Introduction
L’approche géologique d’un territoire est habituellement présentée sous une forme historique qui emmène d’entrée le lecteur quelques millions d’années en arrière. Et on s’étonne qu’il ne se sente pas concerné ! Cette contribution propose une autre méthode : accompagner l’usager qui descend le cours de l’Aa de sa source à la mer. Avec lui, il s’agit d’apprécier l’état fonctionnel du réseau hydrographique de l’Aa, et de relever les questions pratiques qui se posent au regard des connaissances acquises sur les déterminants régionaux des cours d’eau (climat, géomorphologie, géologie). Le but n’est pas de s’adresser aux chercheurs qui décryptent l’articulation des mécanismes en jeu, ni à l’ingénieur qui calcule un circuit de collecte ou d’évacuation des eaux, mais vraiment à l’usager qui, à son échelle d’observation, perçoit les effets de ces mécanismes et s’interroge sur eux car la plupart l’inquiètent.
Pourquoi oser une telle approche alors qu’on n’a jamais disposé, jusqu’à ce jour, d’autant de connaissances sur les territoires ? Disséminées sous des formes et en des endroits très divers, elles sont technologiquement accessibles dans un délai et à un coût qui auraient rendu envieux nos prédécesseurs. Qu’y a-t-il donc de nouveau à présenter ?
Les climatologues nous annoncent comme très probable, à l’échelle du siècle, une récurrence accrue de phénomènes météorologiques dont les effets sont estimés d’autant plus néfastes que les médias en amplifient l’écho. Pour quelles raisons les abondantes informations disponibles ne suffisent-elles pas à contenir au moins partiellement ces effets ? Le blocage apparent réside en partie dans leur foisonnement. Leur volume ne permet sans doute plus de les traiter en prenant suffisamment le temps du discernement. L’accès à une information adaptée et accessible à l’usager est un enjeu essentiel, dans l’esprit de cette revue.
Proposer cette analyse sur l’Aa n’est pas anodin. L’actualité météorologique de novembre 2023 à mi-janvier 2024 et les inondations conséquentes ont suffisamment contribué à sensibiliser tous les acteurs qui n’acceptent pas le déterminisme linéaire faussement facile : un effet une cause un responsable. La question des responsabilités, si elle a du sens en la matière, relève des juristes. Pour sa part le géologue peut aider à comprendre pourquoi un phénomène connu et récurrent se reproduit sur un même territoire, même si la périodicité est d’une variabilité que seul le climatologue peut tenter de justifier. De leur côté, les sciences humaines doivent rechercher pourquoi un tel événement est ressenti comme hors de contrôle ; les expériences récentes (2002, 2009, 2012, …) n’ont-elles donc compté pour rien ?
Quelle espèce animale est capable de perdre une partie de sa famille et de ses biens dans une inondation, puis de revenir malgré tout s’installer au même endroit ? L’espèce humaine ! Les autres migrent, plus ou moins vite. Les castors reviennent, mais à dessein, en développant des techniques adaptatives. Même les espèces végétales migrent, certes, en prenant leur temps (Durand, 2020). Cette réflexion, valide à l’échelle de la population, est certes difficilement audible à l’échelle de l’individu.
Le raisonnement qui suit repose sur l’hypothèse d’un oubli de savoirs simples, expérimentés par nos aïeux, sans doute au prix de pertes. S’agit-il aujourd’hui d’un excès de confiance dans les technologies dont nous nous sommes dotés ? Autrefois, l’Aa était surtout réputé pour inonder son voisinage entre Watten et Gravelines (Champion, 1863). Cet ouvrage ne recense que des évènements très graves, attestés par des documents. Le souvenir d’autres évènements, aléatoires, moins conséquents dans l’espace et le temps, n’est transmis qu’entre individus, de génération en génération. Mais la mémoire humaine est fragile et déformable. Par ailleurs, aujourd’hui, tout un chacun peut diffuser à tout moment une information (numérique et donc enregistrée) au monde entier, qu’il en soit l’auteur ou qu’il la relaie, et contribuer ainsi à amplifier et charger l’écho médiatique. Le bruit (au sens statistique du mot) d’un tel écho n’est pas un critère objectif ; il ne reflète que la capacité du témoin (victime ou simple observateur) à enclencher une transmission en chaîne d’une information locale.
Nos aïeux n’avaient que des occasions très limitées d’appréhender de tels effets. Les éboulements, glissements de terrain, inondations1 sont toujours restés des expériences ponctuelles, dramatiques localement. L’expérience contraignait à l’adaptation ou à la migration. L’irrégularité temporelle des évènements n’a pas empêché le développement de centres urbains importants, en dépit d’inondations conséquentes (Champion, 1863), ce qui persiste aujourd’hui. Et il est vrai aussi que certaines de nos activités exacerbent leurs effets : l’accroissement de la démographie, et corrélativement de l’urbanisation, depuis le début des années 1950 a davantage imperméabilisé les sols ; le travail des sols par des engins lourds facilite leur émiettement et leur mobilité, aggravant ainsi les effets des évènements météorologiques, dans un contexte climatique lui-même défavorable. En corollaire, aujourd’hui, s’insinue une idée pernicieuse : imaginer qu’une inondation traduirait une insuffisance d’aménagement du territoire. C’est franchement oublier que nous vivons dans un environnement dynamique.
En substance, la suite de cette publication tente de montrer qu’une inondation :
- est un processus naturel inévitable, et nécessaire à l’agriculture ;
- peut être contrôlée, notamment en évitant d’en accroître artificiellement les effets ;
- n’empêche pas de développer des activités adaptées, y compris certaines formes d’habitat.
