Mettre en pratique l’escrime des glossateurs de Johannes Liechtenauer à l’aide de la Convention des Joueurs d’Épées

DOI : 10.54563/bdba.670

p. 219-234

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À l’heure de mettre par écrit ce qui a d’abord été conçu sous la forme d’une démonstration commentée, je ne peux que mesurer la gageure que représente cet exercice. En effet l’objet premier de cet article est de proposer une présentation sommaire du système d’escrime décrit par les glossateurs de Johannes Liechtenauer, tel que nous l’interprétons actuellement au REGHT1. Ce corpus comprend quatre manuscrits datés entre 1450 et 15192, constitués d’autant de gloses, c’est-à-dire de commentaires, d’un même poème original (Zettel) attribué au maître éponyme de cette tradition3.

Il me faut donc tenter d’exprimer par écrit l’interprétation que nous faisons d’un système d’interaction gestuelle, dont nous gardons la trace précisément parce que ce dernier a été primitivement codifié et couché sur le vélin, il y a près de six siècles4. Or si, d’une part, la feuille de papier peine à contenir l’essence d’un geste, d’autre part, le cerveau s’approprie mal un savoir-faire pratique par des voies aussi abstraites. L’auteur de la première glose liechtenauerienne5 semble partager ce constat : « En outre, sache et retiens que tout ce que l’on peut dire, écrire ou exposer sur l’escrime n’est jamais aussi précis et significatif que ce que l’on peut montrer et indiquer avec la main6 ». En résumé, l’écueil de cette démarche serait de ne rien offrir d’autre qu’une glose supplémentaire aussi hermétique que les précédentes.

C’est donc par souci de clarté que la grille de lecture que nous exposons ici ne reprend pas la structure originelle de la glose de Johannes Liechtenauer7. Notre ambition est donc d’offrir, tant aux curieux qui découvrent le sujet qu’aux initiés expérimentant déjà cette source, les moyens de se repérer dans la globalité du système d’escrime liechtenauerien. Nous espérons d’autre part permettre à chacun d’appréhender la manière dont la Convention des Joueurs d’Épées8 s’applique concrètement au corpus liechtenauerien et constitue un outil particulièrement adapté à l’expression du meilleur compromis entre le caractère historique et ludique dans le cadre d’une pratique contemporaine de l’épée longue.

Il s’agit d’une présentation synthétique de l’interprétation développée au REGHT essentiellement d’une part grâce au travail de transcription, de traduction et d’expérimentation initié par Pierre-Henry Bas, fondateur de l’association. Cette conception doit également beaucoup à l’effort pragmatique et pédagogique de déconstruction/reconstruction proposé par Hadrien Rouchette dans le cadre de ses activités d’instructeur au sein de notre association entre 2013 et 2015. Par conséquent, il ne faut absolument pas y chercher une restitution exhaustive du panel technique décrit dans le corpus liechtenauerien9, même si nous espérons néanmoins parvenir à donner un aperçu de la richesse technique et de la finesse tactique déployées dans cette source.

Ouvertures et gardes

On pourrait résumer ainsi de manière triviale le principe de toute escrime : « toucher son adversaire sans être touché ». L’escrime de Johannes Liechtenauer ne semble pas échapper à ce paradigme. Encore faut-il savoir où atteindre son adversaire. Les glossateurs définissent ainsi quatre ouvertures (Blössen) structurées par deux axes. Le premier sépare les deux ouvertures hautes, situées au-dessus de la ceinture, des deux ouvertures basses placées en-dessous. Le second scinde le corps latéralement par le milieu, entre ouvertures gauche et droite. Ce qui nous donne finalement bien quatre ouvertures, une première en haut à droite, une deuxième en haut à gauche, une troisième en bas à droite et enfin une dernière en bas à gauche.

Il est donc recommandé au tireur qui souhaite toucher son adversaire de chercher à atteindre l’une de ces quatre ouvertures : « Lorsque tu viens à l’homme avec l’approche, si tu veux le combattre avec justesse, alors tu dois sous aucun prétexte frapper l’épée, mais tu dois au contraire atteindre les quatre ouvertures »10.

Paradoxalement, c’est relativement tardivement dans le texte que les glossateurs nous donnent les moyens de défendre ces ouvertures, en décrivant les quatre principales postures (Leger) ou gardes11.

Ces différentes gardes constituent en premier lieu une position défensive, où au moins l’une des quatre ouvertures définies précédemment est protégée. L’orientation de l’extrémité de l’arme va permettre d’en distinguer deux types : gardes menaçantes, lorsque la pointe de l’arme est tendue vers l’adversaire, et gardes d’attente ou d’appel, lorsque la menace de l’estoc s’éloigne, soit que la pointe touche terre, soit qu’elle soit dressée vers le ciel. En croisant ce critère avec celui de la hauteur des ouvertures, on obtient donc bien quatre gardes réparties selon le classement suivant :

Tableau 1.

