réponse est dans la pluralité des réponses. Tous les acteurs sociaux doivent pouvoir s'exprimer : les experts, les industriels, les politiques, les citoyens de base. Tous ces acteurs doivent se confronter aux opinions et aux raisons des autres. Leurs intérêts individuels ou corporatistes doivent se moduler mutuellement. Aucun pouvoir ne doit rester sans contre-pouvoir.
On peut évidemment craindre pour l'efficacité de l'action, s'il faut pour tout choix scientifique, technologique ou d'aménagement, prendre en compte tous les avis. Surtout s'ils ne sont pas tous de bonne foi. Mais :
« De la seule intelligence, il n'est jamais rien sorti d'intelligent, de la seule raison, il n'est jamais rien sorti de raisonnable »·
« Là où est le danger, croit aussi ce qui sauve » (Friederich Holderlin, 1770-1843)
En définitive l'intégration de la technosphère dans la biosphère est une affaire de lent mûrissement de la culture, cette chose diffuse et intemporelle qui catalyse le fonctionnement d'une société humaine. Certes les lois, les règlements, les taxes, le marché de l'environnement et autres instruments environnementaux issus d'instances nationales ou internationales contribueront à cette intégration. Mais c'est en définitive la courtoisie et l'aménité individuelles et collectives vis-à-vis du milieu naturel qui feront évoluer les comportements des motards en infraction dans les sentiers forestiers ou des bétonneurs qui sévissent en toute légalité sur la planète.
C'est aussi dans les profondeurs de l'âme humaine que sont à puiser les ressources nécessaires pour faire face à ces défis. Cette âme est habitée et se nourrit de mythes, de transcendance et de poésie.
La technologie et ses boucs émissaires mythiques
Le péché du nucléaire est de s'être inconsidérément approprié certains mythes. Il en a peut-être été puni en devenant le bouc émissaire de la société.
Toutes les époques, dans la plupart des civilisations, ont eu besoin de leurs chasses aux sorcières et de leurs boucs émissaires. Le monde moderne malgré son rationalisme n'y échappe pas. Aujourd'hui le nucléaire est diabolisé en dépit de ses avantages objectifs en termes d'efficacité technique et de protection de la biosphère. Il souffre de ses liens avec une technocratie toute puissante. Le « Oui, mais il y a les déchets radioactifs », et « le nuage de Tchernobyl s'est arrêté à la frontière française »font partie du catalogue des idées reçues en usage aujourd'hui.
Le nucléaire est chargé d'un fort symbolisme : symbole de l'apprenti sorcier, du feu dérobé aux dieux, de la force gigantesque plus ou moins magique. Il déclenche des peurs profondément ancrées dans l'inconscient collectif. Le choix d'uranium et de plutonium pour désigner les éléments qui sont à la base de l'énergie nucléaire a été réalisé à des époques où la foi dans la science était illimitée ; aujourd'hui il en accentue la perception maléfique. Pluton et Uranus sont les noms des divinités donnés aux astres les plus lointains, les plus froids et les plus ténébreux du système solaire. Uranus, qui veut dire ciel en grec, est aussi le père du dieu Chronos, le temps qui dévore ses propres enfants. Pluton, qui au sens propre signifie « le riche » par allusion au fait que toutes richesses proviennent du sol, quant à lui symbolise aussi les puissances chthoniennes. En choisissant ces noms, on a jeté un défi aux mythes, défi qui ne reste pas impuni. On a déclenché « un ricanement lacanien du destin »· Apollonium et Venusium eussent sans doute été plus heureux. Mais le nom d'urane a été donné au minerai d'oxyde d'uranium dès 1789, alors qu'on ne connaissait pas encore ses propriétés, par le chimiste Klaproth, en hommage à Herschel qui avait découvert la planète Uranus en 1781. Le nom de plutonium a été introduit en 1948, à une époque où l'on connaissait déjà bien son usage. Le nucléaire en est devenu le bouc émissaire de la société technologique. Cette niche devait nécessairement être occupée.
Toutefois si l'on veut bien croire à une corrélation entre le mythe grec et le destin de l'énergie nucléaire, il apparaît que tous les espoirs ne sont pas perdus. Car déjà à l'époque, Pluton, le dieu des enfers, était en conflit avec Déméter, la déesse des moissons. L'objet du contentieux était la belle Perséphone, la fille de Déméter, dite la vierge du printemps, que Pluton avait enlevée et emmenée aux enfers pour l'épouser. Le désespoir de Déméter empêcha toute germination de graine sur terre cette année-là. Devant les lamentations des hommes, Zeus envoya Hermès auprès de Pluton pour arranger les affaires. Il fut convenu que la jeune fille passerait chaque année quatre mois avec son ravisseur et le reste avec sa mère.
