Depuis quelques années dans le Grand Paris, les chantiers se multiplient aux abords des futures gares du Grand Paris Express et sur les zones d’aménagement concerté (ZAC). Bien loin de susciter un enthousiasme unanime, ces derniers sont source d’inquiétudes et de nuisances, sonores, visuelles, olfactives, mais aussi symboliques pour celles et ceux qui les côtoient au quotidien. Dans ce contexte de mutations urbaines rapides, lié notamment à l’approche de grands évènements comme les Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, les acteurs de la fabrique de la ville, publics et privés, sont de plus en plus nombreux à chercher à « habiller » les palissades de leurs chantiers dans une recherche active d’esthétisation de la ville « en train de se faire1 ». Omniprésentes dans ce contexte de transformations urbaines rapides en Île-de-France, les palissades marquent la limite entre le visible et l’invisible, l’accessible et l’interdit2. Frontières matérielles et symboliques destinées à rester présentes tout au long du chantier, elles sont choisies par les maîtres d’ouvrage comme supports pour des éléments de communication (modélisations 3D du futur quartier) mais aussi pour des interventions artistiques temporaires visant à embellir ces objets transitionnels devenus quotidiens. Aux côtés des images promotionnelles, des permis de construire, des signalétiques de sécurité et des habituels panneaux indiquant « chantier interdit au public », elles sont souvent très vives et voyantes : fresques d’art urbain, photographies, agrandissement d’œuvres graphiques, etc.
Ce contexte de multiplication des commandes artistiques sur les palissades rencontre une politique métropolitaine de marketing territorial (city branding)3 qui s’appuie, entre autres, sur une marchandisation de l’expérience urbaine et sur la mobilisation d’une imagerie de la désirabilité pour le futur quartier en construction. En s’appuyant sur des ressorts émotionnels visant à susciter un certain désir pour le futur quartier en construction4, ces œuvres sont utilisées par leurs commanditaires (maîtres d’ouvrage, aménageurs) pour apporter ce que l’un d’eux qualifie lors d’un entretien d’une « touche de douceur et de joie » (promoteur immobilier, 2022). Cet article propose d’interroger la manière dont ces interventions artistiques traduisent les imaginaires des acteurs de la fabrique urbaine, commanditaires de ces interventions, pour la ville en construction. Quelles représentations du bonheur donnent-elles à voir ? Quelles thématiques et quelles figures habitent ces œuvres (futur·es habitant·es et/ou futur·es acquéreur·euses), et dans quelle mesure ces dernières participent-elles à fabriquer une certaine image d’un bonheur générique, normatif et codifié à destination de futur·es usager·es choisi·es, et ce parfois au détriment des usager·es d’ores et déjà présent·es sur ces territoires avant et durant les travaux ?
Méthodologie de l’enquête de terrain |
L’article s’appuie sur une enquête ethnographique réalisée dans le cadre d’une thèse de doctorat en anthropologie, conduite entre 2021 et 2023. L’enquête portait sur les interventions artistiques en contexte architectural dans le Grand Paris, et une partie du terrain s’est déroulé au cœur et autour des chantiers – principalement ceux du Village des athlètes à Saint-Ouen et Saint-Denis et ceux des gares du Grand Paris Express. L’ethnographie multi-située sur laquelle repose cet article s’appuie sur trois méthodes principales : une méthode « d’observation flottante »5 aux abords des palissades (principalement en Seine-Saint-Denis), une pratique d’entretiens (avec des artistes, des maîtres d’ouvrage publics et privés, des architectes, des opérateurs culturels, etc.), et une méthode d’analyse de discours (sites internet des maîtres d’ouvrage, supports de communications) et de documents officiels relatifs à la commande artistique (contrats d’artistes, fiche d’instructions et cahiers de charges). L’article prend ainsi comme matériau aussi bien les interventions artistiques elles-mêmes (leurs thématiques, leur esthétique, leur matérialité) que leurs descriptions et mobilisation en tant que supports de communication par leurs commanditaires, ici des aménageurs, des maîtres d’ouvrage publics et des promoteurs immobiliers œuvrant dans le Grand Paris, et plus précisément en Seine-Saint-Denis. En outre, l’article aborde exclusivement des commandes publiques et privées d’œuvres dites in, en opposition à celles issues d’initiatives non institutionnelles qualifiées de off (telles que la pratique du graffiti)6. Si un grand nombre de travaux portent sur le street-art et l’investissement officieux de ces supports, assez rare encore sont ceux portant sur les commandes officielles d’œuvres sur ces palissades7 ou qui l’analysent au prisme de la fabrique de la ville désirable et créative. |
L’article s’articule en deux temps. La première partie interroge la codification d’une imagerie du « bonheur » par les financeurs des œuvres ; imagerie répertoriée dans les cahiers des charges qui rassemblent un ensemble d’éléments connotant ce bonheur : couleurs vives, représentation de personnages souriants, thématique du « bien-être », etc. Il s’agira également d’analyser des images commandées dans un objectif affiché « d’humanisation » du temps du chantier via la représentation d’habitant·es et d’ouvrier·es du bâtiment immaculé·es et épanoui·es. La deuxième partie propose de questionner la manière dont ces images acquièrent un caractère « prophétique » en étant mobilisées comme outils commerciaux pour préfigurer un avenir désirable ; usant notamment de tenants émotionnels, narratifs et affectifs à la fois pour encourager des types d’usages dans la future ville, et pour inciter à acquérir les biens dissimulés derrière ces palissades imagées.
