De l’octosyllabe à la prose, en passant par l’alexandrin : les différentes formes de la geste d’Othevien

DOI : 10.54563/bdba.562

p. 29-48

Résumés

Dans cette étude je tente premièrement de clarifier la question du genre d’appartenance du poème Othevien dont la forme métrique, le couplet d’octosyllabes à rimes plates, contraste visiblement avec le style et les contenus de matrice épique. Ensuite, j’analyse la manière dont le mètre d’Othevien a été d’abord transformé dans la réécriture en laisses monorimes d’alexandrins, Florent et Octavien, puis dans la mise en prose Florent et Lyon.

In this study we attempt at first to clarify to which literary genre should be ascribed the poem Othevien, whose metrical form, the octosyllabic rhyming couplets, visibly contrasts with the epic style and contents. Then, we analyze the way in which Othevien’s metrical form has been transformed first in the dodecasyllabic laisses rewriting Florent et Octavian, then in the prose Florent et Lyon.

Texte

Cette étude s’articule en deux parties. Dans la première, je tenterai de clarifier la question du genre d’appartenance du poème Othevien, composé dans la deuxième moitié du xiiie siècle et transmis par un manuscrit unique1 : on le sait, sa forme métrique, le couplet d’octosyllabes à rimes plates, contraste visiblement avec le style et les contenus de matrice épique. Dans la seconde partie, j’analyserai la manière dont le mètre qui caractérise l’Othevien a été d’abord transformé dans la réécriture en laisses monorimes d’alexandrins, Florent et Octavien, conservée par trois manuscrits et datant de la moitié du xive siècle2, puis dans la mise en prose Florent et Lyon3, publiée pour la première fois à Lyon en octobre 1500 par l’atelier de Martin Havard et qui fit l’objet de nombreuses réimpressions4.

S’agissant d’Othevien, j’ai, à dessein, utilisé le terme neutre de poème car l’œuvre n’est pas classable avec certitude dans un genre narratif précis. La plupart des critiques qui l’ont étudiée la considèrent généralement comme un roman5, à l’exception de François Suard, qui la range parmi les chansons de geste, sans toutefois oublier de souligner son excentricité formelle par rapport aux canons épiques :

« ce texte est présenté dans l’incipit et l’explicit comme un roman, ce qui n’est pas exceptionnel pour une chanson de geste, mais il adopte la forme même du roman, c’est-à-dire le couplet d’octosyllabes. Pourtant le texte, par son contenu et son style, est bien une chanson de geste : le poète la présente comme telle et le copiste […] découpe son texte en séquences cohérentes qui commencent par une lettrine, comme s’il s’agissait de laisses6 ».

Dans une contribution précédente, François Suard avait qualifié avec pertinence l’œuvre de « roman épique7 » pour rendre compte de son statut hybride. Passons rapidement en revue les arguments avancés par le savant.

L’incipit et l’explicit du manuscrit qui a transmis le poème donnent respectivement : Ici comence la romanz de Othevien empereor de Rome ; Ici finist le romance de Otheviens empereor de Rome et le roi Dagonbert de France8. Cette indication n’est pas du tout rare dans une chanson de geste : pensons notamment, pour mentionner un exemple célèbre, à l’explicit de la version rimée de la Chanson de Roland dans le ms. Paris, BnF, fr. 860, qui réfère à un Roman de Roncevaut9. Cependant, si une chanson peut manifestement être appelée roman, il me semble significatif de rappeler que le cas contraire n’apparaît jamais10.

En outre, l’auteur d’Othevien qualifie son œuvre de chançon à plusieurs reprises, dans ses interventions destinées à attirer l’attention du public :

Seigneor preudon, or escoutés,
qui les bones chançons amés,
d’une tant bone oïr porrés,
ja de meilleor dire n’orrés,
des grans merveilles que sont faites
et de latin en romanz traites.

Se volés avant escouter,
sant noise faire et sant tençon,
s’orrés mervaileuse chançon,
pieç’a n’oïstes sa para‹i›lle,
c’est grant miracle et grant merveille.

Vos orrés bien prochainement
com[e] Diex fist cel acordement
. […]
De son fiuz et de son lïon
porrés oïr bone chançon
11.

Impossible de justifier cette dénomination singulière par les modalités de diffusion du poème qui, étant donné sa forme, ne pouvait en aucun cas être psalmodié ; il s’agit peut-être seulement d’un expédient rhétorique, à l’image d’autres traits stylistiques dont je traiterai plus loin, pour accentuer le caractère épique du texte.

Les thèmes principaux d’Othevien sont de toute évidence les thèmes typiques de l’épopée, voire même de ce sous-genre qu’on appelle commodément la chanson d’aventures, qui, sous l’influence du roman, se caractérise par la prédominance du narratif sur le lyrique et le dramatique, le fréquent recours à des motifs folkloriques et merveilleux, l’ouverture au thème de l’amour, la posture didactique et un goût marqué pour le pathétique12. Dans Othevien, deux motifs populaires constituent le moteur de l’action, l’antécédent à partir duquel se développera l’intrigue : celui, très diffusé, de la dame injustement accusée d’adultère ; et celui du héros enlevé enfant par un animal sauvage qui le nourrit et le protège. Ces deux événements provoquent la dispersion du noyau familial dans un horizon géographique très vaste et jettent les bases des futurs exploits des protagonistes, les jumeaux Florent et Othevien, fils de l’empereur de Rome Othevien, dans le contexte conventionnel de la guerre contre les sarrasins. Les deux frères se retrouvent enfin à la cour du Roi Dagobert qui incarne, pour la première fois, le rôle dévolu à Charlemagne dans la matière de France. Le parcours du personnage de Florent se ressent particulièrement des moules du roman courtois : il mène une quête individuelle qui le conduit à reconnaître et à soutenir sa vocation chevaleresque innée, aux dépends de la dimension bourgeoise dans laquelle son père adoptif Climent voudrait bien le confiner ; son amour pour la sarrasine Marsabile, qui joue un rôle tout autre que secondaire dans le récit, renforce son ardiment. Le merveilleux est présent : à travers des animaux surnaturels, comme le griffon qui transporte le jeune Othevien et le lion sur une île déserte, ou la licorne blanche à la tête rouge du sultan ; dans l’épisode de Saint Georges qui, par l’intermédiaire de Saint Denis, invoqué à son tour par Dagobert, apparaît aux commandes d’une armée chrétienne et contribue à la défaite définitive des sarrasins.

Suite à une étude très soignée des modèles suivis par l’auteur anonyme, François Suard arrive à la conclusion que le poème

« agrège de nombreux motifs utilisés dans les chansons de geste où l’itinéraire du héros est le thème majeur […]. En ce qui concerne les modèles romanesques, ils sont finalement moins prégnants. […] On est assuré de toucher ici une matière qui est bien celle de l’épopée, en raison de l’univers qui, en dépit des transpositions insolites, reste épique : il s’agit toujours pour le héros de combattre dans l’intérêt d’une communauté un adversaire qui est l’ennemi de la foi13 ».

