I. — Introduction
Dans le Boulonnais, les formations carbonatées (Formation de Blacourt, Givétien, Formation de Ferques, Frasnien) ou les épisodes calcaires de formations plus détritiques (Membre des Noces de la Formation de Beaulieu, Frasnien) de la série dévonienne (Brice et al., 1979) du massif paléozoïque de Ferques (Fig. 1) présentent de nombreux exemples de développements de constructions récifales et pararécifales (Brice & Mistiaen, 1988 ; Pelhâte & Poncet, 1988 ; Mansy et al., 2007 ; Mistiaen, 2007). Les organismes qui interviennent dans ces constructions sont abondants et globalement très diversifiés : coraux rugueux (Rohart, in Brice et al., 1976, 1977 ; Rohart, 1988), coraux tabulés (Mistiaen, inBrice et al., 1976, 1977 ; Mistiaen, 1988b), stromatopores (Mistiaen, in Brice et al., 1976, 1977 ; Mistiaen, 1980, 1988a), mais aussi bryozoaires (Bigey, in Brice et al., 1976, 1977 ; Bigey, 1988), algues (Poncet, in Brice et al., 1977), stromatolithes, lophophorates microconchides (ex-annélides)… Toutefois les constructions dues à des stromatolithes sont généralement oligospécifiques. Certaines d'entre elles ont déjà fait l'objet d'études détaillées (Mistiaen & Poncet 1983a-b, 1989).
Le développement de l'ensemble de ces constructions s'effectue pratiquement toujours selon la même logique : mise en place d'un substrat relativement stable, voire induré, constitué d'une accumulation de particules sédimentaires grossières (fragments de coquilles de brachiopodes, d'articles de crinoïdes, de galets mous ovoïdes micritiques, de galets calcaires remaniés…), formant dans la quasi-totalité des cas observés un léger relief ; sur ce substrat, devenu favorable à leur implantation, des organismes constructeurs viennent se fixer.
II. — Historique
Le niveau étudié dans cet article a été repéré par l'un de nous (B.M.), en six endroits des carrières du Griset et du Banc Noir, sur une distance totale d'environ un kilomètre (Fig. 2-3). Il a été observé et échantillonné pour la première fois en 1974, près de l'ancienne entrée sud-est (Fig. 2-3, point 2) et sur la paroi sud (Fig. 2-3, point 3) de la carrière du Griset. Il a été retrouvé en 1978 sur la paroi est de cette même carrière (Fig. 2-3, point 4). Par la suite il a été à nouveau observé, en 1988, en plusieurs endroits le long d'un chemin d'accès creusé à l'époque dans le prolongement occidental de la carrière du Banc Noir (Fig. 2-3, point 5, 6, 7). Un levé antérieur, effectué en 1973, n'avait pas permis de le repérer sur la paroi ouest de la carrière du Banc Noir (Fig. 2-3, point 1) ; il est possible que le niveau stromatolithique n'existe pas en cet endroit mais il est plus probable que, lors du levé, il soit passé inaperçu. Ce niveau a été signalé et brièvement décrit (Brice & Mistiaen, 1988 ; Mistiaen, 1988c, 2007, = n° 6 ; Mistiaen et al., 2011, 2012 ; Pelhâte & Poncet, 1988, = niveau L). Actuellement les affleurements de ce niveau dans la carrière du Griset ont disparu, ceux de la carrière du Banc Noir, situés à mi-hauteur sur la paroi sud de la carrière, sont inaccessibles.
III. — Description du niveau et de ses constituants
Le niveau stromatolithique étudié se situe vers le milieu du terme f du Membre du Griset de la Formation de Blacourt (Brice & Mistiaen, 1988), à environ 131 m au-dessus de la base visible de cette formation. Il correspond à la partie supérieure d'un petit banc calcaire, épais de 0,35 m (Fig. 4) qui présente en surface de nombreuses et larges ondulations correspondant aux dômes stromatolithiques (Pl. I : 1). La presque totalité de ce banc est constituée d'éléments remaniés irréguliers de calcaire micritique renfermant quelques oolithes. Dans la partie tout à fait supérieure, on observe un conglomérat de galets aplatis, de taille très variable (centimétriques à pluridécimétriques). Ces galets sont essentiellement constitués de calcaire oolithique (oosparite et pelsparite), à stratifications obliques entrecroisées (Pl. I : 3-4), et peuvent aussi contenir quelques petits galets mous, de nature micritique et de taille plurimillimétrique à centimétrique. On note, au sein des galets, des variations dans la taille des oolithes, les plus grosses atteignant le millimètre de diamètre, et une alternance de fins dépôts d'oolithes plus grossières, d'autres plus fines, et de péloïdes. Les oolithes possèdent très majoritairement un large nucléus et une structure périphérique radiaire et fibreuse. Elles sont auréolées d'un ciment de calcite de type « dogtooth » plus ou moins isopaque (Pl. I : 5). Les espaces restants sont remplis d'un ciment de calcite granulaire.