Embellir le temps du chantier
Le chantier a souvent été documenté par des photographes (à l’instar de la commande à Charles Marville pour documenter les grands chantiers d’Haussmann8) et demeure une source d’inspiration pour de nombreux artistes contemporain·es – qu’il s’agisse d’œuvres représentant un chantier ou envisageant ce dernier comme support/surface – notamment dans la continuité d’un contexte de déplacement de l’art vers l’espace public depuis les années 19609. Les graffeur·euses n’ont toutefois pas attendu le chantier pour coller et peindre à même les murs de la ville10, et iels se sont naturellement emparé·es de ces palissades pour y apposer leurs images ou leurs blazes11. En miroir de ces interventions off, et suivant une logique de récupération de ces pratiques qui conduit parfois à leur institutionnalisation (notamment du street-art), se développe une volonté d’accompagner la phase de travaux par une commande artistique publique ou privée. Cette dynamique peut se lire à la lumière d’une histoire de l’esthétisation de la ville par des outils culturels, comme le rappellent les travaux de la sociologue Elsa Vivant ; cet art de commande intervient, dès lors, dans un contexte de recherche d’attractivité territoriale et de concurrence des métropoles qui entendent maîtriser les images qu’elles donnent à voir et qui les façonnent12.
Codifier une imagerie artistique du bien-être
Notre expertise consiste à apporter des réponses artistiques inédites aux enjeux de l’espace urbain contemporain, à ré-enchanter le quotidien des usagers […]. Les projets que nous développons permettent notamment à chacun de mieux s’approprier l’espace public […] nous sommes convaincus que la création artistique est essentielle pour mieux vivre ensemble. (Présentation du producteur d’art urbain Quai 36, site internet)
Cette citation est issue de la page de présentation des missions d’une agence de production spécialisée dans la réalisation d’œuvres d’art urbain pour des commanditaires (promoteurs immobiliers, collectivités territoriales, etc.). On peut également lire sur leur site que les œuvres qu’ils produisent participent au « bien-être en ville ». En promettant de « ré-enchanter le quotidien », d’aider les habitant·es à l’appropriation de l’espace public pour mieux « vivre ensemble », ce producteur mobilise ainsi une notion récurrente dans le domaine de l’aménagement : celle du bien-être13. Associée à un « état agréable résultant de la satisfaction des besoins » du corps et de l’esprit, mais aussi à une « aisance matérielle qui permet une existence agréable14 », la notion de bien-être est intrinsèquement liée à celle de bonheur dans son usage courant. Si elle est parfois sous-jacente, elle demeure néanmoins très présente dans les discours des commanditaires de l’enquête qui établissent fréquemment un parallèle entre bien-être quotidien et épanouissement individuel au long terme : « [ces interventions] ça permet d’égayer le quotidien des usagers, et c’est une manière de transformer positivement et durablement leur expérience urbaine pour la rendre plus épanouissante », me dit ainsi un architecte commanditaire d’une fresque (architecte, 2023). Mais concrètement, qu’est-il attendu des artistes qui doivent, au travers de leurs œuvres, « égayer le quotidien des usagers » ?
