Si le parfum, à travers les siècles, a conservé un véritable pouvoir de fascination, c’est parce que, dès l’origine, il a été conçu comme un produit extrêmement précieux et empreint d’un caractère sacré. Il suffit pour s’en convaincre d’évoquer la tradition des trois rois mages apportant des présents à l’enfant Jésus. Sur le même plan que l’or, figurent deux résines odorantes essentielles dans la parfumerie de l’époque : l’encens et la myrrhe, que l’on brûlait sur les autels. Leurs puissants effluves s’élevant vers les cieux établissaient une médiation verticale entre les hommes et les dieux. Ces résines aromatiques ont été les parfums originels. Leur nom vient d’ailleurs du latin per fumum, « qui s’élève à travers la fumée ».
Aujourd’hui, avec plus de 1 400 lancements chaque année, le parfum ne peut certes prétendre à la rareté, ce qui a été le cas durant des siècles. Très onéreux, il a, durant très longtemps, été lié intimement au luxe et à une clientèle privilégiée. A priori, sa démocratisation et la pléthore actuelle de produits parfumés signalent davantage la banalisation que l’excellence.
L’étrange pouvoir de fascination que conserve toujours ce produit n’est sans doute pas étranger à l’association dans la période moderne du parfum à la haute couture. Mais, à vrai dire, ce statut d’objet précieux est plurimillénaire. C’est dans les récits légendaires qui entourent l’origine des matières premières utilisées et l’histoire de leur conquête que l’aura du parfum prend racine. La recherche des substances aromatiques est restée longtemps, en effet, plus proche de la quête mythique de la Toison d’Or que d’une entreprise à caractère commercial. Plusieurs événements en témoignent. L’expédition, envoyée au Pays de Pount ou « Terre du Dieu », vers 1500 avant Jésus-Christ, par la reine Hatshepsout, l’une des rares femmes à avoir exercé les pouvoirs d’un pharaon, est l’un des faits majeurs de son règne. Les cinq navires qu’elle envoie ont une mission précise : revenir chargés de l’encens et la myrrhe qui font défaut à l’Égypte. À en croire les bas-reliefs du temple de Deir-el-Bahari, ce fut un plein succès. On y voit la reine coiffée de deux plumes d’autruche plonger avec volupté ses bras dans d’immenses tas de résine odorante. Et le commentaire indique que « sa peau brille comme les étoiles ».
Vingt-cinq ans avant Jésus Christ, c’est l’empereur Auguste, avide des résines précieuses qui font la réputation de « l’Arabie heureuse », qui confie au préfet Aelius Gallus la mission de la conquérir. Une flotte de 210 navires traverse la mer Rouge, aborde la côte de la péninsule arabique et débarque plus de 10 000 hommes qui, sous un soleil de plomb, se mettent en marche vers le sud. Après un an de campagne et quelques victoires, l’armée romaine, décimée par la soif et la dysenterie, est contrainte à une piteuse retraite.
En 1519, sous le commandement du navigateur portugais Ferdinand de Magellan, cinq navires se lancent encore dans un aventureux périple. L’Asie, riche en épices, résines et bois odorants de toutes sortes, est leur but. Lorsque, après trois ans et quatorze jours, la flotte regagne l’Espagne, quatre navires ont disparu ainsi que Magellan, tué dans un combat avec une peuplade des Philippines. Mais une nouvelle route des épices a été ouverte. Anobli par Charles Quint, le lieutenant vainqueur de ce premier voyage de circumnavigation autour du globe, Sébastien del Cano, arborera sur son blason bâtons de cannelle, muscades et clous de girofle.
Ces grandes aventures, support de rêve et reflet de l’environnement social, scientifique, technique dans lequel elles se déroulent, ont laissé des traces dans l’inconscient collectif. Elles participent au caractère sacré, magique, onirique du parfum. Ainsi, loin d’être, comme le prétendait le grand naturaliste latin Pline l’Ancien, « le luxe le plus inutile de tous » (Pline l’Ancien, XIII, 17) peut-il apparaître à la fois comme un objet culturel et comme un langage révélateur des valeurs, des problèmes, des évolutions de la société qui le produit.
1. Au commencement était l’Egypte
L’Égypte antique fait une place considérable aux senteurs, aussi bien dans les cultes que dans la pratique essentielle de l’embaumement ou encore dans la vie quotidienne. Les Égyptiens sont considérés comme les maîtres incontestés de la parfumerie. Leur savoir-faire est l’expression d’une civilisation qui développe une véritable culture du parfum.
1. 1. Usages sacrés
Les onguents jouent un rôle capital dans les rites qui s’accomplissent quotidiennement dans les temples. Ils servent à revivifier les dieux après le cycle de la nuit. Pour ce faire, chaque matin, le pharaon, considéré comme le fils des dieux et l’intermédiaire entre eux et les hommes, pénètre dans la partie la plus secrète du temple, ouvre la porte du tabernacle et en retire la statue du dieu. Il frotte ses membres d’onguents odorants. Au même moment, dans tous les temples d’Égypte, les prêtres répètent les mêmes gestes en son nom.
Le pouvoir dont ces préparations sont créditées procède de la croyance en l’origine divine des parfums. Pour les Égyptiens de l’époque pharaonique, les parfums sont la « sueur », la « transpiration » de leurs dieux. Ainsi la statue est-elle enduite avec « la propre odeur du dieu, la sueur qui est sortie de sa chair » (Erman, 1922, p. 122-123).
Et c’est, par exemple, l’onguent Hekenou, un mélange très complexe de sucs, d’aromates pilés et mouillés de vin, chauffés ensuite à plusieurs reprises avec de l’encens et du styrax, qui servira à cet usage. Le pharaon et les prêtres procèdent aussi à des fumigations parfumées pour honorer les divinités. Ils utilisent à cette fin des cassolettes ou un encensoir particulier : « le bras à encens » ou « bras d’Horus ».