L’opportunité d’un événement météorologique remarquable
Pour qu’une inondation ait une étendue régionale il faut d’abord que l’événement pluvieux qui l’ait alimentée soit lui-même d’importance. En l’occurrence, les météorologistes expliquent qu’après la saison très sèche et aride de l’été 20232, un courant stratosphérique violent (jet stream) s’est installé durablement sur l’Atlantique nord à la base de la stratosphère (Kreitz & Sorel, 2024). Il a induit des courants atmosphériques qui, passant d’ouest en est au-dessus d’un océan surchauffé, se sont chargés d’humidité. Arrivant sur le continent européen dans l’axe de la Manche, ces courants ont rencontré leurs premières rugosités dans le sud de l’Angleterre et le Haut-Boulonnais : les crêts déterminés par les couches crayeuses de l’anticlinal du Weald-Boulonnais (voir Encadré). La carte de Météo-France (Fig. 1) montre qu’au cours de la première quinzaine de novembre 2023, plus de 350 mm d’eau ont précipité sur un territoire restreint d’où partent les principaux cours d’eau rejoignant la Manche : la Liane, le Wimereux et la Slack qui drainent l’intérieur du Boulonnais, la Canche qui reçoit en rive droite la Course coulant sur le flanc sud du Boulonnais, enfin la Hem et l’Aa dont les estuaires confondus forment la plaine maritime qui longe la mer du Nord. La hauteur d’eau enregistrée représente plus de la moitié de ce qui était tombé sur le même territoire durant toute l’année 2022, année statistiquement sèche !
En ce 4 mars 2024, le pays niçois vient de vivre le même type d’événement, mais 7 à 8 fois plus violent : environ 180 mm d’eau sont tombés en 24 h ! La zonation climatique et la vivacité du relief justifient la différence des effets. Les dégâts sont très importants avec des glissements de terrain conséquents sur le bâti. Toutefois le processus en jeu est exactement le même qu’autour du Boulonnais.
Résumé de la série stratigraphique régionale
L’échelle d’observation retenue ici est celle du promeneur sur le terrain. Les relations entre l’eau et les cristaux qui composent les particules de sol sortent de l’objectif de cet article, focalisé sur le bassin-versant.
L’eau des précipitations se comporte différemment selon la nature, la texture et la structure des matériaux sur lesquels elle tombe. Un schéma (Fig. 2) résume les données disponibles sur les cartes géologiques régionales (webographie : Infoterre) et diverses cartes thématiques accessibles sur le site du CAUE (Conseil, Architecture, Urbanisme, Environnement) et son application interactive S-Pass Territoires (voir webographie). La série stratigraphique régionale témoigne de la succession des matériaux déposés au cours des temps géologiques et que l’érosion a préservés (Fig. 3).
La première couche est généralement une litière, composée de deux fractions : l’une minérale, l’autre organique dite humus (Duchaufour, 1991). Un sol vivant comporte des végétaux, morts ou vivants, et des animaux de petite taille, dont ceux dits décomposeurs, qui brisent les molécules, organiques ou non. L’eau circule en partie au-dessus de la litière – c’est le ruissellement s.str. – et en partie dans son épaisseur, entre les divers composants – c’est le ruissellement dit de subsurface ou hypodermique (Bravard & Petit, 2000). L’eau joue un rôle très important dans les échanges de matière entre composants, transportant certains éléments dissous, en partie latéralement vers l’aval, en partie vers les couches plus profondes.
Sur les plaines et plateaux de toute la région le proche sous-sol est formé de limons, dépôts éoliens (lœss) périglaciaires (Antoine et al., 2013), accumulés sur une épaisseur d’ordre métrique ici mais qui dépasse les 20 m dans le Cambrésis. Sur les versants, ces limons alternent avec des colluvions qui, aidés par l’eau de ruissellement, descendent les pentes même très faibles, par glissements successifs sous l’action de la gravité (solifluxion). Ces colluvions sont composées de débris rocheux libérés par fragmentation (principalement cryoclastie = alternances gel/dégel) des roches situées en amont sur la pente. Chaque période glaciaire a livré ses flux de limons qui ont empâté le paysage sur lequel ils se déposaient. Il est donc fréquent d’observer aujourd’hui, en coupe, une surface de base des limons plus accidentée que celle de leur toit.
En région, les limons recouvrent (Fig. 2) les dépôts marins (principalement) qui se sont déposés pendant le Paléocène et l’Éocène (Sommé, 1977). Ils constituent une série qui, au nord des collines d’Artois, est faiblement inclinée vers le nord-est. Mince et incomplète en Artois, Cambrésis, Thiérache, cette série s’épaissit et se complète en Flandre, Pays-Bas (Laga et al., 2002 ; Houthuys, 2014) et sous la Mer du Nord. Sur le territoire régional, la série cénozoïque (Fig. 3) montre, de bas en haut (avec l’indice les désignant sur les cartes géologiques à 1/50 000) :
- e2a (Thanétien) : Argile de Louvil, sombre, qui surmonte par endroits un tuffeau (grès argileux à grain fin, à litages fins, plans, parallèles) comblant des paléocreux (Graveleau et al., 2021) ; les Gallo-Romains ont utilisé ce niveau d’argile pour des poteries dans le Cambrésis (Deru, 2022), et certainement ailleurs aussi.
- e2b (Thanétien) : Sables d’Ostricourt, sables fins à grossiers selon le niveau et le lieu, plus ou moins argileux. Très utilisé en maçonnerie ; certains niveaux ont servi à la fabrication de tuiles et briques (voir webographie et Meilliez & Belin, 2022).
- e3a (Yprésien) : Argile des Flandres, bleuâtre, plastique. Plus riche en sables à l’est, en argile à l’ouest, cette formation a été exploitée aussi pour tuiles et briques, notamment à Watten (Fig. 4). La notice de la carte géologique de St-Omer (Desoignies & Thibaut, 1968) signale qu’à la base de cette formation peuvent se trouver de petits galets de quelques centimètres à quelques millimètres, très émoussés et aplatis, noirs à verdâtres. Ils témoignent d’une période de régression, érosion et apports fluviatiles torrentiels, recouverts par les dépôts à grain très fin de la transgression suivante. Cette unité constitue le substratum des Monts de Flandres.
