En sa chambre se set un jor
E fait un lai pitus d’amur :
Coment dan Guirun fu supris,
Pur l’amur de la dame ocis
Qu’il sur tute rïen ama,
Et coment li cuns puis li dona
Le cuer Guirun a sa moillier
Par engin un jor a mangier,
E la dolur que la dame out
Quant la mort de sun ami sout.
La reïne chante dulcement,
La voiz acorde a l’estrument.
Les mainz sunt beles, li lais buons,
Dulce la voiz, bas li tons.
(Thomas, Tristan, ms. Sneyd I, vv. 782-795)
« Or comenciez donc, fait il, si orrai se vos savez nus des lais que je fis jadis. » […] Et ele en comence maintenant un, cestui qu’il avoit fait dedenz la nacele quant il se fist metre en mer por ce qu’il ne pooit garir en Cornoaille. L’autre lai avoit il fait en la mer meïsmes, a celi point qu’il conut premierement madame Yselt par le boivre amorous, ensi com chevaliers doit conoistre dame. L’autre lai avoit il fait ou Morroiz, quant madame Yselt demora tant avec li en la forest. Et le premier lai avoit il apelé Lai de Plor, le second le Boire Pesant, et le tierz avoit apelé Deduit d’Amor.
(Le Roman de Tristan en prose, éd. R. Curtis, t. III, 868)
Dès sa naissance, au milieu du xiie siècle, le roman entretient des liens étroits avec le lyrisme des troubadours et des trouvères. Pour la peinture des sentiments et le discours sur l’amour, qu’ils inscrivent aux fondements de leur univers romanesque, les auteurs se nourrissent de la vision courtoise de la passion amoureuse, ainsi que de la poétique des trouvères. Au xiie siècle, cette influence se manifeste avant tout par la mise en récit des situations-clés et des motifs de la « fin’amor ». Rares sont les romanciers qui imaginent des héros poètes, et encore moins des héroïnes poétesses. Plus rares encore ceux qui exploitent dans l’intrigue romanesque les dons de création poétique qu’ils leur prêtent ou introduisent sous forme de citations des œuvres poétiques. Ainsi, quoique la musique joue un grand rôle dans la destinée de Tristan et Iseut, bien qu’Iseut interprète le « lai de Guirun » dans le Roman de Thomas et que Tristan, dans la Folie d’Oxford, rappelle les lais qu’il a enseignés à la jeune princesse pendant son premier séjour en Irlande, aucun poème n’est enchâssé dans la trame narrative des romans français du xiie siècle. La pratique des insertions lyriques n’est attestée qu’à partir du xiiie siècle et la critique considère généralement que Jean Renart en est l’inventeur dans son Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, même si la continuation du Roman de Partonopeus de Blois en offre un exemple peut-être antérieur.
À partir du xiiie siècle, les figures de poètes et de musiciens, de poétesses et de musiciennes s’inscrivent de plus en plus nombreuses dans le genre romanesque. Leur existence est en partie liée à l’extraordinaire succès dont le procédé de la citation de poésies a joui après Jean Renart, du xiiie siècle jusqu’à la fin du Moyen Âge, dans toutes les formes du roman, aussi bien le roman arthurien et tristanien en prose que le roman d’aventures non arthurien en vers, le roman dit « réaliste » ou même le roman épique. Le poète ou la poétesse devient ainsi une figure privilégiée parmi les héros et les héroïnes de roman, témoignant d’un rapprochement plus étroit entre le genre romanesque et la lyrique courtoise, d’une appropriation concertée de la poésie par les romanciers.
La journée d’étude avait ainsi pour objectif de continuer les recherches sur le statut des poètes et des poétesses romanesques ainsi que sur le rôle des citations lyriques dans l’univers des romans. Comment les personnages conquièrent-ils une identité de poète ou de poétesse ? En quoi le don de création poétique, et/ou l’apprentissage rhétorique et musical, contribue-t-il à orienter leur devenir ? Ensuite, l’ambition des romanciers est-elle toujours d’intégrer le plus parfaitement possible les citations lyriques dans la trame romanesque, de les exploiter pour approfondir le portrait psychologique de leurs personnages et éveiller des émotions plus vives dans le temps suspendu et la musicalité du chant ? Le procédé des citations pourrait alors traduire leur nostalgie pour la poésie courtoise, comme s’ils la considéraient plus à même d’exprimer et de célébrer le sentiment amoureux que le récit romanesque. Mais certaines œuvres, et parmi les premières d’entre elles le Roman de Guillaume de Dole et Galeran de Bretagne, ne montrent-elles pas aussi la création d’une distance, d’un décalage, entre la poésie et l’univers romanesque, comme s’il s’agissait de valoriser l’écriture du roman aux dépens de la lyrique courtoise ? Les romanciers souhaiteraient alors rivaliser avec les poètes dans l’invention d’une forme littéraire idéale qui permettrait de saisir « l’essence » de l’amour.