Le parfum sert aussi à diviniser les morts, normalement voués à la putréfaction, pour leur permettre d’avoir accès à la vie éternelle. Dans le procédé le plus coûteux, les embaumeurs, entre autres opérations, remplissent la cavité abdominale de myrrhe et de cannelle, et la recousent. Le corps reste ensuite soixante-dix jours dans le sel avant d’être lavé et enveloppé de bandelettes de lin parfumées.
Pendant que les officiants font des onctions d’huiles et d’onguents parfumés, les prêtres s’adressent au défunt en lui disant : « Que la sueur des dieux pénètre jusqu’à toi… Reçois le parfum de fête qui embellira ton corps et te protégera ! Que le parfum étant venu jusqu’à toi, tu sois heureux éternellement » (Goyon, p. 47 et sv). Un dernier rituel, celui de « l’ouverture de la bouche », va redonner au corps momifié le « souffle de vie » : « Je complète ton visage avec le parfum provenant de l’Œil d’Horus... Il rattache tes os, il rassemble tes membres, il réunit tes chairs et dissipe tes maux ! Quand il t’enveloppe, son agréable odeur est sur toi... Tu enchantes par ton odeur le cœur des dieux ». Le défunt, déifié par les substances aromatiques, devenu un « Parfumé » c’est-à-dire un dieu, peut désormais reposer en paix dans son sarcophage.
1. 2. Usages profanes
Flacons, pots à onguents, étuis à kohol, miroirs, etc., trouvés dans les tombeaux, témoignent de l’importance que l’Égypte des pharaons accordait à la toilette et à la parure. La propreté est pour les Égyptiens le symbole de la pureté morale, et ils font un grand usage de parfums et de cosmétiques. Le papyrus Edwin Smith, datant du début de la XVIIIe dynastie, vers 1500 av. J.-C., offre une composition « pour transformer un vieillard en jeune homme ».
Pour séduire Jules César, Cléopâtre, dernière reine d’Égypte, disposait entre autres du parfum de Mendès (huile de ben, cannelle, myrrhe, résine), du Métopion (huile d’amande amère, verjus de raisin, jonc odorant, galbanum, graines de baumier) de l’Aegyptium, réputé pour sa puissance et sa ténacité.
Ces compositions raffinées sont réservées à l’élite. Les riches Égyptiennes n’hésitent pas à imprégner d’huiles aromatiques leur tunique au cours des fêtes et des banquets ; les perruques de cérémonie sont surmontées d’un petit cône de graisse parfumée qui fond doucement en entourant la tête de chaque convive d’un halo de senteurs.
Les sages recommandent d’ailleurs aux maris d’offrir des parfums à leur femme, car ce sont, disent-ils, les meilleurs soins pour leur corps. Quant au peuple, il doit se contenter d’huile de ricin mélangée à de la menthe ou à de l’origan.
Qualifié de « parfum deux fois bon », le fameux kyphi estemployé à des usages multiples aussi bien sacrés que profanes. Il contient au moins dix ingrédients : baies de genièvre, raisins secs, souchet, résine de térébinthe, roseau odorant, jonc odorant, fleurs de genêt, vin, miel, myrrhe. S’y ajoutent parfois la menthe, le henné, les grains de cardamome, le safran ou la cannelle. Sous forme solide, il est brûlé pour honorer les dieux mais,versé dans une boisson, il sert aussi à soigner les maladies pulmonaires et hépatiques. On en fait encore des pastilles pour rafraîchir l’haleine.
Les vertus décontractantes et euphorisantes de son odeur délicieuse qui « dénoue sans le secours de l’ivresse la pénible tension des soucis de la journée » (Plutarque,80)sont vantées par le grec Plutarque. C’est le premier parfum aromachologique, censé avoir des effets sur l’humeur et le comportement.Ces multiples usages du kyphi sont révélateurs de la façon dont la société égyptienne est véritablement traversée par le parfum. Réputée dans tout le bassin méditerranéen, elle a profondément marqué de son empreinte la parfumerie grecque et romaine.
2. La parfumerie grecque
Dès le XIIIe siècle av. J.-C., à Chypre, « la terre qui sent bon », à Mycènes, dans le Péloponnèse et en Crête, la civilisation créto-mycénienne élabore toute une gamme de produits odorants, à partir de plantes locales : souchet, thym, pavot, fenouil, rose ou iris, mais aussi grâce aux résines et aromates apportés par les navigateurs phéniciens. À une époque où les parfums et l’aromathérapie sont un élément essentiel de la cure, les grandes écoles médicales grecques revendiquent leurs relations avec les médecins égyptiens. Hippocrate lui-même s’est imprégné de leur savoir pendant plusieurs années à Memphis.
Avec le développement des comptoirs commerciaux du Proche-Orient, les Grecs disposent, dès le VIIe siècle av. J.-C., du baume de Judée, du cinnamone, du ben, du safran, du styrax, de l’encens et de la myrrhe. Leurs huiles parfumées sont exportées et mises en valeur par un flaconnage de luxe en céramique décorée d’animaux, de chimères, de fleurs et de palmettes.
Plus tard, la Grèce accédera aux senteurs de l’Inde et de l’Extrême-Orient, santal, muscade, costus, benjoin, ainsi qu’au fameux nard indien, grâce aux conquêtes d’Alexandre-le-Grand qui entraîneront une véritable « révolution parfumée » (Faure, p. 45).
La fascination du conquérant pour les parfums apparaît dans une anecdote rapportée par Plutarque. En 332 av. J.-C., alors qu’il se dirige vers l’Égypte qu’il va libérer du joug des Perses, il s’empare de Gaza. C’est dans les entrepôts de cette ville qu’aboutissent la plupart des produits aromatiques venus de l’Arabie. Un énorme butin va alors lui permettre une plaisanterie aussi coûteuse qu’odorante.
Dans sa jeunesse, son vieux précepteur, Léonidas, lui avait reproché de gaspiller trop d’encens sur les autels en lui disant : « attends pour cela d’avoir conquis le pays des aromates ». Alexandre lui expédie un bateau chargé de 500 talents d’encens (13 000 kg) et de 200 talents de myrrhe, avec un petit mot ironique : « désormais, sois moins chiche avec les dieux ! » Sa mort prématurée en 323 avant Jésus-Christ l’empêchera de réaliser le projet de s’emparer de l’Arabie elle-même en mobilisant une flotte de mille navires.…
Compositions au safran de Rhodes, à l’iris de Corinthe, à la marjolaine et au coing de Cos, aux fleurs de vigne de Chypre... parfument les corps.