Tableau 1.

Correspondance entre les ouvertures (Blössen) et les principales gardes (Leger)

Pour être véritablement complet, il faudrait juxtaposer à ces deux critères, celui, essentiel, de la latéralité, qui double donc le nombre de gardes, passant de quatre à huit.

En aucun cas, la station dans l’une de ces postures défensives ne suffit à garantir l’invulnérabilité de celui qui se tient en garde. Par définition, si l’une des ouvertures est correctement gardée, les trois restantes demeurent accessibles. On comprend donc que l’escrime est une activité dynamique, où il est formellement déconseillé au tireur de demeurer immobile dans la même garde.

Lorsque tu viens à l’homme avec l’approche, alors tu ne dois pas rester sans bouger avec ton épée et attendre son coup jusqu’à ce qu’il te frappe. Sache que tous les combattants qui surveillent ainsi les coups des autres et ne veulent rien faire d’autre que parer, ceux-là ne pourront se réjouir que peu de l’Art lorsqu’ils seront frappés.

Mais la fonction des gardes dans l’escrime liechtenauerienne ne se limite pas au seul cadre défensif et chaque action offensive est finalement balisée par le passage d’une garde à une autre, comme nous le verrons par la suite.

Vulnérants : principe mécanique et notion d’armement

Liechtenauer et ses glossateurs définissent trois vulnérants distincts, c’est-à-dire trois manières différentes d’atteindre l’ouverture de l’adversaire. Le premier est la taille, ou coup de taille (Haw), c’est-à-dire un coup porté avec l’un des taillants, à savoir l’un des tranchants de la lame. Le deuxième, l’estoc (Stich), consiste à atteindre l’ouverture de l’adversaire à l’aide de la pointe. Enfin le dernier vulnérant, l’entaille (Schnitt), s’applique en pressant fortement l’un des tranchants dans un mouvement de va-et-vient allant indifféremment du fort de l’arme à son faible, c’est-à-dire respectivement la partie de la lame située près de la garde, et celle s’approchant de la pointe.

Le corpus technique dont nous disposons, comme sa mise en contexte, nous montre que si sa mise en pratique s’inscrit principalement dans un contexte ludique (avec armes neutralisées, règles formelles, sanction des blessures, jugement par un tiers), l’efficacité potentielle du geste reste un impératif prépondérant. Aussi il ne suffit pas de contrefaire de manière schématique et incomplète le principe mécanique du vulnérant, mais il s’agit bien de simuler le geste accompli. En d’autres mots, la finalité du vulnérant ne se limite pas à toucher l’adversaire, mais c’est l’efficacité du geste, parfois devenue purement virtuelle car insérée dans un contexte ludique, qui compte.

Ainsi le coup de taille le plus commun, dénommé coup de haut (Oberhaw), se doit pour être armé de partir d’une garde haute, typiquement depuis la garde du jour (vom Tag) et doit s’achever dans une garde basse opposée, par exemple la charrue (Pflug). Le passage d’une garde à l’autre, associé à une action dynamique portée par un déplacement, garantit ainsi l’armement nécessaire pour rendre l’action suffisamment lisible dans un cadre ludique, et en même temps potentiellement efficace dans un contexte plus violent.

Ce principe d’armement se retrouve sous une autre forme pour l’estoc, où l’achèvement du geste dans l’une des quatre suspensions (Hengen, c’est-à-dire l’une des deux gardes menaçantes à gauche ou à droite), les bras nécessairement raccourcis, permet dans un contexte de jeu de mieux contrôler le risque de blessure tout en exprimant sans équivoque l’efficacité ici contenue de ce vulnérant. L’une des manières les plus appropriées d’utiliser l’estoc est d’effectuer une rotation (Winden), c’est-à-dire de venir se poster dans l’une des quatre suspensions (Hengen) après un premier contact depuis une autre suspension ou depuis la position de la longue pointe (Langen Ort).

Enfin la notion d’armement est également présente pour le dernier vulnérant, l’entaille qui est validée par ce mouvement d’aller et retour opéré par pression continue de l’arme sur l’ouverture visée, depuis le fort, c’est-à-dire la partie de la lame s’approchant de la garde, jusque son faible, la partie avoisinant la pointe, ou inversement.

Au-delà de ces différences dans le principe gestuel à l’œuvre à travers chacun de ces vulnérants, on peut identifier certains paramètres d’exécution qui semblent déterminants dans la réussite de ces actions.