Au lancement des commandes observées dans le cadre de l’ethnographie, se trouve tout d’abord un cahier des charges (un brief) destiné aux artistes. Ce document répertorie une liste d’éléments demandés aux créateur·ices, qui révèle les imaginaires qu’ont les commanditaires du bonheur. Il est le plus souvent élaboré conjointement par le commanditaire et par une agence de production spécialisée dans ce type d’interventions (à l’instar du producteur sus-cité)15 ; dans la plupart des cas, les maîtres d’ouvrage font en effet appel à des agences artistiques intermédiaires qui sollicitent les artistes, établissent les contrats et définissent les fiches d’instruction artistiques qui leur seront remises et qui décrivent cet ensemble d’éléments techniques, esthétiques et thématiques. Ces agences de production, de conseil ou d’ingénierie culturelle, mobilisent un carnet d’adresses constitué d’artistes plus ou moins reconnu·es, pour la majorité inscrit·es au sein de réseaux institutionnels ; c’est-à-dire terminant des écoles d’art, étant représenté·es par des galeries, ayant une habitude de la commande publique ou privée, etc. Rares sont les projets portés par des maîtrises d’ouvrage privées faisant appel à des artistes issu·es des territoires concernés (ici de la Seine-Saint-Denis)16 ; les imaginaires du bonheur véhiculés par les artistes mandaté·es peuvent alors être représentatifs de leur éloignement géographique. À titre d’exemple, les représentations urbaines de ces fresques sont davantage celles de quartiers très modernes, qui renvoient aux projections de ce que sera le futur quartier mais qui ressemblent peu à la morphologie du quartier actuel avant travaux dans lequel sont implantées les œuvres, ou aux pratiques sociales qui s’y déroulent.
Rentrer plus en détail dans les cahiers des charges permet alors d’observer la codification qui est faite de cette imagerie artistique du bien-être et du bonheur. Les notes d’instruction éditées par les commanditaires intègrent en effet des directives esthétiques, matérielles et thématiques, et encouragent notamment le recours à des couleurs vives17 et à des sujets relativement consensuels comme la biodiversité ou le sport, orientant donc vers des éléments connotés a priori positivement en termes d’usages de la ville. Ces notes sont, de surcroît, nombreuses à mentionner explicitement cette notion de bonheur ; comme me l’explique un promoteur immobilier :
On va faire appel à des artistes pour habiller ces palissades qui sont aujourd’hui un peu tristes. Là on veut clairement des œuvres qui évoquent quelque chose de joyeux, ça fait partie du brief (observation, maître d’ouvrage, 2021).
De la même manière, le producteur artistique accompagnant ce maître d’ouvrage insiste sur la nécessité, selon lui, de privilégier des sujets joyeux et de proscrire des sujets mornes :
Moi je déteste les artistes dépressifs, il faut pas qu’une œuvre ça fasse peur ou ça donne des idées noires […]. Il est hors de question d’être dans quelque chose qui soit pas gai et qui donne pas la pêche, qui soit pas positif quoi (producteur, 2023)
Ainsi, si la demande de sujets heureux n’est pas toujours explicitement imposée, elle se révèle parfois en négatif via un certain nombre de restrictions imposées aux artistes : ne pas représenter de scènes suggérant un conflit, ne pas porter de message politique explicite, ne pas être trop sombre esthétiquement, etc18. Tout cela renvoie à une forme d’injonction au bonheur, telle qu’elle a pu être théorisée par les sociologues Edgar Cabanas et Eva Illouz dans leur ouvrage Happycratie, qui rappellent que l’idéologie du bonheur imprègne nos quotidiens et tend à devenir une norme sociale stigmatisante pour celles et ceux qui y dérogent19. Certains sujets apparaissent ainsi de manière récurrente dans les cahiers des charges, comme la représentation de personnages souriants dans leur quotidien, évoquant le cadre relationnel familial et amical, la présence d’activités de loisir telles que le sport, la marche ou les activités créatives, etc. Les artistes sont alors amené·es à composer à partir de ces orientations textuelles qui renvoient à l’imaginaire de la collectivité et qui suggèrent de représenter une forme de paix sociale et de bien-être au travers de sujets « qui évoquent quelque chose de joyeux », comme le disait plus haut un promoteur immobilier.
