I
En 1936, pendant son exil à Paris, Walter Benjamin écrivit son désormais classique essai « L’Œuvre d’art à l'époque de sa reproductibilité technique » :
« Fiat ars, pereat mundus » (Que l’art advienne, le monde dût-il en périr), tel est le mot d’ordre du fascisme qui, de l’aveu même de Marinetti, attend de la guerre la satisfaction d’une perception sensible modifiée par la technique. « L’art pour l’art » semble trouver là son accomplissement. Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe : c’est à elle-même, aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle. Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre.1
Benjamin sème le chaos avec l’adage déjà controversé Fiat iusticia, et pereat mundus (Que justice soit faite, le monde dût-il en périr), faisant de l’art la citadelle. Comment la société vit-elle sa propre disparition comme un plaisir esthétique ? Dans cet essai, il énonce l’idée d’« esthétisation du politique » (menant au fascisme), et son contraire, « la politisation de l’esthétique » (condition d’un art révolutionnaire). Ces mots continuent d’influencer le monde des idées et celui de l’art, qui désormais ne font plus seulement référence au fascisme et au futurisme, mais plus généralement à une stratégie pour penser la relation entre esthétique et politique. Lorsque Benjamin entreprend l’écriture de son essai à Paris pendant l’entre-deux-guerres, il conçoit son projet comme une tentative « de déterminer le point précis du présent vers lequel [sa] construction va s’orienter » – une critique de la victoire du fascisme en Allemagne et de la menace qu’elle fait peser sur la France2.
L’association entre futurisme et idées réactionnaires commence bien avant. En 1912, aux débuts du futurisme sur la scène mondiale, le critique d’art Robert Fry n’est pas convaincu de la qualité du travail qu’il voit : « convention éculée » drapée dans le langage de l’originalité ultime, cette dernière faisant l’objet du scepticisme de Fry. Celui-ci met en garde contre le « credo étrangement nihiliste » de l’œuvre3. Après la seconde guerre mondiale, le désastre que le fascisme a laissé dans son sillage modèle la conscience collective ; on a quelque réticence à célébrer un art qui a ouvertement embrassé de telles idées4.
En 2010, le musée Guggenheim donne l’exposition Chaos et Classicisme : l’art en France, Italie, et Allemagne, 1918-1936, dirigée par l’historien de l’art Kenneth Silver, suite à son ouvrage monumental Esprit de Corps : The Art of the Parisian Avant-Garde and the First World War, 1914-1925. L’ouvrage s’interroge sur les raisons pour lesquelles en France, après le radicalisme du cubisme, on a assisté à une réorientation formelle ayant pour objet une quête de clarté, de simplicité, d’objectivité, de logique, de grâce, de pureté. Ce virage perçu comme conservateur est indissociable des idées politiques de son époque : il est à leur service, l’art contribuant à créer les valeurs de la société ou peut-être, plutôt, les artistes choisissant de créer ce que la société désire. L’étude de Chaos et Classicisme couvre une bonne partie de l’entre-deux-guerres, et incorpore la création artistique en Italie et en Allemagne aussi pour montrer comment le néoclassicisme (qui puise dans la ou les périodes classique(s) afin de créer du sens pour le présent et en proposer une autre vision) était non pas apolitique, mais parfaitement au diapason d’une période politique caractérisée par le nationalisme, le militarisme et le totalitarisme – le virage fasciste. Rendant compte de l’exposition, un critique écrit que nous ne vivons plus depuis bien longtemps dans l’illusion de l’art comme « expression de ce que toute culture porte de meilleur en elle ». Avant d’arriver au bout, le visiteur voit non plus des objets, mais plutôt « des marques de brûlures et des taches de sang sur les murs immaculés du Guggenheim.5 » À Chaos et Classicisme suivra, en 2014, l’exposition Italian Futurism, 1909-1944: Reconstructing the Universe, à énorme succès ; curieusement, l’exposition passe sous silence la longue complicité entre futurisme et ère fasciste.