En s’intéressant aux origines souvent oubliées de l’insertion de la lyrique dans le genre romanesque au xiie siècle, à travers les trois récits brefs adaptés d’Ovide que sont Pyrame et Thisbé, Narcisse et Philomena, Marie-Madeleine Castellani a bien montré la complexité et l’originalité des liens tissés entre narration et chant, « dans un dialogue mené à la fois avec le modèle ovidien, avec les formes lyriques contemporaines, celles du « grand chant » des trouvères et peut-être aussi avec cette autre histoire emblématique et contemporaine d’amour et de mort, celle du Tristan » : la mise à mort cruelle de cette figure de musicienne qu’est Philomena, sa métamorphose en rossignol exprimant « les dangers et les limites du lyrisme courtois, évoqué dans sa dimension d’illusion tragique », la fusion entre narratif et lyrique dans Pyrasme et Thisbé, puisque le chant constitue alors le seul véritable lieu de communication entre les amants.
À la fin du xiiie siècle, à peu près au même moment où en Italie Dante écrit la Vita Nuova, l’auteur picard Jakemés a composé son Roman du Châtelain de Coucy et de la Dame de Fayel, exemple unique dans la littérature française médiévale d’un roman imaginé autour d’une figure historique de trouvère, le Châtelain de Coucy, de ses chansons les plus célèbres et aussi de la légende du cœur mangé, déjà présente dans la vida du troubadour Guilhem de Cabestaing. La mise en scène lyrique de la mort du poète, dont Francine Mora nous donne une fine étude, passe par la citation de deux poèmes, une chanson de croisade du Châtelain de Coucy et un virelai sans doute composé par Jakemés lui-même, ainsi que par l’écriture de deux discours lyriques attribués au héros et pleinement intégrés au récit : une lettre pour la dame et un éloge d’amour sous la forme d’un congé, qui évoquent respectivement le Tristan en prose et le Congé d’Adam de la Halle. À travers ce dialogue de voix et de formes poétiques, l’épisode constitue « un véritable laboratoire d’expériences lyriques où se jouent à la fois un agôn entre poètes de générations différentes et une collaboration, voire une communion qui rassemble tous ces poètes dans une commune recherche de la beauté formelle. »
Je me suis moi-même intéressée à la présence de poètes et de poétesses dans une catégorie de romans où on les attend peu, les romans épiques, des œuvres aux frontières de la chanson de geste et du roman, en étudiant plus particulièrement deux textes du début du xive siècle qui participent de la « matière » médiévale d’Alexandre le Grand, deux continuations des Voeux du Paon de Jacques de Longuyon, le Restor du Paon de Jean le Court dit Brisebarre et le Parfait du Paon de Jean de le Mote. Dans le Cycle du Paon, les insistantes évocations de rituels chevaleresques et courtois, dans des « cours d’amour » qui permettent les échanges entre paroles féminines et paroles masculines, aboutissent au long et très original récit d’un concours de ballades dans le Parfait du Paon, avec la citation et le commentaire des poèmes produits, ainsi qu’à la métamorphose inattendue d’Alexandre le Grand en poète : il ne gagne que le second prix du « puy », son absence de génie artistique est signalée sans être raillée, car son apprentissage poétique participe d’une initiation à la sagesse. L’invention d’une « antiquité » de la ballade sert aussi la promotion d’une forme poétique que Jean de le Mote contribue à inventer et fixer.
À la fin du xive siècle, Jean Froissart reprend le procédé de l’insertion lyrique dans son Meliador et Didier Lechat, s’interrogeant sur l’alliance particulière qu’il établit entre chevalerie et poésie, approfondit les analyses sur la place et l’importance exactes de la création poétique dans l’identité des personnages chevaleresques : pour chacun des jeunes nobles du roman qui ne jouent d’aucun instrument de musique, qui n’ont pas appris les techniques musicales et lyriques et qui, à la différence de l’Alexandre du Parfait du Paon, ne s’attellent pas non plus à un travail méthodique sur le langage et les formes poétiques, l’activité poétique est « un art qui échapperait à (leur) pleine conscience et aux règles habituelles d’apprentissage inhérentes à tout mode d’expression artistique. Façon stylisée de distinguer l’activité poétique d’un chevalier de celle d’un clerc… Par là, la composition poétique apparaît comme un don naturel, une prime associée à la naissance noble. »
Quant au Livre du Duc des vrais Amants, que Christine de Pizan achève entre 1403 et 1405, il lui permet en revanche de poursuivre une critique du discours courtois, de « faire tomber le masque de la parole courtoise et (d’)imposer, à la fin du roman, la fin de l’amour », comme le démontre avec rigueur Dominique Demartini en étudiant le complexe échange des voix – la voix du duc, la voix de Christine, la voix de Sibylle de la Tour –, le montage de formes littéraires multiples, avec les nombreuses pièces lyriques et les lettres en prose, et aussi le travail d’intertextualité sur les deux parties du Roman de la Rose : la reprise des étapes du modèle courtois élaboré par Guillaume de Lorris s’accompagne d’une volonté de révéler la vérité sur l’Amour, puis surtout l’ambition de Christine est d’apporter au roman de Guillaume de Lorris une autre continuation, « propre à contrer et à défaire la continuation de Jean de Meun », le Livre du Duc des vrais Amants prolongeant donc la querelle du Roman de la Rose.
Le parcours que proposent ces cinq articles apporte ainsi une nouvelle contribution à la recherche sur les figures romanesques de poètes et de poétesses. Je voudrais la dédier à la mémoire d’Emmanuèle Baumgartner, qui avait spontanément et généreusement accepté de participer à nos travaux, avant d’être emportée par la maladie, et qui a écrit tant de pages admirables sur le lyrisme dans le roman médiéval et sur le mythe de Tristan et Iseut.