Outre ces suggestions thématiques textuelles, les cahiers des charges remis aux artistes sont également souvent accompagnés de planches d’inspirations qui indiquent les univers graphiques attendus. Parmi ces pistes graphistes, les univers colorés sont omniprésents, de même que la récurrence de motifs floraux et végétaux. Des fresques aux formes végétales se multiplient alors (fig.1) et accentuent le contraste avec l’absence d’éléments naturels aux abords des zones en chantiers. Dans leur matérialité, ces fresques d’art urbain déploient ainsi une imagerie particulièrement colorée qui se différencie des dominantes ternes des matériaux de la construction : béton, métal, gravats, etc.
L’esthétique de ces planches d’inspiration, et des œuvres qui en découlent, se différencie alors d’autres esthétiques comme celle du graffiti. En effet, souvent associé à la transgression et à la dégradation de l’espace urbain, mais également à des comportements « déviants » contribuant, dans les imaginaires, à générer saleté et insécurité20, ces commandes artistiques – notamment par des acteurs privés – s’éloignent volontairement de cet univers. Les œuvres qui en émergent ont ainsi une esthétique plus proche de celle de la bande-dessinée, de l’illustration ou de l’art abstrait. Et comme me l’explique un artiste ayant été sollicité par un promoteur immobilier pour la réalisation d’une grande fresque en Seine-Saint-Denis, ces orientations thématiques et esthétiques dans les cahiers des charges tendent à uniformiser les propositions plastiques :
La plupart [des commanditaires] fonctionnent comme ça, y a un brief qui est donné qui est très bateau, faut pas se le cacher. Et y a clairement des thématiques récurrentes qui sont demandées en ce moment : le social, l’hyperréalisme ou la végétation. Et donc j’essaie d’intégrer ce brief-là dans mon style. Mais clairement aujourd’hui, si tu dessines autre chose que des plantes vertes et des gens heureux, t’existes pas ! […] Et en vrai, ces briefs ça donne une sorte d’uniformisation des propositions. Et d’ailleurs, c’est souvent les mêmes artistes et c’est souvent les mêmes styles. (artiste urbain, 2022)
L’uniformisation des propositions, que regrette cet artiste, s’inscrit dans la continuité d’une uniformisation des artistes sélectionné·es pour réaliser ces fresques qui sont « souvent les mêmes » et qui développent un style compatible avec les cahiers des charges21. En privilégiant certains sujets et certaines esthétiques plutôt que d’autres, il s’agit ainsi de contrôler les images qui seront données à voir du futur bâtiment ou quartier de ville en construction.
Des ouvriers souriants : représenter un travail épanouissant, éloigné des désagréments du chantier
Les œuvres étudiées dans cet article sont toutes implantées en Seine-Saint-Denis, département soumis à de nombreuses transformations urbaines22 qui a vu les chantiers se multiplier et, avec eux, leurs palissades. Faisant partie des départements les plus peuplés de France et présentant une importante population immigrée et une démographie majoritairement jeune, il est marqué par une imagerie médiatique qui a pu, et peut encore, être connotée négativement. Installées dans ce contexte urbain, les œuvres présentées sur les palissades tranchent et rendent compte d’un écart entre l’esthétique de cet art de commande institutionnel et celui pratiqué sur ces territoires, notamment dans l’espace public (graff, cultures underground, pop culture).
Marquée par la multiplicité des chantiers, la Seine-Saint-Denis vit donc au rythme de ses mutations urbaines. La ville demeure un espace en mutation perpétuelle ; transitoire et évolutive, elle n’est jamais terminée et semble se détruire en même temps qu’elle se construit23. Les chantiers du Grand Paris rendent explicite ce sentiment perpétuel d’entre-deux, sentiment qui, lorsqu’il est amené à durer, pèse sur celles et ceux qui en subissent les conséquences quotidiennes. La palissade, en tant que marqueur de frontière, opacifie autant qu’elle protège, éloigne autant qu’elle informe. Certain·es habitant·es rencontré·es se sentent alors « mis à l’écart, étrangers dans [leur] propre quartier » (journal de terrain, 2021) et me partagent le manque d’humanité de ces supports transitionnels. Au cours des discussions aux abords des zones de travaux, la question d’une dépossession de l’espace est à plusieurs reprises intervenue, dans un contexte de gentrification à l’œuvre dans ces quartiers nord-parisiens. Parmi les artistes ayant travaillé aux fresques et photographies étudiées, plusieurs m’ont ainsi partagé leur malaise face à cette situation : contribuer à esthétiser des chantiers qui génèrent autant d’inquiétudes. « Nous on peut pas faire grand-chose [face à ces nuisances et inquiétudes] mais… peut-être que mettre un peu de couleur ou une percée dans la palissade c’est déjà quelque chose ? » me confie un artiste urbain lors d’une discussion informelle.
