Plusieurs épisodes de transport de poussières sahariennes ont été observés en France en ce début d’année. L’un deux (5-7 février) a été particulièrement spectaculaire en intensité, visible à la fois dans l’atmosphère (coloration jaunâtre du ciel) sur une portion importante du territoire métropolitain (des Pyrénées à l’Alsace) mais aussi au sol où la poussière s’est déposée en quantité importante. Une vaste campagne de science participative a d’ailleurs été menée dans les Pyrénées et les Alpes pour récolter et quantifier les dépôts (Reveillet et al., 2021) ; ces derniers ont été évalués à plusieurs grammes par mètre carré, des quantités comparables à ce que nous observons sur la marge ouest africaine par exemple lors d’événements sahariens majeurs se propageant vers l’Atlantique (Skonieczny et al., 2013). Les dépôts totaux estimés par Reveillet et al. (2021) sont similaires à ceux rapportés dans une note de 1962 rédigée par Bellair et Poisson dans les Comptes rendus de l’Académie des Sciences, dans laquelle il avait été évalué qu’un événement saharien (16 avril 1962) avait déposé entre 105 et 106 t de poussières sur le massif alpin (les dépôts du 5-7 février 2021 ont été jaugés entre 300 à 400 kt). Ce type de phénomène est en effet observé chaque année, au printemps et au début de l’été surtout (les dépôts sont le plus souvent perceptibles en France sur les pare-brise des voitures), mais le caractère relativement précoce et intense de l’épisode du 6 février l’a rendu d’autant plus visible au sol qu’une partie des régions impactées était alors enneigée : les retombées ont ainsi recouvert la neige d’une fine couche minérale ocre. En outre, dans certaines régions, il fut accompagné d’une pluie fine qui a probablement contribué au lessivage des poussières en suspension dans l'atmosphère et leur entrainement vers le sol, sans toutefois parvenir à « laver » les traces jaunâtres de poussières sur les voitures, les sols, le mobilier urbain… De très nombreuses images, plus étonnantes les unes que les autres, montrant un ciel quasi apocalyptique, ont été échangées sur les réseaux sociaux et commentées dans la presse.
L’objectif de l’étude mentionnée ci-avant est précisément de permettre une meilleure évaluation des retombées de poussières sur l’évolution du manteau neigeux dans les Alpes et les Pyrénées. En effet, en diminuant l’albedo de surface (par l’assombrissement qu’elles induisent), les poussières favorisent l’absorption du rayonnement solaire par la neige et en accélèrent la fonte, avec des conséquences potentielles à la fois sur l’état du manteau neigeux (risques d’avalanches) et sur la durée de la période d’enneigement et donc sur la temporalité de la disponibilité des ressources en eau entre autres conséquences (Reveillet et al., 2021). Les apports de poussières sahariennes pourraient également favoriser le développement des blooms de microalgues (voir encart) qui au printemps colorent en ocre, orange ou rouge les surfaces enneigées et qui ont elles aussi un impact sur l’albedo de surface. Ce phénomène, appelé le « sang des glaciers » par les montagnards est encore fort mal connu mais il prend de l’ampleur depuis quelques années dans les Alpes et pourrait donc être un des marqueurs du changement climatique dans ces écosystèmes d’altitude.
Si l’essentiel des émissions de poussières sahariennes (estimées à plusieurs centaines de millions de tonnes par an) est transportée par les alizées à travers l’Atlantique, fréquemment jusqu’aux Amériques (les régions françaises les plus impactées annuellement étant de ce fait la Guyane et les îles Antillaises), une partie est transportée vers le nord, le plus souvent à travers la Méditerranée occidentale (certains épisodes remontent cependant jusqu’en Europe par l’Atlantique, et la Méditerranée orientale ainsi que la péninsule arabique sont également sous l’influence d’événements sahariens). Classiquement, ces épisodes sont associés au passage de dépressions à proximité des régions arides et semi-arides d’Afrique du Nord qui permettent aux masses d’air chargées en particules minérales (par la friction du vent sur les sols dénudés riches en éléments fins, particulièrement abondants dans les cuvettes topographiques tels que les lacs et vallées asséchés) de s’élever dans la troposphère à plusieurs kilomètres d’altitude, une condition favorable au transport sur de longues distances. Les événements de poussières sont ainsi généralement associés à des phénomènes convectifs et l’épisode de début février 2021 en est une illustration caractéristique : c’est en effet une dépression positionnée sur la péninsule Ibérique qui a entrainé cet important flux de sud (Sirocco) contenant une concentration élevée de particules minérales ( https://dust.aemet.es ). Les concentrations observées en France ont pu dépasser parfois 150 µg/m3 en moyenne journalière, soit près du double du seuil d’alerte (80 µg/m3), rappelant que les poussières minérales peuvent avoir un impact significatif sur la qualité de l’air et la santé même à des milliers de kilomètres des régions où elles sont émises. La remontée de ces masses d’air chargées en poussière a également impacté des territoires situés plus au nord en Europe, le Royaume Uni notamment et la Scandinavie. Si les quantités transportées diminuent avec la distance aux sources par sédimentation (les dépôts des 6-7 février ont principalement été des dépôts « secs ») ou par lessivage par les précipitations (raison pour laquelle la durée de vie des poussières dans l’atmosphère dépasse rarement une dizaine de jours), les poussières sahariennes restent détectables sur de très grandes distances : elles ont ainsi été identifiées par le passé dans les neiges du Groenland où elles se mêlent aux apports provenant des déserts asiatiques. Dans ces régions très reculées, la provenance des poussières a été établie grâce à leur signature minéralogique et géochimique (composition élémentaire et isotopique –Sr, Nd, et Pb, en particulier).