L’unité des Sables d’Ostricourt contient une nappe d’eau souterraine (Mania, 1972), captive sous l’Argile des Flandres, et dont le plancher est l’Argile de Louvil ou son équivalent local. Aujourd’hui interdite à la consommation humaine pour cause de forte vulnérabilité à la pollution, cette nappe alimentait par le passé toutes les populations de la plaine de la Lys et de la Flandre intérieure. En Artois, Cambrésis et Thiérache il n’est pas rare de voir les points hauts porter quelques bosquets qui trahissent la présence de sables dont la nappe locale suffisait à alimenter quelques bourgs (Gosselet, 1898 ; Pinchemel, 1954). Ces placages résiduels marquent la limite méridionale du prisme sédimentaire qui avait transgressé le paysage crayeux exposé aux intempéries, pendant la fin du Crétacé et le début du Paléocène. La craie, soluble, a été évacuée, laissant sur place les silex, argiles et oxydes insolubles qu’elle renfermait (Demangeon, 1973 ; Bonte, 1971 ; Bonte & Debrabant, P., 1973). On retrouve aujourd’hui ces éléments tapissant tous les plateaux crayeux (Argile à silex des cartes géologique : Dewolf, 2008). Après déplacement latéral par le ruissellement, une part de ces dépôts est préservée dans les poches de dissolution, ou jalonne d’anciens cours torrentiels. Toutes les formes que prennent ces dépôts sont souvent regroupées dans un ensemble ubiquiste dits formations superficielles dans les notices des cartes géologiques, et dont l’étude détaillée est très complexe (Dewolf & Bourrié, 2008).
En-dessous, la craie (Fig. 2) forme l’unité la plus visible de la géologie régionale, affleurant largement en Picardie, Artois, Mélantois et Cambrésis. Elle contient et protège le principal aquifère de la région (Manlay & Parmentier, 2024). Au nord de l’Authie, la mer de la craie (in De Wever et al., 2010, p. 275-279) a directement recouvert des reliefs émoussés, exondés depuis la fin du Paléozoïque (Amedro & Robaszynski, 2014). En revanche, sous le sud de l’Angleterre et de la Manche, le Crétacé a recouvert en discordance les dépôts jurassiques accumulés dans un centre de dépôt très subsident, fermé au nord-est par un golfe identifié jusque sous le haut-Boulonnais. Vers l’est, les terrains jurassiques ne sont pas connus au nord d’une ligne joignant la vallée de l’Authie à la bordure sud du massif Ardennais.
La diversité des actions de l’eau qui tombe sur le sol
Pour comprendre comment opère le processus de l’érosion, il faut observer les mécanismes élémentaires en jeu à l’échelle des particules. En voici trois que tout le monde peut observer :
- Les gouttes de pluie qui tombent sur le sol ont un impact mécanique qui dépend de leur masse, donc de leur taille (Fig. 4). Cet impact peut suffire à déchausser certains grains (effet splash), les libérer et donc permettre leur reprise ultérieure par le ruissellement.
- Comme le sol est constitué de grains de nature et de taille variables, ce simple effet conduit à un tri, de telle sorte qu’après une pluie intense, les argiles, assimilables à des lamelles pour la plupart, s’accumulent au-dessus des particules globuleuses (limons, sables). Si une période sèche suit, cette pellicule argileuse durcit et constitue une croûte de battance, imperméable aux premières gouttes de la pluie suivante.
- Là où l’abondance de particules argileuses forme un dépôt bien visible, une sécheresse, même modeste provoque l’apparition de craquelures par retrait superficiel : les fentes de dessication. Partout dans le monde, les photos de telles fentes symbolisent une situation de sécheresse. Apparues par temps sec, elles drainent les premières gouttes lors des pluies suivantes.
Arrivée sur le sol, l’eau se distribue entre ruissellement et infiltration (Fig. 2). Tous les matériaux participent de façon différenciée aux paysages en réponse aux agressions que leur porte la biodiversité dans son ensemble. Les plantes, par leurs racines, extraient de la roche les nutriments nécessaires à la croissance végétale ; en même temps, le développement racinaire contribue à la fragmentation du matériau rocheux. En même temps, la partie aérienne de toute plante ralentit le ruissellement. Chaque espèce animale (surtout les fouisseurs) intervient avec des processus physiques et/ou chimiques qui lui sont spécifiques (sécrétion, appendices, dentition…). Il faut bien reconnaître que l’espèce humaine, qui a inventé un outillage externe d’abord en bois puis en acier, s’est ainsi dotée d’une efficacité redoutable (labour, bêchage). Le résultat est une fragmentation qui favorise la pénétration de la minuscule molécule d’eau (0,1 nanomètre) et facilite la dégradation minérale par dissolution, cryoclastie (alternances gel/dégel) et/ou transformation d’une espèce minérale en une autre.
Partout, l’eau est un vecteur, transportant les éléments sous forme ionique ou granulaire. Partout aussi elle obéit aux lois de la pesanteur qui lui font suivre la plus grande pente locale. Sur terrain nu, plus la pente est forte et longue, plus grande est l’énergie cinétique de l’écoulement, et donc sa capacité à emporter des particules.
Ruissellement versus infiltration
La répartition entre ruissellement et infiltration dépend de la perméabilité du sol. Les prairies et autres terrains plantés ralentissent le ruissellement et favorisent une infiltration locale.
Un excès de ruissellement provoque une inondation, au moins locale et temporaire. Les divers recouvrements imperméables (bétons, carrelages, revêtement bitumineux) que l’espèce humaine a déployés sur de nombreuses voies de circulation et de stationnement empêchent l’eau de pénétrer dans les couches sous-jacentes.
Lorsque l’épisode pluvieux persiste, l’infiltration sature les nappes souterraines qui, alors, débordent, jusqu’à réactiver des sources intermittentes, même inactives depuis des années. Leriche (1932) a décrit par le détail plusieurs phénomènes de ce genre dans le Cambrésis, composé de la même série stratigraphique que celle sur laquelle coule le cours supérieur de l’Aa. Au passage de la source, le jet d’eau peut emporter quelques grains de la roche aquifère, l’excaver et ainsi affaiblir sa stabilité (Fig. 5).