Au sein de cette imagerie colorée, des visages souriants émergent, et parmi eux, ceux de travailleur·euses du bâtiment. En 2022, l’aménageur des Jeux de Paris 2024, la SOLIDEO, lance une commande photographique en partenariat avec VINCI Immobilier et VINCI Construction, en vue d’un affichage sur les palissades. L’aménageur confie à des étudiant·es de l’École Nationale Supérieure Louis-Lumière cette commande et leur demande de photographier les chantiers du Village des athlètes. Si certain·es ont photographié les infrastructures, d’autres se sont penchées sur les figures des travailleur·euses du BTP, les photographiant au cœur du chantier ou lors de moments de pause. Les photographies qui en ressortent, et les représentations choisies pour être affichées sur les palissades, sont celles de travailleur·euses souriant·es et immaculé·es, évoquant une certaine satisfaction au travail (fig. 2 et fig. 3).
Dans la production de Leïla Graindorge, une des étudiantes ayant participé au projet et dont les photographies ont été exposées sur les palissades de la ZAC Village des athlètes, les ouvriers (uniquement masculins) sont représentés lors d’un moment de détente, mis en scène par la photographe avec des objets associés à l’univers du sport (gants de boxe, ballon de rugby) (fig. 2 et fig. 3).
Comme l’explique la photographe, ces images évoquent l’intérêt personnel et le plaisir apparent de ces travailleurs dans la réalisation d’activités sportives. En effectuant un rapprochement entre ces hommes souriants, pratiquant une activité plaisante, et leur tenue de travail, les reliant ainsi à leur statut professionnel, ces portraits contribuent à rapprocher travail et hors travail24 et à attribuer à leur activité professionnelle une connotation positive. L’apparente propreté des ouvriers représentés dans ces photographies participe, de surcroît, d’une esthétisation du chantier25 qui contribue à éloigner la notion de pénibilité du travail au profit de celle d’une satisfaction personnelle des travailleur·euses. Peu conforme à l’image habituelle associée aux ouvrier·es du BTP, davantage assimilé à un travail déplaisant26, cette commande photographique semble contribuer à une certaine mise en scène du bonheur et d’un plaisir à travailler au sein de ces zones de chantier, et ici les chantiers des Jeux olympiques et paralympiques.
Lors d’une conférence publique en mars 2023 de présentation de cette commande photographique27, certain·es étudiant·es ont expliqué leurs choix esthétiques : iels racontent avoir choisi de monter « autre chose » que la fatigue, la saleté et le déplaisir, dans une volonté d’encourager « une transformation du regard » face à des ouvriers pour beaucoup immigrés (résidant pour certains en Seine-Saint-Denis) et « subissant déjà une certaine stigmatisation sociale » (étudiant photographe, mars 2023). Une fois installées sur les palissades de la ZAC du futur Village des athlètes, au milieu de la poussière et du bruit des travaux, ces photographies traduisent toutefois une forme d’écart entre les ouvriers immaculés représentés et ceux longeant au quotidien les palissades pour rejoindre les chantiers qui se trouvent à l’arrière.
Créer une proximité et une humanisation du chantier par l’image artistique devient donc, pour les maîtres d’ouvrage, une stratégie de plus en plus employée, comme en témoignent le nombre croissant de palissades investies sur les dernières années autour des chantiers du Grand Paris. Or, ce type d’image n’ aurait-il pas également pour objectif d’octroyer aux acteurs de la fabrique urbaine commanditaires ce que Lise Serra qualifie d’un « droit de nuisance28 » ? La propreté des scènes représentées, le sourire affiché sur les visages, les couleurs chatoyantes, sont-elles réellement suffisantes pour faire oublier un quotidien en chantier et pour égayer ces palissades qui demeurent, malgré tout, des frontières bien présentes ?
Préfigurer un avenir désirable
Au cœur des discours actuels en urbanisme et en architecture se retrouvent les notions de « ville désirable », de « ville ludique » ou encore « de ville accessible ». Ces appellations visent à qualifier la ville future qui se présenterait comme une ville esthétique, culturelle et attractive. Comment cette désirabilité de la ville est-elle alors mise en scène dans les œuvres présentées sur les palissades, et en quoi repose-t-elle sur des tenants émotionnels fondés, en partie, sur l’évocation d’un bonheur à venir pour le quartier en mutation ?