D’un point de vue stylistique, la tonalité épique du texte se traduit par les nombreuses interventions à la première personne du narrateur (p. ex. : Dagonbers, dont m’oiés conter ; mais ançois vos vorroi conter14). Cet aspect est effectivement conforme à l’évolution de l’épique qui, dans sa phase la plus tardive, se caractérise par un accroissement des références à l’oralité, qui semblent cependant dépourvues de toute fonction performative et jouent plutôt le rôle de marqueur générique15. Dans Othevien abondent également les formules avec indications psychologiques (p. ex. : forment en sont espöenté ; forment en estoient dolens ; forment en furent irascu16), descriptives (le cheval broche par äir ; le cheval broche durement ; le cheval broche a grant alaine17), ou présentatives (atant es vos Florent qui vient ; atant es vous venu l’enfant18) ; le lexique, en outre, rentre dans une large mesure dans le champ sémantique de la guerre. Le style formulaire n’est pas toutefois exclusif de la chanson de geste : dans le roman, on a depuis longtemps repéré « une ‘permanence’ des formules [épiques], avec une grande fixité du lexique et des structures19 », ce qui bouleverse à ce niveau la distinction entre les deux genres.

Le dernier argument avancé par François Suard, la mise en texte, semble moins pertinent pour déterminer le genre du poème. Dans le manuscrit, le texte est découpé en séquences de longueur différente qui sont signalées par des initiales de couleur rouge et noire. Ce découpage textuel au moyen d’une répartition stratégique des lettrines est caractéristique de la narration médiévale en couplets d’octosyllabes : cela ne peut donc pas être considéré comme un élément probant pour affilier l’Othevien au genre épique. Dans le roman ou le récit en vers, la position et la fonction de tels éléments para-textuels ne sont pas déterminées par le mètre utilisé, comme cela se produit dans la chanson de geste, mais semblent gouvernées par d’autres principes. Bien que n’étant pas utilisées de manière systématique, les initiales

« indiquent des temps forts, marqués par une rupture narrative ou dramatique, ou, comme les didascalies dans un texte théâtral, soulignent une posture actantielle, un changement d’intonation, quand elles surviennent en liaison avec le discours20 ».

Cela arrive aussi dans l’Othevien, où l’on rencontre des lettrines en présence d’expressions de nature temporelle (p. ex. : Ce fu un jor de Pentecouste21), spatiale (En un ille que fu sor mer22), actancielle (Li rois fist un feu alumer23), discursive, ou bien pour introduire un discours direct (La male vielle respondi24) ou encore pour marquer le changement d’interlocuteur (« Dame », ce dist Otheviens25), ou métaleptique, avec l’interruption de la diégèse et l’intervention à la première personne du narrateur (Du roi Dagonbert vos larrai26).

Donc, si François Suard, en excluant ce dernier aspect, a raison d’affirmer qu’Othevien se présente clairement comme une chanson de geste, il reste cependant le problème, non négligeable, de la forme métrique utilisée, le couplet d’octosyllabes à rimes plates. Rappelons que les seuls textes narratifs versifiés en laisses monorimes d’octosyllabes sont Gormont et Isembart, l’une des plus anciennes chansons de geste, et l’Alexandre d’Alberic de Pisançon, œuvre considérée comme fondatrice du genre du roman et en même temps antécédente d’un cycle consacré au roi macédonien qui emprunte sa forme à l’épique27. L’utilisation pour le moins exceptionnelle de ce vers se justifie généralement par le caractère archaïque de ces deux témoignages, composés sous l’influence des plus anciens poèmes hagiographiques à une époque où la chanson de geste et le roman n’avaient pas encore acquis de structure formelle distinctive28. Andrea Fassò est le seul à prétendre que toutes les chansons de geste auraient été composées à l’origine en octosyllabes ; ensuite, la longueur du mètre aurait atteint dix ou douze syllabes, souvent par l’ajout d’un ou deux mots ou bien par le remaniement de l’intégralité du vers. Cette forme primitive aurait survécu uniquement dans Gormont et Isembart, tandis que l’analyse comparée de plusieurs laisses du Roman d’Alexandre dans ses différentes versions fournirait la preuve d’un allongement systématique du mètre original, l’octosyllabe, transformé d’abord en décasyllabe, puis en alexandrin29.

L’hypothèse d’Andrea Fassò n’a pas bénéficié de beaucoup de crédit, alors qu’il est certain que, ces deux textes en octosyllabes mis à part, le vers épique par excellence devient le décasyllabe, qui sera remplacé progressivement par l’alexandrin à partir du xiiie siècle. L’évolution du mètre est principalement due à un changement dans les goûts du public, dont témoignent les nombreuses réécritures en alexandrins d’œuvres écrites à l’origine en décasyllabes. En outre, s’agissant de chansons de geste en décasyllabes qui contiennent quelques alexandrins sporadiques et vice-versa, ou même d’œuvres où s’alternent des séquences compactes d’alexandrins et de décasyllabes, les exemples ne manquent pas : c’est sans doute imputable soit à la coexistence et à la permutabilité des deux types de vers dans l’écriture épique, soit à une modernisation formelle effectuée de manière non systématique par les auteurs ou les copistes eux-mêmes.

Le mélange de couplets d’octosyllabes à rimes plates et de laisses de décasyllabes ou d’alexandrins qui caractérise certaines œuvres narratives constitue un cas à part. Le Roman de Rou offre un parfait exemple d’alternance entre mètre épique et narratif. Selon la reconstruction de son éditeur, Wace aurait conçu, à l’origine, le Roman de Rou en couplets d’octosyllabes : quelques centaines de vers composés avant 1160 témoignent de cette phase rédactionnelle primitive. L’auteur aurait alors choisi de rédiger la chronique des ducs de Normandie en laisses d’alexandrins, pour ensuite retourner au couplet d’octosyllabes dans la partie finale30. On s’est longuement interrogé sur les raisons de ce choix, sans cependant arriver à des conclusions définitives. Selon certains, le changement de mètre correspondrait à un changement de matière et/ou de style, constituant donc une sorte de marqueur générique : l’alexandrin serait utilisé dans la partie de la chronique plus proprement épique, là où sont racontés surtout des épisodes guerriers et où l’on veut célébrer avec un style élevé le glorieux lignage normand ; alors que l’octosyllabe commencerait à être utilisé « au moment où s’ouvre dans le duché de Normandie une période de paix propice aux aventures et à la légende31 », et où le récit historique assume un ton décidément panégyrique. Selon d’autres, cette alternance métrique serait due à des questions plus techniques, comme l’expérimentalisme formel de son auteur, désireux de se mesurer à différents mètres, ou la difficulté, rencontrée en cours de redaction, de composer en laisses d’alexandrins, ou, encore, le changement des sources documentaires utilisées32.