Érosion versus sédimentation
Parmi les activités humaines, labours et bêchage contribuent fortement à la fragmentation du matériau, et donc à sa mise en disponibilité pour qu’un ruissellement puisse l’emporter. La granulométrie la plus sensible à l’enlèvement est à peu près comprise entre 0,125 et 0,750 mm selon l’abaque (Fig. 6) construit par Hujlström (1939). Lorsqu’un agriculteur, excédé, recourt à une pelle mécanique pour curer la partie inférieure d’un cours d’eau, il ne fait que récupérer la terre arable qui constituait la richesse agronomique du plateau d’où l’eau l’a fait descendre.
La vitesse du courant dépend de l’énergie cinétique de la masse d’eau, donc de la pente. Un exemple récent, hélas dramatique, l’illustre très bien. Le 2 mai 2024, un violent orage s’abat au sud de Soissons (carte géologique : Pomerol et coll., 1984). Le village de Courmelles occupe les parties basses de la vallée de la Crise. Le plateau est couronné par les formations résistantes du Lutétien (e5) (Fig. 3), tandis que le versant, concave, est formé des Sables de Cuise (e4a) que couvre une mince pellicule caillouteuse dans la partie supérieure. Le versant de rive droite est exposé à l’ouest, sous le vent dominant. Il est entièrement cultivé ; les images télévisées montrent que la parcelle la plus en amont a été labourée et ensemencée dans le sens de la pente. Dans ces conditions, chaque sillon forme une gouttière. De plus, là où les traces de tracteur sont visibles, ces gouttières sont plus profondes et plus imperméables qu’ailleurs, comme dans tous les champs labourés. L’eau qui ruisselle ne peut que prendre de la vitesse et emmener les particules libérées en surface (Fig. 6). La morphologie de détail du terrain et un mur de clôture ont dirigé le flux vers un jardin dépourvu de protection à l’amont. La soudaineté du flux a défoncé la maison et emporté ses deux occupants, dont un seul a réchappé.
Un profil en long résulte d’un équilibre dynamique entre érosion et sédimentation
Cette publication est focalisée sur l’incision verticale qui, peu à peu, sculpte le lit d’un cours d’eau. Les déterminants du tracé en carte ne sont pas discutés ici mais font l’objet d’une prochaine publication. L’érosion arrache en amont des grains au substrat, les transporte (divers modes : reptation, saltation, portage) pour les déposer plus loin en aval. Une variation de l’alimentation en eau (densité de la pluie, apport latéral d’autres filets d’eau) ou de la densité du courant qui se charge progressivement de petites particules, modifie l’énergie cinétique de la masse en écoulement et donc sa capacité à éroder vs déposer (Fig. 6). Le profil en long se modifie donc sans cesse ; l’analyser a du sens à l’échelle de l’ensemble du cours d’eau mais pas à l’échelle de la parcelle.
Tout promeneur au long d’une berge peut constater que la partie centrale d’un cours d’eau s’écoule régulièrement (écoulement laminaire). Il n’en est pas de même à proximité des rives et du fond, dont les irrégularités provoquent des tourbillons dans la tranche d’eau (écoulement turbulent). Les dimensions et l’état de surface du lit mineur du cours d’eau déterminent la répartition spatiale entre les deux types d’écoulement, qui passent en continu de l’un à l’autre.
Un schéma très simple (Fig. 7) résume comment les turbulences préparent les particules à être arrachées à leur substratum. Dans son principe, ce schéma est transposable à toutes échelles, autant dans le plan vertical qu’horizontal. Il permet entre autres de comprendre pourquoi les piles d’un pont peuvent être affouillées, et comment un torrent de montagne peut saper le remblai latéral d’une voie de communication, jusqu’à entraîner son effondrement.
L’effet cumulé de ce type d’action justifie qu’avec le temps, un réseau hydrographique puisse être nettement incisé dans son substratum. L’incision de l’Aa est ici (Fig. 8A) très nette sur le relief déterminé par l’anticlinal du Boulonnais. Par contre elle ne l’est pas dans le marais de St-Omer, ni dans la plaine maritime dont la platitude rend difficile l’évacuation des eaux continentales vers la mer (Fig. 8B).
Un ruissellement descend toujours en suivant la ligne de plus grande pente locale. Le cours d’eau qu’il alimente est rarement rectiligne sur une longue distance. Les coudes observés en plan (Fig. 8B) sont des singularités en relation avec une hétérogénéité locale. Utiles au géomorphologue et au géologue, elles révèlent un changement dans la nature et/ou la structure du sous-sol. Cette question sera discutée dans une prochaine publication.
Le profil en long dispose linéairement - de façon artificielle - les divers tronçons du cours d’eau ; ce n’est donc pas une coupe géologique qui illustrerait la structure du sous-sol. Il permet d’apprécier si des variations sont en lien avec un changement de nature du substrat ou avec une hétérogénéité structurale (Fig. 8C). L’écoulement sur un milieu homogène et continu peut être modélisé par une courbe décroissante (Fig. 9), continue, concave, comme une loi de puissance négative dont le paramètre serait à ajuster à chaque tronçon homogène.
Le profil en long de l’Aa peut être divisé en trois parties (Fig. 10) :
- Amont : depuis la source cryptique (altitude 185 m) sur le revers de cuesta de la craie jusqu’à une rupture de pente bien marquée (107 m sur la commune de Wicquinghem).
- Centre : de Wicquinghem à la sortie de Blendecques (12 m).
- Aval : de Blendecques à l’embouchure, à Gravelines. Dans ce dernier tronçon on peut différencier une transition dans la traversée d’Arques qui précède l’entrée dans le marais de St-Omer (de 12 à moins de 5 m).