Sappho, la grande poétesse de Lesbos, évoque les accessoires et les préparations parfumés pour célébrer la beauté de son amie :
« Les couronnes, souvent, de violettes et de roses…
dont tu ornais ton front… et les guirlandes odorantes,
que tu jetais autour de ta gorge fragile… toute l’huile parfumée,
l’onguent précieux dont tu frottais ton corps, comme une reine. »
(Sapho, 1955).
La civilisation grecque brûle aussi l’encens sur ses autels, enveloppe les morts d’un linceul parfumé, soigne par les fumigations et les plantes aromatiques, et créé le mythe de Myrrha, la fille incestueuse transformée par les dieux en arbre à myrrhe.
Quand la Grèce sera annexée aux provinces romaines, en 146 av. J.-C., les parfumeurs grecs viendront s’installer dans la grande métropole du monde méditerranéen.
3. La splendeur romaine
Tout se parfume à Rome lorsque la ville aux sept collines devient la luxueuse capitale d’un Empire à demi oriental : hommes, femmes, nourriture, vêtements, chaussures, chevaux, chiens, soldats… sont parfumés. La frénésie de senteurs qui saisit la cité impériale – à l’image de sa soif d’expansion – trouve son modèle dans les fêtes somptueuses données par Néron dans sa « Maison dorée ». Les plafonds des salles de banquets de ce magnifique palais sont munis de lamelles d’ivoire mobiles, percées de trous, pour répandre sur les convives pétales de fleurs et essences rares, tandis que sont lâchées des colombes aux plumes imprégnées de senteurs qui parfument l’atmosphère à grands coups d’ailes.
L’introduction de cultes étrangers comme celui d’Isis, venu d’Egypte, d’Atagartis ou de Mithra, importés de Syrie et de Perse, conduit à un accroissement des utilisations cultuelles des parfums. Pour honorer la mémoire de son épouse Poppée, qu’il vient de tuer d’un coup de pied dans le ventre alors qu’elle était enceinte, Néron fait brûler autour de son corps embaumé une énorme quantité d’encens dépassant toute la production annuelle de l’Arabie.
À proximité de la Via Sacra, une des principales artères de Rome, s’étend le quartier des parfumeurs. Qualifiés d’unguentarii (spécialisés dans le travail de l’encens), ils sont regroupés en associations et très actifs. La clientèle se presse dans leurs boutiques où circulent les nouvelles, (d’où l’expression « être au parfum »). Isolés par un rideau, leurs aides y concoctent et parfois trafiquent, onguents et huiles odorantes, à l’abri des regards indiscrets. Déjà, il faut surprendre, étonner, séduire le client en réalisant des compositions renouvelées ou inédites.
La parfumerie est une activité prospère qui suscite bien des jalousies. Cosmus, célèbre pour son eau de roses au safran, Niceros pour ses parfums aphrodisiaques dont le poète Martial disait qu’ils « rendaient le lit heureux » amassent des fortunes. Certains parfumeurs s’enrichissent au point de se faire bâtir comme les patriciens un monument funéraire avec jardin !
3. 1. Une débauche de senteurs
Obtenus sans alcool ni distillation, les parfums antiques ont une base huileuse. Ils sont épais, puissants et caractérisés par des produits aromatiques très différents de ceux utilisés dans les parfums actuels qui font appel aussi aux produits de synthèse. Leurs ingrédients, (difficiles parfois à identifier aujourd’hui), sont pilés, broyés, mélangés et cuits longuement ensemble.
Leur consistance épaisse n’apparaît pas comme un défaut. Elle plaît aux Romains qui recherchent des parfums consistants dont ils aiment s’enduire. Dans les thermes, des masseurs spécialisés, les unctores, se tiennent à la disposition des baigneurs qui souhaitent être enveloppés de fragrances. Des flacons de verre translucide et coloré, de formes très diverses, servent, à l’époque impériale, à les contenir.
À Rome, au Ier siècle ap. J.-C., les boutiques proposent quantité de parfums venus d’Égypte, de Grèce, d’Asie Mineure, d’Arabie ou confectionnés sur place : leur prix est fonction du travail de préparation et du coût plus ou moins élevé de leurs composants, et ils sont soumis aux aléas de la mode. Ainsi, le parfum à la rose de Phasilis est-il supplanté par ceux de Naples, Capoue et Préneste. Le Telinum à base de fenugrec, une légumineuse très odorante, allié au souchet, à l’acore, au mélilot et à la marjolaine, est détrôné par le Mégalium (huile de ben, acore, jonc odorant, cannelle, résine et xylobalsamum). Le parfum au Cinnamome et le parfum Royal sont les plus précieux. Le premier, le plus épais de tous, ne contient que des produits exotiques et atteint des prix prodigieux. Outre le cinnamome, il intègre de l’huile de ben, du xylobalsamum, de l’acore, du jonc odorant, des graines de baumier, de la myrrhe et du miel parfumé. Le second, qui aurait été créé à l’origine pour le roi des Parthes, est « le comble du raffinement et possède la plus grande réputation de tous » (Pline l’Ancien, XIII, 17). Il ne comporte pas moins de 3 excipients et 24 aromates.
Les Romaines constituent le fonds de clientèle essentiel des parfumeurs et sont couramment accusées de mettre en péril la fortune de leurs maris par leurs dépenses de produits parfumés. Poppée, maîtresse puis femme de Néron, se baigne dans du lait d’ânesse aromatisé de mélisse et de lavande. Les élégantes les plus fortunées l’imitent et, dans les classes aisées, l’eau des baignoires embaume l’huile de violette, de marjolaine ou de rose. Le poète Martial se plaint des demandes ruineuses de Foliatum, « le parfum des femmes riches » dont l’accable sa maîtresse.