La variation formelle est, par contre, sûrement dictée par des raisons thématiques et stylistiques dans la continuation du roman Partonopeu de Blois qui comprend une longue incise en laisses d’alexandrins. Le changement de mètre se produit à un moment précis du récit, quand se déchaîne le combat entre chrétiens et païens, annoncé par le narrateur lui-même :

Je qui ceste chançon vos chant
voeil que la fin voit amendant.
Jusques ci ai traitié la lime
que chascuns couplés a sa rime ;
or le vous trairons par lons vers
si vous deviserons par mers.
L’oevre en est cousteuse et plus fort
33 […]

Comme le souligne Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « le changement correspond à un changement de matière, du roman à l’épopée en quelque sorte, et est pensé aussi par l’auteur en termes de plus-value esthétique34 » : le nouveau mètre complique la réalisation de l’œuvre tout en lui conférant un ton plus élevé. Dans la section en alexandrins sont à leur tour présentes deux versions d’un salut d’amour que le sultan entend envoyer à la reine Mélior de Constantinople. Le premier salut est en réalité seulement une ébauche de deux couplets d’octosyllabes : insatisfait du résultat, le sultan décide alors d’en écrire un autre en couplets de décasyllabes à rimes équivoques, une forme dont le narrateur souligne l’absolue originalité35. En définitive, il semble évident que dans la continuation de Partonopeu de Blois le changement de mètre représente un véritable marqueur générique.

Les réécritures en mètre épique ou romanesque d’une même histoire ou d’une même œuvre sont une catégorie encore différente de textes qui nous aide à comprendre combien le choix d’une forme déterminée peut être dicté par le type de discours poétique que l’on veut réaliser. La légende de l’amitié exceptionnelle entre Ami et Amile a joui, on le sait, d’un grand succès à l’époque médiévale, inspirant de nombreuses œuvres narratives et hagiographiques. En ancien français, on dénombre deux réélaborations en vers, indépendantes l’une de l’autre : un poème anglo-normand en couplets d’octosyllabes à rimes plates qui remonte à la fin du xiie siècle, et une chanson de geste en laisses de décasyllabes un peu ultérieure36. Les deux textes divergent significativement en plusieurs points dans le traitement de la même matière : si, dans le poème, l’histoire se déroule à la cour d’un certain “comte” et leur ennemi est un “sénéchal” anonyme ; dans la chanson, Ami et Amile sont deux soudoiers de Charlemagne qui suscitent l’inimitié de Hardré, un nom qui, dans la tradition épique, désigne une série de traîtres et de personnages négatifs. D’autres éléments épiques présents dans la chanson sont absents dans le poème, comme les références aux lignages des protagonistes, l’inspiration religieuse qui imprègne la narration ou encore l’importance majeure accordée à l’épisode du duel judiciaire37. Malgré le rattachement au cycle carolingien et l’utilisation consciente de certains traits caractéristiques de l’épique, la chanson reste atypique, car elle mélange des propositions issues de l’hagiographie et du roman38. On peut en conclure que l’auteur a voulu réaliser une réécriture « à fausse allure de chanson de geste39 » de la célèbre légende : cette coloration épique se réalise à travers l’adoption de la forme métrique typique de ce genre et de certains éléments-clés de son univers thématique.

Lion de Bourges, chanson de geste en laisses d’alexandrins composée vers la moitié du xive siècle, a été réécrite cinquante ans plus tard, certainement avant 1500, en couplets d’octosyllabes à rimes plates. Il s’agit d’un cas unique, puisque la chanson n’est pas mise en prose, comme c’était l’habitude à l’époque, mais bien “remise en vers” avec une structure différente de celle de départ. Précisons que cette refonte se caractérise par de nombreuses imprécisions et ambiguïtés : le couplet d’octosyllabes, qui présente de fréquentes anomalies rythmiques et rimiques, cède la place, à certains endroits, à des séquences de laisses monorimes d’alexandrins ou de couplets de décasyllabes ou hexasyllabes à rimes plates ; le texte est découpé en 62 chapitres introduits par des rubriques en prose. D’une part, donc, le remanieur utilise une forme conservatrice ou pour le moins désuète mais, d’autre part, il semble sensible aux exigences de lecture du public de son temps40. Selon Richard Trachsler, il faut chercher la cause de cette opération dans la nature déjà hybride sur le plan thématique de Lion de Bourges, œuvre-fleuve à cheval entre épopée et roman d’aventures :

« le rédacteur […] a bien senti que son texte[-source] n’était pas tout à fait une “chanson de geste” et qu’il fallait lui donner une forme plus conforme à son contenu, d’où le choix d’abandonner la laisse au profit du couplet d’octosyllabe41 ».

Au terme de cette digression, on peut affirmer avec une relative certitude que, dans le domaine de la poésie narrative médiévale, la forme apparaît strictement liée à la matière, pour ne pas dire au genre. Le choix d’utiliser une forme épique ou romanesque en dehors de son contexte “naturel” de référence se justifie presque toujours par le traitement d’un thème auquel cette dernière est associée normalement ou par un effet esthétique particulier que l’on cherche à obtenir.

Il est par conséquent étrange de retrouver le couplet d’octosyllabes, « mètre caractéristique du récit non chanté et tout particulièrement de ce que nous appelons le roman42 », dans une œuvre comme l’Othevien, qui présente tous les traits typiques de l’épique. Comme le souligne François Suard, « tout se passe comme si l’auteur souhaitait […] proposer un “à la manière de” en transposant dans la forme romanesque nombre de motifs épiques43 ». Faut-il revenir au contexte de composition et de réception d’Othevien pour expliquer l’excentricité de sa forme ? Le poème est la première œuvre vernaculaire qui met en scène le roi franc Dagobert et est considéré comme l’antécédent d’un cycle mérovingien qui s’est développé dans la deuxième moitié du xive siècle, comprenant les chansons de geste : Charles le Chauve, Florent et Octavien, Florence de Rome, Theseus de Cologne, Ciperis de Vignevaux. Tous ces textes font interagir, de manière fantaisiste et en dérogeant aux principes de la réalité historique, Dagobert et l’empereur imaginaire de Rome Othevien, ainsi que leurs lignages respectifs. À la base de ce cycle, il y aurait, d’une part, la volonté de renouveler la matière épique d’inspiration carolingienne désormais épuisée, en la remplaçant par une nouvelle tradition centrée sur la dynastie précédente ; d’autre part, la nécessité de renforcer l’institution monarchique, en faisant remonter les origines et la matrice divine au mythe du présumé fondateur de l’abbaye de Saint-Denis44. Ce n’est pas un hasard, du reste, que l’histoire de Dagobert est liée à celle d’un empereur romain appelé allusivement Othevien et défini comme un antihéros : au début de l’histoire, il est décrit comme un personnage faible, sous le joug d’une mère perfide qui condamne à l’exil sa femme et ses enfants ; il apparaît, par la suite, comme un simple allié de Dagobert dans la lutte contre les sarrasins. Je rejoins Marco Maulu qui considère que l’attribution d’une

« fonction négative à un personnage célèbre, mais dont la mémoire historique s’était affaiblie, devient un prétexte pour célébrer davantage l’ancêtre du roi de France, protecteur et protégé de Saint Denis. […] De plus, le fait qu’Othovien le père soit un allié, voire un roi vassal de Dagobert, rend bien évidemment l’exaltation du roi mérovingien encore plus efficace45 ».