Le segment amont
Les localités de Desvres, St-Martin-Choquel et Lottinghen sont situées au pied de la cuesta de craie (Fig. 11) qui ceinture le Boulonnais jusqu’au Blanc Nez. Le hameau de Campagnette est situé sur le revers de la cuesta, en tête d’un vallon sec, sous le plateau qui porte le hameau de La Calique. Entre ces deux hameaux et les trois localités précédentes, le crêt est tronqué par un étroit plateau limoneux doté de placages résiduels de formations argileuses à silex (LPs). Celles-ci masquent le contact entre les marnes crayeuses (c3a-b = Turonien inférieur à moyen) et la craie blanche à silex (c3c-4 = Turonien supérieur à Coniacien) (Leplat et al., 1982). Les auteurs mentionnent que l’ancienne carrière de Lottinghen témoigne du développement de poches de dissolution ayant corrodé la craie ; y a été identifié « un épais complexe lité, irrégulier, d'argiles, d'argiles sableuses, de limons argileux, brunâtres à rougeâtres, avec silex altérés ou non et galets tertiaires, au milieu duquel s'intercalent des sables provenant du remaniement de l'Eocène marin. Elles contiennent en outre les restes silicifiés de microfaune provenant de divers niveaux crayeux supérieurs. » Cette observation s’accorde avec le scénario évolutif évoqué ici (Encadré) : un premier épisode de soulèvement de l’anticlinal, après dépôt et érosion partielle de la craie ; un temps de quiescence pendant lequel se façonne une surface d’érosion qui porte aussi des cailloutis ; une reprise de soulèvement (ou plusieurs ?) portant à 200 m d’altitude (aujourd’hui) le plateau résiduel tandis que le réseau hydrographique continuait d’évoluer. En prenant comme repère le plancher de la couche c3c-4, qu’incisent plusieurs vallons voisins, le pendage moyen sur ce secteur est de l’ordre de 2° vers le sud-sud-ouest (Fig. 8C et 11).
La craie blanche à silex stocke les eaux d’infiltration. Une source est possible dès lors que le plancher de l’aquifère est incliné dans le même sens que la pente topographique, mais moins fort. L’eau souterraine se déverse alors sur celle-ci. Son activité érosive dépend du débit de l’eau, de la nature et de la structure de la roche (Fig. 5). L’eau progresse dans la craie naturellement très fissurée, en dissolvant les carbonates et laissant sur place les insolubles (argiles, silex, oxydes divers). Avec la durée, le ruissellement élargit les fissures et les connecte entre elles. En surface, c’est l’amorce d’une rigole engravée sur les sols carbonatés (une voyette, en picard).
En tête de bassin-versant (Fig. 11B), plusieurs rigoles initiales jalonnent les affleurements du plancher de l’aquifère que constitue la craie argileuse du Turonien inférieur à moyen (c3b-a) qui affleure dans les vallons voisins à l’ouest (bassin-versant de la Course et de ses affluents : Fig. 6B). Les premiers ruissellements paraissent partir dans toutes les directions mais, au-delà de quelques dizaines de mètres, une orientation préférentielle se dégage. Pour ce bassin-versant (Fig. 11) le sens d’écoulement qui prévaut jusqu’à Wicquinghem est orienté au sud-est (≈ N135), ce qui peut paraître étonnant puisque la stratification d’ensemble descend vers le sud-sud-ouest. En fait, le dispositif observé met en évidence que l’écoulement de l’eau est contrôlé par la direction de fracturation plutôt que par le pendage de la stratification (Fig. 6C). Résultat important à prendre en compte dans toutes les décisions d’aménagement.
Le village de Bourthes est implanté autour du point où l’écoulement était permanent, au moins depuis que des humains se sont installés ici. C’est le site considéré comme source officielle de l’Aa sur la carte géologique (Fig. 11). Pourtant la rivière n’y est représentée que par un trait discontinu, exprimant que l’écoulement l’est aussi. Il faut descendre environ 2 km vers l’aval pour voir une représentation continue de l’écoulement, coïncidant avec la présence d’alluvions modernes (Fz) dans le lit majeur de la rivière. Cette observation est compatible avec deux types d’explication, non exclusifs et convergents : une diminution du stock souterrain soit par raréfaction des pluies et/ou excès de prélèvements, soit par le basculement continu, très lent, des couches géologiques. Une observation analogue est connue sur l’Escaut dont la source a migré de 4 km environ depuis la fin du XVIIe siècle (Meilliez, 2016). Pour approfondir cette question il faudrait pouvoir dater avec précision les divers dépôts que les auteurs de la carte géologique qualifient d’alluvions anciennes (Fy), attribuées au Pléistocène inférieur par défaut. Trois éléments de terrasses alluviales anciennes sont préservés (Fig. 10) ; au cœur de Bourthes, en amont de Wicquinghem et à Lumbres. Les techniques d’aujourd’hui devraient permettre de dater ces jalons temporels et donc de réduire l’incertitude due à une longue lacune dans l’évolution géologique (Fig. 3).
Le segment central
À Wicquinghem, la vallée fait un coude de 90°. Elle descend en ligne droite selon l’azimut N040 (nord-est) jusqu’à Blendecques, en faisant toutefois un crochet surprenant, par Lumbres (Fig. 8B). Là, elle rejoint une rivière descendant également le revers de cuesta, mais en s’écoulant vers le nord-est. Le profil en long de ce tronçon central est étonnamment rectiligne, non concave (Fig. 10). En effet, la surface du sol est une surface structurale, parallèle à la stratification des marnes crayeuses (c3a-b), résistantes à l’érosion.
À 4 km de là, vers le sud-est, le cours supérieur de la Lys est parallèle à celui de l’Aa. Les deux vallées sont orthogonales à un faisceau faillé, détaillé sur la carte à 1/50 000, symbolisé par un trait unique et continu sur la carte au millionième (Fig. 8C). Ce couloir de failles de l’Artois (Fig. 10) n’est pas discuté ici (voir : Graveleau et al., 2023). Les plateaux, replats et têtes de versants sont tapissés de limons pléistocènes qui masquent tout.