En lame mince on peut voir que certaines des oolithes, situées sur le pourtour des galets, sont tronquées (Pl. I : 6). On observe aussi une légère micritisation périphérique des galets. Ces galets servent de support au développement d'encroûtements stromatolithiques laminaires dont l'épaisseur totale peut varier de 2,5 à 5 cm. Ces encroûtements se poursuivent parfois sur les côtés des galets, en s'amenuisant, et peuvent les enrober partiellement. Les encroûtements stromatolitiques peuvent être constitués au total d'une trentaine de laminations successives, voire plus, généralement d'aspect plus ou moins hétérogène, claires et plutôt granuleuses dans leur majeure partie et comportant une zone plus compacte et sombre à leur sommet. Cette succession de laminations est parfois interrompue par de petits dépôts micritiques contenant quelques oolithes, localement accompagnées de structures spongiomorphes. Presque toujours associé aux laminations et situé systématiquement à leur base, on observe un alignement de petits cristaux aux contours parfois anguleux mais plus souvent d'allure noduleuse, probablement d'anhydrite épigénisée en calcite (Pl. I : 7). Ces cristaux présentent des sections très irrégulièrement rectangulaires ou carrées, de taille millimétrique et sont parfois anastomosés les uns aux autres latéralement. Localement quelques bioclastes (valves d'ostracodes), quelques oolithes et de rares quartz (silts) sont observés sur les couches stromatolithiques ou se retrouvent dans de petits dépôts lenticulaires micritiques, de taille centimétrique, souvent partiellement dolomitisés, piégés dans les creux des ondulations stromatolithiques.
Préférentiellement fixés sur les parties sommitales des ondulations stromatolithiques, on observe (Pl. I : 8) des organismes spirorbiformes (Microconchida Weedon, 1991) longtemps considérés comme des vers (Spirorbis) ou encore rapprochés de mollusques gastropodes mais qu'il convient en fait de rattacher à un ordre éteint de probables lophophorates (P.D. Taylor, com. pers. ; Taylor & Vinn, 2006). Ces coquilles sont localement très abondantes (Pl. I : 2), on peut en dénombrer au maximum jusqu'à une douzaine par cm2 ; en section elles apparaissent distantes de 1 à 5 mm. Elles présentent un enroulement dextre (horaire). La largeur (diamètre) de ces coquilles observées en lames minces, varie généralement de 2,5 à 3 mm mais peut atteindre 4 mm, et leur hauteur varie de 1 à 1,3 mm. L'épaisseur de la coquille est en moyenne de 60 μm mais peut varier de 20 à 150 μm. Sur certaines coquilles on observe de petites expansions latérales qui semblent correspondre à des bourrelets de croissance. Les coquilles de microconchides présentent le plus souvent un remplissage, partiel ou total, de micrite ; on y trouve aussi parfois quelques oolithes. Les niveaux à microconchides sont généralement recouverts de dépôts micritiques assez irrégulièrement répartis, mis en place avant le développement de nouvelles laminations stromatolithiques. Il faut encore noter que si les microconchides sont très majoritairement fixés sur les laminations stromatolithiques, quelques-uns le sont parfois directement sur la surface des galets. Le niveau stromatolithique dans son ensemble est complètement recouvert par un dépôt argilo-silteux rougeâtre.
Les différentes étapes reconnues sont : 1- le développement des laminations stromatolithiques à la base desquelles se développent des alignements de cristaux d'anhydrite postérieurement épigénisés en calcite ; 2- l'incrustation épisodique de la surface des laminations stromatolithiques par des microconchides ; 3- le dépôt de nature micritique (Pl. I : 9).
IV. — Évolution sédimentologique et interprétation du milieu de dépôt
Les observations précédentes permettent d'interpréter comme suit l'installation et le développement de ce petit niveau construit, de nature essentiellement stromatolithique (Fig. 5). La première étape consiste en la mise en place d'un substrat favorable à son développement (levée de galets de calcaire oolithique) ; elle nécessite la proximité d'une barrière oolithique localisée un peu plus vers le large (dans le cas présent, plus au sud). Une consolidation précoce de ce dépôt oolithique par le ciment de calcite isopaque de type « dogtooth » (Pl.I : 5) est nécessaire, pour permettre ensuite son remaniement en galets (Fig. 6A) ; les oolithes tronquées observées sur le pourtour des galets en témoignent, tout comme la micritisation qui affecte la périphérie des galets. Il semble évident que le dépôt de galets s'est fait en zone intertidale haute permettant alors le développement d'un premier encroûtement stromatolithique (Fig. 6B). Ensuite, lors de phases d'émersions temporaires et répétées, la cristallisation d'évaporites (petits cristaux d'anhydrite, Poncet in Brice et al., 1977) a pu s'effectuer au sein de la lamination stromatolithique (Fig. 6C) rapidement recouverte par un nouvel encroûtement stromatolithique (Fig. 6D). Episodiquement, la colonisation des surfaces stromatolithiques par des microconchides (Fig. 6E) a pu se réaliser, ces derniers étant à leur tour recouverts par de nouveaux encroûtements stromatolithiques (Fig. 6F).