3. 2. Relents de décadence
Nombreux sont les philosophes, orateurs, hommes politiques, moralistes, écrivains et poètes qui stigmatisent les débordements parfumés de la société romaine.
Caligula fait arroser de senteurs les murs et les sièges de sa salle de bains. Néron dépense des sommes folles en parfum. Héliogabale, prêtre du soleil, proclamé empereur par l’armée de Syrie au début du IIIe siècle, est décrit toujours assis parmi les fleurs et les parfums de prix. Il se baigne avec une bande de prostituées qu’il aime parfumer lui-même et chauffe ses appartements avec des aromates de l’Inde.
Le grand naturaliste Pline s’efforce de calculer ce que coûtent à l’Empire les importations de matières aromatiques et de produits odorants : « Selon l’évaluation la plus basse, c’est cent millions de sesterces par an, que l’Inde, les Sères (les Chinois) et la Péninsule arabique soustraient à notre Empire. Voilà ce que nous coûtent le luxe et nos femmes ! » (Pline, XII, 84).
Le chiffre avancé est effectivement considérable puisqu’il équivaut à huit tonnes de pièces d’or ou quatre-vingt-cinq tonnes de pièces d’argent.…
La menace ne touche pas seulement l’économie romaine, pire encore, elle concerne la dégradation des vertus d’austérité, de frugalité, d’énergie sur lesquelles la Rome des origines a bâti sa puissance. Le vrai danger, c’est la dévirilisation de l’Empire, puisque les légionnaires qui sont le glaive de Rome, l’instrument de sa force conquérante et de sa sécurité, portent maintenant des parfums sous leur casque ! Le désastre est annoncé : pillée, en 410, par les Goths, Rome sombre définitivement, en 476. Victime de cette tourmente, l’art du parfum s’efface en Occident et se réfugie dans l’Empire byzantin, où se perpétuent les formes les plus raffinées des modes de vie gréco-latins.
4. Le parfum au Moyen Âge
Au Moyen Âge, le parfum a essentiellement une fonction médicale. Les moines et les princes cultivent dans les jardins des cloîtres et des châteaux des plantes médicinales appelées « simples » (comme la sauge, du latin salvare, sauver) et ainsi nommées par opposition aux remèdes complexes, telle la thériaque.
Elles servent à la préparation de compositions odorantes pour se prémunir du « mauvais air » et soigner quantité de maux. Sainte Hildegarde en décrit plus de trois cents : millepertuis, guimauve, rue, consoude, armoise, mélisse, bourrache, sarriette, pouliot…
Parfumerie et pharmacie sont extrêmement liées à ces époques et vont recevoir des apports orientaux qui passent par l’Espagne, où, depuis le VIIIe siècle, s’épanouit une culture arabo-musulmane florissante, et par l’Italie, où Gènes et surtout Venise assurent des relations commerciales intenses avec l’empire byzantin et les pays du Levant. S’y ajoutent les contacts résultant des croisades, qui s’enchaînent du XIe au XIIIe siècle.
Les parfums d’agrément conservent néanmoins un fort caractère thérapeutique. En fait, les deux fonctions coexistent et sont indissociables.
4. 1. Pommes de senteurs
Cette double fonction est évidente dans l’utilisation des pommes de senteurs, utilisées par l’aristocratie et la bourgeoisie fortunée. D’origine orientale, ce sont des sphères d’or ou d’argent, contenant des préparations aromatiques renforcées par des substances animales, réputées avoir de grandes vertus thérapeutiques et qui vont jouer un rôle éminent dans la pharmacie/parfumerie : le musc, l’ambre, la civette et le castoréum. Elles apparaissent pour la première fois en Europe en 1174, quand Baudoin IV, roi de Jérusalem, en offre à l’empereur Frédéric Barberousse.
Emporter partout avec soi sa pomme de senteurs permet à la fois de marquer son statut social et de faire écran aux effluves nauséabonds, vecteurs d’épidémies. À la fois objets d’élégance et de prophylaxie, elles se portent à la main, à la ceinture, au cou, en bague...
Autre parfait exemple de l’ambivalence du parfum et produit phare de l’époque médiévale : l’eau de la reine de Hongrie.
4. 2. Une révolution : l’eau de la reine de Hongrie
Elle marque une étape fondamentale dans l’évolution des techniques de la parfumerie. Alors que l’Antiquité ne connaissait essentiellement que des parfums ayant une base huileuse, la distillation va permettre la fabrication de produits parfumés frais et légers.
Apparue en 1370, cette eau de senteur est liée aux progrès de la distillation que les Arabes maîtrisaient depuis longtemps déjà et qui pénètre en Occident par l’Espagne et l’Italie. Les expériences menées en particulier à Salerne et à Montpellier permettent de franchir une étape supplémentaire. On passe de la distillation à l’eau à la distillation alcoolique. L’eau de la reine de Hongrie est la première formule de parfum alcoolique connue en Europe.
Eau de beauté et de jouvence, eau thérapeutique, elle est composée de fleurs de romarin et d’esprit de vin (alcool éthylique). Selon la légende, elle aurait même permis à la souveraine hongroise, alors âgée de 72 ans, de guérir de toutes ses infirmités, de retrouver force et beauté et d’être demandée en mariage par le roi de Pologne.
Les vertus médicales de ce produit à usage à la fois externe et interne sont impressionnantes. C’est une véritable panacée qui passe pour venir à bout de toutes les maladies.
Le prestige de cette eau durera plusieurs siècles. Madame de Sévigné en fait une grande consommation. Quant à Madame de Maintenon, elle est si persuadée de ses bienfaits, qu’elle demande à ses petites pensionnaires de Saint-Cyr d’y recourir régulièrement.
4. 3. La peur de l’eau
L’arrivée de la grande peste noire, qui frappe la France en 1348 et détruit le quart de la population européenne, va renforcer la fonction thérapeutique du parfum. C’est qu’on ne connaît pas d’autre moyen que l’aromathérapie pour combattre les épidémies, et particulièrement la peste, qui sème la terreur.
Parmi les nombreuses compositions « antipestilentielles », le fameux vinaigre des quatre voleurs remporte un grand succès.