Un bonheur « prophétique » : narration et performativité symbolique des images
Les palissades sont des supports privilégiés pour apposer les images désirées de la ville en devenir ; elles sont les présentoirs de tout type de documents promotionnels : images de synthèse, perspectives réalisations, axonométries des logements.… Cette utilisation massive d’éléments de visualisation, qui cherchent à produire une perspective réaliste du futur quartier, renvoie comme le rappellent l’anthropologue Eric Chauvier et l’urbaniste Laurent Devisme à une projection de la ville désirée par ses fabricants : « ce qui est “donné à voir comme réel” c’est bien la ville telle que la pensent idéalement les concepteurs et protagonistes des métiers de l’urbain29 ». Dans ces images promotionnelles, on retrouve ainsi généralement des personnages souriants évoluant en ville, seul ou à plusieurs, déambulant avec tranquillité. Par leur esthétique et par leurs thématiques, les photographies, les fresques et les illustrations qui se déploient aux côtés de ces images de synthèse contribuent à renvoyer aux passant·es cette image d’une ville désirable où il fait, et où il fera, « bon vivre30 ».
Les œuvres installées sur les palissades peuvent alors être conçues comme des images « prophétiques » du futur quartier, en tant qu’elles induisent une performativité présumée par leurs commanditaires et leurs auteurs, ancrée dans une conception mécaniste : une image incarnant le bonheur à venir serait nécessairement la préfiguration de ce dernier. Or, cette efficacité symbolique se heurte à une confusion entre la représentation idéalisée de la ville en devenir et les espaces tels qu’ils sont ressentis et appréhendés par les riverain·es pendant le temps du chantier.
Un premier élément traduisant ce caractère prophétique repose sur les supports textuels accompagnant ces palissades. Placé au-dessus des interventions artistiques, se déploie un vocabulaire récurrent de l’anticipation visant à accentuer ce sentiment d’attente et de désir pour l’avenir post-chantier. Lors d’une journée d’observation aux abords des chantiers du Village des athlètes et du Grand Paris Express en octobre 2022, j’ai ainsi noté cette omniprésence des termes « bientôt », « prochainement », « à venir » sur ces palissades. Les panneaux publicitaires semblent alors interpeller les passant·es et leur promettre un avenir confortable dans de beaux appartements familiaux (journal de terrain, 2022) (fig. 4). Un second élément révélateur du caractère prophétique des œuvres est particulièrement visible dans les fresques représentant des futur·es habitant·es. Ces dernières s’appuient sur une narration émotionnelle en représentant, par exemple, le quotidien d’un foyer et de la cellule familiale qui le compose, en suggérant l’intimité joyeuse de celle-ci. La fresque de Limo Onoff dans la ZAC des Docks à Saint-Ouen (qui se déploie sous l’affichage « Ici prochainement ») fait alors le choix, comme de nombreuses fresques observées, de tableaux narratifs représentant des personnages en action et racontant une histoire. Il s’agit ici de représenter la vie d’un jeune garçon et de sa famille (moments de lecture, de musique, de discussion…) et de donner une impression d’immersion au sein d’une sphère intime et quotidienne (fig. 4). Les riverain·es sont alors encouragé·es à observer la fresque, à aller de scène en scène le long de la palissade, comme l’indique l’univers mobilisé de la bande-dessinée.
L’usage de ces codes du récit s’inscrit au sein d’un tournant narratif, ou âge narratif, marqué par une émergence du storytelling31 et de la capacité à se raconter, et ici à raconter les mutations urbaines du Grand Paris. Dans ce contexte, où il s’agit de plus en plus de « mobiliser les émotions par la pratique des récits partagés32 », les artistes sont incité·es à user largement de ces codes pour représenter des pratiques partagées de l’espace public. La fresque de Charline Collette à Saint-Ouen, commandée par l’aménageur de la ZAC Village des athlètes (fig. 5), rend elle aussi compte de ce mode narratif.
