Sur la place d’une localité alsacienne typique (Bergheim, Haut-Rhin), entouré d’habitants vêtus de costumes folkloriques, Stéphane Bern présente ce 30 juin 2023 les 14 communes en compétition pour devenir « Le village préféré des Français ». L’image pourrait faire sourire tant elle est surjouée, figeant le village dans ses traditions et sa joie de vivre. Attendue, réconfortante, apparemment inoffensive, elle assure le succès de l’émission de France Télévision depuis sa création en 20121, en faisant du patrimoine local ce « bien commun et partagé » à même de « rassembler les Français dans la communion autour de leur héritage collectif2 ». Une communion renforcée par le dispositif télévisuel des votes qui assure la participation affective des téléspectateurs : il ne s’agit pas d’élire la commune possédant le plus de monuments historiques ou celle ayant la vie sociale la plus active, mais son village « préféré ». L’imprécision des critères expliquant cette préférence accentue l’émotivité revendiquée par le programme, puisqu’elle valorise l’irrationnel et le « coup de cœur », en dépit de la rationalité – non revendiquée celle-ci – de la sélection des villages et de leur représentation télévisuelle, conformes au topos du locus amoenus.
Ce « lieu amène » est souvent décrit selon la définition qu’en donne Ernst Robert Curtius à partir de l’étude des textes antiques, soit
Une « tranche » de nature belle et ombragée ; son décor minimum se compose d’un arbre (ou de plusieurs), d’une prairie et d’une source ou d’un ruisseau. À cela peuvent s’ajouter le chant des oiseaux et des fleurs. Le comble sera atteint si l’on y fait intervenir la brise3.
Dévolus à la sensorialité et au contact avec une nature idéalisée, les « lieux charmants sont ceux qui ne servent qu’au plaisir et ne sont pas organisés dans un but utilitaire4 ». Réné Ventresque souligne toutefois que cette vision du paysage idéal renvoie moins à un genre ou à une période précise qu’aux « rêves les plus archaïques et les plus durables des hommes, celui, au premier chef, d’un âge d’or de l’humanité dont le “beau lieu” évidemment participe5 ». Ces « qualités plastiques6 » du locus amoenus expliquent sa fortune, lui qui a été réadapté selon les époques et les aspirations pour édifier un lieu utopique, à l’abri des bouleversements, dont les propriétés essentielles du « repos, du calme, du plaisir7 » sont survalorisées.
La nature, la sensorialité, le délassement, ces traits caractéristiques du topos s’actualisent dans l’émission sous la forme du village, ce lieu qui nous rattache au vivant, à nos racines et au goût des choses simples. Cette description est en lien direct avec l’ambition patrimoniale du Village préféré des Français. Il s’agit de mettre en lumière ce que la modernité de nos sociétés tend à éradiquer, le patrimoine vernaculaire que l’émission invite à préserver. Cette préservation matérielle n’est pas étrangère à une restauration plus symbolique, voire idéologique8, ce que Stéphane Bern admet volontiers en commentant son contact avec les habitants des communes visitées lors des tournages :
Avec eux, j’ai ce sentiment de retrouver la convivialité des villages d’antan, ce sentiment que la France est toujours là, avec le château, l’église, la mairie, le monument aux morts, le café, les familles, réunis autour de la place du village9.
Ce fantasme passéiste (« retrouver ») et nationaliste (« la France est toujours là ») est l’une des faces de l’image de bonheur10 proposée par Le village préféré des Français, celle qui assure que l’avancée de nos sociétés urbanisées n’a pas altéré l’essence de l’esprit français. Dans le même temps, l’émission impose le village comme une destination touristique privilégiée. Il n’est pas uniquement question de sauvegarder des communes pittoresques, mais d’en promettre l’expérience, les différentes vignettes présentant les localités se concluant toujours par une synthèse soutenue par des formules incitatives (« venez voir », « prenez le temps », « arrêtez-vous »). L’émission met en valeur sa puissance promotionnelle en annonçant le nombre de visiteurs supplémentaires accueillis par les communes lauréates (par exemple 300 000 pour Kaysersberg, Haut-Rhin, vainqueur en 201711). Le locus amoenus villageois se constitue ainsi comme la promesse d’un ailleurs accessible sur le temps des vacances, lui-même envisagé comme un temps de plénitude personnelle.
