I. — Introduction
Dans une région entièrement couverte de végétation et caractérisée par un faible relief topographique comme le Boulonnais, la reconnaissance des séries géologiques et leur étude sont étroitement liées à trois types d'activités.
- L'exploitation des carrières qui sont classiquement des lieux privilégiés d'observation en continu. Elles permettent en effet des observations à la fois temporaires et progressives, au gré de leur extension. Le suivi de ce développement est fonction de la bonne entente entre les carriers et les géologues.
Il faut toutefois souligner que, si au cours des siècles précédents les carrières étaient nombreuses et exploitées de façon artisanale, ce qui permettait des études régulières, la concentration en quelques grandes exploitations évoluant très rapidement ne facilite pas cette continuité des observations. En outre, ces carrières sont amenées à disparaître en fin d'activité, puisque les propriétaires ont l'obligation de les combler par des stériles et de re-végétaliser, masquant ainsi tout affleurement et provoquant la perte de pans entiers du patrimoine géologique.
- La mise en œuvre d'importants travaux d'aménagement, donnant lieu à des affleurements et des opportunités d'observation exceptionnelles. Ainsi les écrits détaillés de Rigaux (1865, 1873, 1892, 1908) sont à mettre directement en relation avec l'installation de la voie ferrée Calais-Boulogne (1862 – 1865). De même, à partir de 1975, les travaux de creusement de la voie ferrée Caffiers-Ferques, traversant l'ensemble du Dévonien, ont permis de nouvelles découvertes et révisions donnant lieu à de nombreuses publications (Brice, 1988 ; Brice et al., 1976, 1977, 1979).
- Enfin, les petits aménagements locaux, trop souvent négligés, constituent une source non négligeable d'observations. Ainsi, les publications de Becker (2002), Brice & Loones (2002), Mistiaen (2002), Mistiaen et al. (2002) et Rohart (2002), sont directement liées à l'affleurement momentané d'une partie du Membre des Pâtures, grâce au creusement par les carrières de Stinkal d'une petite tranchée pour la pose d'une canalisation. De même, le creusement de fondations pour l'installation d'un château d'eau sur le territoire de Ferques, au début des années 1970, a permis d'observer en détail le Membre des Noces de la Formation de Beaulieu.
C'est à cette dernière catégorie qu'appartient l'affleurement qui fait l'objet de cette note. Il fut observé en 2011 grâce au creusement d'une tranchée temporaire (Fig. 1) pour l'aménagement d'installations de concassage des Carrières de Stinkal (Ferques).
Notre objectif est double :
- d'une part, apporter des données stratigraphiques et paléontologiques complémentaires sur une partie de la série frasnienne de Ferques rarement observée dans le passé (Brice et al., 1979, p. 316), à savoir le sommet de la Formation de Beaulieu et la base de la Formation de Ferques et,
- d'autre part attirer l'attention sur l'intérêt de certains affleurements temporaires.
II. — Historique sur l'état de nos connaissances des formations de Beaulieu et de Ferques
Les terrains dévoniens du Massif de Ferques (Boulonnais) et plus particulièrement ceux du Frasnien sont connus depuis le milieu du dix-neuvième siècle. Ils ont fait l'objet de très nombreux travaux (Fig. 1).
Il est possible d'identifier formellement, dans la description de De Verneuil (1838), la quasi-totalité des formations de la série dévonienne de Ferques (Fig. 2), et notamment les Formations de Beaulieu et de Ferques [alors qu'à l'époque le terme « Dévonien » n'existe pas encore ; il sera créé l'année suivante par Sedgwick et Murchison (1839)].
1) Formation de Beaulieu
La dénomination « Schistes de Beaulieu » apparaît pour la première fois dans Rigaux (1865) ; dans des travaux antérieurs (De Verneuil, 1938), apparemment seule la dolomie de Beaulieu semble avoir été repérée au sein de cette formation. Rigaux (1873) publie une première description détaillée des Schistes de Beaulieu ; il y reconnaît différents niveaux dont il donne le contenu faunistique. Rigaux (1892, p. 9) précise la lithologie de ces schistes dans lesquels il distingue neuf niveaux. Le dernier niveau (h) correspond à 40 m de « Schistes rouges et jaunâtres jusqu'au calcaire de Ferques » ; Rigaux (ibid, p. 12) conclut : « Cette couche dans laquelle on a rarement l'occasion de voir des excavations ne paraît pas contenir de fossiles ». Le même auteur (Rigaux, 1908) apporte, à propos de ce dernier niveau, l'information suivante : les « schistes lie de vin, rarement exposés, sont très pauvres (en fossiles), on n'y a trouvé que le Chonetes Maillieuxi ».