Dans The Fascist Turn in the Dance of Serge Lifar : Interwar French Ballet and the German Occupation, Mark Franko, éminent historien de la danse, explore certaines des questions qui se posent autour de ces expositions, ici à travers le prisme de la danse. En 2012, il assiste à une représentation du ballet de l’Opéra de Paris au Lincoln Center en tournée internationale pour présenter les œuvres de Serge Lifar, Roland Petit et Maurice Béjart. Franko n’a jamais vu la Suite en blanc de Lifar (1943), ballet abstrait en noir et blanc. Il écrit des lignes d’une grande force sur le sentiment pesant, le froid qui s’abat sur la salle au moment où le rideau se lève sur un décor austère. Il constate ensuite avec stupéfaction que le programme ne contient pas la moindre allusion au contexte de la création de l’œuvre. Lifar a chorégraphié cette œuvre pendant les heures les plus sombres de l’Occupation allemande de Paris. Goebbels avait interdit toute forme de ballet narratif et pour la première fois un ballet prenait pour thème la technique du ballet – la marque de fabrique du ballet néoclassique. Comme le fait remarquer Franko, la célèbre Symphonie en ut de George Balanchine, créée pour l’Opéra de Paris en 1947 pendant l’exil forcé de Lifar de la compagnie, est considérée comme une réponse à Suite en blanc. En 2012, l’Opéra rend hommage à Serge Lifar et sa Suite en blanc, présentés au monde comme source de grandeur pour l’institution et la nation. Pourtant, leur histoire n’a rien de simple ou de grand. C’est ce qui conduit Franko à entreprendre un travail de recherches de six années sur les archives à Paris (dont les archives de la police sous l’Occupation ouvertes depuis peu), Berlin et Lausanne. Son objectif est de rassembler et d’étudier des documents très dispersés afin de trancher la question du collaborationnisme de Lifar avec les nazis. Dans le même temps, il situe historiquement la catégorie esthétique du néoclassicisme dans la danse. Franko entrelace micro-histoire des recherches archivistiques, exégèse du discours et analyse philosophique du néoclassicisme et de ses concepts contingents, dont ce qu’il nomme fascisme corporel et son successeur, le baroque.
II
Le néoclassicisme du xxe siècle est sérieusement étudié en histoire de l’art et en musique depuis un certain temps ; le travail de Franko est le premier de son genre pour la danse. C’est étonnant compte tenu de la prépondérance du néoclassicisme dans la danse contemporaine et de l’héritage de Balanchine. Lifar et Balanchine étaient contemporains. En 1930, les critiques de danse se mettent à employer le terme « néoclassique » pour parler du style chorégraphique de Lifar. Ce n’est pas avant 1947 que le terme est appliqué au travail de Balanchine. Aujourd’hui, on considère que Balanchine a inventé le néoclassicisme du xxe siècle en 1928 avec Apollon Musagète, où Lifar est le premier danseur à interpréter le rôle d’Apollon. Le néoclassique est une pièce maîtresse de la connaissance de cette forme artistique aux xxe et xxie siècles. Pour comprendre l’histoire du concept, Lifar est essentiel. Il est indéniable que cet ouvrage ouvre la voie à de futurs travaux sur le néoclassicisme dans la danse. Son importance réside aussi dans les possibilités qu’il offre pour une approche comparative avec les autres formes artistiques : il complète et complexifie le tableau du néoclassicisme dans les arts modernistes. Perçu comme une trahison du modernisme en musique et dans les arts plastiques, le néoclassicisme est dans le ballet à l’origine d’une revendication moderniste consistant à renvoyer à un passé classique. Est-ce parce que le monde académique et les institutions étaient résolus à ce qu’il ne soit pas entaché par la marque du fascisme que le modernisme a si longtemps été abordé sous l’angle du choc de la nouveauté, malgré l’exemple du futurisme ?
Dans The Fascist Turn, Franko étudie la place de la danse sur la scène politique, situant les catégories jumelles du néoclassicisme et du fascisme à travers la figure de Lifar et le ballet de l’Opéra de Paris. En 1875, à l’inauguration de sa nouvelle salle, le Palais Garnier, le rayonnement de l’Opéra symbolise la puissance de la nation aux yeux du monde entier. Ce sont les Ballets russes de Diaghilev cependant qui font connaître le ballet comme forme artistique moderne sur la scène internationale. Au début du xxe siècle, les Ballets russes éclipsant la danse à l’opéra, on fait appel à Lifar comme danseur étoile et chorégraphe pour redonner sa gloire au ballet de l’Opéra. Le néoclassicisme est le discours qui va appréhender le moderne.