Ces encroûtements qui se prolongent sur les côtés des galets et les enrobent partiellement, témoignent d'une mise en place très rapide des stromatolithes. Par ailleurs, la morphologie des encroûtements stromatolithiques en dômes très aplatis laisse à penser que leur développement s'est effectué sous une très faible tranche d'eau. La présence de microconchides spirorbiformes (Fig. 6E) corrobore cette interprétation ; en effet, ce groupe se rencontre fréquemment dans les environnements marins schizohalins, saumâtres ou d'eau douce (Taylor & Vinn, 2006). Le dépôt argilo-silteux rougeâtre (Fig. 6F) met fin au développement des stromatolithes.
L'empilement des couches stromatolithiques, caractérisées par des bandes claires granuleuses surmontées par un liseré sombre, pourrait correspondre à des rythmes journaliers (diurne – nocturne). Par contre la cristallisation d'anhydrite au sein des zones claires stromatolitiques serait davantage corrélable avec des rythmes tidaux et donc des périodes d'hyper-salinité liées à une tranche d'eau extrêmement faible soumise à l'évaporation lors des marées basses. Par contre, c'est de façon non périodique (indépendante du rythme journalier ou de celui des marées) que les conditions deviennent favorables à l'installation de microconchides. Ces épisodes propices pourraient s'interpréter comme la conséquence de modification de la salinité par arrivée importante d'eau douce (hypo-salinité en zone estuarienne et en période pluvieuse). Plusieurs auteurs (Zaton et al., 2012, 2014b ; Zaton & Peck, 2013) ont signalé des microconchides d'eau douce dont l'installation et le développement s'effectuent très rapidement (Zaton et al., 2012) ce qui est manifestement le cas en ce qui concerne le niveau étudié. Ces données corroborent parfaitement l'interprétation de Poncet & Pelhâte (1988) concernant ces encroûtements stromatolithiques à microconchides (niveau L) qu'ils font correspondre au sommet d'une séquence régressive de troisième ordre. Enfin, il convient de souligner que si le niveau a été observé en six endroits des carrières du Griset et du Banc Noir (Fig. 2), sur une distance totale de l'ordre du kilomètre, il ne présente pas de variation latérale notable. Il est possible de suggérer une orientation parallèle au paléo- trait de côte, à l'époque Givétienne, grossièrement orienté ouest–est, indépendamment de toute modification rotationnelle de nature tectonique.
V. — Conclusion
Dans ce travail des précisions lithologiques sont apportées sur un petit niveau stromatolithique du Boulonnais (Membre du Griset, Formation de Blacourt) qui avait déjà été signalé à plusieurs reprises mais n'avait pas fait l'objet d'analyse détaillée. Cette analyse montre que le développement des microconchides obéit à une autre logique (variation de salinité) que celle qui régit la croissance des laminations stromatolithiques à la surface desquelles ils sont installés (rythme diurne-nocturne et/ou rythme des marées).
Des microconchides sont aussi présents dans d'autres niveaux des terrains dévoniens du Massif de Ferques ; ils ont été précédemment décrits sous le nom de Spirorbis (Mistiaen & Poncet, 1983 a, b, 1989 ; Brice & Mistiaen, 1988 ; Mistiaen et al., 2012). S'ils sont parfois associés à d'autres dépôts de nature stromatolithique, ils se présentent aussi fixés en épibiontes sur divers organismes (brachiopodes, coraux) mais dans ce cas, ils sont nettement plus rares. Incontestablement leur abondance dans ce niveau corrobore le fait que ce sont des organismes opportunistes (Zaton et al., 2012). Dans les environnements marins marginaux ou d'eau douce, peu favorables à l'établissement d'autres organismes, ils peuvent effectivement coloniser les surfaces et s'y développer rapidement. Ce groupe d'organismes, anciennement confondus avec les annélides polychètes (Spirorbis), s'est en fait développé de l'Ordovicien au Jurassique moyen (Vinn & Mutvei, 2009).
Remerciements. — Les auteurs tiennent à remercier les personnes qui leur ont apporté des informations lors de la préparation de ce travail, notamment : le Docteur Paul D. Taylor, du Natural History Museum de Londres, pour ses informations sur les microconchides, le Docteur Denise Brice pour son aide et ses remarques constructives et Monsieur Christian Loones, notamment pour son aide sur le terrain. Les personnes qui ont relu ce travail, le Professeur Frédéric Boulvain de l'Université de Liège et le Docteur Rémy Gourvennec, de l'Université de Bretagne occidentale, ainsi que le Docteur Alain Blieck, de l'Université de Lille 1, Directeur de la Publication SGN, ont notablement enrichi ce travail par leurs remarques constructives, qu'elles en soient vivement remerciées. Nos sincères remerciements s'adressent aussi au Directeur ainsi qu'à l'ensemble du personnel de la société Stinkal, pour leur accueil lors des visites sur le terrain dans les carrières du Griset et du Banc Noir.