Depuis, le Dévonien de Ferques - dont la Formation de Beaulieu - a fait l'objet de nombreux travaux (Mistiaen et al., 2001 ; Brice et al., 2002). Toutefois, rien ou presque n'a été publié sur la partie sommitale de cette formation car elle n'affleurait guère.
Robinson (1920) donne une description des Schistes de Beaulieu (auxquels il associe la dolomie de « Beaulieu », actuel Membre de Fiennes de la Formation de Ferques) : il signale l'existence de petits affleurements dans des fossés mais ne mentionne pas de faune. Magne (1964) effectue une quinzaine de prélèvements régulièrement espacés, à la tarière, et donne la liste de la macro- et microfaune reconnues. Le sommet des Schistes de Beaulieu apparaît particulièrement pauvre en microfaune et fragments de faune ; aucun brachiopode n'est signalé. Ager & Wallace (1967 a, b) et Wallace (1969) décrivent et proposent une interprétation du milieu de sédimentation des « Schistes de Beaulieu » mais leurs analyses portent uniquement sur les parties inférieure et moyenne de cette formation. Bonte et al. (1971) attribuent une épaisseur de 90 m aux Schistes de Beaulieu mais ne donnent guère de détails sur leur partie supérieure. Brice et al. (1976), à la suite du creusement d'une nouvelle tranchée de voie ferrée entre Caffiers et Ferques (Fig. 1), décrivent en détail les Schistes de Beaulieu avec neuf niveaux successifs (numérotés de K à S), la partie terminale (S) étant constituée d'une cinquantaine de mètres de shales mal exposés car cette portion de la tranchée correspond à une ancienne exploitation. Brice et al. (1979) reconnaissent et définissent formellement, dans le Dévonien de Ferques, six formations. Ils subdivisent la Formation de Beaulieu en trois membres, de bas en haut : Membres de Cambresèque, des Noces et des Pâtures (Fig. 3). Ce dernier est lui-même subdivisé en quatre termes (a, b, c et d). Il est à noter que, dans la publication originelle, Brice et al. (1979), indiquent, par erreur, que « le Membre des Pâtures… épaisse série argileuse gris verdâtre à violacée… d'une centaine de mètres comprend trois termes (a, b et c) ». En réalité, il comporte quatre termes qui sont de bas en haut : 4 à 5 m d'argilites gris verdâtre (a), 30 m environ d'argilites rouges (b), 20 m d'une série plus calcaire (c) et 40 m environ de pélites (d) affleurant très mal et correspondant au niveau h de Rigaux (1892).
Lefrançois et al. (1993) précisent les caractéristiques sédimentologiques et minéralogiques des Formations argileuses de Beaulieu et d'Hydrequent, mais sans aborder le Membre des Pâtures, faute d'affleurements. Mistiaen et al. (2002) apportent des données complémentaires sur la partie supérieure (sommet excepté) du Membre des Pâtures par l'étude de nouveaux affleurements mis à jour au nord de la carrière de la Parisienne (Fig. 1). Enfin, dans la notice de la carte géologique de Marquise, seconde édition, Mansy et al., (2007), attribuent une épaisseur de 40 à 50 m à la partie supérieure du Membre des Pâtures, constituée « d'argilites finement litées gris verdâtre ou violacées, pratiquement azoïques ».
2) Formation de Ferques
La dénomination « Calcaire de Ferques » pouvant correspondre à la Formation de Ferques apparaît pour la première fois dans De Bonnard (1833). Elle est reprise par Murchison (1840, Fig. 4) sous la dénomination « Calcaire de Ferques et de Fiennes » puis par de nombreux auteurs par la suite. Brice et al. (1979) définissent formellement la Formation de Ferques, en y incluant le Membre de Fiennes, de nature essentiellement dolomitique et parfois rattaché par certains auteurs (Pruvost et al., 1928 ; Magne, 1964 ; Ager & Wallace, 1967 a, b ; Bonte, 1969 ; Wallace, 1969 ; Bonte et al., 1971 ; Brice et al., 1977) à la Formation sous-jacente de Beaulieu.
La Formation de Ferques, son membre de base excepté, a fait l'objet de très nombreuses exploitations artisanales, dont la plus importante est la carrière de la Parisienne (Fig. 1). Ces carrières sont aujourd'hui pratiquement toutes comblées ou envahies par la végétation. A la fin du siècle dernier, la base de la Formation de Ferques (Membre de Fiennes) était localement observable, en plusieurs points, et en particulier : au voisinage du Château de Fiennes, dans un vallon situé juste au nord de la carrière du Bois, ainsi qu'au pied d'une butte en bordure orientale de la carrière de la Parisienne (Fig. 1). Ces affleurements ont aujourd'hui tous quasiment disparu.