Si pour la plupart des spécialistes de la danse, le néoclassicisme est un débat stylistique sur les débuts du classicisme moderne en Europe, Franko le définit historiquement comme une compétition entre nations : un conflit entre danse française du xviie siècle et danse allemande du xviiie. L’émergence du néoclassicisme n’est pas seulement une réponse à la catastrophe de la première guerre mondiale : son histoire débute avant, avec l’Affaire Dreyfus (1894) et la controverse sur l’identité nationale ainsi que les questions d’inclusion et d’exclusion. Comme le modernisme lui-même, le néoclassicisme répond à l’expérience de la modernisation et de la modernité et crée une conscience historique, mais en l’occurrence ouvertement nationaliste. L’exhortation à un renouveau classique de l’ordre, de la simplicité, de la clarté, de l’excellence et de la pureté est une manière de distinguer la France d’une Allemagne « décadente » ou « barbare ». Une fois de plus, la culture est instrumentalisée pour mettre en scène la notion de supériorité nationale et raciale. Autant le cubisme est ouvert sur le monde, radical et international, autant la peinture néoclassique est repliée sur elle-même, conservatrice, et encline à dresser des barrières. En musique, le classicisme dénonce le romantisme de Wagner. Dans le domaine de la danse, entre 1905 et 1918, un certain nombre de ballets qui débutent à l’Opéra de Paris rappellent la vie culturelle à la cour au xviie siècle et la danse française au xviiie. L’apothéose de cette mode fut la remise au goût du jour par les Ballets russes en 1921 à Londres de La Belle au bois dormant de Marius Petipa (1890), version créée pour le Ballet impérial russe. Celle-ci est vue comme l’illustration de l’histoire d’amour entre le ballet et son héritage classique (xviie siècle) au xxe siècle.
La thèse clé de Franko est que la Russie joue le rôle de médiateur dans l’opposition entre la France et l’Allemagne. Pour écrire l’histoire du ballet français moderne (ou du néoclassicisme), Franko remonte le fil d’un récit transnational. Sa conception sur fond de débat nationaliste ne peut être comprise qu’à la lumière de l’histoire du Ballet impérial russe : Petipa aurait sauvé le ballet français en Russie tandis qu’en France il déclinait ; dans les années 1930, Lifar, alors à l’Opéra de Paris, l’aurait réintroduit en France, inchangé. Le néoclassicisme français en ballet est issu d’un discours critique principalement russe animé par les critiques expatriés André Levinson, Julia Sazonova et plus tard André Schaïkevitch. Paradoxalement, des Russes sont à l’origine de la conception d’une forme artistique nationale française, au niveau le plus élevé. Lifar, incarnation du ballet de l’Opéra, est lui-même né à Kiev à l’époque de la Russie impériale. Autour de Lifar se met en place un discours singulier : les critiques voient son corps sculptural (et non sa chorégraphie) comme une œuvre d’art idéale. Ceci rapproche son néoclassicisme en tant que danseur des idées allemandes du xviiie siècle sur le classicisme grec de Winckelmann. Son utilisation chorégraphique du ballet narratif le situe dans la lignée du chorégraphe itinérant du xviiie siècle Jean-Georges Noverre, qui a davantage travaillé en Allemagne et en Italie qu’en France.
