Les mauvaises odeurs engendrent gêne et inquiétude quant à la qualité de l’air respiré. Ce constat n’est pas nouveau. Déjà au Moyen Âge (Leguay, 1999), bien avant la révolution industrielle, le manque d’hygiène et la concentration des activités artisanales de bouche et de transformation dans les villes, souvent engoncées dans leurs enceintes fortifiées, étaient la source d’émanations olfactives désagréables. Tout le monde en pâtissait ; les personnes aisées tentaient de masquer ces mauvaises d’odeurs par l’utilisation de parfums. L’origine des maladies contagieuses était méconnue et l’on pensait que le « mauvais air », les pestilences véhiculaient les fléaux comme la peste. Les activités les plus polluantes se sont peu à peu éloignées des centres urbains, et les émanations malodorantes sont devenues principalement l’affaire des zones habitées à proximité des aires industrielles. Jadis tolérées, car elles étaient souvent considérées comme inhérentes à l’outil de travail nourricier, les mauvaises odeurs sont aujourd’hui perçues comme une agression en raison de la gêne occasionnée mais surtout en raison des craintes quant à la nocivité ou la toxicité de l’air respiré. Prévenir leur émission et leur propagation est une priorité pour les industriels qui désirent améliorer leur image de marque et leurs relations avec le voisinage.
De nombreux composés odorants ont un seuil de perception olfactive nettement inférieur à leur seuil de toxicité, certains d’ailleurs, comme le tétrahydrothiophène (C4H8S), sont utilisés comme marqueur d’alerte pour prévenir de fuites de gaz dangereuses. Il faut cependant noter que le signal d’alarme que constitue l’odeur nauséabonde de certains composés peut être rendu inopérant à forte concentration. C’est le cas pour l’hydrogène sulfuré (H2S), toxique, qui sature et sidère rapidement le système olfactif à partir d’une concentration ambiante de 150 ppm. La personne exposée ne perçoit plus le risque. Ce phénomène d’« extinction olfactive » se rencontre aussi dans certains cas d’affections rhino-pharyngées. On parle alors d’anosmie. Bien que les composés odorants connus pour avoir un effet nocif sur la santé ou des conséquences néfastes autres qu’une simple gêne soient répertoriés et règlementés, les « nuisances olfactives excessives », en général, sont considérées au titre du second article de la Loi sur l’Air et l’Utilisation Rationnelle de l’Énergie, dite LAURE ou « loi Lepage », comme une pollution atmosphérique.
Avec le renforcement des préoccupations environnementales et sanitaires, ces nuisances dont les origines sont diverses (raffinage, métallurgie, chimie, déchets, agroalimentaire…) s’avèrent de moins en moins acceptables et deviennent de véritables enjeux pour les populations, pour les activités à l’origine de ces nuisances, ainsi que pour la puissance publique.
La connaissance partagée apparaît comme une composante essentielle d’une compréhension mutuelle. Elle tend à réduire le sentiment réciproque de persécution, voire à éviter le besoin de recourir à des « faits alternatifs/alternative facts » (voir l’actualité internationale récente) pour essayer de justifier son point de vue.
En France, les AASQA (Associations Agréées de Surveillance de la Qualité de l’Air) sont administrées par quatre collèges représentant l’État, les collectivités territoriales, le secteur des activités émettrices de substances polluantes ainsi que les organisations prenant la défense des citoyens, auxquelles sont associées des personnalités qualifiées. Ce statut confère aux AASQA la capacité de développer la culture de la connaissance partagée que nous venons d’évoquer.
Dès lors, elles ont pu avec pertinence développer une expertise forte sur la thématique des mauvaises odeurs, enjeux de situations potentiellement conflictuelles. Les interventions sont très diverses et toutes basées, d’abord, sur la participation de « nez humains » plus ou moins experts.
Les actions conduites par l’AASQA, qui associent à la fois expertise technique et indépendance, se traduisent généralement par de réels progrès. Elles sont basées sur une approche collective, proche de la médiation, dans laquelle la première règle est de s’inscrire dans une démarche de progrès et de transparence. Il s’agit pour l’ensemble des protagonistes d’accepter de jouer une partition dans laquelle la finalité n’est pas, sauf cas très particulier, la disparition complète des nuisances, mais d’atteindre un seuil acceptable pour tous. Des « nez bénévoles » sont recrutés pour ces opérations parmi les parties prenantes : activités à l’origine des odeurs, puissance publique, riverains… La réussite passe par un partage d’information entre les entreprises concernées et les riverains, en particulier sur la nature des activités à l’origine des odeurs. Ouverture et dialogue sont les conditions pour progresser dans un climat de respect mutuel. Ces actions concertées ont montré les bénéfices que l’on pouvait obtenir pour l’ensemble des parties. Les riverains voient la situation s’améliorer et leur vécu être mieux pris en compte, en lien avec l’évolution des pratiques de l’activité industrielle, de façon permanente ou conjoncturelle. Pour l’industriel, l’action se traduit souvent par un bénéfice important, basé sur une connaissance plus fine de l’origine des nuisances, conduisant à un savoir-faire nouveau en matière de maîtrise des procédés. Il en tire un avantage certain en matière d’intégration durable dans le territoire.