III. — Observations relatives au nouvel affleurement des formations de Beaulieu et Ferques
Etablie sur deux niveaux, la tranchée étudiée se situe à l'est de la carrière de la Parisienne (50°49'48'' N ; 1° 47' 22'' E). Large au total de 25 à 30 m et profonde d'une dizaine de mètres environ (Fig. 1 point 4 ; Fig. 5), elle expose le sommet du Membre des Pâtures, membre supérieur de la Formation de Beaulieu, comprenant un niveau fossilifère, et une bonne partie du Membre de Fiennes, membre inférieur de la Formation de Ferques (Brice et al. 1979) ; la série monoclinale, de direction N 120° E et de pendage 30° S, appartient au parautochtone de Ferques (Mansy et al., 2007). Plusieurs points sont à souligner.
1) Le contact entre les argilites verdâtres du sommet du Membre des Pâtures (Formation de Beaulieu) et les calcaires dolomitiques gris rosé de la base du Membre de Fiennes (Formation de Ferques) est particulièrement net, marqué par un changement de lithologie et de couleur (Fig. 6) ; aucun accident tectonique ne semble s'y localiser alors que de tels accidents sont habituels, dans la série dévonienne de Ferques, au contact de formations de compétences différentes.
2) Observations au sommet du Membre des Pâtures.
A 1,80 m sous la limite entre les formations de Beaulieu et de Ferques, un banc d'argilite faiblement carbonaté a livré d'abondantes coquilles désarticulées, en partie brisées. Il s'agit d'une taphocœnose (tempestite ?), composée presque uniquement de valves de brachiopodes complètement décalcifiées associées à des entroques. Ces valves n'ont pu être dégagées en raison de leur très grande fragilité. Toutefois l'observation des valves désarticulées, dont certaines presque complètes a permis d'identifier avec réserve, presque exclusivement à partir des caractères externes, des espèces dans des niveaux considérés jusqu'ici comme dépourvus de faune, et de préciser l'extension stratigraphique de certaines d'entre elles. Ces espèces sont brièvement discutées au paragraphe IV.
3) Observations du Membre de Fiennes.
Lors des travaux de creusement, les trois principaux termes du Membre de Fiennes (a, b, c, Fig. 4) ont été observés, avec de bas en haut :
- des calcaires dolomitiques gris rosé (Fig. 7), constituant un biostrome particulièrement riche en constructeurs diversifiés tels que des stromatopores lamellaires et tabulaires, des tabulés (abundants alvéolitides, rares thamnoporides et auloporides), et des rugueux solitaires et coloniaux (Hexagonaria), sur environ 3 mètres d'épaisseur ;
- des dolomies gris-jaunâtre, non stratifiées et très friables, présentant de nombreuses traces de constructeurs non identifiables, sur une épaisseur d'au moins 7 à 10 mètres, au niveau de l'affleurement ;
- enfin une dolomie noire (Fig. 8), très riche en « fantômes » d'organismes constructeurs généralement branchus, blanchâtres et très dolomitisés, vraisemblablement des branches de Stachyodes, mais certains niveaux renferment essentiellement des formes lamellaires (stromatopores ?). Seuls 4 à 5 mètres de cette dolomie sont visibles.
Ces observations confirment les données antérieures (Mansy et al., 2007).
IV. — Paléontologie
Les attributions génériques et spécifiques des brachiopodes collectés au sommet du Membre des Pâtures sont brièvement discutées ci-dessous où ils sont classés en fonction de leur abondance. Le matériel est conservé dans les Collections de la Faculté libre des Sciences, les figurés y sont numérotés en GFCL.
Cyrtospirifer syringothyriformis (Paeckelmann, 1942)
(Pl. V, Fig. 1-3)
Matériel : Une vingtaine de valves désarticulées, rarement complètes et des débris.
Discussion : Ce cyrtospiriferide se reconnaît par sa coquille de grande taille, très transverse (Pl. V, Fig. 1), son sinus large, nettement délimité, à fond faiblement concave parfois aplati (Pl I, Fig. 2) auquel correspond un bourrelet dorsal bien délimité à sommet souvent plat (Pl I, Fig. 3) et ses flancs ventraux faiblement concaves à proximité du sinus [voir Brice (1988, p. 367) pour plus de détails]. La valve ventrale (Pl. V, Fig. 1) correspond à l'une des formes les plus fréquentes caractérisée par un crochet ventral peu courbé, surplombant la haute interarea, cette valve montre également la trace d'une lame dentale nettement extrasinale suivant le deuxième sillon latéral.