Le néoclassicisme en danse a un parcours historique hétérogène, où Franko distingue trois domaines distincts : le ballet, la danse folklorique et l’archive historique. Le ballet a situé son classicisme au xviie siècle, ce qui définit son origine comme émergeant du développement institutionnel des académies soutenu par la monarchie, et le rend synonyme de culture officielle. Il a été particulièrement prompt à effacer ses origines italiennes pour devenir complètement « français ». Comme à peu près tout, le ballet s’est développé par à-coups ; mais le ballet moderne français a été fondé sur un mythe de pureté de ses origines nationales. Cette version du passé a mené à une hégémonie de la tradition, où le présent est légitimé au moyen d’un récit sur l’authenticité et la continuité. Le néoclassicisme dans le ballet a puisé dans le classicisme, la tradition et le nationalisme, autant de manifestations du néoclassicisme politique dont le fascisme a émergé dans l’entre-deux-guerres et qui était lié à l’absolutisme français du xviie siècle. La danse folklorique avance comme faire-valoir du modernisme tel que le conçoit le ballet néoclassique. Avec la montée de l’ethnographie et des études folkloriques dans les années 1930, les pratiques folkloriques étaient vues comme potentiellement contre-hégémoniques. Dans l’entre-deux-guerres, la danse folklorique adopte une posture antitotalitaire et socialiste ; au lieu de constituer une identité nationale sous-tendue par une idée de supériorité raciale, elle se range du côté de la lutte des classes. Le mythe du ballet moderne – erreur pragmatique de lecture – donne quant à lui de l’éclat à une identité nationale et une forme artistique élitiste. Comme Franko l’écrit, c’est « la continuité institutionnelle du ballet – le fait que les compagnies de danse classique ont des histoires officielles, souvent nationales – qui sert à affirmer le statut souverain du ballet néoclassique, sa légitimité passant par l’alliance du modernisme avec la souveraineté politique de la monarchie. » Ce faisant, elle rend historiquement unique le ballet de l’Opéra, « puissante institution à bien des égards impossible à distinguer de l’État lui-même. »
Formellement, qu’est-ce que le néoclassicisme dans la danse ? Selon Franko, si le néoclassicisme est la restauration d’une période antérieure, il ne s’agit pas d’un style « mais d’une question de principes techniques débarrassés de toute accrétion stylistique ». Franko écrit :
Les apologistes du néoclassicisme dans le ballet pouvaient dès lors imaginer qu’un retour aux principes de la danse telle qu’elle se pratiquait au xviie siècle et avant qu’elle devienne encroûtée par les conventions théâtrales était de fait le matériau du modernisme en danse à l’état brut. Ces principes techniques du ballet sont considérés comme une origine pure du mouvement, libérée de toute fonction théâtrale annexe.
En historien de la danse, Franko montre comment le néoclassicisme en tant que catégorie formelle est profondément impliqué dans le politique : allusion à Raymond Williams ou Adorno, la forme esthétique est en soi un phénomène historique et social. La variété des genres du néoclassique selon Franko montre comment la forme esthétique porte l’histoire d’un peuple – ou d’un souverain. Le récit historique d’une nation, qu’il soit écrit ou vécu comme conscience historique, lutte pour le pouvoir contre des récits qui résistent : quoi et qui inclure ou exclure. Si Franko ne se livre pas lui-même à une analyse formaliste d’aucun des ballets, il se réfère néanmoins au travail du philosophe Michael David Levin sur Balanchine. Rédigé dans les années 1970, l’essai de Levin sur Balanchine est devenu l’approche standard pour analyser le formalisme moderniste dans le ballet6. Il repose sur le travail de Michael Fried et Clement Greenberg sur l’abstraction moderniste dans les arts visuels. Les travaux théoriques antérieurs de Greenberg étaient explicitement antifascistes et au moment où Levin écrit, on a toujours à l’esprit les dangers du fascisme. C’est très probablement la raison pour laquelle Levin n’emploie jamais le terme « néoclassicisme » dans l’essai, lui préférant l’irréprochable « formalisme moderniste ». Avec l’émergence d’un désenchantement postmoderne vis-à-vis du beau et de la forme, la théorie de Fried luttait précisément pour le maintien de l’autorité du modernisme – dépendant de l’autonomie formelle. Il est très communément admis aujourd’hui que la forme moderniste est le reflet d’un problème historique et matériel profond : l’art moderniste prend pour essence même (ses structures formelles, internes) la crise de la vie quotidienne définie par une ère de capitalisme, d’impérialisme et de perception sensible altérée par la technologie. Comment le néoclassicisme trouve-t-il sa place ? Le paradigme de Levin n’est opérant que pour les ballets abstraits néoclassiques et la pureté des formes artistiques (le médium est le message) est périmée. Aujourd’hui, tandis que nous traversons une fois de plus une période de trouble politique et d’incertitude esthétique, nous avons besoin de nous appuyer sur un cadre théorique contemporain qui fait le lien entre l’art, le politique et l’historique et étudie en détail les fascismes pour une analyse formelle de la danse néoclassique – et qui illumine aussi notre présent. Un Rancière peut-être, pour qui la forme ne relève pas de l’anathème postmoderne, mais rend possible une radicalité politique, ou un Jean-Luc Nancy pour qui la pluralité des formes d’arts ne signifie pas séparation, mais « être singulier pluriel » – une sublime unité ? Cette question viendra hanter les travaux à venir sur la danse néoclassique.