Les poussières minérales sont composées d’aluminosilicates, d’argiles notamment, dont la nature dépend en partie du climat des régions sources. En comparaison avec les sources asiatiques par exemple, les poussières sahariennes sont particulièrement riches en Kaolinite par exemple. Ceci a été confirmé par l’analyse par diffraction des rayons-X réalisée au LOG d’un échantillon de dépôt récolté en Alsace consécutivement à l’événement du 6 février. Celle-ci montre une composition riche en quartz, en carbonate de calcium (généralement abondant dans les poussières issues du nord et du nord-est de l’Afrique du Nord), et en minéraux argileux (en Kaolinite et Illite majoritairement, mais aussi en Palygorskite, un minéral fibreux également caractéristique des dépôts éoliens originaires du Maghreb), auxquels s’ajoute des oxydes de fer, de titane et de manganèse. L’analyse granulométrique de cet échantillon indique par ailleurs un mode autour de 12 microns, illustrant le fait que l’essentiel de ces poussières est constitué de particules qui se classent parmi les silts (2<x<63 µm), et non des sables (comme elles sont souvent présentées dans la presse), même si ces derniers peuvent être présents (dans l’échantillon récolté en Alsace, les sables représentaient cependant moins de 5 % de la masse collectée). L’analyse granulométrique des 150 échantillons collectés dans le cadre de l’étude menée par Reveillet et al. est également prévue et devrait être complétée prochainement par l’analyse élémentaire des poussières par fluorescence-X ainsi que par des mesures de l’activité en Césium 137. Ce produit de fission a été émis lors des essais nucléaires atmosphériques, comme ceux menés par la France en Algérie notamment dans les années 1960, et il a été identifié dans les dépôts de février ; ces apports de Cs-137 seraient cependant selon l’IRSN de trois à quatre ordres de grandeur inférieurs aux contenus des sols liés aux retombées directes des essais nucléaires atmosphériques et de l’accident de Tchernobyl (https://www.irsn.fr/FR/Actualites_presse/Actualites/ Pages/20210304_NI_Episode-de-sables- sahariens-sur-la-France.aspx# .YNJTkh06_io).
En dehors de leur impact sur le couvert neigeux, les poussières font l’objet d’un intérêt croissant dans plusieurs autres communautés des sciences de la Terre et du Climat. Comme la couleur orangée du ciel a permis de le constater début février, les poussières, par leurs propriétés d’absorption et de diffusion, interfèrent avec le rayonnement solaire pendant leur transport ; elles ont généralement un effet de réduction sur le flux solaire incident (mais l’impact radiatif des poussières peut s’inverser lorsqu’elles se déplacent au-dessus de surfaces dont la réflectance est importante, comme les déserts). Par ailleurs, les poussières représentent des noyaux de condensation et des noyaux glaçogènes dans l’atmosphère, contribuant ainsi, avec les autres familles d’aérosols, à formation des nuages. Les poussières ont donc à la fois un effet direct et un effet indirect sur le bilan radiatif, et les modélisateurs du climat tentent de prendre en compte cette contribution et de la quantifier. Des simulations numériques suggèrent que les modifications de températures de l’océan de surface induites par le transport de poussières auraient un impact significatif sur la génération des cyclones tropicaux dans l’Atlantique, ainsi que sur le cycle hydrologique en Afrique de l’Ouest. Par ailleurs, étant partiellement solubles, les poussières, lorsqu’elles se déposent à la surface des océans, y apportent certains éléments chimiques, dont une partie est susceptible de stimuler l’activité biologique. Dans l’océan ouvert en particulier, les poussières peuvent en effet représenter la principale source de micronutriments essentiels tels que le fer. Les poussières minérales pourraient également avoir un impact sur certains écosystèmes continentaux : des études récentes suggèrent par exemple que les poussières sahariennes contribueraient à fertiliser la région amazonienne par des apports de phosphore. L’impact biogéochimique de poussières, dans l’océan principalement, fait donc l’objet d’une attention particulière du fait de son impact potentiel sur la pompe biologique du CO2 atmosphérique.