Dessinée en atelier, imprimée puis collée sur la palissade, la fresque représente donc un ensemble de petits personnages vaquant à leurs activités quotidiennes, et notamment sportives. Comme on peut le lire sur le site de l’aménageur de la ZAC :
Découpée en trois actes, la fresque met d’abord à l’honneur la Seine en invitant à y développer une vie chaleureuse et en mouvement. […] Telle une metteuse en scène, [l’artiste] dresse ainsi le décor citadin où s’animent tous ces personnages qui vont faire vivre les lieux à travers leurs différentes activités quotidiennes. Elle invite le spectateur à suivre l’histoire d’une ville à inventer de manière collective. (Site Internet de l’aménageur Solideo concernant la fresque de Charline Collette, fig. 5)
Le lien entre récit, narration et bonheur vient interroger les pratiques et les comportements attendus aux abords des œuvres et, par extension, dans le futur quartier de ville. En résonance avec la codification du bonheur évoquée plus haut, certaines activités sont présentées comme souhaitables et connotées positivement (le sport, la promenade) à la fois dans les représentations qui en sont faites mais aussi dans la manière dont ces fresques encouragent les passant·es à adopter ces mêmes comportements. En effet, ces œuvres sont pour beaucoup intégrées dans le cadre de parcours artistiques ou de balades urbaines (organisées par les commanditaires) et sont accompagnées de dispositifs de médiation comme des cartels – indiquant le nom des artistes – ou des cartes de la ville, présentant les autres emplacements du parcours artistique. Installées sur des palissades, qui matérialisent une interdiction de franchissement, ces œuvres et ces dispositifs semblent paradoxalement inciter les passant·es à s’en rapprocher. Accompagnées de leurs descriptifs aux apparences muséales, elles encouragent ainsi les passant·es à devenir des « spectateur[·ices] », comme le précise le site de l’aménageur cité plus haut. Contrastant avec le contexte, souvent bruyant, des abords de chantier, ces mises en scène suggèrent de s’adonner à la flânerie et à la contemplation. L’une des œuvres citées précédemment s’intitule d’ailleurs Sonate au bord de l’eau (fig. 4), évoquant la tranquillité paisible et agréable d’une promenade.
Une marchandisation de l’expérience urbaine à destination d’usager·es choisi·es
Intervenant dans un contexte de concurrence des territoires et des entreprises qui recherchent une valorisation de leur projet architectural ou urbain, les œuvres observées ici tendent à devenir les outils d’une stratégie d’image de marque pour les entreprises commanditaires. Comme me l’explique un artiste urbain : « Ils essaient de se servir de ça malgré tout comme une sorte de moyen de communication pour teinter leur projet d’une dimension, disons… écolo, sociale, arty, patrimoniale » (artiste, 2022). Cette remarque fait directement écho aux propos de l’un des promoteurs rencontrés, qui insiste sur le fait que ces interventions sur les palissades « donnent une plus-value esthétique au futur bâtiment » (promoteur immobilier, 2022). Les œuvres abordées ici s’apparentent ainsi à une forme de marketing culturel en contribuant à la production d’une plus-value foncière pour les futurs bâtiments, et d’une valeur ajoutée en termes d’image pour les maîtres d’ouvrage ; en tant que commanditaires, ils prennent alors un rôle de mécènes et se présentent comme de nouveaux soutiens à la création artistique contemporaine33.
Dès lors, la question se pose plus explicitement encore des destinataires de ces œuvres, non pas durant le temps du chantier, mais en prévision d’un « après ». Il émerge en effet de ces commandes d’images une certaine stéréotypisation à la fois des usager·es et des usages ; comme l’écrit l’urbaniste Lise Serra au sujet d’un chantier de gare, il existe en effet un décalage entre les images durant le chantier et la réalité perçue :
Le décalage social se retrouve entre l’uniformité des passants représentés [sur les images de synthèse] et la réalité des usagers présents sur le parvis de la gare : courant pour attraper un train, fumant une cigarette en attendant le tram, demandant de l’argent pour manger, tous différents, tous citadins. […] L’image séduisante d’un avenir enviable nie la réalité de la ville de façon générale, dans sa mixité, ses conditions météorologiques changeantes, et de la ville au présent, en chantier34.