III
Le néoclassicisme peut-il défier la logique du pouvoir ? Peut-il être subversif ? Dans le Paris des années 1930, le discours sur la danse néoclassique est intimement lié au langage de la liberté. Toutefois, il ne s’agit pas de liberté vis-à-vis d’une oppression ou de l’injustice, mais plutôt de « l’idée selon laquelle dans le ballet classique, la danse se libère de la situation humaine tout court et pénètre dans un monde idéal où n’importe quel mouvement est possible. » Benjamin explore le modernisme à travers la figure du flâneur baudelairien et l’accent mis sur la liberté comme possibilité d’une expérience vécue – un récit de résistance. D’un point de vue historique, Franko situe le néoclassicisme de l’entre-deux-guerres dans l’exclusion et l’absence de liberté. Selon son dire, l’idée de liberté n’est jamais loin, et la question de la résistance est importante. Franko expose l’idée d’un « néoclassicisme alternatif » à travers Parade des Ballets russes (1917), ballet qu’on a qualifié de cubiste, radical et expérimental. Pour rendre compte de l’« esprit nouveau » qui rayonne lors de la première, Apollinaire invente le terme « surréalisme ». Ici, nous pouvons aussi nous arrêter sur les différents systèmes de classification du modernisme et la division entre le haut modernisme et l’avant-garde historique avec son objectif divergent de fusionner art et radicalité politique.
Parade est une démonstration joyeuse de ce que le modernisme a à offrir avec une scénographie de Picasso, une musique d’Érik Satie, un scénario de Jean Cocteau et une chorégraphie de Léonide Massine. Cocteau veut surprendre, surpasser le Sacre du printemps de Nijinsky et Stravinsky (1913). Parade dresse un tableau du Paris des fêtes de rue et des divertissements de la classe ouvrière. À la recherche d’une simplicité française authentique qui passe par le populaire, Cocteau utilise des thèmes folkloriques, trouvant l’âme de la France non dans le terroir, mais dans un vernaculaire urbain contemporain. Parade anticipe les changements à venir dans la conceptualisation du folklore qui va finir par inclure le présent et s’étendre « du monde rural au monde urbain, du paysan à l’ouvrier. » Franko reprend l’idée de la danse folklorique en tant que domaine distinct au sein du néoclassique, porteuse d’un potentiel radical à travers un vernaculaire urbain ; il l’interprète comme une « modalité créative d’être au monde socialement, dans le présent, voire un mode d’action » sous le Front populaire. Loin d’être prisonnière du passé, la danse folklorique telle qu’il l’analyse est une forme moderniste vivante qui transcende les barrières historiques et de classe pour constituer un mouvement populaire pleinement intégré à la culture contemporaine. La danse folklorique offre une perspective différente sur le passé, la communauté nationale et le modernisme par rapport au ballet néoclassique. C’est cette énergie que Cocteau a mobilisée.
Dans un ouvrage consacré au collaborationnisme, le point de vue de Franko sur Cocteau est stimulant. Dans And the Show Went On: Cultural Life in Nazi-Occupied Paris, Alan Riding montre l’extrême complexité du choix de la résistance ou de la collaboration pour les artistes vivant sous Occupation allemande7. Les zones grises étaient vastes et Cocteau se trouvait dans cet espace liminal. Franko voit en Cocteau une figure iconoclaste qui inverse les normes du noble et du bas, du populaire et de l’élitiste, une figure clé qui défend le virage néoclassique dans la culture française, qui n’est ni doctrinaire, ni académique, mais résistante, et incorpore un modernisme à part queer bousculant aussi les perspectives conservatrices. Cette juste appréciation par Franko de l’épineuse situation des artistes à cette époque ne fait que renforcer son propos sur l’implication de Lifar avec les nazis.