À qui était destinée cette œuvre qui, par le biais de la réutilisation consciente de thèmes provenant de différentes traditions littéraires, entendait attirer l’attention « sur les origines divines de la monarchie française46 » ? Dans le prologue, l’auteur s’adresse aux seigneor preudon, soit à un public aristocratique, leur assurant qu’ils vont entendre une aventure perilleuse et que nus hom ne vit si merveilleuse47 : le but du récit semble donc bien être la delectatio des nobles qui se définissent comme des continuateurs du lignage de Dagobert.

Il convient donc de se demander si l’auteur d’Othevien n’a pas utilisé le couplet d’octosyllabes à rimes plates pour souligner le caractère novateur de son œuvre, pour distinguer sa geste mérovingienne inédite de la carolingienne ; ou, en d’autres termes, si son choix formel singulier ne sert pas à marquer la différence de matière et d’objectif idéologique par rapport à la tradition épique en vogue à l’époque de sa composition. Il crée un nouveau modèle de geste mondaine ou, pour réutiliser l’expression de François Suard, de roman épique, et ce faisant, se sert d’une forme malléable, particulièrement apte à véhiculer l’esprit romanesque de l’œuvre.

Bien sûr, il ne faut pas oublier que les œuvres successives du cycle recommenceront à utiliser la forme canonique de l’épique, la laisse d’alexandrins : cela survient très probablement parce qu’à l’époque à laquelle elles ont été composées, environ un siècle après l’Othevien, ce mètre, désormais débarrassé du chant et utilisé dans des narrations-fleuves, jouit des faveurs du public ; cela se produit aussi parce que les chansons qui continuent la geste de Dagobert et de l’empereur de Rome sont animées, comme on le verra, d’intentions diverses. Florent et Octavien nous permet justement de déterminer si et en quelle mesure le mètre d’Othevien a survécu à la réécriture en alexandrins, et si le nouveau mètre adopté représente lui aussi un marqueur de genre et de style.

La critique a établi depuis longtemps que la chanson de geste Florent et Octavien est composée de trois parties : les deux premières sont postérieures à 1356 et constituent une amplification du poème en octosyllabes ; la troisième est une continuation plus tardive, datant d’une période comprise entre la fin du XIVe et le début du XVe et rédigée par un auteur différent. Noëlle Laborderie, l’éditrice de la chanson, a réalisé une comparaison entre la source et le remaniement, qui met en évidence les points communs et les différences thématiques. Il apparait que, surtout pour la première partie, l’auteur de Florent et Octavien a suivi assez fidèlement l’Othevien : les nœuds essentiels de l’intrigue sont respectés, bien que les ajouts et les modifications de peu d’importance abondent48. Par ailleurs, il est assez ardu d’identifier les aspects formels conservés par le remanieur : une comparaison sommaire entre les deux œuvres révèle la présence de très peu de traces du mètre, de la syntaxe et du lexique d’Othevien dans Florent et Octavien. Considérons à titre d’exemple l’extrait suivant, qui introduit le personnage de l’empereur Othevien dans les deux textes :

Romanz d’Othevien = ROa Florent et Octavien = FOb
Al tens que vos dire m’orrés
avoit a Rome un roi vaillant,
hardit et preus et conbatant,
Otheviens avoit a non ;
femme prist de molt grant renon.
L’estoire dist qu’en tot le monde,
qui le cerchast en la reonde,
ne trovast pas un meillor damme.
En celuy temps, seigneurs, dont je faiz parlement,
avoit ung empereur a Rome proprement :
Othovïen ot nom en droit baptizement.
Preudons fu et loyaulx et de bon santement ;
marïé fu li ber, se saichés vrayement
en une noble dame et de lignaige gent.
a. Octavian. éd. cit., v. 80-84.
b. Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, v. 21-26.

Comme on peut le remarquer, s’agissant de la forme, il reste très peu de la source de base. Dans le premier vers ne subsiste que l’indication temporelle al tens qui, dans FO, est complémentée par le démonstratif celuy ; la syntaxe est bouleversée : ‘le temps dont vous m’entendrez parler’ est remplacée par ‘le temps dont, moi, seigneurs, je vous parle’. C’est la même chose dans le deuxième vers, dans lequel avoit est maintenu à l’initiale, tandis que l’ordre des autres éléments change ; le titre attribué à Othevien change également, c’est ‘un roi’ dans RO et ‘un empereur’ dans FO. L’ordre des deux vers successifs est inversé dans FO, qui préfère préciser d’abord le nom de l’empereur, et ensuite en décrire la trempe exceptionnelle ; le contenu et la syntaxe sont de toute façon semblables : dans les deux œuvres, Othevien est décrit avec trois qualificatifs, même si les qualités qui lui sont attribuées changent. Les derniers vers de RO, qui décrivent la femme d’Othevien, Florimonde, sont synthétisés dans FO par deux alexandrins qui présentent des variations lexicales et syntaxiques importantes : femme prist devient marïé fu en une noble dame ; la dame, qualifiée de molt grant renon dans RO, devient de lignaige gent dans FO. La référence à l’estoire, c’est-à-dire à la source latine déjà mentionnée par l’auteur de RO dans le prologue, est remplacée par un simple appel à croire à ce qui est raconté dans FO. Certaines expressions utilisées dans FO, comme dont je faiz parlement, en droit baptizement, se saichés vrayement, qui sont privées d’une réelle fonction narrative, témoignent de la tendance de l’alexandrin épique à compléter le second hémistiche par des tournures formulaires.

Il faut conclure que l’auteur de Florent et Octavien a utilisé comme modèle une version d’Othevien différente de celle que nous avons conservée. Comme les sources font défaut, il arrive très souvent qu’on ne réussisse pas à détecter comment s’opère la conversion formelle dans les nombreux remaniements d’œuvres conçues à l’origine avec un autre mètre. À ma connaissance, il n’y a que dans quelques laisses des différentes versions du Roman d’Alexandre, mentionnées auparavant, où il est possible d’observer que le passage de l’octosyllabe au décasyllabe et ensuite à l’alexandrin s’accomplit le plus souvent à travers l’ajout de mots de remplissage ou la variation morphologique et lexicale, qui représentent de simples techniques d’allongement du vers51. On peut toutefois se demander quelles sont les raisons qui ont amené l’auteur de Florent et Octavien à refaire Othevien en laisses d’alexandrins, et si le changement de mètre a affecté la nature de la matière traitée.