Grâce à une promesse non tenue, nous savons qu’il était composé de romarin, de rue, d’absinthe, de menthe et de camphre. Ce viatique aurait permis aux malfaiteurs qui s’en étaient enduits de piller impunément les demeures des pestiférés. Arrêtés, ils auraient livré la formule pour obtenir la clémence des juges et sauver leur vie. Mais, en définitive, les voleurs obtinrent seulement d’être pendus au lieu d’être brûlés vifs.
La peste noire aura également des répercussions sur une pratique d’hygiène bien installée, celle des étuves publiques. Dans toutes les grandes villes, ces établissements proposent des bains chauds à un prix modique.
Les plus luxueuses étuves offrent aux clients des cuves garnies intérieurement de tissu et surmontées d’une sorte de dais qui concentre les vapeurs de l’eau chaude aromatisée. Après le bain, il est possible de recourir à des frictions de pâtes ou d’huiles parfumées. Le service offert ne se borne pas aux prestations purement hygiéniques et inclut des lits à baldaquin dont les courtines préservent l’intimité des baigneurs.
Or, à partir de 1348, le Collège de la Faculté de Médecine de Paris commence à déconseiller les bains et surtout les bains chauds : ils ouvrent les pores de la peau à l’air pestilent qui s’infiltre dans le corps et corrompt les organes.
Les avertissements réitérés des médecins, joints aux pressions ecclésiastiques qui stigmatisent la dépravation morale régnant dans ces lieux, aboutiront, à l’époque de la Renaissance, à la fermeture des étuves et à la disparition de l’eau dans la toilette. Et ce sont les parfums et les vinaigres aromatiques qui la remplaceront chez les gens aisés.
5. La parfumerie à la Renaissance
5. 1. Progrès de la distillation et diversification des matières odorantes
De grands progrès dans les techniques de la distillation apparaissent à cette époque. Le système du serpentin, qui permet d’améliorer le refroidissement et la condensation des vapeurs, se généralise, et les alambics de verre (ce matériau permet une grande souplesse de formes et a l’avantage d’être neutre) remplacent peu à peu ceux de cuivre.
À ces avancées techniques s’ajoute un accroissement considérable des matières premières utilisées en parfumerie.
Les expéditions de Christophe Colomb, Vasco de Gama, Magellan ouvrent de nouveaux circuits et de nouvelles découvertes aromatiques : vanille et copal du Mexique, fève tonka de Guyane et du Brésil, baume de tolu, baume du Pérou, benjoin de Sumatra.
L’Eau d’ange, l’Eau de Cordoue, l’Eau fine et odoriférante,qui contiennent du benjoin, participent de ce renouveau des productions parfumées. C’est également à cette époque qu’apparaît un accessoire appelé à un grand avenir : le gant parfumé.
5. 2. Le gant parfumé
Catherine de Médicis en lance la mode, lorsqu’elle vient épouser le futur Henri II en 1533. Du XVIe au XVIIIe siècle, sa vogue sera extraordinaire.
Sa fabrication requiert une série d’opérations complexes : il faut d’abord « purger » les peaux dans des bains parfumés pour leur ôter toute mauvaise odeur. Une fois taillés et cousus, les gants sont colorés avec des pigments et parfumés pendant plusieurs semaines. Cette dernière étape se fait en les mettant dans des caisses où ils alternent avec des couches de jonquilles, de roses, de violettes, de tubéreuses, d’œillets, de muguets, renouvelées toutes les douze heures…
Tout en étant un accessoire de mode, les gants parfumés sont considérés comme un nouvel instrument de protection contre les épidémies. Ils figureront aux XVIIe et XVIIIe siècles sur les gravures représentant les costumes des médecins en temps de peste, mais pour ces praticiens particulièrement exposés, un masque muni d’un long bec d’oiseau rempli d’ingrédients aromatiques est aussi fort recommandé.
6. Le développement de la parfumerie française au XVIIe et au XVIIIe siècle
Une célèbre gravure qui se trouve au musée Carnavalet représentant un habit de parfumeur illustre l’extraordinaire variété des produits parfumés proposés à ces époques. Un échantillonnage complet d’essences, de poudres, de pommades, d’eaux de senteur et de pastilles odorantes recouvre le vêtement. La coiffure du personnage est figurée par un brûle-parfum fumant posé sur sa perruque.
Même si la traditionnelle ambivalence parfumerie d’agrément et parfumerie thérapeutique est toujours d’actualité, une évolution apparaît cependant : l’apparition d’une profession autonome et structurée de parfumeur, qui sera la base de l’affirmation de la suprématie de la parfumerie française en Europe.
6. 1. Les gantiers parfumeurs
Louis XIV, qui aimait beaucoup les parfums et que l’un de ses parfumeurs surnommait le « plus doux fleurant », désirait développer la parfumerie française. Apothicaires, merciers, chandeliers, gantiers se disputaient cette activité. En octroyant aux seuls gantiers l’autorisation de se nommer parfumeur, Louis XIII avait commencé à y mettre un peu d’ordre, mais Louis XIV ira plus loin en leur donnant des statuts prévoyant dans les moindres détails les conditions d’accès à la profession, le contrôle de son fonctionnement, ce qui favorisera grandement l’essor de leur commerce.
Pour contrecarrer la puissance commerciale des Anglais et des Hollandais, qui ont le monopole des épices, des produits aromatiques, du musc, de l’ambre, de la civette, venant de pays lointains, Colbert crée en outre, en 1664, la Compagnie française des Indes Orientales pour permettre aux parfumeurs français de se fournir directement.
6. 2. L’essor de la parfumerie grassoise
Le développement de la parfumerie grassoise va apporter aux professionnels parisiens, qui font venir leurs ingrédients de cette région, une suprématie dans la création et la diffusion des produits parfumés.
Dès le XVIIe siècle, les plantations d’orangers, mimosa, muguet, bergamote, lavande, cassier, violette, géranium, iris, narcisse, jonquille, jacinthe, genêt, sauge sclarée, qui bénéficient d’un microclimat très propice, favorisent l’essor de la parfumerie méridionale. Deux nouvelles cultures vont jouer avec la rose et l’œillet un rôle important dans la fortune de Grasse : la tubéreuse, acclimatée à partir d’échantillons venus de Perse, et le jasmin d’Asie.