Le profil en travers (Fig. 9) montre comment la sédimentation se répartit. En fait, le mécanisme est celui qu’un carreleur mobilise pour effectuer un ragréage : la coulée de sédiments perd son énergie en s’étalant sous l’action de l’attraction gravitaire terrestre. C’est pourquoi l’extension des alluvions matérialise celle des zones potentiellement inondables, une donnée très importante en matière d’aménagement du territoire. Le marais de St-Omer, comme les hortillonnages d’Amiens sur la Somme, témoignent de la meilleure valorisation qui soit d’un tel espace : le maraîchage.
Une observation réelle illustre le processus (Fig. 12). D’octobre à décembre 2012, il est tombé sur la vallée de la Course (Fig. 8B) environ 700 mm d’eau, enregistrés à la station Météo-France d’Attin, près de Montreuil-sur-mer. Me rendant à Stella-Plage le lendemain d’une forte pluie, je suis passé sur le CD126 pour descendre vers Montreuil. La photo commentée ici a été prise en regardant vers l’ouest (Fig. 8B : coin sud-ouest), en tête d’un vallon très évasé qui descend du lieu-dit Mont Fayel (125 m), entre la Bimoise et la Bronne. Le vallon descend vers la Bimoise et marque la limite administrative entre les communes d’Alette et de Moncavrel. Un champ correctement labouré (perpendiculairement à la pente), ensemencé, est raviné par un cours d’eau temporaire bien marqué. La route traverse la tête de vallon en remblai. L’existence d’une buse sous le remblai laisse à penser qu’un tel ravinement n’est pas rare, et la buse évite que le remblai ne fasse barrage à l’amont. L’agriculteur doit être habitué car il a ménagé une petite mare qui retient l’eau à la sortie de la buse pour lui laisser le temps de s’infiltrer avant de raviner les cultures. Mais cette fois, le flux de précipitation a été le plus fort. Des gravillons ont même été libérés et déplacés ; l’effet splash (Fig. 4) était encore visible sur les côtés. La réserve d’eau infiltrée se trouve dans une mince pellicule de craie blanche à silex (c3c-4), masquée par les limons pléistocènes, et dont le plancher est formé par les marnes crayeuses (c3a-b), bien exposées dans la vallée de la Bronne. Cet exemple permet de comprendre comment ce type d’érosion, répété durant quelques milliers d’années, peut prendre de l’ampleur et former un vallon largement évasé.
Le segment aval
Les failles de l’Artois marquent la rupture de pente sur le profil en long (Fig. 10). Le lit mineur est contraint entre des berges artificiellement renforcées ; le lit majeur est bien marqué par la répartition des alluvions Fz (Fig. 8). L’agglomération de Blendecques est partagée entre rives et lit majeur, à la base du segment central (Fig. 13). Il y a environ un millénaire, des moulins à eau ont été implantés sur cet emplacement favorable car le débit de la rivière y est en théorie maximal en bas de pente. La disponibilité d’une ressource énergétique renouvelable a justifié le développement économique, sans que personne ne tire enseignement des inondations épisodiques qui n’ont pas dû manquer. La sortie de Blendecques est à 12 m d’altitude, et environ 10 m à l’entrée d’Arques (Fig. 13). Là débouche le canal de Neuffossé, avec le célèbre ascenseur des Fontinettes (voir webographie). Le remplacement de l’écluse multiple (fin XIXe siècle) par une seule grande écluse, n’a pas modifié l’altitude de l’entrée de l’Aa dans le marais de Saint-Omer (≈ 5 m).
L’exemple de la fertilité du Nil dans l’Egypte antique est connu de tous : l’inondation annuelle apportait les alluvions nécessaires aux productions agricoles du delta. Le marais de St-Omer est l’effet de l’élargissement du lit majeur (Fig. 8) ; il joue sur l’Aa exactement le même rôle que le delta du Nil. Il en est de même pour les débouchés de la Somme, l’Authie et la Canche sur la plaine du Marquenterre. C’est le même mécanisme qui a construit la Plaine maritime (Fig. 8B) à partir des estuaires de l’Aa et de la Hem (Meilliez et al., 2023). La récurrence des inondations n’est donc pas une surprise. Les alluvions qui le comblent ne sont que les particules arrachées à l’amont et transportées selon les mécanismes évoqués ci-dessus (Fig. 4, 5, 6, 7 et 12).
Par construction, ce sont des surfaces très planes, donc attractives pour tout aménageur et promoteur. C’est donc un territoire bien plat, saturé en eau et inondable. Cette connaissance-là n’est donc pas une surprise non plus, et doit être prise en compte dans tout projet, public comme privé.
De l’inondation à la coulée de boue
Le 22 juin 2024, une crue dévastatrice a, entre autres, balayé le hameau de La Bérarde (Isère), localisé à l’intersection de trois torrents qui dévalent les pentes de la Barre des Écrins et de l’Oisans. La coulée de débris qu’a charriée le Vénéon, affluent de la Romanche, est tout à fait comparable aux langues conglomératiques qui constituent la Formation de Fépin, en périphérie du massif cambro-ordovicien de Rocroi (Meilliez, 1983, 1984) (Fig. 14). Même si un phénomène aussi extrême ne s’est pas produit récemment dans le bassin-versant de l’Aa, le mécanisme est fondamentalement le même : un événement météorologique soudain et violent libère brutalement une masse d’eau qui dévale des pentes dépourvues de végétation ; par inertie, l’eau embarque des particules de toutes tailles (Fig. 6) disponibles jusqu’à ce que l’énergie cinétique se dissipe sur un obstacle : coude de la vallée, diminution soudaine de la pente, possibilité d’étalement sur le lit majeur.
La force inertielle de l’eau est donc le paramètre clé. Elle dépend :
- de la pente et de sa rectilinéarité ;
- du volume d’eau libéré (précipitations, fonte glaciaire, cumul d’affluents) ;
- de la densité de la masse d’eau : l’incorporation de particules dans le flux diminue la viscosité de l’écoulement mais augmente sa portance (poussée d’Archimède) et donc la possibilité d’embarquer de gros blocs.