De ce point de vue, Le village préféré des Français propose une image de bonheur entièrement condensée dans une forme sociale mythifiée, mais il serait plus juste de considérer que l’émission n’a d’autres choix que de présenter une telle image. La préservation du patrimoine et l’exploitation touristique, bien qu’elles paraissent contradictoires, sont nécessaires l’une à l’autre. Le patrimoine ne peut être sauvegardé que par un apport financier en partie fourni par le tourisme, tandis que l’attrait des communes pour le visiteur repose avant tout sur cette identité patrimoniale. Cette vision d’un bonheur villageois simple et serein n’est donc pas seulement une construction, un cliché, elle se doit avant tout d’être une image compétitive. Elle l’est pour tel village cherchant à attirer davantage de visiteurs, de commerçants ou d’habitants, mais également pour le village en tant que catégorie touristique légitime, dont la rentabilité repose sur un prestige certifié par des labels (Les Plus Beaux Villages de France, Petites Cités de Caractère) dont l’émission fait maintenant partie intégrante.
C’est cette compétitivité de l’image villageoise que je propose d’étudier, d’abord en partant des choix faits par l’émission dans la sélection des communes, puis des stratégies audiovisuelles mises en place pour construire le locus amoenus. Je chercherai dans un dernier temps à dépasser le cadre du Village préféré des Français, pour comprendre comment ces façons de choisir et de filmer les villages contaminent d’autres sphères médiatiques, notamment celle des influenceurs sur YouTube. L’enjeu est bien de montrer que cette image idéalisée de Bergheim citée en ouverture de l’article, avec ses habitants en tenue folklorique et ses danses populaires en arrière-plan un samedi soir de juin sur France 3 n’a rien de désuet. C’est au contraire une image profondément actuelle qui, en promettant l’accès à ce locus amoenus rural, s’octroie une place de choix sur le très concurrentiel marché du bonheur.
Charisme territorial et haut lieu
La mise en concurrence des lieux oblige à les qualifier, les classer et, in fine, les sélectionner, ce qui implique que « tout groupe social local, toute collectivité territoriale, a besoin d’être repéré, distingué des autres, identifié, de sortir de l’anonymat ou de la “moyenneté”12 ». Pour reprendre l’expression de Nicolas Senil qui envisage cet impératif de distinction sur un mode positif, chaque commune doit faire valoir son « charisme territorial », qu’il définit comme « la qualité renouvelée d’un espace qui incarne des valeurs et qui opère une attraction auprès d’un collectif d’acteurs se reconnaissant dans cet attachement13 ». S’il s’agit pour l’auteur d’expliquer l’origine des flux migratoires autrement que selon une vision économique, il souligne l’importance du dispositif médiatique pour « diffuser » et « promouvoir » une image valorisante des lieux, en remarquant par exemple comment le « village préféré des Français contribue […] à élever un lieu au statut d’exception et à lui construire une communauté d’adhésion pour l’occasion quantifiée par le vote14 ». En résumé, la notion de « charisme » acte la constitution du territoire selon un modèle concurrentiel et fait de l’émission – qui est la mise en abyme de cette compétition entre les lieux – un vecteur de prestige permettant de distinguer ce qui relève de « l’espace profane ordinaire15 » et du haut lieu sacralisé.