De grandes dynasties de parfumeurs prennent naissance en Provence comme les Chiris, les Cresp, les Fragonard, les Cavalier, qui illustreront la parfumerie grassoise, ou les Matte-la-Faveur et les Fargeon, qui viennent de Montpellier, où s’enracine une tradition scientifique et technique vigoureuse. Les plus en vue fréquentent la Cour et amassent des fortunes importantes.
6. 3. La « Cour parfumée »
Sa passion des senteurs, Louis XIV l’a héritée de sa mère. Le Cardinal Mazarin disait en effet d’Anne d’Autriche qu’on pourrait la mener en enfer avec du beau linge et des parfums. Avant de leur devenir allergique pour en avoir trop abusé, son fils se plaisait à regarder son parfumeur Martial préparer ses compositions odorantes. Sous Louis XV, la cour de Versailles sera même surnommée en Europe la « Cour parfumée ».
À Versailles, le parfum est tellement présent que l’on peut parler sans exagération d’imprégnation. Elle commence par le corps pour s’étendre au linge, aux vêtements, aux accessoires, au tabac, à la nourriture, aux boissons, à l’ameublement même.
À une époque où la propreté se conçoit en termes de « purification » et de « protection » contre les mauvaises odeurs, les médecins pensent que les parfums peuvent à la fois débarrasser le corps de ses déchets et établir entre la peau et l’air pestilent une barrière protectrice. Ils ont, dans l’hygiène interne, un rôle comparable à celui de la purgation. En empêchant la pléthore, ils concourent à la propreté des organes et du sang. Mais ils doivent aussi laver la peau sans la fragiliser et la protéger de l’air extérieur.
Le continuum entre la médecine et la parfumerie se révèle toujours de façon éclatante.
Louis XIV lui-même s’enfermait parfois dans son apothicairerie pour préparer ensecret des eaux et des baumes aromatiques thérapeutiques. Monsieur de Lamarre, commissaire au Châtelet, révèle d’ailleurs que les royales expériences sentaient particulièrement mauvais ! Heureusement, le souverain avait à sa disposition de nombreuses eaux délicieuses confectionnées par ses parfumeurs.
Changer de parfum chaque jour va même devenir une pratique courante des courtisans soucieux de tenir et d’afficher leur rang mais aussi, bien sûr, de se prémunir d’un environnement olfactif épouvantable évoqué par les contemporains.
Ils n’ont que l’embarras du choix entre les eaux de fleur d’oranger, de rose, de jasmin, de girofle, de cannelle, de myrrhe, de Cordoue, de Néroli, de Cythère ou Impériale… Ils entretiennent leur chevelure avec des huiles et des pâtes au santal, à la lavande, la poudrent de jonquille, de jacinthe... Des sachets d’arômes se dissimulent dans les revers et dans les plis des vêtements, les chapeaux se doublent de pétales de roses, tous les accessoires, gants, mouchoirs, éventails et perruques sont abondamment parfumés.
Très symboliques de cette obsession aromatique, les « toilettes », c’est-à-dire les pièces de tissus servant à ranger ou à disposer sur une table les multiples produits et instruments indispensables à la femme ou à l’homme élégants font elles-mêmes l’objet d’un parfumage très soigné.
La Révolution marquera une pause dans le développement de la parfumerie française et des grandes maisons nées dans les années 1770, comme Houbigant, Lubin, Piver. Mais l’arrivée des produits de synthèse la fera repartir de plus belle au XIXe siècle.
7. La révolution de la chimie et l’apparition de la parfumerie industrielle
Chimie, démocratisation, industrialisation, revendication artistique
En substituant aux matières odorantes végétales et animales des ingrédients chimiques, ou en les leur associant, le parfum se libère de ses origines naturelles. C’est ainsi que la coumarine, obtenue par voie synthétique, en 1868, par le chimiste William Henry Perkin peut avantageusement remplacer la fève Tonka. Paul Parquet, en 1882, y fera appel pour la première fois pour élaborer la Fougère Royale. En 1874, Tiemann et Reimer fabriquent industriellement le principe olfactif de la gousse de vanille, la vanilline. Une quinzaine d’années plus tard, Aimé Guerlain s’en servira pour créer le toujours célèbre Jicky. Le musc Tonkin et l’ambre gris trouvent aussi des substituts chimiques beaucoup moins onéreux que la sécrétion du chevrotin porte-musc et celle du cachalot.
La chimie permet aux parfumeurs de disposer à moindre coût, mais surtout à tout moment et dans les quantités souhaitées, des produits odorants que la nature ne pouvait leur fournir qu’à des époques bien déterminées et en quantité limitée. L’abaissement des prix et l’élargissement de la clientèle entraînent une démocratisation de la parfumerie. L’usage des eaux de Cologne, des vinaigres aromatiques, des eaux de toilette, des extraits pour mouchoir se généralise, et les classes modestes accèdent au savon parfumé.
Le chimiste Georges de Laire a été l’un des principaux créateurs de l’industrie des parfums synthétiques en France et il fonde, en 1878, sa première fabrique. Léon et Xavier Givaudan ouvrent encore à Zurich, en 1895, un premier laboratoire et engageront dix ans plus tard Marius Reboul, un talentueux chimiste qui participera grandement au succès de leur entreprise. Le Grassois Louis Roure, principal fournisseur de produits naturels pour la parfumerie, a également joué un grand rôle. Il crée, en 1902, à Argenteuil, une usine de molécules odorantes de synthèse.
L’élargissement de la palette du parfumeur, grâce à la découverte de nouvelles molécules synthétiques, impose dès la fin du XIXe siècle, la vision d’un parfumeur artiste. Il est souvent comparé au compositeur de musique.