Florent et Octavien fut composé pendant une période de grandes difficultés politiques pour la monarchie française, c’est-à-dire la régence et le règne de Charles V avec, en toile de fond, la guerre de Cent Ans. Monté sur le trône en 1364 au détriment des deux autres prétendants, Édouard III d’Angleterre et Charles de Navarre, il allait entreprendre un programme de propagande littéraire visant à légitimer sa position. Le cycle mérovingien dans son intégralité serait le produit de cette opération, qui exploite la légende de Dagobert pour « suggérer au public le respect d’une monarchie légitimée par une tradition presque millénaire et d’origine divine dont les Valois prétendaient assurer la continuité52 ». En effet, ce n’est pas un hasard si, par rapport à Othevien, les chansons de geste successives accordent plus de place à la légende de la fondation de l’abbaye de Saint-Denis et de son patronage par le roi de France, et qu’en outre, elles multiplient les références à l’actualité politique et sociale du xive siècle. Les chansons du cycle auraient été conçues pour un public cultivé et ensuite diffusées au peuple, de façon à ce que la société entière soit imprégnée « des hauts faits d’une royauté mythique53 ». En témoigne, du reste, le prologue de Florent et Octavien, révélant que l’œuvre est destinée aux clers et lays, trestous communement, c’est-à-dire à un auditoire indistinct sur le plan social, qui est invité à tirer un enseignement moral ou didactique de l’intrigue racontée : qui me vouldra ouïr bien et diligemment / je croy qu’il y pourra proufiter grandement54. Le choix de la forme épique semble justifié non seulement par le contenu et par le style de chacune des œuvres, ainsi que par le succès remporté par la chanson d’aventures, mais aussi par la valeur esthétique suggérée par le mètre lui-même : la laisse d’alexandrins, avec sa tonalité grave et solennelle, se prête parfaitement à célébrer les origines de la monarchie française.

C’est pour toutes ces raisons historiques, culturelles et esthétiques que le mètre d’Othevien ne survit pas dans Florent et Octavien. Qu’en est-il dans la transformation successive du poème, la mise en prose Florent et Lyon ? Certaines études, les miennes et celles de Matthieu Marchal, ont mis en lumière la grande fidélité de la prose à sa source : il n’y a que peu d’ajouts macro-textuels significatifs, tandis que les amplifications micro-textuelles sont surtout dues à la transposition du vers à la prose ; la déconstruction du vers est réalisée, comme il est normal, aussi par des variations lexicales, morphologiques et syntaxiques55 ; on remarque, enfin, plusieurs tentatives de modernisation linguistique56 et de camouflage de tous ces traits qui, dans la source, renvoyaient à sa dimension orale ‒ les interventions de l’auteur, les rappels de l’attention du public, les références analeptiques et proleptiques ‒ à la faveur d’expressions qui ancrent « le récit dans la matérialité d’un livre imprimé57 ».

Malgré ces aménagements, le mètre d’Othevien réapparait souvent dans la prose, soit dans son aspect original, soit simplement au niveau du rythme. Voici quelques exemples de maintien intégral ou presque, du couplet d’octosyllabes.

Romanz d’Othevien = ROa Florent et Lyon (éd. Havard) = FLb
Li jor trespasse, la nuit vient je vous donroi cent mars d’argent
le matin au comencement
et bone roube et bon destrier
Quant li vilein l’a entendu
ke ‹il› ses deus boef a perdu
Le jour passa e la nuit vint je vous donray cent mars d’argent, une bonne robe et ung cheval E quant Clement l’a entedu, a peu qu’il n’est du sens yssu
a. Octavian. éd. cit., v. 175, v. 197-199, v. 1106-1107.
b. Lyon et Florent, Lyon, Martin Havard, 23 octobre 1500 : Lyon, Bibliothèque municipale, Rés. Inc-903, fol.  a 3v°, a 3v°, c 5v°.

Dans le premier exemple, l’octosyllabe de la source est conservé dans la prose, exception faite des changements morphologiques ‒ emploi du passé à la place du présent ‒ et lexicaux ‒ utilisation de la forme simple du verbe passer. Dans le deuxième exemple, le premier vers est identique dans la prose, le troisième subit quelques variations minimes ‒ les articles une, ung à la place de et, bon ; cheval à la place de destrier ‒ qui, cependant n’en altèrent pas le rythme. Dans le troisième exemple survient une opération singulière : si le premier vers est maintenu en changeant seulement le sujet ‒ Climent au lieu de li vilein ‒ le deuxième est supprimé par le prosateur et remplacé par un nouvel octosyllabe qui va jusqu’à rimer avec le précédent ; le nouveau vers, qui correspond en réalité à une expression formulaire, se retrouve ailleurs dans RO : a poi que du sans n’en issi ; du sens issi et enraga60.

Outre les reprises ponctuelles du mètre de la source, il me semble intéressant de relever que la prose s’articule autour d’énoncés qui rappellent la structure versifiée de la source. J’ai mis en romain dans les exemples suivants les parties de FL qui coïncident assez bien avec les vers de RO et dont la mesure rythmique est donnée entre parenthèses ; la prose est, en outre, segmentée par des barres verticales qui correspondent à autant de séquences métriques.

Romanz d’Othevien = ROa Florent et Lyon (éd. Havard) = FLb
Un jor avint a mïenuit,
a grant joie et a grant deduit
s’en juit li rois o‹ve› sa mulier,
comme cil qui l’amoit de quer.
Amour n’avoit en altre rien,
ele l’amoit autressi bien.
« Biax fieuz, de ta famme me claim,
quant ele t’a fait tel‹e› hontage,
certes a poi que je n’esrage 
[…] » Li garçon vit le roi venir,
si a fait semblant de dormir.
Li rois tenoit s’espee nue ;
la vielle, que soit mauvenue,
li dist :
 « Biau fius, que aten tu ?
Oci les‹t› tost a branc molu ».
« Dame », dist li rois, « non feroi,
ja en dormant nes ocirai ».
Si advint que l’empereur / jeut avecques sa femme / en grant joye et desduyt (7) / comme ceulx qui s’amoyent (6’) / l’ung l’autre par grant amour. « Beauz filz entendéz a moy, / de vostre femme a vous me plains, / qui vous a fait si grant oultrage, (8’) / par ma foy a peu que je ne saulz hors du sens […] » Le garson vit venir l’empereur, (9) / il fist semblant de dormyr, (7) / et l’empereur tient l’espee toute nue (10’). / Adonc la vielle dist: / « Beau filz, qu’attens tu (5) / que ne les occist incontinent ? […] « Dame », fist l’empereur, « non feray, (9) / jamais ne les occyrai en dormant » (10).
a. Octavian. éd. cit., v. 93-98, v. 142-144, v. 239-246.
b. Lyon et Florent, Lyon, Martin Havard, 23 octobre 1500 : Lyon, Bibliothèque municipale, Rés. Inc-903, fol.  a 2r°-v°, a 3r°, a 4r°-v°.