Ce découpage du territoire entre lieu banal et haut lieu est déjà entrepris par les labels de qualité tels que Les Plus Beaux Villages de France (depuis 1982) et Petites Cités de Caractère (depuis 1976 en Bretagne et 2009 sur une majeure partie de la France), dorénavant rejoints par Le village préféré des Français. Sur les 198 villages présentés depuis la création de l’émission en 2012, 93 sont issus du label Les Plus Beaux Villages de France16 et 28 de Petites Cités de Caractère17 (19 seulement si l’on enlève ceux qui sont également inscrits aux Plus Beaux Villages de France). Ce sont donc 112 communes sur 198 qui sont intégrées dans le circuit des hauts lieux touristiques proposés par les labels, expliquant la proximité de leurs critères de sélection. Les Plus Beaux Villages de France est le plus exigeant sur ses conditions d’intégration18 : la commune ne doit pas excéder 2000 habitants, elle doit posséder des monuments ou des sites classés (ces deux premiers critères étant éliminatoires), être homogène et harmonieuse architecturalement et travailler à une mise en valeur de son patrimoine et de ses espaces publics. Les mêmes préconisations structurent le label Petites Cités de Caractère, mais la limite démographique est relevée à 6000 habitants afin d’inclure au classement d’anciennes « cités » plutôt que de simples villages. Le village préféré des Français adapte ces critères avec plus de souplesse, cultivant ainsi sa singularité vis-à-vis des autres labels qui sont autant des partenaires que des concurrents. Bien qu’elle reste un étalon de mesure, la limite des 2000 habitants n’est pas toujours respectée, le patrimoine culturel est particulièrement mis en valeur (les spécialités culinaires, les artisanats, les personnalités ou événements célèbres), tandis que la sociabilité et l’implication de la population comptent pour beaucoup dans la sélection. C’est ce qui explique la présence de Pont-Aven (2020, « la cité des peintres » du Finistère qui compte presque 3000 habitants), Villerville (2021, Calvados, dont l’atout majeur est d’avoir accueilli le tournage d’Un singe en hiver de Henri Verneuil en 1962) ou Saint-Sauveur-en-Puisaye (2022, Yonne, uniquement célébré pour être la patrie de l’écrivaine Colette) et les victoires de communes non labellisées comme Ploumanac’h (2015, Côtes-d’Armor), Kaysersberg (2017, Haut-Rhin, plus de 4000 habitants), Cassel (2018, Nord), Saint-Vaast-la-Hougue (2019, Manche) et Esquelbecq (2023, Nord).
Si cette dynamique de distinction et de prestige s’appuie sur la singularité des lieux qu’elle honore, elle se conforme néanmoins à un imaginaire villageois dominant. C’est là le grand écart qu’imposent les labels aux communes, qui se doivent d’être à la fois profondément particulières, extraordinaires et, en même temps, de rester identifiables au fantasme contemporain du village. Dès lors, il n’est pas étonnant de retrouver en haut des classements certains types d’habitats : les villages perchés du sud-ouest (Saint-Cirq-Lapopie, Lot, vainqueur en 2012 et Cordes-sur-Ciel, Tarn, lauréat de l’édition 2014) exemplaires du phénomène d’incastellamento du Moyen-Âge (la fortification d’un village sur un mont) [Fig. 1] ou ceux regroupés autour d’un ensemble paroissial propre à l’encellulement qui caractérise plutôt le nord du pays (Eguisheim, Haut-Rhin, gagnant de l’édition 2013 [Fig. 2], ou Esquelbecq). Ces choix, ainsi que la valorisation systématique des places (Rochefort-en-Terre, Morbihan, vainqueur en 2016), font de la centralité le motif le plus rentable symboliquement pour ces localités modèles. L’étalement qui caractérise une grande partie des communes françaises est plus ou moins proscrit pour satisfaire à ce critère esthétique.
Fig. 1
Cordes-sur-Ciel, village médiéval construit sur un mont.
© France Télévisions.
Fig. 2
L’architecture circulaire d’Eguisheim.