Les personnages représentés dans ces fresques sont eux-aussi dépeints en action (exerçant un métier, pratiquant un loisir) et peuvent alors s’apparenter à de futur·es usager·es désirables et légitimes, en opposition à d’autres35 (individus sans-logis, « bande » de jeunes) qui, absent·es des représentations, sont éloigné·es aussi bien physiquement que symboliquement de ces quartiers de ville en construction. Le choix des personnages, l’apparente impression de propreté, l’été perpétuel et ensoleillé représenté sur ces images, l’esthétique lisse et colorée et les représentations par aplats aux contours bien définis, participent de la mise en place d’une imagerie d’un bonheur générique et normatif choisi au profit de certains types d’usages et d’usager·es.
Ces œuvres peuvent finalement se lire à la lumière d’une démarche de marchandisation de la ville et de l’expérience urbaine. Elles s’intègrent à ce que Gilles Lipovetsky et Jean Serroy qualifient de « capitalisme artiste » qui « a ceci de caractéristique qu’il crée de la valeur économique par le biais de la valeur esthétique et expérientielle36 » ; valeur en partie fondée sur l’émotion que ces œuvres suscitent. Ces œuvres font ainsi appel à des tenants émotionnels et affectifs récurrents37. Selon Edgar Cabanas et Eva Illouz, « dans la culture du capitalisme émotionnel, les émotions sont devenues des entités évaluables, examinables, discutables, quantifiables et commercialisables38 ». En cherchant à susciter l’idée d’un quartier post-chantier désirable et en incitant, notamment, à l’achat de biens immobiliers dans ces nouveaux quartiers, ces interventions artistiques sont donc également commandées dans la perspective de susciter un sentiment positif pour l’avenir du territoire et de ses infrastructures. Les commanditaires leur octroient alors un pouvoir d’agir qui font d’elles des outils commerciaux, au même titre que les images promotionnelles qu’elles accompagnent, qui pourraient contribuer à créer « des émotions positives susceptibles d’entraîner l’action39 », c’est-à-dire l’acquisition du bien. Ces fresques, dans leur dimension visuelle et narrative, présentent de fait l’achat du bien comme source de bonheur et gage d’une vie heureuse et confortable ; elles deviennent alors des indicateurs de qualité de vie, susceptibles d’attirer certaines populations.
Conclusion
Comme me le dit finalement un maître d’ouvrage commanditaire d’une fresque à Saint-Denis : « l’idée ce sera de raconter quelque chose de différent de ce qu’on a l’habitude de voir sur des palissades » (maître d’ouvrage, 2021). Qu’il s’agisse d’impressions graphiques, de fresques, ou de photographies, ces images apposées sur les palissades sont mobilisées par leurs commanditaires pour habiller visuellement ces surfaces temporaires. Elles renvoient par ailleurs à des univers connotés positivement et mobilisent une certaine imagerie du bonheur et du bien-être : images colorées, visages souriants, présence végétale, etc. Elles sont, en outre, associées à des pratiques urbaines qualifiées par les commanditaires de « désirables », encouragent à la contemplation ou à la promenade, tout en incitant les passant·es à se projeter après le chantier. En s’appuyant sur une imagerie codifiée du bonheur et en préfigurant un avenir joyeux pour ces quartiers en transition, les commanditaires de ces œuvres contribuent ainsi à créer une esthétique au caractère prophétique, jouant sur des tenants émotionnels imagés. De cette codification produite par les concepteurs de la fabrique urbaine, ressort conséquemment une certaine uniformisation des styles et des sujets représentés dans cet art de commande.
Néanmoins, malgré un investissement de plus en plus important de ces surfaces par les maîtres d’ouvrage, les pratiques artistiques dites off (comme le graffiti) continuent de se déployer sur les palissades et de côtoyer les œuvres in, au regret le plus souvent des commanditaires40. Chargées de leurs propres codes de représentation et imaginaires de ce que serait le bonheur, elles semblent tantôt se confronter, tantôt dialoguer avec cet art de commande. Cet article ouvre alors des perspectives de recherche sur la pluralité des pratiques visuelles pouvant coexister sur les palissades, et sur la cohabitation de ces images (détournements des œuvres « officielles » par des graffitis, nettoyage de ces derniers pour « restaurer » les œuvres de commande, etc.41). Institutionnelles ou officieuses, ces œuvres sont révélatrices des imaginaires de leurs auteur·ices et de leurs commanditaires ; la confrontation de leurs esthétiques et de leurs sujets amène en définitive à questionner les « images du bonheur » qui, si elles sont présentées dans cet art de commande comme génériques, demeurent de manière évidente plurielles et situées.