Parallèlement à l’alliance de la chimie et de la parfumerie, qui permettra aux maisons Guerlain, Caron, Coty de s’imposer à l’international, s’en dessinera une autre, celle de la Haute Couture et du parfum. Née avec le couturier Paul Poiret, au début du XXe siècle, confirmée avec succès par Gabrielle Chanel, Jeanne Lanvin, Jean Patou, cette conjonction ira croissant. Aujourd’hui, plus de 90 % des maisons de parfums sont aussi des maisons de couture.
C’est dans ce contexte qu’au XXe siècle, de grandes maisons vont porter, en mariant avec bonheur le naturel et la synthèse, l’art de la parfumerie française à son apogée. C’est le cas des Guerlain, Coty, Caron, Chanel, Lanvin, Patou, Dior…
Mais, parallèlement à l’alliance de la chimie et de la parfumerie, s’en dessine une autre, celle de la Haute Couture et du parfum.
8. La haute couture et le parfum
Les maîtres gantiers-parfumeurs de l’Ancien Régime peuvent être considérés comme les ancêtres de la conjonction entre la mode et la parfumerie.
Mais la nouvelle alliance qui s’établit au XXe siècle s’inscrit dans une logique différente. Alors qu’avec les maîtres-gantiers la production de parfums était étroitement liée à la confection même de leurs produits, le parfum devient, avec les couturiers modernes, un complément de leurs collections.
L’incorporation des senteurs aux articles de mode n’est plus matérielle mais intellectuelle. Le parfum apparaît comme un élément de l’identité de la maison de couture, de la marque dont il exprime et symbolise l’esprit, le style.
La première tentative pour renouer avec le parfum est à mettre au compte du célèbre couturier Paul Poiret. Au début du XXe siècle, cet innovateur hardi, qui a libéré la femme du traditionnel corset, a l’idée de lui proposer des parfums en complément de ses collections. Au cours de la Première Guerre mondiale, il lance même des produits inspirés par les circonstances : Parfum de ma Marraine, Mademoiselle Victoire ou encore Sang de France, présenté dans un cœur de verre rouge. Mais ses Parfums de Rosine, sans doute formulés de façon un peu approximative, ne sont pas très bien accueillis, et la tentative va tourner court.
C’est à Gabrielle Chanel que revient le mérite d’avoir réellement ouvert cette voie avec le succès que l’on sait, puisqu’actuellement 98 % des parfumeurs sont des couturiers.
8. 1. Chanel
Née à Saumur le 19 août 1883, elle avait perdu sa mère à l’âge de douze ans et avait passé plusieurs années en orphelinat. Sa sensibilité restera marquée par ce lieu clos : les robes noires des pensionnaires, les longs couloirs aux murs beiges contrastant avec les lourdes parures scintillantes des ornements d’église lui inspireront la robe noire, les ensembles beiges et les faux bijoux.
En 1910, un riche homme d’affaires anglais qui lui prête de l’argent lui permet d’ouvrir un magasin de chapeaux à Paris, puis une boutique de mode à Deauville, où elle fera un triomphe avec une matière alliant modernité et confort : le jersey.
Sa rencontre avec le parfumeur Ernest Beaux, né en 1881 à Moscou de père français, se fait par l’intermédiaire du cousin germain du tsar Nicolas II. Elle va déboucher sur une des créations les plus marquantes du siècle : le N° 5. Il est lancé en 1921 lors de l’ouverture de la maison de couture du 31 rue Cambon.
Ernest Beaux est un fervent partisan de la synthèse qui ouvre l’éventail des parfumeurs, limité à un nombre assez restreint de produits : « Jusqu’à la création industrielle de la Vanilline, de l’Héliotropine, de la Coumarine, du Musc Baur… les formules étaient très simples et paraîtraient à un parfumeur d’aujourd’hui naïves et surtout peu variées. L’on y voyait revenir : Rose, Géranium, Bois de Rose, Patchouli, Girofle, Bergamote, Citron, Néroli, Petitgrain, Lavande, les infusions classiques, les résines de Galbanum, Styrax, Tolu, Pérou, Benjoin, Myrrhe, Opoponax, Encens » (Beaux, cité par Mongin, 1995).
Pour Chanel, il a l’audace d’employer pour la première fois en quantité importante des aldéhydes aliphatiques à l’odeur intense qui confèrent au N° 5 un caractère absolument inédit. Connus pourtant depuis longtemps mais sous-employés, c’est dans ce parfum qu’ils trouvent pour la première fois leur pleine utilisation.
Coco confiera un jour à l’écrivain Paul Morand s’être lancée dans la couture non pas pour créer ce qui lui plaisait « mais bien pour démoder ce qui lui déplaisait » (Morand, 1976). Elle décidera d’alléger son premier parfum du poids du passé de la même façon qu’elle avait débarrassé les femmes des vieilles contraintes vestimentaires.
La sobriété du flacon, la netteté graphique de l’étiquette, le choix d’un simple nombre pour désigner cette senteur indéfinissable, répondent au style dépouillé de sa couture.
8. 2. Lanvin
Grande rivale de Chanel, Jeanne Lanvin est, elle aussi, novatrice dans la technique de la coupe et le choix des accessoires.
C’est également par les chapeaux qu’elle aborde le milieu de la mode. Après l’ouverture, en 1900, de sa maison de couture qui connaît rapidement le succès, elle engage, en 1920, Madame Zed, une parfumeuse russe chassée par la révolution d’Octobre. Plus tard, Paul Vacher et son assistant André Fraysse, un chimiste-parfumeur qui n’a que vingt-cinq ans, deviendront les « nez » de la maison.
Pour les trente ans de sa fille unique Marie-Blanche, Jeanne décide de lui offrir, en 1927, un cadeau exceptionnel. Somptueux message d’amour maternel à sa destinataire qui est musicienne, Arpège, fait appel à une soixantaine de notes florales, provenant des plus coûteux ingrédients, et à un accord final d’ambre, d’iris et de vanille.
Le flacon est une boule de verre noir coiffée d’un bouchon sphérique émaillé d’or. Il a été imaginé par Armand Ratteau, un dessinateur qui avait décoré l’appartement de Jeanne, rue Barbet de Jouy, et le stand Lanvin à l’exposition des Arts décoratifs de 1925. Paul Iribe a gravé à l’or fin un dessin représentant Jeanne Lanvin, en robe de bal, penchée sur son enfant, qui deviendra l’emblème de la Maison.