En Normandie, Air Normand et IAP-SENTIC ont développé une méthode d’apprentissage poussée et originale permettant de catégoriser les odeurs, le Langage des Nez®. Cette formation permet d’acquérir un langage commun facilitant les échanges. Une description précise, objective, répétable et reproductible entre individus devient possible pour tout type d’odeur émise dans les différents secteurs d’activité. Le Langage des Nez® s’appuie sur un référentiel chimique. Un référentiel odorant de base, ou « socle », a été défini avec 24 référents odorants positionnés dans un espace à trois dimensions. Cet espace s’organise autour de « noyaux » aux caractéristiques odorantes marquées. Un référent est plus ou moins proche d’un noyau en fonction des similitudes odorantes avec celui-ci. À l’inverse, il s’en éloigne et peut tendre vers un autre noyau si ce référent possède plusieurs « facettes » odorantes.
En fait, aujourd’hui, le questionnement autour des sites « générateurs de nuisances olfactives » évolue. Il tend à devenir plus englobant. L’émission de substances malodorantes, voire tout simplement fortement odorantes, est perçue comme le révélateur, le « lanceur d’alerte » d’une activité susceptible d’altérer la qualité de l’air, et le fait qu’une molécule puisse être très odorante, sans pour autant que les concentrations atteintes engendrent une toxicité, a tendance à passer au second plan. Maintenant, l’interrogation porte davantage sur les effets potentiels sur la santé de l’ensemble des émissions odorantes ou pas. Les riverains formulent aujourd’hui leur demande de façon plus large : « Nous, riverains, avons conscience des nuisances générées par l’activité voisine ; mais au fond, quel est l’effet néfaste pour notre santé de l’ensemble des substances rejetées, y compris celles qui ne sont pas perceptibles ?» Cette phrase illustre à elle seule le défi que constitue la lutte contre la pollution atmosphérique, fondée à ce jour principalement sur l’observation des grandeurs relatives à une poignée de polluants réglementés, physiquement mesurables, mais pas forcément perçus par nos sens.
Maintenant que les phénomènes biochimiques de la perception olfactive sont de mieux en mieux connus, grâce en particulier aux progrès significatifs depuis une dizaine d’années des méthodes de simulation numérique des interactions molécule/récepteur (Meierhenrich et al., 2005), le rapprochement entre perception environnementale et santé s’opère. « Rendre visible l’invisible » devient possible, et l’on assiste à l’émergence d’une science « santé environnement » en pleine évolution. La surveillance des émissions d’un large éventail de substances s’impose peu à peu, en lien avec les effets chroniques de la pollution de l’air sur la santé, de mieux en mieux mis en évidence.
Les évènements les plus médiatiquement visibles restent cependant encore les pics de pollution et les crises résultant d’incidents ou d’accidents industriels – incidents et accidents qui permettent, en tirant profit du retour sur expérience, des avancées significatives sur la montée en puissance des capacités d’expertise et une organisation mieux intégrée des actions à mener. L’instruction de 2014, dite « Lubrizol » (Instruction NOR, 2014), illustre parfaitement ce propos, avec des dispositions nouvelles pour mieux suivre les substances sources de nuisances, mais soulève également la question de l’impact de polluants jusque-là uniquement objet de débats de spécialistes. Dans ce cadre, les AASQA développent une plate-forme nommée VIGIE, qui vise à gérer les signalements, afin d’organiser le flux d’informations et d’apporter une aide à la décisionaux différents acteurs impliqués. Les nuisances olfactives sont une des portes qui permettent à la population, plus ou moins experte, d’entrer dans le système de surveillance de la qualité de l’air par les signalements qu’elle donne. Cette participation interactive est aujourd’hui basée sur des solutions de type applications Smartphones - Signalement air en PACA. Elles apportent un réel gain en matière de fluidité de l’information. À titre d’exemple, lors du dernier gros évènement industriel sur l’étang de Berre, plus de la moitié des signalements ont été opérés au moyen de cette application, alors qu’elle n’était lancée que depuis quelques mois.
Les odeurs qui nous sont agréables sont celles qui nous sont familières, stimulent notre attirance ou nous apaisent. Le marché des parfums est toujours florissant et celui des parfums d’ambiance en plein essor. Malgré cela, ces « bonnes odeurs » peuvent nous agresser si leur trop forte concentration vient sidérer notre odorat ; elles rejoignent alors les « mauvaises odeurs », celles qui nous alertent en venant déstabiliser notre environnement olfactif sécurisant. Cette « insécurité olfactive » est exacerbée par l’incapacité de décrypter correctement les origines des odeurs si elles peuvent être multiples et par les effets déstabilisants des irritations nez-gorge chroniques qui, dans une atmosphère polluée, perturbent notre odorat et nous fatiguent ; cette insécurité olfactive venant s’ajouter aux autres sources de stress telles que le bruit.
Nous rappellerons enfin combien il nous paraît important, lors des études santé environnement, de ne pas uniquement confronter des données collectées sans interaction avec les individus concernés, comme, de manière caricaturale, hospitalisations vs. niveaux de pollution, mais de faire une place importante aux informations locales à caractère anthropologique et sociologique du vécu et du ressenti, forcément plus subjectives. De telles « recherches participatives en santé environnement ancrées localement », nées aux États-Unis (community-based participatory researchs), sont enfin apparues récemment en Europe (Allen et al., 2017). L’intéressante étude citée met en évidence l’attention qui doit être portée aux affections souvent encore considérées comme bégnines mais qui perturbent la perception des odeurs, telles que les rhinites chroniques, facteur important de stress et d’affaiblissement général, ouvrant potentiellement la voie à des pathologies plus lourdes.
Les actions participatives menées par les AASQA en matière de signalement, de médiation et d’amélioration des connaissances dans la compréhension des nuisances olfactives contribueront, nous l’espérons, au développement des approches de cette nature.