Introduction
Célébrant ses 150 printemps, la Société Géologique du Nord (SGN) souhaitait réaliser, avec la Société d’Histoire Naturelle des Ardennes (SHNA), une activité dans la vallée de la Meuse. Givet est à la fois un site historique et l’une des rares villes françaises dont le nom est aujourd’hui encore une référence stratigraphique mondiale du Paléozoïque (Gosselet, 1876 ; Brice, coord., 2016) (Fig. 1 et 2). C’est donc autour d’une action orientée vers tous publics que la journée a été imaginée : le citoyen a le droit de savoir ce que signifie la notion de stratotype et en quoi cela contribue au rayonnement international de Givet.
Le principe de cette action a été arrêté dès 2018, discuté avec le Comité de gestion de la Réserve naturelle nationale de la Pointe de Givet, puis avec le maire de Givet et ses collaborateurs. Il en est ressorti un projet qui devait :
- se dérouler sur une seule journée ;
- s’adresser à tout citoyen, qu’il ait ou non des notions de géologie ;
- observer le site naturel de Givet pour découvrir comment et de quoi il est fait ;
- attirer l’attention sur ce qui en fait la valeur naturelle, mais aussi ses fragilités ;
- expliquer aux Givetois pourquoi les géologues du monde entier y trouvent intérêt.
La SGN et la SHNA sont très reconnaissantes aux élus d’avoir mis en place d’excellentes conditions de réalisation, matérielles et par l’accompagnement des divers personnels associés au fonctionnement de la Salle du Manège. Malgré cela, le public n’a pas été au rendez-vous (une trentaine de personnes), mais tous les participants ont apprécié. Les circonstances particulières de cette année 2020 expliquent en partie cet état de fait. Les élus participants, municipaux et communautaires, convaincus, ont souhaité reconduire l’opération en 2022. Nous pourrons donc la rendre encore plus attractive ; c’est pourquoi il est utile d’en écrire un bilan qualitatif.
Figure 1
Givet dans son écrin naturel. Au fond le plateau ardennais est façonné dans les grès et schistes du Famennien ; au tout premier plan, le Fort de Charlemont occupe l’éperon formé par le Calcaire de Givet ; entre les deux la dépression schisteuse qui constitue la Fagne (à l’ouest) et la Famenne (à l’est) est formée de pélites carbonatées dans lesquelles quelques récifs frasniens déterminent des bosses.
Photo F. Duchaussois
Figure 2
Extrait de la charte chronostratigraphique internationale (édition de 2020/03).
Le contenu de l'action
Le terrain en trois sites
Le principe sur lequel la SHNA et la SGN s’étaient accordées consistait à retenir trois sites d’observation distincts, permettant d’avoir un aperçu des conditions géologiques ayant placé l’agglomération de Givet dans une sorte d’écrin naturel. La carte géologique simplifiée localise ces points (Fig. 3). Un tour d’horizon depuis la pointe du Fort s’imposait, ce qui a été facilité par l’intervention de Michel Colcy, membre de la SHNA et élu communautaire, le Fort étant géré par la Communauté de Communes. L’une des coupes de référence dans le Calcaire de Givet est bien observable entre Flohimont et Fromelennes. Son avantage est de permettre un accès facile à l’observation détaillée de quelques bancs. Enfin, le site de la Roche à Wagne, dans le lit majeur de la Meuse, entre deux boucles, permet d’observer dans le paysage des marques de l’incision de la vallée en travers des terrains paléozoïques du Massif ardennais.
Figure 3
Extrait de la carte géologique harmonisée de Givet, avec localisation des sites d’où est proposée une observation de l’environnement géologique de l’agglomération. Source du fond de carte : http://www.geoportail.gouv.fr.