Tous ces facteurs, et leurs effets ont été discutés dans l’analyse des dépôts conglomératiques à matériel siliceux de la Formation de Fépin (Fig. 14). La différence majeure entre La Bérarde, la Roche à Corpias (Monthermé) et l’anticlinal du Boulonnais est que ce dernier est constitué de craies diverses, plus ou moins argileuses ; le matériau est partiellement soluble et résiste peu aux chocs qu’implique le transport. La fréquence d’un tel événement sur un même site est très rare, peut-être de l’ordre du millénaire. On ne peut pas prétendre qu’il ne s’en soit pas produit sur le Boulonnais. Mais si c’est le cas quelque part, les effets ont été moins dévastateurs car la craie est un matériau fragile. C’est aussi un matériau soluble. Quant aux particules argileuses elles ont pu être transportées très loin. Mais il n’est pas impossible de trouver dans la craie des corps bréchiques, plus ou moins roulés, dont la mise en place serait analogue à ce qui s’est passé à La Bérarde en juin 2024, ou à la Roche à Corpias, il y a environ 400 millions d’années. C’est notamment le cas au pied de la paléo-falaise de Sangatte (Sommé, 1977 ; Sommé et al., 1999).
Résumé et quelques incitations en guise de conclusion
De façon un peu raccourcie, on peut écrire que la géomorphologie est à la géologie ce que la photographie est au cinéma. Le paysage actuel résulte d’une longue évolution dont l’eau est le sculpteur et le réseau hydrographique est une forme d’enregistrement. La versatilité du climat n’est pas en accord avec celle des populations humaines (Le Roy-Ladurie, 2020).
L’analyse conduite ci-dessus n’a fait qu’examiner les conditions naturelles de fonctionnement du réseau hydrographique qui occupe le bassin-versant de l’Aa, en insistant sur les circonstances qui favorisent l’érosion et la sédimentation. L’actualité récente rappelle l’importance de quelques considérations nécessaires :
- une inondation n’est pas fortuite : il y a nécessairement un événement météorologique intense qui apporte un excès d’eau par rapport à un sol soit desséché, soit déjà saturé ;
- les mécanismes par lesquels l’eau se répartit entre ruissellement et infiltration sont simples a priori tant que des initiatives humaines ne viennent pas s’y opposer ;
- une source naturelle peut jaillir de façon irrégulière et intempestive ; il est préférable de lui en laisser la liberté ;
- les mécanismes de l’érosion et de la sédimentation sont bien connus ; les humains peuvent tenter de canaliser, mais l’eau finira toujours par passer par la voie qui lui demande le moins d’énergie.
À l’évidence, au cours du temps, un cours d’eau n’est pas stable ; son cours peut migrer pour diverses raisons naturelles, non abordées ici. Quelques dépôts résiduels (alluvions dites anciennes) en témoignent ; leur analyse sert à reconstituer le déroulement des évènements.
Maintenant, il est clair que l’espèce humaine interagit largement, parfois en utilisant les mécanismes naturels (la force du courant d’eau pour utiliser l’énergie hydraulique), parfois en les contrariant (protections de berges). Dans ce cas il est indispensable de réfléchir aux conséquences et tenter de les circonvenir avant que le système ne s’emballe et se bloque.
Le bêchage et le labour ameublissent le sol ; sa mise à nu, l’absence de systèmes racinaires facilitent la mise en disponibilité des particules pour l’érosion, et amplifient donc le volume de sédiments délivré à l’aval. L’enracinement permanent (cultures, prairies, haies) contribue à ralentir le ruissellement, à favoriser l’infiltration, à retenir les particules de sol en déplacement. C’est pourquoi il faut favoriser tout système qui contribue à maintenir l’eau au plus près de son point de chute, soit en ralentissant le ruissellement, soit en favorisant l’infiltration. Dès lors qu’une source apparaît en un point, même si elle n’est pas permanente, il faut considérer qu’elle sera la cause épisodique de désordres locaux par ruissellement et érosion. Nier cette réalité en labourant quand même les zones concernées revient à fournir davantage de matériau au prochain épisode érosif, et par conséquent contribuer à combler rapidement les fossés et canaux creusés pour contrôler les écoulements. Ces conduits, élaborés par les humains, doivent être entretenus, curés pour assurer leur fonction. Mais il faut surtout ne pas considérer qu’il en est de même pour un cours d’eau naturel, au risque de stimuler une reprise d’érosion. Profil en long et profil en travers sont des surfaces d’équilibre, issues des interactions entre climat et constitution géologique des lieux. Leur instabilité ne se manifeste pas nécessairement à l’échelle humaine ; lorsqu’elle le fait brutalement nous parlons de catastrophe, quelle que soit la vitesse de son déplacement. La colline de Watten a glissé pendant quelques années, et n’a été stabilisée qu’en forant des drains inclinés vers la vallée pour faciliter l’évacuation de l’eau piégée dans quelques lits perméables et sous pression dans l’Argile des Flandres.
Ces quelques simples rappels doivent être connus de tous, car tous peuvent en être victimes. Sans le savoir les enfants aiment beaucoup expérimenter l’érosion et la sédimentation, et pas seulement à la plage. Ce doit être l’occasion de les faire réfléchir sur les mécanismes enclenchés, en faisant le lien avec des évènements qui ont pu se produire localement. Pour les adultes, une vraie information ne consiste pas à se limiter à décrire les dégâts après un épisode d’inondation, et à comptabiliser les coûts. Il faut encourager le partage de réflexion pour comprendre les conditions locales qui contribuent à cette inondation, ou l’aggravent, et réfléchir aussi aux solutions alternatives. Il est possible de vivre sur l’eau, ou sur des sols saturés en eau. Les exemples sont nombreux sous des latitudes diverses. Il faut juste se donner les moyens d’anticiper les dégâts qui pourraient être causés par l’inondation. Aujourd’hui, beaucoup de territoires en subissent encore l’expérience et peuvent donc, en connaissance de cause, engager la réflexion ad hoc.