Gestion de l’espace : distance et déplacements

Distance

Bien qu’elle n’apparaisse qu’en filigrane dans le corpus liechtenauerien, la gestion de la distance de combat, inhérente à toutes pratiques martiales, reste fondamentale pour cette escrime. À travers la glose liechtenauerienne, il semble ainsi que l’on puisse définir trois types de distance :

La distance d’approche (Zufechten), où les deux tireurs sont placés de telle manière que ni l’un ni l’autre ne peut atteindre l’ouverture de son adversaire sans s’avancer. Durant cette phase d’approche, les deux escrimeurs vont changer de garde et se tourner autour de façon à entrer dans la distance de l’adversaire en cherchant à atteindre l’ouverture de la manière la plus avantageuse. Dans ce contexte, l’utilisation des gardes d’appel peut constituer une sorte d’invitation. On cherche à faire venir l’adversaire vers une ouverture bien dégagée, afin de mieux le surprendre par un contre sur une action que l’on a pu anticiper.

La distance de travail (Arbait), dans laquelle les deux adversaires sont susceptibles de s’atteindre au moyen d’un estoc ou d’une taille. Cela correspond à une distance optimisée pour ce type d’action, qui, si on la réduit, de confortable en devient gênante pour l’auteur de l’attaque. Si, à l’inverse, on s’en éloigne, soit que l’attaquant ait mal évalué celle-ci, soit qu’il ait été trompé, l’attaque échoue et tombe alors dans le vide.

Enfin on parle de distance de lutte (Ringen), lorsque les deux adversaires sont trop proches pour utiliser sans gêne les techniques de taille ou d’estoc. Dans ce cas, l’une des meilleures options est d’entrer en lutte12 dans le but soit de désarmer l’adversaire soit de l’amener au sol. C’est également à cette distance proche que l’on peut déployer le troisième et dernier vulnérant, l’entaille, qui s’effectue en s’approchant de l’adversaire.

La partie de l’arme employée pour chacun de ces vulnérants s’avère également corrélée à la notion de distance. Ainsi l’exécution des entailles nécessite une distance courte, ce qui appelle l’utilisation du fort de l’arme, c’est-à-dire la partie de la lame se rapprochant de la garde. Au contraire, la taille et l’estoc, qui se réalisent depuis une distance plus longue, s’exécutent respectivement avec le faible de l’arme et avec la pointe.

Déplacements

Parvenir à la bonne distance d’exécution implique la maîtrise des déplacements. L’enjeu de ce prérequis est d’autant plus important qu’à chaque vulnérant est associé un déplacement qui conditionne sa réussite. Les gloses de Liechtenauer nous enseignent par exemple que chaque coup de taille s’accompagne nécessairement d’un déplacement latéral du côté de la cible visée :

Si tu veux combattre avec force, comprends bien ceci, lorsque tu te tiens avec le pied gauche devant et que tu tailles depuis le côté droit, alors c’est une mauvaise frappe, si ton côté droit reste derrière. C’est pourquoi la taille est trop courte et qu’elle n’a pas pu terminer sa trajectoire correctement sur le côté droit. […] Lorsque tu tailles depuis ton côté droit, tu dois toujours suivre la taille avec le côté droit.

Pour l’estoc, le déplacement reste nécessaire bien que plus difficile à décrire. Il s’agit alors d’opérer le déplacement qui permette d’atteindre l’une des ouvertures non gardées de l’adversaire, tout en finissant son mouvement dans l’une des quatre suspensions (hengen), et en maintenant sa lame entre son corps et l’arme adverse. Enfin pour l’entaille, il s’agit d’accompagner le mouvement d’aller-retour de la lame par le déplacement adéquat.

Ce principe de déplacement ne se cantonne pas au seul contexte des vulnérants. À l’inverse, en situation défensive, le tireur menacé par un coup de taille sur l’une de ses ouvertures découvertes, ne rend sa parade efficace qu’en effaçant la cible visée par un déplacement latéral, qui consiste à avancer le pied arrière du côté opposé à la menace, et reculer la jambe avant. Ainsi, se faisant, non seulement le défenseur soustrait l’ouverture visée, mais en outre, la couvre en revenant en garde.

Ce principe associé à la latéralisation des ouvertures fait de l’escrime liechtenauerienne une escrime fondamentalement circulaire, à l’opposé de l’escrime linéaire développée dans le contexte olympique, aujourd’hui abondamment médiatisé, au point qu’il est difficile dans notre imaginaire collectif de se représenter un autre type d’escrime.

Temps et initiative

À côté de la gestion spatiale, le concept de temps, sans être non plus particulier à l’escrime liechtenauerienne, apparaît néanmoins comme indispensable pour l’appréhender. Cette approche du temps peut être envisagée de prime abord comme absolue. Une action pour être finalisée avec succès doit s’inscrire dans le bon temps, c’est-à-dire dans la bonne fenêtre temporelle. Cette réalité s’illustre par exemple avec l’action de parade (Versetzen). Il est ainsi déconseillé à l’escrimeur qui doit se défendre d’un coup de taille d’exécuter son geste de parade trop précocement, car dans ce cas, l’adversaire changera l’ouverture initialement visée. Dans tous les cas, il ne lui faut pas trop tarder à agir, au risque que son action de parade intervienne après que le coup a atteint sa cible. Il doit donc intercepter de manière dynamique la taille de son opposant dans un intervalle de temps réduit.