La pointe du Fort offre une vision à 270°, du nord-ouest en tournant par l’est jusque vers le sud. C’est un panorama très riche qu’il faut travailler avant la prochaine édition car nous le découvrions. Vers l’est (Fig. 4), la confluence de la Houille en rive droite de la Meuse, s’effectue dans la dépression des pélites du Frasnien. Cette vue illustre très bien l’inondabilité du site. Bien expliquée aux divers élus et à la population, on pourrait espérer que le risque inondation soit, à l’avenir, abordé de façon préventive et non seulement curative.
Figure 4
Vu vers l’est à partir du belvédère du Fort de Charlemont. La confluence de la Houille dans la Meuse est une zone particulièrement exposée aux inondations.
Photo F. Duchaussois
La coupe entre Flohimont et Fromelennes permet d’approcher les faciès carbonatés, et donc d’expliquer comment procèdent les géologues qui, à partir de ces cailloux, font revivre des paysages évoquant les mers du sud aux lagons paradisiaques. Les couches étant verticales (Fig. 5), il est donc possible, sur une courte distance, d’aborder les notions de série, d’évaluation des durées, de l’évolution des paysages et des espèces. C’est aussi un lieu de réflexion sur la déformation géologique (forces, durée,…) de la croûte terrestre. C’est l’un des très bons sites qu’offre l’Ardenne pour initier à la géologie sédimentaire.
Figure 5
Ancienne carrière exposant la Formation des Trois Fontaines à Flohimont.
Photo F. Duchaussois
Depuis la Roche à Wagne, on peut voir vers le sud la Meuse coulant de la boucle de Ham-sur-Meuse vers celle de Chooz (Fig. 3). Voisin (1983) avait analysé en détails ce secteur. Le profil topographique à l’intérieur de la première boucle marque un ressaut (Fig. 6) dans lequel on identifie l’avant-dernière terrasse, dont l’âge est aujourd’hui estimé à 730 000 ans (Demoulin et al., 2020). C’est un des points d’observation du stage réalisé avec la Maison Pour La Science de Reims en 2020 (cf. webographie). Se tournant vers le nord, toujours depuis ce point, on peut voir la fermeture de la dépression pélitique du Dévonien moyen par le Calcaire de Givet (Fig. 2). En amont de Ham-sur-Meuse, quelques témoins de terrasses plus anciennes restent accrochés sur le versant de rive droite (Mansy et al., 2006).
Figure 6
Depuis la Roche à Wagne en regardant vers le sud-est (fond de la boucle de Chooz, avec les refroidisseurs de la centrale nucléaire). Le profil de l’avant-dernière terrasse (YMT = Young Main Terrace) est localisé vers la cote 130 alors que la Meuse se trouve un peu au-dessus de 100 m.
Photo et montage de G. Pagnier
Le retour vers Givet fait passer par la Porte de France où l’on peut admirer la capacité d’observation et d’adaptation de Vauban à la géologie. La carrière des Trois Fontaines exploite la partie inférieure de l’ensemble du Calcaire de Givet ; la structure y est en position inverse, fortement pentée vers le sud-est. Juste après avoir franchi la Porte, la série est en position normale, pentée vers le nord. En prenant une feuille de papier dans la main gauche, et en rabattant le coin supérieur droit vers soi, on réalise un modèle géométrique de la structure plissée, déversée vers le nord-nord-ouest et plongeant de 25° vers l’est-nord-est (Fig. 7). Vauban a utilisé la charnière des bancs les plus internes du pli comme arc-boutant naturel.
Figure 7
La Porte de France, à Givet, et l’interprétation géologique du pli sur lequel Vauban l’a ancrée.
Photo F. Meilliez
Les ateliers
Observer les paysages est une chose. Mais comprendre les mécanismes qui ont conduit à leur élaboration en est une autre. Plutôt que de faire sur site des exposés théoriques sur les notions d’érosion, sédimentation, et autres aspects nécessaires à cette compréhension, le projet a essayé de monter des ateliers qui, le matin, en illustraient les principes avant d’en voir les effets sur site.