Dans le premier exemple sont repris dans FL seulement les v. 94 et 96 de RO, qui équivalent à un heptasyllabe et un hexasyllabe à rime féminine ; ils sont insérés dans une séquence en prose qui imite la structure de l’heptasyllabe, puisque presque tous les autres segments sont de sept syllabes. Dans le deuxième exemple, le seul vers restant de RO est le v. 143, qui dans FL devient un octosyllabe à rime féminine, et il est inséré dans une prose rythmique formée d’énoncés longs de sept ou huit syllabes. Le dernier exemple est très proche de la source. Les v. 239-240 de RO sont transposés en un ennéasyllabe et un heptasyllabe, tandis que la rime est évitée seulement grâce à une construction syntaxique différente ; mais, si on les lit l’un après l’autre, les deux énoncés reproduisent le rythme du couplet d’octosyllabes. Le v. 241 est traduit dans un décasyllabe à rime féminine avec une césure régulière après la 4e position, alors qu’une partie du v. 243 est maintenue à l’identique. Les deux derniers vers sont allongés par le prosateur, grâce à la variation lexicale ‒ empereur pour rois au v. 245 ; jamais pour ja au v. 246 ‒ ou à la résolution des formes enclitiques ‒ ne les pour nes au v. 246 ‒, jusqu’à calquer la mesure de l’ennéasyllabe et du décasyllabe ; dans ce cas également, la rime est évitée à cause d’un ordre syntaxique différent.

Nos exemples illustrent bien la technique utilisée par le rédacteur de Florent et Lyon pour traduire de ryme en prose l’Othevien. Non seulement il conserve une bonne partie du contenu de la source, mais aussi des traces évidentes de sa structure, en réalisant une prose rythmique qu’Annie Combes a récemment qualifiée de prose en dévers, en faisant référence à d’autres mises en prose :

« Il s’agit de gauchir le mètre, de déplacer la rime, mais de laisser affleurer les traces de l’un et l’autre, ce qui facilite la conservation du lexique. Ainsi s’élabore une forme-prose comportant des rimes flottantes et des octosyllabes erratiques, quand ce n’est pas la présence de rythmes impairs (sept ou neuf syllabes) qui vient donner une allure cadencée au texte63 ».

Selon Annie Combes, ce type d’écriture est le produit d’un choix stylistique précis et non pas d’une opération de qualité médiocre ou inachevée, qui sert à faire ressortir un degré élevé de fidélité à la source en vers et, en conséquence, confère davantage de véracité au nouveau récit en prose. Je ne sais pas si cette conclusion est applicable aussi au cas qui nous occupe, ou bien si la survivance de vestiges métriques dans Florent et Lyon est plutôt imputable au rythme plat du mètre d’Othevien : le couplet d’octosyllabes représente en effet la forme la moins marquée de l’écriture poétique, et peut facilement se confondre dans la syntaxe d’une phrase complexe en prose64.

Il est certain que le choix de la prose nous informe aussi sur le dernier stade de transformation d’Othevien. Dans le poème du xiiie siècle, l’emploi du couplet d’octosyllabes semble dicté par la fonction de divertissement du texte et par la volonté d’introduire des éléments nouveaux par rapport à la tradition épique. Dans la chanson du xive siècle, le retour à la forme épique traditionnelle répond au goût d’un public vaste et diversifié, aux changements des modalités de consommation poétique, aux exigences d’une commande royale qui entend se rendre hommage en suggérant qu’elle est l’héritière d’un lignage héroïque. L’abandon du vers dans le livre du xve siècle résout définitivement le problème de la classification générique d’Othevien qui a guidé une bonne partie de ma réflexion : celui-ci fait disparaitre les traits caractéristiques du texte épique et les limites qui le distinguaient encore du texte romanesque ; en outre, la prose, désormais dépourvue de sous-entendus politiques, a pour seule fonction de divertir, de passionner et d’instruire une nouvelle assemblée de lecteurs solitaires.

Les différentes transformations formelles de la geste d’Othevien, comme pour beaucoup d’autres œuvres du Moyen Âge, suggèrent et soulignent autant de mutations au niveau du genre, de l’inspiration et de la réception.

Notes

1 Cf. Octavian. Altfranzösischer Roman nach der Oxforder Handschrift Bodl. Hatton 100, éd. K. Vollmöller, Heilbronn, Henninger, 1883 (Altfranzösische Bibliothek, 3). Dans les citations tirées de cette édition, j’introduis les signes diacritiques courants, les crochets pour les suppressions, les chevrons pour les intégrations. Une nouvelle édition est en cours de préparation par Jean-Philippe Llored. Retour au texte

2 Florent et Octavien. Chanson de geste du xive siècle, éd. N. Laborderie, 2 vol., Paris, Champion, 1991 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge, 17). Retour au texte

3 Édité dans Florent et Lyon. Wilhelm Salzmann: Kaiser Octavianus, éd. X. von Ertzdorff, U. Seelbach et Chr. Wolf, Amsterdam, Rodopi, 1993 (Internationale Forschung zur allgemeinen und vergleichenden Literaturwissenschaft, 4). Retour au texte

4 Une nouvelle édition est en cours de préparation par mes soins : cf. P. Di Luca, « Pour une première approche de Florent et Lyon. Source, histoire éditoriale et morphologie de la mise en prose », dans Le Roman français dans les premiers imprimés, dir. A. Schoysman et M. Colombo Timelli, Paris, Classiques Garnier, 2016 (Rencontres, 147 – Civilisation médiévale, 17), p. 59-79. Retour au texte

5 Il suffira de renvoyer au Dictionnaire des Lettres françaises, dir. G. Grente, Le Moyen Âge, dir. R. Bossuat, L. Pichard et G. Raynaud de Lage, édition entièrement revue et mise à jour, dir. G. hasenohr et M. Zink, Paris, Fayard, 1992 (Le Livre de Poche. Encyclopédies d’aujourd’hui), p. 450-452, qui reprend les références bibliographiques principales. Retour au texte

6 Fr. Suard, Guide de la chanson de geste et de sa postérité littéraire (xie-xve siècle), Paris, Champion, 2011 (Moyen Âge Outils et synthèse, 4), p. 259. Retour au texte

7 Fr. Suard, « Octavien, le nouveau Chevalier au lion », Littérales, t. 22, 1998, p. 61-74, cit. p. 61. Retour au texte

8 Oxford, Bodleian Library, ms. Hatton 100, fol. 1r° et 108r°. Retour au texte

9 Paris, BnF, ms. fr. 860, fol. 36v°. Retour au texte

10 Cf. à ce sujet les considérations de M. Picone, « Prose di romanzi : la nascita di un genere letterario », Rassegna europea di letteratura italiana, t. 9, 1997, p. 111-121, p. 117. Retour au texte

