Voici un ouvrage, réduit par la taille, mais qui est le bienvenu pour encourager nos contemporains à mettre en perspective des connaissances plus variées et volumineuses que jamais, recueillies auprès de sources également plus variées que jamais. Sans doute contraint par les moyens mis à sa disposition, l’auteur a retenu 34 scientifiques, nés avant 1900, de nationalité belge par naissance ou par choix, et qui ont participé à l’élaboration des fondements de la géologie des terrains sédimentaires. Cependant, la Belgique actuelle étant l’un des fruits d’une histoire européenne quand même chaotique, la notion de citoyenneté n’est pas l’essentiel. Un intéressant tableau, en fin d’ouvrage, montre la diversité des activités dont ces chercheurs faisaient profession. Que ces scientifiques aient pu faire progresser la science, dans un cadre universitaire ou non, il faut être reconnaissant aux gouvernants qui le leur ont permis d’avoir, au profit de la valorisation des compétences, surmonté des difficultés qui, en France, apparaissent comme des obstacles administratifs.
L’auteur a choisi un plan de présentation commun qui, par ses illustrations, valorise aussi le patrimoine artistique (statuaire, peinture, gravure, …) belge, ce qui est également très bien venu.
Pour chacun de ses sujets, il a mis en avant une liste, parfois longue, des diverses reconnaissances formelles dont ils ont fait l’objet (diplômes, médailles, honneurs, …), renvoyant pour complément, à des biographies faisant autorité. Puis il a plus ou moins exposé, certainement selon sa sensibilité, un résumé des travaux des uns et des autres. Digne représentant de cette brillante école belge de minéralogie, il a ponctué chaque texte du (ou des) minéral dédié au scientifique en question. Sans surprise, les Français trouveront des noms connus : d’Omalius d’Halloy, Dumont, Dewalque, Gosselet, Mourlon, Cesaro, de Dorlodot, Lohest, Stainier, Leriche, Fourmarier, Kaisin, Asselberghs. Mais ils découvriront aussi avec profit d’Everlange de Witry, de Burtin, Dethier (première carte géologique), de Koninck, Dupont, Renard, Dollo (lillois), et al.
Dans toutes les professions, dans tous les pays, certains ne peuvent se passionner pour leurs recherches sans développer un ego excessif. Avec tact et sans éluder le problème, l’auteur sait faire comprendre entre autres pourquoi la Belgique a été un temps très en avance sur le dessin de la carte géologique (planches à 1/20 000), puis a pris un retard très préjudiciable. Ayant eu le bonheur de travailler avec Alphonse Beugnies alors qu’il se battait pour enclencher la campagne de rénovation actuelle de la carte géologique, je n’en avais pas eu une explication aussi claire et distanciée que celle présentée ici. Elle doit faire réfléchir toutes les communautés géologiques ; partout les conséquences peuvent être très lourdes.
L’apport belge à la paléontologie et à son usage par la stratigraphie est considérable, pour toutes les époques géologiques. Il est certain que l’auteur a dû éprouver de grandes frustrations à ne pas l’exprimer davantage. Du fait d’une culture minière d’origine germanique dès le Moyen Âge, la Belgique a aussi formé un grand nombre de minéralogistes de qualité. Les travaux qu’ils ont eu l’occasion de mener en Afrique l’ont confirmé et conforté. C’est l’autre volet très présent dans cet ouvrage.
Par rapport à l’évolution des idées, on peut regretter qu’il ne soit pas fait mention de la brève intervention, quasi improvisée, de C.-J. de La Vallée Poussin devant l’Académie des Sciences en 1874, énonçant le principe de l’antécédence pour rendre compte de l’incision du réseau hydrographique dans le Massif Ardenno-Rhénan. Le Nord de la France a découvert son Bassin houiller en tant que prolongation occidentale des gisements houillers belges, et grâce aux investissements financiers et humains des « Impériaux » du XVIIIe siècle. Il n’est donc pas étonnant que la géologie du Paléozoïque du Nord de la France ait été interprétée essentiellement à partir de ce qui était directement observable en Belgique. Aussi peut-on regretter que les pages concernant Dumont, Gosselet, de Dorlodot, Kaisin, et l’absence d’une page sur Briart et Cornet, n’aient pu aussi faire ressortir que cet alignement de gisements houillers est à l’origine de la notion de tectonique pelliculaire (restreinte aux nappes de charriage à l’époque). Relayée par Marcel Bertrand, elle a conduit les géologues alpins à démontrer leur importance dans la construction orogénique. Il est vrai qu’aujourd’hui, la pédagogie déployée pour faire connaître la tectonique des plaques, même auprès d’un public peu averti, en facilite la perception.
Le Nord de la France, la Belgique, le Grand-Duché du Luxembourg et les Länder allemands qui couvrent le Massif schisteux rhénan ne pouvaient pas être des territoires de référence en tectonique. Après avoir travaillé dans les Alpes ou les Rocheuses canadiennes, c’est une évidence. Toutefois, les structures observées dans ces derniers territoires sont de dimensions comparables à celles dont seule la partie basale devient accessible sous le Massif ardennais actuel qui se soulève. Et il est donc tout à fait pertinent et remarquable que l’ouvrage de Léon Dejonghe paraisse au moment où la géologie de ces régions entre dans une nouvelle phase d’acquisition de connaissances et de leur future intégration dans une nouvelle image cohérente à concevoir. En effet, « les précurseurs » ont bâti une vision de l’architecture et de l’histoire géologique de cette partie de l’Europe qui a atteint son acmé avec le Prodrome de Fourmarier (1954), comme le rappelle l’auteur de cet ouvrage. Ils l’ont fait par l’observation directe et patiente du terrain (affleurements naturels, exploitations industrielles). Ils ont aussi construit des outils d’investigation (optiques, chimiques, physiques) qui, toujours se perfectionnant, permettent aujourd’hui d’accéder à des données que les précurseurs n’osaient pas même imaginer. Non seulement on fore, mais en plus on « radiographie », même sur plusieurs dizaines de kilomètres de profondeur, et maintenant on observe et mesure de loin (techniques satellitaires) les modifications physico-chimiques du territoire. La démarche d’aujourd’hui impose un va-et-vient permanent entre l’observation de terrain et le modèle de laboratoire, numérique ou analogique. L’ouvrage de Léon Dejonghe conduit à reconnaître que la science progresse grâce à ce va-et-vient permanent, chaque étape d’intégration n’étant qu’une chrysalide, une référence qui jalonne le cheminement de la connaissance.