Ce mythe illustre la complémentarité des phases souterraines et aériennes de la vie. La terre profonde est le lieu d'enfouissement de ce qui empêche la vie (l'excès de carbone, les déchets nucléaires ?). C'est aussi de son royaume que remontent les éléments chimiques qui permettent à cette vie de s'épanouir (les oligo-éléments pour la biosphère, les minerais pour la technosphère). Ce mythe souligne également le rôle important du compromis conclu par Hermès. Celui-ci fut en quelque sorte le premier médiateur ; il réussit à concilier des mondes de natures différentes. Le philosophe Michel Serres dit de lui :
« Hermès, dieu des carrefours et des chemins, des marchands et des messages porte des ailes aux chevilles, le caducée à la main ·il vole if passe vite, sait les secrets, invente, met e communication. Voici un quart de siècle... Prométhée régnait dans les corps et les mains, il occupait les têtes et les langues : fa production était au centre et non la communication. Ce fut donc un pari d'annoncer la fin du dieu des forges et le commencement du dieu des transmissions. En vingt-cinq ans les sciences comme les techniques, l'économie et la vie quotidienne se sont rangées sous le caducée d'Hermès. Ceux qui l'ont compris le plus tôt et le mieux se sont fe mieux tirés de fa crise »
Il est également intéressant de noter qu'à Pripiat, ville où logeait le personnel de la centrale de Tchernobyl, aujourd'hui évacuée et fantomatique, le seul restaurant de la ville avait été baptisé Prométhée, probablement dans un élan de défi de la science aux superstitions. Au cours des années passées depuis l'accident (1986), les caractères cyrilliques de Prométhée se sont détachés un à un de la façade.
La nature, l'homme, les dieux
L'éthique est un ensemble de règles de conduite. Certaines d'entre elles sont plus universelles dans le temps et dans l'espace que le droit législateur. Chaque acteur individuel ou collectif se contraint lui-même à respecter ces règles. Le fondement et la justification de ces règles peuvent être laïques ou religieux. Toutes les sociétés se sont dotées d'un arsenal de règles éthiques, qui sont en fait les principes organisateurs se référant souvent à un ordre supérieur.
Si l'homme agissait uniquement comme un automate en fonction de règles prédéterminées, il n'y aurait aucun problème d'éthique. Il réalise son destin humain individuel et collectif en mettant en jeu sa liberté et sa responsabilité. Et c'est dans ce contexte qu'intervient l'éthique, qui doit lui fournir les principes pour guider son action actuelle et future.
La question qui se pose aujourd'hui est de savoir sur quelles règles éthiques on peut s'appuyer pour évaluer les choix posés par le développement technologique. Kant, en 1788, exprimait le principe fondamental des règles morales dans la « Critique de la raison pratique » par la formule célèbre :
« Agis de telle sorte que fa maxime de ta volonté puisse être érigée en foi universelle »
L'homme doit s'affranchir de la dure loi de la nature. Toute l'évolution de l'humanité et de sa science, ainsi que l'approfondissement de ses convictions religieuses, consistent à l'éloigner de cette nature. Ne plus la subir mais la maîtriser, c'est cela la culture. L'avènement du monothéisme correspond à une vision de la divinité qui n'est plus seulement celle des forces naturelles. Pour les religions judéo-chrétiennes, voir dans la terre ou dans la nature le seul siège de la divinité représente un retour au paganisme.
Les idéologies, qui ont pris les lois de la nature, celles du triomphe du plus fort et du plus adapté, ont sombré dans la barbarie et sont responsables de la mort violente de millions de personnes au cours de ce siècle. Elles n'ont pas compris que la sélection naturelle a sélectionné la civilisation, qui s'oppose à la sélection naturelle. L'éthique ce n'est pas la nature.
De la même manière, les idéologies qui ont pris l'activité humaine comme finalité de l'évolution, ont aussi tué des millions de personnes dans les camps et détruit de manière irréversible de grands territoires naturels. L'éthique ce n'est pas uniquement la raison humaine.
L'éthique est-elle alors du ressort de la volonté divine ? La référence au divin et à la transcendance a de tout temps accompagné la justification de ses lois. Des conflits sont parfois nés entre les lois qui règlent la cité et celles qui sont considérées comme émanant de Dieu. Antigone, condamnée à mourir car elle avait enterré son frère Polynice contre la volonté du roi Créon, parle ainsi de ces lois divines :
« Elles ne datent ni d'aujourd'hui ni d'hier
Elles vivent depuis toujours, personne ne sait depuis quand.