C’est une perception du temps plus pertinente, car fondée en rapport avec l’action de l’adversaire, qui se fait jour grâce aux concepts d’Avant (Vor) et d’Après (Nach). Ainsi les glossateurs de Liechtenauer considèrent que si l’un des deux tireurs se décide à attaquer son adversaire, il prend alors l’avant (Vor). Dans ce cas son opposant ne peut ignorer cette attaque, il est contraint d’endosser le rôle du défenseur. Il est alors dans l’Après (Nach), et doit temporiser les attaques de l’autre joueur par des parades. L’agent, c’est-à-dire le tireur qui a pris l’avant (Vor), peut alors enchaîner les coups de taille aux quatre ouvertures, jusqu’à déborder la défense de son opposant. En prenant l’initiative, l’attaquant dispose d’un avantage considérable pour mettre en œuvre cette tactique. Il conserve la maîtrise du temps, et impose son propre rythme au défenseur, qui n’a d’autre choix que de se calquer sur ce tempo.

De manière générale, si les deux tireurs décident d’attaquer simultanément, parce qu’ils n’ont pas une bonne lecture de l’initiative, ils prennent le risque inconsidéré de subir une touche, sans être certain du succès de leur propre attaque. Il est donc recommandé à l’escrimeur prudent d’accepter le cas échéant de devenir patient, c’est-à-dire de prendre l’Après (Nach), plutôt que de courir le risque de la double-touche. Mais, pour le joueur qui endosse le rôle du patient, cette temporisation ne peut se concevoir que de manière provisoire, au risque de se voir submergé s’il se contente de rester dans l’expectative. En acceptant l’Après (Nach), son objectif réel, au-delà de se préserver à court terme des attaques répétées de l’agent, est de conquérir l’Avant (Vor) et ainsi de renverser l’initiative. Pour ce faire, il peut ainsi puiser dans un panel de techniques variées, que nous désignons par commodités comme « reprises d’initiative ».

L’une d’entre elles, appelée poursuite (Nachraisen), consiste à tromper la distance de l’agent, de manière à faire tomber son coup de taille dans le vide, afin d’exploiter l’ouverture ainsi créée. Une autre possibilité est d’utiliser le coup tordu (Krumphaw), de façon à chasser la frappe adverse par le dessus en rabattant l’arme vers le sol et profiter de l’opportunité ainsi ménagée pour envoyer une frappe expéditive simplement en croisant ou en décroisant les mains. Les deux reprises d’initiative ici sommairement présentées n’ont aucun caractère exclusif. Elles prennent place dans un contexte artificiel où, pour les besoins de l’exposé, l’estoc est absent. Elles ont également en commun de se composer de deux temps, le premier étant celui de l’interception, le second celui de la riposte. Il reste possible, même en restant focalisé sur le jeu de taille, de reprendre l’initiative en une seule action. C’est l’un des emplois qui nous est proposé, par les glossateurs de Liechtenauer, du coup transversal (Zwerchhaw). Ce coup de taille permet ainsi de répondre à un coup de haut (Oberhaw) par une frappe horizontale donnée en se rapprochant de l’adversaire par le côté, tout en captant simultanément la taille adverse dans sa propre garde. Cette situation nous permet d’illustrer un troisième concept temporel capital du système d’escrime Liechtenauerien, celui d’entre-temps13 (Indes). L’escrimeur qui perd l’Avant (Vor), par une reprise d’initiative opérée à l’aide d’un coup transversal (Zwerchhaw), doit réagir instantanément et transformer dans l’entre-temps (Indes) son attaque initiale en geste de parade, s’il ne veut pas subir de touche.

Ainsi, même avec un bagage technique limité aux seuls coups de taille, le jeu déployé ici trouve déjà tout son intérêt dans la mesure où, dynamisé par les échanges d’initiative multiples, son issue ne semble pas conditionnée au simple fait de prendre l’Avant (Vor) à n’importe quel prix.