© France Télévisions.
À cet égard, Le village préféré des Français renoue avec une certaine tradition du programme de patrimoine dans sa volonté d’offrir au spectateur de « belles images19 ». L’émission trouve dans la compacité des communes filmées une matière visuelle magnifiée par les prises de vue depuis des drones, qui ouvrent toutes les vignettes présentant les localités candidates. Avant toute autre opération, le village est filmé comme un paysage, un pur objet de contemplation dont les points de vue ascendants et extra-humains disent le caractère exceptionnel et sacré. Ces prises de vue construisent une vision idéalisée d’un lieu associant harmonieusement l’humain et son environnement, les communes apparaissant toujours comme des produits limités par une nature dont elles semblent émaner [Fig. 3].
Fig. 3
Construit sur un éperon rocheux, Saint-Cirq-Lapopie domine la vallée du Lot.
© France Télévisions.
Dans la continuité de cette idée, remarquons que les lauréats des différentes éditions appartiennent à des espaces possédant une tradition régionaliste : la Bretagne et la Normandie pour la façade ouest, les Hauts-de-France au nord, l’Alsace à l’est, le Tarn et le Lot pour la région Occitanie. S’il est logique que les identités régionales les plus fortes se concrétisent dans les votes du public20, il faut également souligner que ces régions capitalisent sur l’expérience qu’elles ont de la valorisation de leur folklore et de leur habitat. Ainsi les architectures et les matériaux plébiscités sont-ils invariablement typiques : les colombages d’Alsace [Fig. 4], la pierre de Bretagne [Fig. 5], les tuiles rouges d’Occitanie auxquels on pourrait ajouter, dans une autre catégorie, le cadre idyllique des ports de pêche (Saint-Vaast-la-Hougue, Ploumanac’h). Je reviendrai plus en détail sur l’utilisation télévisuelle de ces matériaux, mais on peut déjà souligner qu’ils participent à l’esthétisation du village en lui imposant toutefois un cadre supplémentaire. Il ne s’agit pas seulement d’évoquer un imaginaire villageois général (clos, naturel), mais bien de renvoyer à l’imagerie d’une typicité locale. Pour être compétitive, l’image doit ainsi rester fidèle aux visions idéalisées du village éternel et du folklore régional. Cette nécessité a un sens dans la construction du paysage national français. Anne-Marie Thiesse rappelle qu’il s’est épanoui au XIXe siècle via « une série de paysages régionaux bien identifiés, mais très divers », construisant « une conception de la spécificité française fondée sur la variété des ressources naturelles du pays21 ». C’est ce que confirme involontairement Stéphane Bern quand il déclare au Parisien aimer l’émission parce qu’il a « l’impression de visiter des pays sans passer de frontières22 », fidèle en cela à l’idée d’une France qui serait la synthèse idéale et modérée du reste de l’Europe. La capacité du programme à renouveler chaque année ces lieux extraordinaires ne fait que renforcer l’impression que la France est, par essence, une terre d’exception.
Fig. 4
Kaysersberg et ses maisons à colombages très colorées.
© France Télévisions.
Fig. 5
L’emblématique place de Rochefort-en-Terre et ses façades en pierre.
© France Télévisions.
C’est là que les hauts lieux laissent apparaître leur ambivalence tant leur consécration implique « l’exclusion de tous les autres lieux », si bien qu’ils « font autorité sur un territoire, auquel ils font de l’ombre, et qu’ils contribuent ainsi, en creux, à disqualifier23 ». Cette ruralité d’excellence promue par les labels appelle son envers, une ruralité non désirable, non charismatique. D’un côté, le village comme « lieu […] [de] préservation, [de] valorisation et [de] promotion du patrimoine architectural, paysager et social24 », de l’autre côté, celui qui compose le quotidien d’un tiers de la population française25. Il n’est pas difficile de voir comment cette dichotomie est investie politiquement. Quand Emmanuel Macron se rend à Saint-Cirq-Lapopie – le village charismatique par excellence –, durant la campagne des élections régionales de 2021, Marine Le Pen va pour sa part prolonger l’esprit de son « Tour de France des oubliés » débuté en 2013 à Berlancourt (Aisne), petite commune en déprise démographique et sociale26. La communication politique exacerbe la vision d’une ruralité à deux vitesses, drastiquement séparée entre les villages gagnants, aptes au bonheur, et ceux auxquels il ne resterait plus que la misère.