Grégoire Pagnier (professeur au Collège de Revin), a ainsi déployé (Fig. 8) les expériences qui lui permettent de faire comprendre aux élèves comment s’ordonne un dépôt sédimentaire dans une colonne d’eau. On peut alors estimer leurs conditions dynamiques de dépôt. Les conditions nécessaires à l’érosion sont aussi illustrées de façon simple.
Alain Blieck expose (Fig. 9) pourquoi et comment a été construite l’échelle stratigraphique internationale de référence (Fig. 2). Il a lui-même participé à des commissions internationales qui y ont travaillé. Il y démontre l’intérêt de certains fossiles, utilisés comme marqueurs temporels, tandis que d’autres renseignent sur les conditions paléoenvironnementales.
La Minéralogie et la Paléontologie ont aussi été l’objet d’ateliers (Fig. 10). Bernard Gibout (Association Minéralogique et Paléontologique de Bogny/Meuse) a expliqué la notion d’espèce fossilifère à partir de l’exemple des Trilobites dans le cas très étudié de la Réserve Naturelle Nationale de Vireux-Molhain. Mickaël Swialkowski (professeur au Collège d’Arleux, Nord) a pu déployer ses talents de passionné de minéralogie et faire découvrir à certains que les roches s’observent et se déterminent sous le microscope polarisant (mis à disposition par le LOG, que nous remercions) à l’aide de lames minces.
Erwan Manach (Société Lafarge, carrière des Trois-Fontaines) a présenté en quoi le Calcaire de Givet est une ressource naturelle (Fig. 11). Il a situé la production dans le marché national des granulats. Son caractère non renouvelable condamne à terme le site d’exploitation, ce qui implique une réflexion sur l’avenir du site. Cette réflexion est très encadrée par la loi, et se trouve régulièrement mise à jour dans un dialogue avec toutes les parties prenantes.
Francis Meilliez a expliqué sur un exemple comment on pouvait rendre compte d’une déformation lente allant jusqu’à plier des ensembles rocheux comme le Calcaire de Givet. Ces explications ont été reprises et détaillées lors d’une sortie de terrain autour de Vireux, programmée avec la SHNA le 18 septembre 2021.
Enfin, à la demande de la municipalité, une séquence a été consacrée à l’eau (ressources, enjeux) sur le territoire de la Pointe. Serge Ramon (ingénieur honoraire, hydrogéologue ; BRGM, Agence de Bassin Rhin-Meuse parmi les postes qu’il a occupés) a expliqué de façon très pédagogique (Fig. 12) la notion de ressource, notamment en milieu karstique (calcaire très fissuré), ses intérêts et ses vulnérabilités. À la suite de quoi Claude Wallendorff (précédent maire de Givet) a expliqué pourquoi le territoire avait entrepris la recherche d’une ressource profonde. Les récentes connaissances acquises sur la géologie très complexe du territoire de Givet (Mansy et al., 2006) ont conduit à cerner les cibles profondes susceptibles de contenir une eau de qualité. Pour l’instant, l’existence de telles cibles a été confirmée par des analyses spécifiques complémentaires (Coppo et al., 2013). Reste à vérifier par un sondage que de l’eau y est effectivement présente.
Figure 8
Grégoire met en place ses expériences pour illustrer les principes qui régissent l’érosion et la sédimentation des dépôts détritiques.
Photo F. Duchaussois
Figure 9
Alain présente et explique l’échelle stratigraphique internationale ; il justifie ainsi la notion de stratotype, motif du rayonnement international du nom Givétien.
Photo F. Duchaussois
Figure 10
Bernard et Mickaël se présentent de façon croisée leurs stands respectifs, paléontologique et minéralogique.
Photo F. Duchaussois
Figure 11
La Société Lafarge, avait préparé un stand animé par Erwan Manach et présentant la ressource de la carrière des Trois-Fontaines.
Photo F. Duchaussois
Figure 12
Serge rappelle les principes qui régissent la circulation souterraine de l’eau.
Photo F. Duchaussois
Pourquoi une telle action ?