11 Octavian. éd. cit., v. 1-6, v. 4770-4774, v. 4783-4788. Retour au texte

12 Cf. à tout le moins les études classiques de Fr. Suard, « L’épopée française tardive », dans Études de philologie romane et d’histoire littéraire offertes à Jules Horrent à l’occasion de son soixantième anniversaire, dir. J.-M. D’Heur et N. Cherubini, Liège, Gedit, 1980, p. 449-460 ; Id., « La tradition épique aux xive et xve siècles », Revue des sciences humaines, t. 183, 1981, p. 95-107 ; Id., « L’originalité des épopées tardives », dans L’Épique : fins et confins, dir. P. Frantz (avec la collaboration de C. Cazanave, F. Jacob et P. Nobel), Besançon, Presses universitaires Franc-Comtoises, 2000 (Collection littéraire), p. 39-59. Cf. également W. Kibler, « La chanson d’aventures », dans Essor et fortune de la chanson de geste dans l’Europe et l’Orient latin. Actes du IXe Congrès international de la Société Rencesvals pour l’étude des épopées romanes. Padoue-Venise, 29 août-4 septembre 1982, 2 vol., Modène, Mucchi, 1984, t. 2, p. 509-551 ; B. Guidot, « Formes tardives de l’épopée médiévale », dans L’Épopée romane au Moyen Âge et aux temps modernes. Actes du XIVe Congrès International de la Société Rencesvals pour l’étude des épopées romanes. Naples, 24-30 juillet 1997, dir. S. Luongo, 2 vol., Naples, Federiciana Editrice Universitaria, 2001 (Fridericiana varia, 6), t. 1, p. 579-610 ; Cl. Roussel, « Le mélange des genres dans les chansons de geste tardives », dans Les chansons de geste. Actes du XVIe Congrès International de la Société Rencesvals pour l’étude des épopée romanes. Granada, 21-25 juillet 2003, dir. C. Alvar et J. Paredes Núňez, Granada, Universidad de Granada, 2005 (Actas), p. 65-85. Retour au texte

13 Fr. Suard, « Les habits surprenants de la chanson de geste. À propos d’Othevien (ms. Oxford, Bodleian Library, Hatton 100) », dans De la Pensée de l’histoire au jeu littéraire. Études médiévales en l’honneur de Dominique Boutet, dir. S. Douchet, M.-P. Halary, S. Lefèvre, P. Moran et J.-R. Valette, Paris, Champion, 2019 (Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge, 127), p. 333-348, cit. p. 347-348. Retour au texte

14 Octavian. éd. cit., v. 20, v. 74. Retour au texte

15 Cf. Cl. Roussel, « L’automne de la chanson de geste », Cahiers de recherches médiévales, t. 12, 2005, p. 1-12, cit. p. 11 (en ligne). Retour au texte

16 Octavian. éd. cit., v. 690, v. 1463, v. 2064. Retour au texte

17 Ibid., v. 3267, v. 3481, v. 3817. Retour au texte

18 Ibid., v. 1164, v. 1208. Retour au texte

19 M. A. Aragón Fernández et J. M. Fernández Cardo, « Les traces des formules épiques dans le roman français du xiiisiècle : le combat individuel », dans Essor et fortune de la chanson de geste, t. 2, p. 435-463, cit. p. 463. Cf. Id., El estilo formulario en la epica y en la novela francesas del siglo XIII, Oviedo, Universidad de Oviedo, 1985. Retour au texte

20 D. James-Raoul, « La poétique de la lettrine dans Le Roman de Silence », Cahiers de recherches médiévales, t. 12, 2005, p. 1-15, cit. p. 1 (en ligne). La bibliographie sur ce sujet est très riche : il suffira de renvoyer à P. Rinoldi, « Confini di lassa, iniziali e lettrines nella tradizione della Chanson d’Aspremont », dans Codici, testi, interpretazioni. Studi sull’epica romanza medievale, dir. P. Di Luca et D. Piacentino, Naples, Photocity – Orientale University Press, 2015 (Linguistiche e Filologie), p. 23-44, qui cite les études principales. Retour au texte

21 Octavian. éd. cit., v. 50. Retour au texte

22 Ibid., v. 599. Retour au texte

23 Ibid., v. 325. Retour au texte

24 Ibid., v. 315. Retour au texte

25 Ibid., v. 1122. Retour au texte

26 Ibid., v. 71. Retour au texte

27 Les œuvres du cycle suivant celle d’Alberic de Pisançon sont versifiés à la façon des chansons de geste : la version poitevine anonyme est en laisses de décasyllabes, tandis que celle d’Alexandre de Bernay est en laisses d’alexandrins, d’où ce vers prend le nom. Selon A. Roncaglia, « L’Alexandre d’Alberic de Pisançon et la séparation entre chanson de geste et roman », dans Chanson de geste und höfischer Roman. Heidelberger Kolloquium 30 Januar 1961, Heidelberg, Carl Winter-Universitätsverlag, 1963 (Studia Romanica, 4), p. 37-52, la fidélité du cycle d’Alexandre à la versification épique est « la marque extérieure de l’ancienneté de sa matière, la dernière conséquence du fait que cette matière connut la dignité littéraire du poème narratif à une époque antérieure à la séparation [formelle] entre chanson de geste et roman » (p. 51-52). Cf. également O. Collet, « La jeunesse d’Alexandre », dans Mélanges de philologie et de littérature offerts à Michel Burger, dir. J. Cerquiglini-Toulet et O. Collet, Genève, Droz, 1984 (Publications romanes et françaises, 208), p. 321-332. Retour au texte

28 Cf. A. Roncaglia, « L’Alexandre d’Alberic de Pisançon ». Retour au texte

29 A. Fassò, « L’ottosillabo, verso epico », dans Gioie cavalleresche. Barbarie e civiltà fra epica e lirica medievale, Roma, Carocci, 2005 (Biblioteca medievale. Saggi, 19), p. 71-110. Retour au texte

30 Wace, Le Roman de Rou, éd. A. J. Holden, 3 vol., Paris, Picard, 1970-1973 (Publications de la Société des anciens textes français). Retour au texte

31 L. Mathey-Maille, « De l’alexandrin à l’octosyllabe : les hésitations de Wace dans le Roman de Rou », dans Poétiques de l’octosyllabe, dir. D. James-Raoul et Fr. Laurent, Paris, Champion, 2018 (Colloques, congrès et conférences sur le Moyen Âge, 25), p. 143-152, cit. p. 146. Retour au texte

32 Toutes ces hypothèses sont bien résumées, avec des renvois bibliographiques, dans l’étude de L. Mathey-Maille, « De l’alexandrin à l’octosyllabe ». Retour au texte

33 Le roman de Partonopeu de Blois, éd. O. Collet et P.-M. Joris, Paris, Librairie générale française, 2005 (Le livre de poche, 4569 – Lettres gothiques), v. 12117-12123. Retour au texte

34 J. Cerquiglini-Toulet, « La question de l’alexandrin au Moyen Âge », dans Formes strophiques simples / Simple Strophic Patterns, dir. L. Seláf, P. Noel Aziz Hanna et J. van Driel, Budapest, Akadémiai Kiadó, 2010 (Poetica et metrica, 1), p. 59-72, cit. p. 63. Les précédentes explications de ce changement sont résumées par C. Gîrbea, « L’emploi de l’octosyllabe et l’hybridité métrique dans le roman de Partonopeu de Blois », dans Poétiques de l’octosyllabe, p. 229-241, p. 230-231, qui à son tour en propose une, toutefois très peu convaincante. Retour au texte