Sentiment du fer et conflit

Jusqu’ici nous avions volontairement laissé de côté l’estoc. Une autre manière de reprendre l’initiative contre un coup de taille est d’introduire une menace d’estoc. Cela peut intervenir soit tout simplement après une parade (Versetzen) immédiatement suivie d’un estoc, soit directement par un type de parade plus agressif, appelé écarté (Absetzen), qui consiste à arrêter le coup de taille adverse tout en dirigeant dans le même temps la pointe vers l’une des ouvertures de l’adversaire. Une autre possibilité pour l’agent est d’utiliser le coup de la colère (Zornhaw), qui n’est rien d’autre qu’un coup diagonal et énergique, donné en réponse à un coup de haut (Oberhaw), et qui permet d’insérer sa menace de pointe. L’agent, qui se voit interposer une pointe à sa tentative d’attaque ne peut en aucun cas l’ignorer sans lui-même se faire estoquer. Il perd alors nécessairement l’initiative et doit aviser cette nouvelle menace. Celui qui reprend ainsi l’initiative doit encore concrétiser cet avantage. Pour ce faire, il lui faut rester particulièrement attentif à la réaction de son adversaire devant la menace d’estoc. Un moyen pour y parvenir est d’analyser la pression que met le défenseur sur la lame dans sa parade. C’est ce que les sources désignent sous le terme de « sentiment » (Fühlen).

Ainsi en réponse à un estoc depuis l’une des suspensions basses, celui qui désormais tient le rôle de patient a trois réactions défensives possibles : la première est une parade molle (Waich), déclenchant chez l’agent une manœuvre spécifique, la mutation (Mutieren). En tournant le faux taillant contre le fer adverse et en ramenant la garde vers le faible de l’arme de l’opposant, elle permet de passer la pointe par-dessus l’autre lame et ainsi de trouver l’ouverture. Si la défense du patient est plus ferme (Hert) et que ce dernier ne laisse aucune place à la ligne d’estoc initialement envisagée, l’agent peut alors exploiter l’ouverture extérieure, en insérant par une rotation (Winden) sa pointe dans l’espace laissée libre entre le corps et l’arme de l’adversaire. Enfin, le patient, suite à l’effet de surprise et quelque peu gagné par la panique, peut être tenté de repousser la pointe de toutes ses forces. En ce cas, le signal envoyé par le patient est tel, qu’il permet à l’agent de quitter le contact du fer, en effectuant un détachement (Abnehmen), c’est-à-dire en donnant un coup de taille à l’ouverture la plus proche, en passant par-dessus la pointe adverse. À chaque situation de liement (Binden), les sources nous affirment que le prétendant au titre de maître de l’épée doit être en mesure de ressentir (Fühlen) au contact du fer, la réaction de son adversaire et d’agir entre-temps (Indes) en conséquence.

Mais que faire à la place du patient en telle situation ? Celui qui est contraint à la défense va se retrouver confronté à une situation analogue à la précédente. S’il repousse trop violemment la pointe, il va créer une nouvelle ouverture pour un coup de taille fulgurant, détachement (Abnehmen) ou transversal (Zwerchhaw). S’il est trop mou (Waich) au fer, il s’expose à la mutation et s’il est trop ferme (Hert) à une rotation (Winden) par l’extérieure. Le meilleur parti pris pour le patient est de feindre de laisser l’ouverture dégagée pour inviter l’agent à pousser son estoc, et capter au dernier moment par une rotation (Winden) la pointe de l’arme adverse, afin d’insérer la sienne à l’ouverture laissée libre. De cette manière, le patient inverse les rôles en reprenant l’avant (Vor), et a minima menace désormais l’opposant d’un estoc. Cette phase désignée sous le terme de bataille (Krieg), constitue un jeu relativement autonome rythmé par les rotations successives (Winden) des deux opposants, tant que ces derniers restent déterminés à jouer au fer. Mais à tout moment, le patient, en accentuant volontairement ou non la pression de sa parade, est susceptible de déclencher un coup de taille, qui peut aboutir à revenir à un jeu de frappe.

À ce stade de notre exposé, nous disposons d’un jeu bien défini pour le coup de taille, un autre pour l’estoc, avec la possibilité à tout instant de basculer de l’un à l’autre. Mais où placer alors dans ce schéma notre troisième vulnérant, l’entaille ? Sa distance d’exécution étant considérablement plus courte, son utilisation est conditionnée à des tactiques plus élaborées qui nécessitent de couvrir son approche. L’utilisation du doublement (Duplieren) peut parfaitement jouer ce rôle. Cette manœuvre consiste à venir tailler l’adversaire après une première parade, plutôt ferme, en passant à l’extérieur dans l’espace laissé libre entre le patient et son arme. Il s’agit de prendre appui sur l’arme de l’adversaire pour lui tourner le taillant au visage tout en levant les bras. Cette frappe qui peut suivre un coup de haut n’est peut-être pas suffisamment armée pour être considérée comme valide, mais elle permet néanmoins de créer une situation idéale pour placer une entaille au visage.