L’histoire du transport des poussières sahariennes est archivée dans les archives sédimentaires méditerranéennes et atlantiques. Ces archives montrent que ce transport a beaucoup fluctué depuis l’aridification de la région à la fin du Miocène. Les changements de la quantité et de la nature des poussières déposées dans les sédiments marins permettent d’identifier des modifications climatiques dans les régions sources et/ou des variations de la circulation atmosphérique et/ou du cycle hydrologique (dont dépend le temps de résidence des poussières dans l'atmosphère). La minéralogie des poussières a ainsi révélé par exemple l’existence d’importants changements des régimes de vents sur l’Afrique du Nord au cours des derniers 50 000 ans, en lien avec les évènements froids sur l’Atlantique Nord (Bout-Roumazeilles et al., 2007). Dans une étude récente, la quantification des flux de poussières sahariennes au cours des dernières centaines de milliers d’années a par ailleurs permis de démontrer le rôle moteur des changements d’insolation à l’échelle orbitale sur le contrôle de la mousson Ouest-Africaine (Skonieczny et al., 2019). Les poussières sahariennes contribuent ainsi à retracer l’histoire climatique de la région.
Remerciements. — Merci à Evelyne Buczkowicz pour l’échantillon de poussières collecté à Colmar consécutivement à l’événement Saharien du 5-7 février 2021, à Romain Abraham pour l’analyse granulométrique par diffraction laser, ainsi qu’à Marion Delattre et Viviane Bout-Roumazeilles pour l’analyse minéralogique par DRX et l’interprétation des résultats, respectivement. Merci à François Guillot d'avoir porté à ma connaissance l'article de Bellair et Poisson. Merci également à Danielle Decrouez pour sa relecture attentive et les compléments d’information concernant « le sang des glaciers ».
Le « sang des glaciers »
par Danielle Decrouez
Si ce phénomène est connu depuis l’Antiquité, le premier à le décrire et à l’étudier dans l’édifice alpin français et suisse, c’est Horace Bénédict de Saussure. Il découvre ce phénomène en 1760 lors de sa première montée au Brévent (massif des Aiguilles Rouges, Haute-Savoie) mais pour qu’il avance une hypothèse, il faut attendre ses études sur du matériel prélevé dans le massif du Grand-Saint-Bernard (Valais, Suisse). Après différentes expérimentations, il en conclut qu’il s’agit d’une « matière végétale, & vraisemblablement une poussière d’étamines » bien qu’il ne connaisse « aucune plante de la Suisse, dont les fleurs donnent une poussière rouge ». Le savant émet aussi l’hypothèse que la lumière peut jouer un rôle pour l’apparition de cette couleur (de Saussure, 1779-1796). Au XIXe siècle, il est établi que ce phénomène est dû à des algues. En 1919, Prochazkova et al. décrivent les deux espèces responsables de la couleur rouge : Sanguina nivaloides et S. aurentia, des algues vertes (Chlorophyta) qui selon certaines conditions environnementales accumulent des caroténoïdes pour se protéger des rayons ultraviolets.
En France, le projet collaboratif ALPALGA ( https://alpalga.fr/) a pour mission depuis 2016 l’étude des microalgues qui peuplent les écosystèmes alpins entre 1 000 et 3 000 m d’altitude avec un focus sur celles qui se développent dans la neige. Ce consortium associe cinq laboratoires grenoblois (Laboratoire de physiologie cellulaire et végétale, Jardin du Lautaret, Laboratoire d’Écologie alpine, Centre d’étude de la neige, Institut des géosciences de l’environnement) avec le soutien de l’Agence Nationale de Recherche et de la Kilian Jornet Foundation. Les premiers résultats (Stewart, 2021 ; Stewart et al. 2021) sur des échantillons de sol, de lacs et de neige montrent une diversité génétique, morphologique et physiologique importante. Une zonation altitudinale a également été établie pour une cinquantaine d’espèces et on sait déjà que le genre Sanguina se développe au-dessus de 2 000 m d’altitude. Il reste de nombreux points qui n’ont pas encore été élucidés ou qui ne l’ont été que partiellement. Citons entre autres :
• l’interaction éventuelle entre la neige rouge et les retombées de poussières (sahariennes ou celles dues à l’activité humaine), deux phénomènes totalement différents ;
• l’importance de l’interaction entre la neige et les algues ;
• la connaissance du cycle de vie dans le sol par lequel transitent les algues quand la neige fond (Bischoff, 2007) ;
• la répartition mondiale de ces algues et leur diversité génétique ;
• la modélisation de leur dynamique pour anticiper le devenir de cet écosystème (adaptation ou disparition ?) face au changement climatique ;
• la prédiction de la survenue des blooms ;
• etc.