Le paysage actuel raconte 100 millions d’années de l’histoire régionale
Certains dépôts, datés d’environ 100 millions d’années (Albien : Fig. 3), sont exposés sur le haut de plage actuel entre les deux caps (Blanc Nez, Gris Nez). Ils sont les plus anciens d’une longue période de sédimentation marine, sous un climat très chaud, marquée par diverses oscillations du niveau marin (Amedro & Robaszynski, 2014), tout en restant de profondeur faible à moyenne comme l’indique la sédimentation crayeuse. En outre, dans un intervalle de temps compris à peu près entre 95 et 90 millions d’années, un volcanisme explosif, localisé en Mer du Nord (Deconinck et al., 2005), a disséminé à plusieurs reprises des tephra (poussières d’origine volcanique), conservés dans divers niveaux de bentonites interstratifiés dans la craie. Aujourd’hui identifier ces niveaux permet d’établir des corrélations stratigraphiques entre les séries observées en des lieux différents (Amedro et al. ; 2023). À la fin du Crétacé, pendant une dizaine de millions d’années (≈ 70 Ma à ≈ 60 Ma) environ, des collines crayeuses sont peu à peu sorties de l’eau, effet lointain de l’accommodation par la croûte terrestre des déformations imposées aux limites méridionales de la plaque lithosphérique européenne : émergences par à-coups des Pyrénées puis des Alpes (Vrielynck, 2014 ; Wyns, 2014). Plus au sud, l’anticlinal du Pays de Bray est un autre effet bien visible de la même phase de déformation nord-européenne. La continuité structurale n’est pas avérée entre le Boulonnais et le massif Ardennais (Meilliez, 2016). À l’est de l’Escaut, les couches d’âge Crétacé à Actuel forment une couverture qui enveloppe le massif Ardennais. À l’ouest du seuil de Bapaume (méridien d’Arras), la même couverture esquisse une structure anticlinale d’amplitude modeste, déjetée vers le nord-nord-est, qui se développe dans le Boulonnais, et par-delà la Manche, dans le Weald anglais (au sud de la Tamise). Le centre du Bassin parisien, par ailleurs connecté avec le jeune océan Atlantique par la Normandie, a aussi été rejoint par la transgression marine venue du nord, via le seuil de Bapaume (Dupuis, 2021). Ce couloir marin a fonctionné durant une assez longue période de la fin du Paléocène à la fin de l’Éocène (≈ 59 Ma à ≈ 35 Ma). Le fait que, dans l’Audomarois, les couches paléocènes et éocènes soient rebroussées vers le haut au contact de l’anticlinal Artois-Boulonnais-Weald démontre que ce dernier a continué à se déformer après leur dépôt. La présence des petits galets signalés à la base du e3a (voir texte) en est une première manifestation. Houthuys (2014) démontre que les grès ferrugineux qui coiffent les monts de Flandres en France appartiennent à une unité qui, en Belgique, marque la transition sédimentaire entre mer et continent (Flemish Hills Formation = Formation des Monts de Flandres). On conçoit aisément qu’une croissance progressive de l’anticlinal Artois-Boulonnais puisse être la source de cailloutis emballés dans des sables grossiers, ultérieurement silicifiés et/ou ferruginisés. A minima, deux épisodes majeurs (transition Éocène – Oligocène d’une part, Pléistocène d’autre part) d’érosion avec épandage fluviatile corrélatif suffisent à rendre compte de la répartition des nappes de cailloutis actuellement observées entre l’anticlinal et la mer du Nord dont le rivage migrait vers le nord. On sait que le faisceau des failles de l’Artois, qui accommode les poussées tectoniques, est actif par à-coups (Graveleau et al., 2023), et encore de nos jours. À la même époque, de nombreux reliefs (Alpes, Himalaya, Andes, Rocheuses…) sont apparus sur Terre, et d’importants épanchements de laves (trapps) se sont produits. L’altération de toutes ces nouvelles roches exhumées a fortement fait baisser la concentration atmosphérique du CO2, provoquant un refroidissement global (Ramstein, 2015). A la suite de quoi débutent les glaciations, en Antarctique d’abord (vers 34 Ma), puis autour du Groënland (3 Ma). Au Quaternaire (les derniers 2,5 millions d’années) se met en place un régime d’oscillations thermiques dont chaque pic de valeur basse fixe un épisode glaciaire. Dans l’hémisphère nord, une calotte glaciaire s’étend du Groënland au Canada ; une autre de la Scandinavie à la Sibérie ; et plus localement une autre encore sur le nord des Iles Britanniques. Au moins à deux reprises ces calottes n’en font qu’une. Dès l’amorce de sa fusion, un lac se forme au front européen de la banquise, nourri par les eaux continentales, et barré au sud par l’anticlinal de l’Artois-Boulonnais-Weald. Ce dernier n’étant pas très élevé (≤ 100 m ?), une chute d’eau se déploie alors sur ce qui deviendra le détroit du Pas-de-Calais. Les travaux autour du Tunnel TransManche ont permis de montrer (Gupta et al., 2007) que le même scenario s’est reproduit au moins deux fois : vers 450 000 ans, puis vers 160 000 ans. La carte géologique de la Manche révèle bien les marques des lits d’écoulement (Fleuve Manche) tandis que le niveau marin était au moins 120 m plus bas qu’aujourd’hui. |
Remerciements : Cette publication remet en perspective géologique divers articles suscités par la presse à la suite des inondations de l’hiver autour du Boulonnais. Merci à Bruno Jacquemin et Dominique Poissonnier (Météo-France) pour de stimulantes discussions et mise à disposition de documents. Merci à Pierre-Gil Salvador et Marie Genges pour m’avoir poussé à rendre accessible à tout public les phénomènes élémentaires auxquels nous ne prêtons plus suffisamment attention. Sarah Sermondadaz, Grégoire Pagnier et Didier Torz ont apporté des suggestions bénéfiques. Les traductions ont été faites avec DeepL.