Les coups secrets et les feintes

Pour compléter ce trop bref tour d’horizon de l’escrime liechtenauerienne, il nous faut évoquer ici ne serait-ce que succinctement les cinq coups secrets (Verporgenhaw). Il s’agit cette fois d’un trait pleinement original du corpus liechtenauerien, dont la valeur est soulignée par la place particulière donnée par les auteurs à la description de ces techniques. Trois de ces coups secrets ont déjà été sommairement abordés plus haut dans ces lignes. Le coup tordu (Krumphaw) a ainsi été présenté comme une reprise d’initiative en deux temps, le transversal (Zwerchhaw) comme une autre reprise d’initiative en un temps, le coup de la colère (Zornhaw) comme permettant de passer du jeu de frappe au jeu de pointe. Il faut bien garder à l’esprit que l’emploi de ces techniques dans les contextes précis décrits plus hauts ne représente qu’un aspect particulier d’un concept bien plus vaste, qu’il ne m’appartient pas de décrire ici intégralement. Leur désignation au xvie siècle sous le terme de Maître-coup (Meisterhaw) met en avant une fonction pédagogique14. À partir des situations décrites avec ces Maître-coups, on peut en retenir par induction un principe général. Ainsi le coup de la colère (Zornhaw) sert de manière opportune à présenter concrètement le concept de sentiment (Fühlen).

Une autre manière d’envisager le rôle de cet ensemble nous est fourni par le recueil qui prévoit pour chacune des quatre gardes (Leger), un coup secret (Verporgenhaw) correspondant15, permettant de briser cette posture (Versetzen). D’où le danger de stationner trop longtemps dans la même garde.

À cette étape de notre exploration du recueil, on pourrait avoir l’impression quelque peu trompeuse d’une escrime certes logique16, mais très balisée, et quelque part trop prévisible. C’est sans compter deux éléments qui viennent enrichir considérablement ce schéma. D’une part il est possible pour les joueurs de construire des tactiques qui exploitent ce système logique afin d’amener l’adversaire à une action qui a été anticipée et qui est donc plus facile à contrer. Par exemple, un escrimeur qui subit la menace d’un estoc par un adversaire posté dans la garde du bœuf (Ochs), peut choisir délibérément de repousser exagérément cette pointe, afin de déclencher de la part de son adversaire la réaction attendue : un coup transversal (Zwerchhaw), dont il a déjà préparé le contre.

Tableau 2.

Tableau 2.

Correspondance entre les principales gardes (Leger) et les coups secrets (Verporgen Haw)

Enfin, à tout cela, s’ajoute d’autre part la feinte (Feler), qui vient amplement compliquer la lecture de l’action adverse. Par feinte, il faut entendre une attaque dont le succès est permis par une première action servant de leurre et destinée à provoquer une réaction de la part de l’opposant. Néanmoins l’attaque de première intention doit être suffisamment effective, de sorte qu’en l’absence de réaction au leurre de la part de l’opposant, celle-ci suffise. Si un tireur feint un coup transversal (Zwerchhaw) au côté gauche de son adversaire, alors que ce dernier est gardé à droite, on peut présumer qu’il cherchera à prendre la parade en fermant l’ouverture ainsi visée, ce qui permettra à l’agent de reporter immédiatement sa frappe de l’autre côté. En l’absence de réaction de la part du patient face à l’attaque initiale, l’agent n’a qu’à poursuivre sa première frappe et atteindre la cible gauche laissée découverte.

Conclusion

Cette présentation synthétique de notre interprétation du système d’escrime liechtenauerien comporte la plupart des éléments constitutifs de la convention de pratique dénommée Convention des Joueurs d’Épées que nous proposons.

Le principe des quatre ouvertures (Blössen) y permet de définir ce que sont les « zones valides », c’est à dire les cibles de l’adversaire qui constituent l’objectif à atteindre. Cela correspond à l’ensemble du corps, tête et bras compris, en excluant toutefois les mains et les parties des jambes situées au-dessous des genoux. À noter que ces deux dernières cibles ne sont pas prohibées pour autant. On admet simplement qu’atteindre celles-ci ne permet pas à l’un des tireurs d’emporter la victoire.

D’autre part, la notion d’armement associée au déplacement adéquat trace les contours du concept de « coup valide », qui constitue le deuxième fondement de la Convention des Joueurs d’Épées. Le succès de chaque vulnérant, c’est-à-dire de la manière valable d’atteindre une zone valide, est strictement conditionné par l’ensemble des critères suivants :

Tableau 3.

Tableau 3.

Définition du coup valide pour chaque vulnérant.

Pour achever notre définition de la Convention des Joueurs d’Épées, il ne reste plus qu’à exposer sa dernière composante : le principe de retraite (Abzug). Certes, ce concept ne figure pas explicitement dans le recueil liechtenauerien primitif. Cependant, il découle selon nous, naturellement, tant du principe d’initiative que de celui de distance. Si bien qu’on le retrouve plus tardivement, chez des auteurs comme Joachim Meyer qui prolongent cette tradition d’escrime au xvie siècle.