Les prestigieux exemples de Coco Chanel et Jeanne Lanvin seront suivis par une cohorte de couturiers : Christian Dior, Prada, Armani, Jean-Paul Gaultier, Thierry Mugler, Galliano…
Aujourd’hui, le parfum apparaît comme le complément quasi naturel de toute collection de haute couture.
Dès le lancement de sa première collection et du parfum Miss Dior, en 1947, Christian Dior avait formulé le principe selon lequel le parfum d’un couturier doit être en parfaite osmose avec sa mode : « lorsqu’on ouvre un flacon de mon parfum, on doit voir surgir toute ma collection ! »
9. Un produit industriel et marketing
L’arrivée de la chimie a fait de la parfumerie une grande industrie et a permis une démocratisation des produits. Ceux-ci ne sont plus vendus seulement dans des boutiques spécialisées. Ils sont aujourd’hui accessibles dans ces temples de la consommation que sont les supermarchés.
Mais cette industrialisation a eu aussi des effets pervers. Elle s’inscrit dans une logique de production de masse et de recherche permanente de l’abaissement du prix de revient, qui apparaît en contradiction avec les ambitions artistiques des créateurs. Et cela d’autant plus que, dans les années 1970, entre en scène un nouvel acteur venu des États-Unis, le marketing, qui entend déceler les attentes du consommateur et orienter la création du parfumeur.
9. 1. Marketing, mondialisation, tests consommateurs, banalisation
L’arrivée du marketing dans la parfumerie marque une évolution essentielle. Décrypter les besoins insatisfaits du consommateur pour mieux positionner les produits et donner au parfum une signification bien particulière, en relation avec l’idée que le client se fait de lui-même et de son style de vie, est la nouvelle stratégie.
Charlie (Revlon), une fragrance « jeune et sexy », distribuée en grandes surfaces, qui s’adresse aux femmes actives engagées dans la vie professionnelle, sort en 1973 aux USA.
Opium,répondant aux désirs et fantasmes de la bourgeoisie marginale, est lancé en 1977, « à l’américaine » avec un important budget publicitaire, par Yves-Saint-Laurent, qui appartenait à cette époque à la maison américaine Charles of The Ritz.
À partir de cette date, la part du marketing dans le budget de lancement des nouveaux parfums ne cessera d’augmenter.
Par ailleurs, la mondialisation va dans le sens de produits sans risque, acceptables par le plus grand nombre. Les parfums sont testés et re-testés pour plaire au plus large public possible, ce qui conduit à un manque d’originalité. De plus, la politique de lancements à haute fréquence de produits éphémères, favorise les copies au détriment de la création.
Cette tendance à la banalisation, qui s’exprime par des noms comme Fuel, Garage, Dry Clean, Xs, M7, 2020, et même des dénominations parfois triviales, révélateurs de la « désacralisation » du produit, est heureusement contrecarrée par de petites maisons, appelées de « niche », de « haute parfumerie ». Elles visent à redonner du lustre au parfum en opérant un retour à la créativité, aux beaux ingrédients, et en refusant de se plier à la dictature des tests et du marketing.
Mais les produits parfumés continuent de subir une banalisation. Face à la pression « désodorisatrice » des sociétés développées, déodorants corporels, déodorants d’atmosphère envahissent l’espace privé et public. Les mauvaises odeurs aujourd’hui ne sont plus suspectées d’être pathogènes mais sont très stigmatisantes, d’où le recours intensif à des « pschitts » et bougies de toutes sortes.
Néanmoins, voyant le succès de certaines marques de niche, les grandes marques, pour redorer leur image, lancent à côté de leur production de masse, des collections plus confidentielles et prestigieuses.
9. 2. Un produit artistique et culturel
Cette volonté de revalorisation du parfum ne peut qu’être favorable à sa reconnaissance artistique. En effet, malgré les positions prises par certains juristes et adoptées par plusieurs tribunaux, la Cour de Cassation refuse toujours, à l’heure actuelle, d’admettre qu’une création de la parfumerie puisse être considérée comme une œuvre d’art ou une œuvre de l’esprit et bénéficier ainsi, lorsqu’elle est originale, de la protection du droit d’auteur.
Nombreux pourtant sont les créateurs qui, depuis l’avènement de la synthèse, ont soutenu qu’une forme olfactiverelevait de la propriété artistique au même titre qu’une forme littéraire, musicale ou picturale.
Déjà à la fin du XIXe siècle, l’écrivain Karl Joris Huysmans démontrait « qu’il n’était pas, en somme, plus anormal qu’un art existât en dégageant d’odorants fluides que d’autres en détachant des ondes sonores ou en frappant de rayons diversement colorés la rétine d’un œil ».
Un point de vue que ne saurait renier le ministère de la Culture qui a organisé, en 2012, une« Exposition consacrée aux créateurs de parfums et à leur savoir-faire », honoré plusieurs d’entre eux de l’Ordre des Arts et des Lettres, et les a invités « à venir exposer leur art où se croisent la tradition et la création, la science et le savoir-faire, afin de mettre en valeur un patrimoine culturel qui fascine d’autant plus qu’il reste souvent secret. »
« Langue variée aussi insinuante que celle de la littérature... d’une concision inouïe sous son apparence flottante et vague » (Huysmans, p. 222) et dont l’histoire suit pas à pas l’évolution de la société, le parfum est, en effet, toujours l’expression d’une époque.
Mythes et traditions montrent en effet que, comme le sang, le parfum a été conçu comme un principe de vie, comme un trésor vital (Le Guérer, 2002, p. 141). Cette équivalence entre ces deux substances s’observe aussi dans de nombreuses pratiques : la consécration de l’autel des sacrifices chez les Hébreux faisait appel à une onction d’huile aromatique, alors que la purification de l’autel des parfums se réalisait grâce à une onction de sang. Il est remarquable encore que le pacte arabe de la main plongée dans le sang soit devenu, au fil du temps, celui de la main plongé dans le parfum...