Tout au long de l’ouvrage, Franko recherche des méthodes contre-hégémoniques pour nuancer le discours autour du néoclassicisme. C’est dans les archives historiques que tout se concrétise. L’accès aux archives montre sous un jour complètement nouveau la manière dont le ballet est compris lorsqu’on commence à théoriser le néoclassicisme. Le travail d’archives permet à l’auteur de construire le cadre épistémologique sur la relation de Lifar avec les autorités nazies sous l’Occupation. Dans le monde de la danse, y compris celui de l’étude et de la critique, l’évocation du collaborationnisme de Lifar semble être un tabou. L’argument communément avancé est que Lifar était apolitique et qu’il a sauvé l’Opéra de la réquisition par les Allemands. Les recherches de Franko font émerger une version moins glorieuse. L’Opéra n’a jamais été menacé, il était même destiné à devenir une vitrine de la collaboration. Les archives établissent sans l’ombre d’un doute le collaborationnisme de Lifar et sa complicité idéologique avec les nazis. En 1938, Lifar publie La danse : Les grands courants de la danse académique, tentative de remonter aux origines aryennes supposées du ballet moderne. Ses opinions rejoignent celles des nationalistes et du fascisme littéraire français, qui emploient un discours raciste en défense d’une France pure. Mais Lifar n’était pas français et sous l’Occupation, ses ambitions semblent plus autocentrées que nationalistes : « Les archives révèlent un Lifar fin politique, calculateur et manipulateur, bien que pas vraiment doué pour effacer ses traces. »
« En collaborant avec les autorités nazies tandis que Paris était occupé, écrit Franko, Lifar a fait entrer l’Opéra de Paris dans son âge d’or. » À cette époque, Lifar commence à faire l’objet d’un culte de la personnalité. Étoile éclatante qui électrise par sa présence scénique, il est très en demande, chez les élites françaises comme allemandes. Lifar se présente aussi comme un intellectuel ; on a cependant découvert récemment qu’il faisait écrire ses travaux par Modeste Hoffman, spécialiste de Pouchkine d’une grande érudition. Des sources primaires attestent qu’avant l’Occupation, pendant les années 1930, la capacité de Lifar à faire rayonner l’Opéra est mise en doute. Son travail de chorégraphe est étrillé pendant tout l’entre-deux-guerres. On ne voit pas ses ballets comme novateurs, mais comme du sous-Diaghilev. Cependant, certains critiques comprennent ce qui est en jeu pour l’Opéra dans les récits sur le néoclassicisme et Lifar, et s’arrangent avec les faits.
Pendant l’entre-deux-guerres, l’Opéra doit faire la démonstration de son indispensable modernité. Le néoclassicisme initie le modernisme dans le ballet. Cependant, Lifar n’incarne pas les caractéristiques du néoclassicisme. Sa chorégraphie est principalement narrative et expressive, et en tant que danseur, il excelle dans le ballet d’action du xviiie siècle dont les fondements sont le mime et la gestuelle. Les critiques de danse russes contournent ce problème par un tour de passe-passe : arguant du formalisme pur de la théorie russo-française du néoclassicisme, ils n’en tiennent pas compte, et cherchent un classicisme dans l’esthétique allemande du xviiie siècle de Hegel et Winckelmann. Ils inventent un discours autour du corps sculptural de Lifar qu’ils apparentent à la sculpture classique grecque, discours pouvant être explicité à la lumière de l’idéalisme allemand. Ici, le lien entre ballet et liberté se développe aussi avec le passage d’une conception monarchique à une conception bourgeoise d’un moi autonome et de la chorégraphie. Aujourd’hui encore, le ballet néoclassique du xxie siècle reste marqué par le conflit lifarien entre danse française du xviie et danse allemande du xviiie siècle.