Maintenant le début, je l’appelle l’approche [zufechten]. C’est lorsque l’on s’approche vers l’adversaire que l’on a devant soi. Le milieu, je l’appelle l’ouvrage secondaire ou l’ouvrage manuel [handarbeit]. C’est quand on reste face à son adversaire dans le liement ou plus loin dans son ouvrage et qu’on le presse agilement. La fin, je l’appelle la retraite [abzug]. C’est la façon dont le combattant doit tailler au loin de son adversaire sans dommage.17

En outre, si dans le cadre de cette communication, nous nous sommes essentiellement reposés sur une analyse interne de la glose liechtenauerienne pour fonder le principe de retraite et donc celui de « venue », les sources contextuelles, tout aussi importantes, définies et étudiées dans la communication de P.-H. Bas semblent bien corroborer notre proposition.

L’idée est que le tireur qui souhaite gagner un assaut doit non seulement parvenir depuis l’approche (Zu Fechten) à entrer dans la distance correspondant au vulnérant qu’il choisit d’utiliser (travail : Arbait ou lutte : Ringen), le tout afin de donner un coup valide dans une zone valide. Mais on attend également de ce dernier qu’il effectue convenablement sa retraite (Abzug), c’est-à-dire qu’il se doit de ressortir de cette distance sans se prendre de coup valide en retour. S’il arrive à opérer avec succès l’ensemble de ces actions, à savoir, donner un coup valide sur une surface valide en effectuant une retraite, il réussit ce que l’on appelle une « venue » et emporte ainsi l’avantage sur son adversaire. Grâce à ce procédé, le tireur qui souhaite emporter sa « venue » doit faire preuve non seulement de sa bonne gestion de la distance, mais le contraint également au respect de l’initiative (Avant : Vor et Après : Nach), au risque de voir ses efforts pour toucher l’adversaire anéantis par une riposte.

Si cette dernière se concrétise par un coup valide sur une surface valide, l’arbitre déclare la tentative de « venue » de l’assaillant nulle. L’arbitrage demeure incontournable pour fluidifier les situations rendues confuses par le non-respect de l’un ou l’autre de ces préceptes. En ce cas, la consigne « jouez » peut suffire à faire prendre conscience aux tireurs que l’un des impératifs pour marquer la venue a été négligé. Dans d’autres cas une riposte valide sur une attaque qui, pour une raison ou une autre ne l’est pas, si elle est accompagnée d’une retraite, permettra au joueur qui tenait le rôle du patient de marquer la « venue ». Conjugué à un arbitrage attentif, le principe de « venue » nous semble parvenir à réguler le problème de la double touche, tout en garantissant le meilleur compromis entre la lisibilité de l’action, le respect du corpus technique et le maintien de l’enjeu pour les deux opposants.

Notes

1 L’association REGHT (Recherche Expérimentation du Geste Historique et Technique), fondée en 2010, se consacre aux Arts Martiaux Historiques Européens (A.M.H.E.), c’est-à-dire à l’étude et la pratique de traditions martiales européennes éteintes à partir de sources historiques dans le cadre d’une activité physique moderne et sécurisée. Je remercie vivement nos deux joueurs d’épées, Anthony Quinet et Morgan Lombard, d’avoir rendu mes propos plus limpides par leur démonstration. Return to text

2 Cod. I.6.4°.3, conservé à l’Universitätbibliothek d’Augsburg, attribué à Juden Lew et daté de 1450. 44 A 8 (Codex 1449), conservé à la Biblioteca dell’Academica Nazionale dei Lincei e Corsiniana de Rome, attribué à Peter von Danzig, daté de 1452. Ms. I. 29 conservé à l’Universitätbibliothek de Salzburg, attribué à Johannes Von Speyer et daté de 1491, Ms C 487, conservé à la Sächsische Landesbibliothek, Dresden, attribué à Sigmund Schining Ein Ringeck, daté entre 1504 et 1519. Return to text

3 Si l’on veut bien admettre l’existence réelle de cette figure d’autorité, qui reste à prouver. Return to text

4 Un peu plus si l’on ajoute à notre corpus, le Ms.3227a, conservé au Germanisches Nationalmuseum de Nuremberg, attribué par convention à Hanko Döbringer, et qui pourrait dater de 1389. Return to text

5 L’usage concède le recours à ce néologisme pour qualifier le corpus textuel ou technique prenant pour référence la figure de Johannes Liechtenauer. Return to text