Lorsque nous vivons constamment sur un territoire, imaginer qu’il n’est pas immuable est difficile alors que l’expérience quotidienne n’en laisse rien supposer… en temps ordinaire. Il suffit d’une inondation pour prendre conscience qu’une rive peut s’ébouler, une coulée boueuse peut envahir un vallon, un rocher peut dévaler. De là à construire le lien entre ces faits très localisés et le façonnement d’un paysage, voire une orogenèse, il y a un grand saut culturel à franchir. Ce saut inclut une familiarisation avec la dimension temporelle, qui se mesure en millions d’années et non plus en années élémentaires. Former un géologue (et divers spécialistes qui en dépendent) prend des années. L’étudiant découvre peu à peu par quels processus complexes un sédiment meuble devient une roche, un être vivant se fossilise, un ensemble de couches peut basculer à la verticale, voire se renverser. Pourtant tous les habitants du lieu vivent ces processus qui paraissent aléatoires au quotidien mais qui, avec le recul du temps géologique, prennent un sens : érosion, sédimentation et déformation sont à l’œuvre en permanence et interagissent.
L’objectif d’une journée de ce type est donc de sensibiliser à ces évènements ponctuels que le citoyen qualifie d’accidents lorsqu’ils se produisent. En comprenant mieux quelques-uns de leurs déterminants, on peut espérer inciter à la réflexion nécessaire pour s’en prémunir par anticipation (Fig. 4). En construisant son habitat dans un couloir que l’eau occupe de façon aussi épisodique que violente, qui n’est pas à sa place : l’eau ou l’humain ?
Et ainsi, peu à peu, le citoyen découvre que ces marques cumulées révèlent un mouvement qu’il ne soupçonnait pas : toute la région se soulève à un rythme qui, en moyenne, est évalué entre 0,05 et 1 millimètre par an ! Et voilà des millions d’années que ça dure, tantôt plus lentement, tantôt plus vite. Et jusqu’à quand ? Personne n’en sait rien. Mais tout citoyen qui comprend cela peut alors comprendre pourquoi la vallée inférieure de la Sormonne, jusqu’à sa confluence avec la Meuse dans le fond de Warcq-la-mal-campée (ça ne s’invente pas), est encombré d’alluvions quaternaires (Fx, Fy, Fz des cartes géologiques). C’est le résultat d’inondations successives durant quelques centaines de milliers d’années. Et l’observation, simple, de la carte géologique à un millionième permet alors de constater que ces alluvions s’accumulent à l’entrée du Massif ardennais (vallée de la Sormonne), très peu entre ce point et Namur, sauf dans les quelques endroits évasés par érosion facile de roches tendres (autour de Givet, de Dinant), puis en aval de Namur. Ces constats suffisent pour alimenter bien des discussions sur la stratégie à suivre pour l’urbanisme futur.
Conclusion… temporaire
Cette opération du 10 octobre 2020 aura été une bonne expérimentation. Les participants, bien que peu nombreux, ont été très intéressés. La municipalité a souhaité reconduire une opération semblable en 2022. Récemment, le Conservatoire d’Espaces Naturels de Champagne-Ardenne, en charge avec l’Office National des Forêts de la gestion de la Réserve Naturelle Nationale de la Pointe de Givet, nous a proposé d’ajouter une animation géologique à celle faite autour de la faune et de la flore. Des améliorations sont à apporter, certes. Le site de Givet est aussi particulièrement bien adapté à ce type d’animation (Fig. 13). Mais il est souhaitable de regarder autour de soi quels sites sont également bien pourvus d’intérêts convergents pour sensibiliser la population à la dynamique géologique.
Figure 13
Le site du Givétien de Givet, depuis la rive droite.
Photo F. Meilliez
Remerciements. — Les auteurs remercient toute l’équipe qui s’est investie dans cette opération montée dans des conditions un peu précipitées. La coopération entre la SHNA et la SGN est encore une fois fertile. Tous les acteurs remercient la municipalité de Givet pour les autorisations et facilités mises à disposition.