Les théoriciens russo-français du néoclassicisme n’ont pas fait le lien entre leurs idées sur la danse, la liberté et le sacré, et le moment politique du fascisme. Ceci est l’étape logique suivante. Comme pour le fascisme littéraire, il a existé un fascisme chorégraphique indissociable de son expression politique. Franko le nomme fascisme corporel, car, comme le discours sur le néoclassicisme, il est construit autour de l’image du corps de Lifar, ici œuvre d’art. S’appuyant sur les théories de Georges Bataille et Carl Schmitt sur la corporalité et le fascisme, Franko montre comment Lifar incarne à la fois les concepts allemands et français du corps et de la puissance. Le fascisme corporel parle aux polarités d’une logique fasciste qui veut fusionner des extrêmes antithétiques émanant de l’esthétique et des idées politiques protofascistes de Charles Maurras, « la fusion parfaite entre force et forme8 ». Cependant, « l’échec à obtenir la “fusion parfaite” de la forme et de la force est plus significatif que n’importe quelle fusion. » Lifar personnifie la machine à polarité du fascisme : masculin et féminin ; ballet formaliste et ballet narratif ; la dualité de son personnage sur le plan critique, avec le néoclassicisme du xxe siècle, soit le mélange d’un xviie siècle français de tradition spécifiquement monarchique, et d’idéalisme du xviiie siècle allemand où l’accent est mis sur l’autonomie de l’individu. Au fondement de la question du fascisme corporel et de la machine à polarité est la question de la tragédie. Chez Nietzsche, Apollon et Dionysos fusionnent pour donner naissance à la tragédie. Lifar représente une tension irrésolue. Une œuvre fasciste ne peut pas englober la tragédie. On est loin du Guernica de Picasso (1937). Pour T.J. Clark, le tableau montre la vulnérabilité humaine et un destin tragique partagé9. Adorno est catégorique : Guernica est une mise en accusation des nazis10.
Après l’interdiction du ballet narratif dans le cadre de la politique culturelle allemande, Lifar crée Suite en blanc, ballet abstrait sur une musique d’Édouard Lalo, Namouna. « Chaque étude, dit Lifar, est une esquisse chorégraphique indépendante des autres, toutes étant liées par le même style néoclassique11. » Pour le concert au Lincoln Center en 2012, trois éminents critiques de danse rendent compte du ballet, dont Franko, qui est le plus positif dans le sens où pour lui, Suite en blanc doit être joué12. Les deux autres éreintent le spectacle. Alastair Macaulay écrit : « Le classicisme vu par Lifar est un formalisme de pure façade : élégant et vide dans le même temps. » Comparé avec Symphonie en ut de Balanchine et la scène des ombres de Petipa dans La Bayadère, l’univers de Lifar « a l’air creux ». Pourquoi, répond Franko, le ballet semble-t-il creux ? Simplement parce qu’il esthétise le politique. « Le résultat logique du fascisme, écrit Benjamin, est l’introduction de l’esthétique dans la politique. » Macaulay décrit le ballet comme une œuvre d’art ratée, Franko y voit un document historique. C’est un ballet fasciste.
En 1945, après la Libération, Lifar fut jugé pour collaboration avec les nazis par le Comité national d’épuration. Pourtant, un documentaire qui lui a été consacré récemment a des airs d’hagiographie. Les universitaires, les critiques et l’Opéra continuent de porter l’artiste et son travail aux nues, même quand les qualités artistiques de ce dernier sont discutables. La question est : pourquoi ? Pourquoi cette volonté de réhabiliter Lifar ? Avec l’étude de Franko sur les archives, les faits sont indiscutables : personne ne peut plus dire maintenant que Lifar était apolitique ou que le monde du ballet était coupé des réalités de la politique. Des questions vont sûrement émerger sur le canon, et sur la construction des canons et des institutions, ainsi que sur ce qui constitue une œuvre d’art classique. On ne doit pas oublier ou effacer l’histoire, mais comment se souvenir ? L’interprétation sur scène circule-t-elle différemment par rapport à un document historique ? Est-ce qu’aux yeux du plus grand nombre, surtout dans ces sanctuaires que sont les salles de concert, Suite en blanc apparaît comme une œuvre d’art (l’une des plus grandes réussites de l’humanité – « le miroir de la grâce » pour Simone Weil) plutôt que comme un artefact du fascisme du xxe siècle13 ? On peut se demander dans quelle mesure The Fascist Turn compliquera l’entrée de Lifar dans le canon du ballet.