Si cette partition est schématique, elle révèle à quel point la construction sociale de la ruralité est une affaire d’image – et du contrôle de cette image. Le village préféré des Français est une instance privilégiée de ce contrôle qu’elle fait exister en amont même du moment où les villages seront filmés, puisque, pour être sélectionnés, ils sont invités à se conformer à une image modèle. De fait, l’émission ne participe pas seulement à préserver le patrimoine rural de la destruction, ou alors, en le faisant, elle conduit également à le mettre « sous cloche27 » pour reprendre l’expression de Nicolas Senil évoquant le risque de muséification qu’entraîne le « charisme territorial ». Comme les autres labels, le programme incite les hauts lieux villageois à abdiquer la majorité de leurs ressources économiques en faveur de l’exploitation des signes d’une activité passée, afin de faciliter leur transition vers le statut d’image, qu’elle soit celle des guides touristiques, des photographies pour Instagram ou des vidéos de vacances. Le paradoxe de cette soumission à l’esthétisation est qu’elle sollicite dans le même temps une croyance du public en l’authenticité des lieux filmés et visités, donnant ainsi une dimension supplémentaire à l’image idéalisée du village.
L’authenticité villageoise, entre passéisation et habitabilité
Dans son ambition à « faire vivre notre patrimoine et à entretenir nos traditions », comme le dit le narrateur à la fin de l’édition 2018, l’émission problématise le rôle qu’elle attribue au village dans nos sociétés contemporaines. Il serait un lieu de survivance de notre identité ancestrale que les différentes phases de la modernité tendent à faire disparaître. De là résulte l’authenticité revendiquée du village, sa profondeur historique et sa valeur supérieure dans un monde – c’est le creux de ce discours – superficiel et prompt à l’oubli. Il est ainsi essentiellement envisagé comme un bassin de rétention du passé ou, pour reprendre l’expression de Pierre Nora, un « lieu de mémoire28 » dans le sens où celle-ci serait pétrifiée et prête à y être consommée.
Ce besoin d’ancrer le village dans le passé explique la surreprésentation des matériaux typiques tels que la pierre ou le colombage. Ils sont, pour reprendre l’expression d’Emmanuelle Fantin, « les matériaux d’une certaine stylistique du passé29 » dont la présence doit venir attester l’ancienneté du lieu filmé. Ce style ne crée pas uniquement un paysage, il stimule également le caractère haptique de l’image. Les striures du bois et les irrégularités de la pierre suscitent l’envie de les toucher, faisant de ce passé idéalement préservé, pur de toute altération, une expérience disponible. Parce qu’ils sont liés aux sens, ces matériaux se fondent particulièrement bien dans la figure du locus amoenus qui est avant tout un paysage sensoriel dont les sons, les odeurs, les matières sont les principaux composants. Se révèle ici la puissance paradoxale de l’image d’authenticité. Si cette dernière convoque des éléments sensibles, son statut d’image ne fait qu’en renforcer l’inaccessibilité. Il y a une promesse, inhérente au dispositif de représentation, d’expérimenter de façon authentique ce que l’image nous refuse forcément, expliquant peut-être son succès dans la communication touristique. Cette promesse est renforcée par la mise en scène de l’animateur lors de ses déambulations dans les localités, souvent conclues par une activité sensorielle, telle cette dégustation de homard sur l’île de Sein (2018, Finistère) le poussant à s’exclamer que « le bonheur tient à peu de choses : un coucher de soleil, un phare, une île puis le homard…divin ». Cet enchâssement d’images idylliques (celles de la télévision et celles proposées par l’animateur) est la projection de ce que pourra voir et goûter le visiteur, anticipant son plaisir de se trouver dans ce locus amoenus pour l’occasion synthétisé dans une formule hédoniste [Fig. 6].