Rigauxia acutosina (Rigaux, 1908)
(Pl. V, Fig. 4-5)
Matériel : Une dizaine de valves désarticulées, toutes incomplètes.
Discussion : Cet échinospiriferide, surtout représenté par quelques valves ventrales dépourvues de micro-ornementation, se reconnaît (Pl. V, Fig. 4, 5) par sa petite taille, sa forme peu transverse, son sinus étroit orné de 3 à 7 côtes et ses flancs où l'on en dénombre 10 à 14 [voir Brice (1988, p. 372) pour plus de détails].
Comiotoechia barroisi (Rigaux, 1908)
(Pl. V, Fig. 6-7)
Matériel : Sept valves désarticulées, incomplètes et des débris.
Discussion : L'espèce se caractérise par sa valve ventrale (Pl. V, Fig. 6) presque plane, ornée de nombreuses côtes fines sensiblement égales et sa valve dorsale (Pl. V, Fig. 7) moyennement convexe, possédant un bourrelet à peine marqué. Ce rhynchonellide (Ladogiidae) a été attribué par Brice (2003) au genre Comiotoechia Ljaschenko, 1973. Ce transfert générique se justifie par la similitude des caractères externes et internes de cette espèce notamment par sa forme plus large que longue, sa taille relativement petite, la faible convexité des valves, ses sinus et bourrelet faiblement développés antérieurement. Cette espèce, dont c'est la première mention au sommet de la Formation de Beaulieu, était surtout connue dans la partie inférieure de cette unité lithostratigraphique (Zone à Eodmitria boloniensis Brice, 1982) où elle est très abondante et considérée comme rare en montant dans la série (Brice & Meats, 1972 ; voir ces auteurs pour plus d'information).
Spinatrypa ? sp.
(Pl. V, Fig. 8)
Matériel : Une seule valve incomplète.
Discussion : La valve, incomplètement dégagée est ornée de grosses côtes arrondies (Pl. V, Fig. 8) qui évoquent l'ornementation caractéristique du genre Spinatrypa Stainbrook, 1951 (Atrypida), mais sa préservation déficiente ne permet pas une identification certaine. Ce genre est surtout connu au sein des formations de Blacourt et de Ferques d'après Godefroid (1988). Cependant, quelques spécimens mal conservés, collectés au sommet du terme (c) du Membre des Pâtures (Formation de Beaulieu), ont été rapportés par cet auteur à l'espèce Spinatrypa silvae Godefroid, 1988. La largeur des côtes de la valve incomplète figurée semble plus importante que celles de S. silvae figuré Godefroid, 1988 (Pl. 49, fig. 9-11.).
V. — Conclusion
Dans une période où les affleurements deviennent très rares, il convient de souligner l'intérêt des observations ponctuelles et sporadiques mais surtout d'insister sur la nécessité de les inventorier et de les analyser en détail. Comme Mansy et al (2007, p. 162) l'ont récemment mis en évidence, « Les points d'observation libres d'accès dans les différentes formations du Paléozoïque de Ferques sont rares ou en très mauvais état. ». En 2012, seuls deux points restent accessibles : parking de la maison du marbre et mur d'escalade à Rinxent.
Nos observations, réalisées dans une tranchée ouverte au sein de la carrière de Stinkal et vouée à disparaitre, ont permis d'étudier une coupe continue exposant le contact entre les formations de Beaulieu et de Ferques. De plus, la distribution des brachiopodes Comiotoechia barroisi, Cyrtospirifer syringothyriformis et Rigauxia acutosina a été précisée : ces espèces s'étendent jusqu'au sommet du Membre des Pâtures (membre supérieur de la Formation de Beaulieu), considéré jusqu'ici comme dépourvu de fossiles.
Remerciements. — Les auteurs tiennent à remercier tout particulièrement Monsieur Eric Singer, Directeur des Carrières de Stinkal, qui leur a toujours accordé les autorisations nécessaires pour accéder aux affleurements et les étudier en détail, ainsi que l'ensemble du personnel des carrières pour leur accueil. Les remerciements des auteurs s'adressent aussi à Messieurs Alain Blieck, Pierre Bultynck, Bernard Mottequin et Jean-Pierre De Baere, pour leurs relectures détaillées ainsi que leurs remarques et suggestions très positives.