Je ne voulais pas me rendre coupable aux yeux des dieux
En les transgressant par peur de l'autorité d'un homme »
Au cours de l'histoire, ces lois se réclamant de la divinité se sont également avérées dangereuses lorsqu'elles ont été appliquées avec fanatisme.
Ainsi l'éthique se situe au confluent de trois types de lois qu'elle doit prendre en compte et parfois en gérer les contradictions : les lois de la nature, celles des hommes et celles des dieux. Les premières imposent une certaine soumission aux règles de fonctionnement de l'écosystème constitué de la climatosphère et de la biosphère. Les deuxièmes sont celles qui régissent les systèmes technologiques et sociaux élaborés par l'homme pour assurer sa survie et son développement. Les troisièmes représentent pour certaines personnes une quête de sens dans la transcendance et dans le dépassement de l'immédiat. Ces trois types de lois doivent se moduler mutuellement, car chacun est individuellement incomplet.
Les textes religieux
Les valeurs éthiques (à peu près) consensuelles parmi la plupart des cultures mondiales sont le respect de la Vie et le respect de l'Homme. Ce sont des principes qui relèvent de la foi, ou de la croyance, par essence indémontrables si ce n'est à travers la démonstration de leur capacité à assurer la pérennité pendant de longs siècles des civilisations. Ils intègrent la préoccupation du local et du global, de l'immédiat et de l'intemporel, du matériel et de l'esprit. Il s'agit de principes affichés, même si dans les faits, les systèmes politiques et religieux les transgressent en tant que de besoin.
« Choisis la vie »
« Dieu créa l'homme à son image » (La Bible)
Respect de la vie veut dire protection de la vie pour aujourd'hui et demain dans toutes ses dimensions allant de ses formes microscopiques des patrimoines génétiques à ses formes macroscopiques de l'écosystème. Il s'agit de la vie des individus comme de celle des espèces.
Respect de l'homme veut dire la préservation des acquis culturels et spirituels personnels et collectifs. C'est l'émergence de règles et de structures sociales, économiques et politiques qui garantissent au maximum de personnes le bien-être et la dignité. C'est la garantie des droits des personnes et des groupes.
Les droits du milieu naturel et de l'homme vont ainsi de pair.
La technosphère a-t-elle des droits ? Est-elle un simple outil qui s'est hissé au rang de veau d'or à idolâtrer ?
La poésie du paysage
La culture nécessaire pour maintenir une planète bleue pourrait s'appuyer sur une idée forte et holistique, celle de paysage. On constate souvent que les blessures infligées à l'espace naturel et à l'espace de vie des hommes sont des infractions contre la beauté. On peut imaginer que là où les aménageurs, les industriels, les agriculteurs ou les particuliers ont le souci de la beauté du paysage et de l'intégration de leur activité dans celui-ci, les impacts sont moins négatifs. Il faut redécouvrir la poésie du paysage en éduquant nos regards. La poésie contribuera aussi à sauver le monde.
Conclusion
Les conclusions qu'on peut retenir de cet ensemble de réflexions sont les suivantes :
L'éthique
Son fondement est le respect de la vie et de l'humanité.
Sa mise en œuvre réside dans la complémentarité des droits de la nature, des droits des hommes, de la transcendance ainsi que de la beauté poétique.
Son cadre, c'est la réalité historique qui entraîne des logiques du moindre mal pour les prises de décisions. On ne peut risquer un bien que pour éviter un mal plus grand. L'avenir n'est jamais entièrement prévisible, mais il faut agir aujourd'hui sur la base de certitudes limitées. Le principe de précaution est à appliquer.
La technologie
La technologie a contribué de manière significative à promouvoir les valeurs de la vie et de l'humanité.
Aujourd'hui son évolution doit veiller à la préservation de l'environnement et des ressources énergétiques. Le XXIe siècle sera celui de la réparation des errements du siècle précédent.
La technosphère a besoin d'une nouvelle culture nécessaire à la maîtrise de toutes ses activités, culture basée sur l'excellence technique et sur le contrôle démocratique.
La responsabilité
Face à la complexité des enjeux, seule une éthique de la responsabilité peut convenir, comme le développe le philosophe allemand Hans Jonas dans son ouvrage sur une éthique pour la civilisation technologique « Le principe Responsabilité ».
La médiation
Le développement et la régulation des systèmes technologiques doit se placer dans un contexte de communication entre les acteurs concernés : les experts, les pouvoirs publics et le public dans son ensemble. La technologie doit accéder à une citoyenneté indissociable d'un devoir de justification et de légitimation de ses acteurs.