Fig. 6
L’image concrétise la formule de l’animateur.
© France Télévisions.
Nous comprenons avec ce dernier exemple que l’imagerie de l’authenticité se fonde sur une deuxième qualité, différente de la première quoique complémentaire : celle de certifier de l’habitabilité des lieux. Les vignettes présentant les communes mettent toujours en scène des habitants nous guidant à travers leur lieu de vie, de même qu’elles sont marquées par des échanges de quotidienneté (saluts dans la rue) et des attractions planifiées par la population elle-même. L’émission revendique de sélectionner les communes en fonction de l’enthousiasme des habitants pour le projet30. L’animateur rappelle sans cesse à quel point il est agréable de résider dans les communes visitées. Il pourrait paraître paradoxal que la promotion touristique, fondée sur une expérience éphémère, se focalise autant sur le caractère pérenne des lieux et de ses habitants. C’est que, si d’un côté le village doit conserver la mémoire de notre histoire et de nos traditions, il faut qu’il reste, de l’autre côté, ce lieu quotidien où il fait bon vivre, car « la population locale [est] considérée comme une composante du locus amoenus »31. Les différentes rencontres avec des agriculteurs ou des artisans aboutissent souvent à la suggestion faite au téléspectateur d’aller voir ces travailleurs lors de leur visite de la commune, souscrivant à la fois au cliché voulant que l’autochtone soit toujours convivial et accueillant, mais qu’en plus, il soit une dimension affective du voyage. Le travail n’est ainsi jamais envisagé autrement que comme une passion intégrée dans l’horizon d’attente du vacancier, comme s’il était lui-même une attraction. De cette façon, l’émission contribue à la mise en spectacle d’une culture locale dont elle se fait le relais,
une culture […] dénaturée […] puisqu’elle s’est vue adaptée aux goûts (les souvenirs-objets) et à la convenance temporelle (les spectacles répétitifs) des regardants, alors que ceux-ci n’en appréhendent que les aspects les plus superficiels32.
La fabrique de l’authenticité repose sur la capacité des villages à valoriser leurs particularismes culturels comme s’ils étaient des composants du quotidien et non des attractions ponctuelles. C’est ainsi que l’animateur, filmé caméra à l’épaule déambulant dans les rues de La Couvertoirade (2018, Aveyron) qu’il décrit lui-même comme un lieu où « le temps semble s’être arrêté », achève sa promenade auprès de femmes habillées en costume folklorique du Moyen-Âge, occupées à tourner une viande sur une broche [Fig. 7]. La mise en spectacle de cette tradition prend sens dans sa mise en scène télévisuelle qui souligne, de façon humoristique, le caractère supposément hasardeux de la rencontre.
Fig. 7
À la rencontre des traditions.
© France Télévisions.