35 Cf. E. W. Poe, « The Sultan’s Salutz in the Continuation of Partenopeu de Blois », dans « Moult a sans et vallour ». Studies in Medieval French Literature in Honor of William W. Kibler, dir. M. L. Wright, N. J. Lacy et R. T. Pickens, Amsterdam, Rodopi, 2012 (Faux Titre, 378), p. 315-324. Retour au texte

36 Sur la diffusion de la légende en France, cf. Ph. Ménard, « La légende d’Ami et Amile au xiie siècle : la chanson de geste et les traditions antérieures », Bien Dire et Bien Aprandre, numéro spécial, 1988 (Sur Ami et Amile. Colloque organisé par le Centre d’études médiévales et dialectales de Lille III, le 14 novembre 1987, à Villeneuve-d’Ascq), p. 7-13. Retour au texte

37 Cf. les études recueillies dans Ami et Amile. Une chanson de geste de l’amitié, dir. J. Dufournet, Paris, Champion, 1987 (Unichamp, 16). Retour au texte

38 Cf. T. E. Vesce, « Reflections on the Epic Quality of Ami et Amile : chanson de geste », Mediaeval Studies, t. 35, 1973, p. 129-145 ; J. Ribard, « Ami et Amile : une œuvre-carrefour », Memorias de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona, t. 21-22, 1990 (Actes du XIe Congrès international de la Société Rencesvals. Barcelone, 22-27 août 1988), p. 155-169. Retour au texte

39 J. Ribard, « Ami et Amile », p. 163. Retour au texte

40 L’œuvre demeure inédite : cf. les études de Cl. Roussel : « “Dérimer” ou “re-rimer” : le cas singulier de Lion de Bourges », dans « Par deviers Rome m’en revenrai errant ». XXe Congrès international de la Société Rencesvals pour l’étude des épopées romanes, dir. M. Careri, C. Menichetti et M. T. Rachetta, Rome, Viella, 2017, p. 335-346 ; Id., « Lion de Bourges (BnF, fr. 351), une mise en prose en octosyllabes ? », dans Poétiques de l’octosyllabe, p. 173-188. Retour au texte

41 R. Trachsler, Disjointures – Conjointures : étude sur l’interférence des matières narratives dans la littérature française du Moyen Âge, Tübingen – Basel, A. Francke, 2000 (Romanica Helvetica, 120), p. 167. Retour au texte

42 Cl. Roussel, « Lion de Bourges », p. 175. Retour au texte

43 Fr. Suard, « Les habits surprenants », p. 348. Retour au texte

44 Pour un aperçu général du cycle cf. R. Bossuat, « Le roi Dagobert héros de romans du Moyen Âge », Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, t. 108, 1964, p. 361-367 ; Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. xcviii-cv. Retour au texte

45 M. Maulu, « Les péripéties du premier empereur romain : du Romanz d’Othevien (XIIIe s.) à l’Othovien en prose (XVe s.) », dans Augustus Through the Ages : Receptions, Readings and Appropriations of the Historical Figure of the First Roman Emperor, dir. P. Assenmaker, M. Cavagna, M. Cavalieri et D. Engels, Bruxelles, Latomus (sous presse). Retour au texte

46 R. Bossuat, « Florent et Octavien, chanson de geste du xive siècle », Romania, t. 73, 1952, p. 289-331, cit. p. 330. Retour au texte

47 Octavian. éd. cit., v. 1, v. 75, v. 76. Retour au texte

48 Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, p. cxxvii-clv. Retour au texte

51 Cf. l’analyse menée par A. Fasso, « L’ottosillabo, verso epico », p. 100-105. Retour au texte

52 R. Bossuat, « Florent et Octavien, chanson de geste du xive siècle », Romania, t. 73, 1952, p. 289-331 (p. 330). Retour au texte

53 L. Theis, Dagobert, un roi pour un peuple, Paris, Fayard, 1982, p. 103. Retour au texte

54 Florent et Octavien, éd. cit., t. 1, v. 1, v. 5-6. Retour au texte

55 P. Di Luca, « Florent et Lyon », dans Nouveau répertoire des mises en prose (xive-xvie siècle), dir. M. Colombo Timelli, B. Ferrari, A. Schoysmann et Fr. Suard, Paris, Classiques Garnier, 2014 (Textes littéraires du Moyen Âge, 30 – Mises en prose, 4), p. 239-244 ; Id., « Pour une première approche de Florent et Lyon ». Retour au texte

56 M. Marchal, « Réflexions sur le remaniement d’une chanson de geste connu uniquement par des imprimés : le cas de Florent et Lyon, mise en prose du Roman d’Othevien », dans Les Lettres médiévales à l’aube de l’ère typographique, dir. R. Adam, J. Devaux, N. Henrard, M. Marchal et A. Velissariou, Paris, Classiques Garnier (Rencontres Civilisation médiévale)(à paraître). Retour au texte

57 M. Marchal, « La tradition orale dans Florent et Lyon, translation de ryme en prose du roman d’Octavian », dans « Uns clers ait dit que chanson en ferait ». Mélanges de langue, d’histoire et de littérature offerts à Jean-Charles Herbin, dir. M.-G. Grossel, J.-P. Martin, L. Nys, M. Ott et Fr. Suard, 2 vol., Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2019 (Texte en contexte, 6), t. 2, p. 505-514, cit. p. 514. Retour au texte

60 Octavian. éd. cit., v. 3318, v. 5354. Retour au texte

63 A. Combes, « L’emprise du vers dans les mises en prose romanesques (xiiie-xve siècle) », dans Le Moyen Âge par le Moyen Âge, même. Réception, relectures et réécritures des textes médiévaux dans la littérature française des xive et xve siècles, dir. L. Brun, S. Menegaldo, A. Bengtsson et D. Boutet, Paris, Champion, 2012 (Colloques, congrès et conférences sur le Moyen Âge, 13), p. 115-140, cit. p. 126. Retour au texte

64 Cf. à ce sujet les remarques de D. James-Raoul et Fr. Laurent dans l’avant-propos de Poétiques de l’octosyllabe, p. 7-19, et surtout l’étude, dans le même volume, de J.-C. Mühlethaler, « La prose au rythme de l’octosyllabe. Réflexions autour de la “ couleur de mesure”, de Guillaume de Machaut à Jean Molinet », p. 189-207. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Paolo Di Luca, « De l’octosyllabe à la prose, en passant par l’alexandrin : les différentes formes de la geste d’Othevien », Bien Dire et Bien Aprandre, 34 | 2019, 29-48.

Référence électronique

Paolo Di Luca, « De l’octosyllabe à la prose, en passant par l’alexandrin : les différentes formes de la geste d’Othevien », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 34 | 2019, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/562

Auteur

Paolo Di Luca

Università di Napoli Federico II

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