IV
En définitive, l’ouvrage qu’écrit Franko sur l’histoire, le pouvoir et les arts ne reste pas confiné dans le passé, il fait toute la lumière sur notre présent et interroge sur le futur que nous souhaitons construire. Il y a une urgence dans ce questionnement. En tant que société, croyons-nous encore à la critique ou la condamnation de l’antisémitisme et du fascisme ? Universitaires et institutions culturelles ont-ils une responsabilité éthique et culturelle de soutenir les faits objectifs et de ne pas effacer leur signification historique et contemporaine ? Quelle relation entretiennent les arts et une démocratie libérale qui respecte les droits humains, civils et politiques universels ?
L’ouvrage ouvre des chemins intéressants pour de futurs travaux d’érudition, pas seulement sur Balanchine et les autres chorégraphes néoclassiques, mais aussi sur le rapport paradoxal du néoclassicisme à l’idée de liberté, sur le baroque en tant que catégorie d’origine et de succession, ainsi que la délicate situation de la tragédie hier et aujourd’hui, dans ce que Clark a désigné comme notre monde post-tragique. Franko met en avant la fabrication d’une conscience nationaliste comme point crucial du néoclassicisme. Compte tenu de la longue histoire impérialiste de la France, l’une des deux puissances coloniales de l’époque, y a-t-il une place pour une prise en compte de l’empire – pour poser la question d’une conscience impérialiste ? Au moment de l’ascension du ballet néoclassique, les ballets orientalistes des Ballets russes ravissent et surprennent le public parisien. Quelles sont les lignes de démarcation, les chevauchements ? Comment la France de l’Empire colonial contribue-t-elle au caractère français tel que le promeut le néoclassicisme politique et culturel ?
Les questions ne sont pas seulement d’ordre historique ou politique. La technique néoclassique est indubitablement la forme hégémonique dans le ballet aujourd’hui. Comment appréhender le néoclassicisme en tant que catégorie esthétique sans être dans le déni vis-à-vis de son histoire ?
Il est significatif de voir aujourd’hui de nouveaux travaux14 que l’on pourrait catégoriser dans le néoclassicisme et qui reconnaissent la distinction que fait Franko entre un néoclassicisme académique, conservateur, et un autre, radical, qui recourt au mouvement vernaculaire ou non dominant et peut faire entendre une critique puissante du pouvoir, de l’État – un néoclassicisme alternatif.
À la fin du cataclysmique été 2020, au Lincoln Center où Franko a vu Suite en blanc de Lifar, Taylor Stanley du New York City Ballet danse dehors, devant les fontaines, seul. Sur les Gnossiennes de Satie, avec une chorégraphie de Kyle Abraham, la danse, Ces noms que nous portons, commence par « Hands up. Don’t shoot15 ». Elle commence avec Ferguson et Michael Brown. Dans l’assistance, nous pouvons réciter tous les noms que nous connaissons comme un catéchisme. Dans ce premier geste des mains levées, le faune de Nijinsky nous apparaît alors brièvement. Un ballet hybride. Un ballet historique. Le ballet de l’Opéra de Paris n’a jamais contextualisé Suite en blanc pour un public new-yorkais, mais pour l’œuvre d’Abraham et Stanley, c’est différent. Elle se déroule dans notre présent, nous ne savons que trop bien ce qu’elle signifie. La silhouette de Stanley sur le ciel nocturne fait écho aux images des nuits de manifestations venues de tout le pays. C’est un hommage à l’Amérique noire et à ceux qui ont été tués, rendu à travers une forme artistique qui oublie souvent l’Amérique noire. C’est un ballet néoclassique qui utilise des formes de danse noires. C’est hybride et américain et ça nous reste. Il s’agit d’histoire – d’une histoire porteuse d’espoir pour le futur. Dans un monde qui semble en guerre, le ballet offre la politisation de l’esthétique, un moyen radical de remettre en question le présent.