6 Ms. 3227a, f° 15r, traduction par l’ARDAMHE. Return to text

7 L’indispensable étude du contexte de rédaction de cette source, comme l’analyse de son organisation interne, ont déjà été réalisées avec beaucoup d’à-propos. Pierre-Alexandre Chaize, « Quand la pratique est logique. Clés de lecture pour aborder la tradition liechtenauerienne », dans L’Art chevaleresque du combat. Le maniement des armes à travers les livres de combat (xive-xvie siècles), éd. Daniel Jacquet, Neuchâtel, Éditions Alphil-Presses universitaires suisses, 2012, p. 43-61. Return to text

8 Outil développé au sein du REGHT pour la communauté des pratiquants d’A.M.H.E., visant à développer une pratique plus respectueuse de l’historicité et de la richesse des corpus techniques étudiés. Pierre-Henry Bas et Cyril Dermineur, « Introduction à la Convention des Joueurs d’Épées », dans Le Bulletin des A.MH.E., n°39, Avril 2016, http://www.ffamhe.fr/archivesNL/Bulletin_des_AMHE_04_2016.html, consulté le 10/04/2016. Voir l’article de Pierre-Henry Bas. Return to text

9 Pour le lecteur qui cherchera une présentation plus détaillée de ce système d’escrime, je renvoie à la présentation plus complète proposée par Pierre-Henry Bas dans le cadre de sa thèse. Cet exposé, qui s’appuie plus particulièrement sur l’œuvre de Paul Hector Mair, déborde largement du seul cadre de l’épée longue selon les glossateurs de Liechtenauer. Pierre-Henry Bas, « Partie II La théorie des armes », dans Pierre-Henry Bas, Le Combat à la fin du Moyen Âge et dans la première modernité : théories et pratiques, thèse de doctorat en histoire médiévale sous la direction de Bertrand Schnerb, Université Charles-de-Gaulle, Lille, 2015, p. 254-466. Return to text

10 Pendant longtemps, la traduction qui faisait référence était un document mis en ligne par l’ARDAMHE, association pionnière aujourd’hui dissoute. Intitulé « Tétraptyque », ce travail prenait la forme d’un tableau permettant de comparer d’un seul coup d’œil les textes des 4 gloses. Pour cette étude j’ai préféré la traduction encore inédite proposée par Pierre-Henry Bas de la glose attribuée à Jud (plus haut, Juden) Lew et reprise en 1542 par Paul Hector Mair dans son ouvrage De Opus Amplissimus Arte Athletica (conservé à la Sächsische Landesbibliothek, Dresden : Ms Dresden C 93, f° 84 r°-113 r°). Cette nouvelle traduction bénéficie en effet de l’éclairage que permet la comparaison des termes entre les versions latines et vernaculaires des œuvres de Paul Hector Mair. Return to text

11 D’autres gardes sont présentées par la suite dans le recueil : garde de la barrière (Schranck hut) décrite avec les pièces du coup tordu (Krumphaw), longue pointe (Langen Ort) mentionnée à plusieurs reprises dans les gloses, mais décrite seulemment dans les ultimes pages du recueil. Bien que ne protégeant aucune des quatre ouvertures, elle est considérée comme « la plus noble des défenses à l’épée ». Malgré leur présence dans le corpus aucune de ces gardes n’est comprise parmi les « quatre gardes à partir desquelles tu dois combattre ». Return to text

12 Par souci de synthèse, je ne peux détailler davantage cet aspect de l’escrime liechtenauerienne. Il faut cependant garder à l’esprit que la lutte au corps et aux bras entre pleinement dans le corpus technique de l’escrime proposée par les glossateurs. Return to text

13 Sur la différence entre la notion de simultanéité (Gleich) et entre-temps (Indes) voir : Pierre-Alexandre Chaize, op. cit., p. 56. Return to text

14 Voir à ce propos Pierre-Alexandre Chaize, op. cit., p. 50-51. Return to text

15 On remarque que le coup de la colère (Zornhaw) est exclu de cette catégorisation. Néanmoins ce coup secret trouve sa place dans le recueil comme moyen de liaison entre jeu de frappe et jeu de pointe. Return to text

16 Comme le stipule le titre du texte déjà cité proposé par Pierre-Alexandre Chaize. Return to text

17 Joachim Meyer, Gründtliche Beschreibung der freyen Ritterlichen vnd Adelichen kunst des Fechtens, Strasbourg, 1570. Return to text

Illustrations

References

Bibliographical reference

Cyril Dermineur, « Mettre en pratique l’escrime des glossateurs de Johannes Liechtenauer à l’aide de la Convention des Joueurs d’Épées », Bien Dire et Bien Aprandre, 33 | 2018, 219-234.

Electronic reference

Cyril Dermineur, « Mettre en pratique l’escrime des glossateurs de Johannes Liechtenauer à l’aide de la Convention des Joueurs d’Épées », Bien Dire et Bien Aprandre [Online], 33 | 2018, Online since 01 mars 2022, connection on 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/670

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Cyril Dermineur

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