Il faut comprendre par-là que l’authenticité n’est pas « un trait inhérent à l’objet ou à l’événement que l’on déclare “authentique” », mais « une construction sociale […] une convention, qui déforme partiellement le passé33 ». En ce sens, les démarches d’esthétisation et d’authenticité se rejoignent dans leur manière de performer le village. Ce dernier se conforme si bien à l’image attendue de ce qu’il doit être, que son authenticité n’en semble ensuite que plus indiscutable. Il doit, pour ainsi dire, « faire » village, c’est-à-dire paraître harmonieux, local, ancien, habité. Il n’existe que tant qu’il ressemble à un modèle prédéfini, quand bien même cet impératif conduit à ne plus envisager sa culture, son architecture et sa sociabilité que comme des spectacles devant faire sens aux yeux d’un public contemporain. Justement parce qu’elle cherche à masquer ce phénomène, l’émission le renforce en s’efforçant de filmer la vitalité de la vie locale, même quand celle-ci ne repose plus que sur sa mise en scène touristique. Le caractère habitable du Mont-Saint-Michel (2018, Manche) est ainsi illustré en filmant un particulier dans son jardin, tandis que des dizaines de touristes le regardent arracher ses mauvaises herbes [Fig. 8]. La mise en abyme involontaire de cette théâtralisation du quotidien, nous renvoyant nous-même, devant notre écran, à notre condition de spectateur, démontre l’artificialité d’un village dont la codification télévisuelle conditionne la réception d’un ensemble de valeurs et d’émotions associées.
Fig. 8
Le spectacle du quotidien.
© France Télévisions.
Or, il y a ici une autre dimension de cette construction de l’authenticité, conjointe à celles de la passéisation et de l’habitation, mais plus insidieuse. Les villages modèles attisent les émotions attendues du locus amoenus : sentiment de beauté et de pureté, désir de délassement, de plaisir et de proximité avec la nature. Il est vain de prétendre que ces émotions sont fausses uniquement parce qu’elles proviennent d’images fabriquées, puisqu’il est clair que chaque spectateur, à des degrés divers, peut ressentir devant elles un « désir de village34 », qui est aussi un désir profond de vie heureuse. L’émotion produite par l’image est un appel à l’authenticité de l’individu devant son écran, prêt à s’investir et à rêver avec sincérité tout en s’engageant consciemment dans un processus marchand (voter pour son village préféré, s’y déplacer en tant que touriste). Eva Illouz n’y voit pas une contradiction, en considérant que l’authenticité est si ancrée dans nos sociétés contemporaines qu’elle peut se définir comme « l’expérience procurée par la production simultanée d’émotions et de pratiques de consommation35 ». Devenir soi-même est un idéal moderne de plénitude36 qui s’ancre dans la variété des images et des expériences rendues disponibles par la société de consommation. Pour le dire autrement, l’authenticité est autant un processus social, un « artefact37 », qu’un principe éthique dirigeant la quête individuelle du bonheur. En faisant du village ce lieu hautement symbolique de transmission des traditions et d’un art de vivre, l’émission façonne une image de bonheur dont la particularité est d’assurer un récit de continuité entre un présent majoritairement urbain et un passé rural fantasmé. Pour reprendre les propos de Stéphane Bern analysant le succès de l’émission, le village exacerbe le besoin qu’ont les spectateurs de « sentir qu’ils viennent de quelque part, qu’ils ont un visage, un endroit, un lieu qui les touche38 ». Le locus amoenus villageois se propose alors comme la spatialisation d’une célébration des origines, assurant que l’industrialisation, l’urbanisation et le tourisme de masse n’ont pas entamé les espaces et les pratiques que l’on déclare, a posteriori, comme les racines d’une identité régionale ou nationale. Sous cet angle, l’authenticité assume également une fonction d’authentification : il s’agit de certifier que ces villages sont les fondements d’une culture française ancestrale dont la temporalité est autant historique (les monuments et les grands événements sont datés) que mythique (les références au paradis ou à l’âge d’or sont innombrables).
N’y voir qu’une tendance conservatrice ou réactionnaire serait omettre qu’il y a là un processus plus complexe de réinterprétation d’une identité avec laquelle, précisément, nous entretenons une distance. C’est selon Pierre Nora le paradoxe des lieux de mémoire d’être ces espaces qui, retenant entre leurs mailles les traces du passé, se voient attribuer des valeurs de permanence dans une société dont le mouvement creuse pourtant l’écart réel qu’elle entretient avec eux. En cela, la célébration des origines ne se départit pas de la nostalgie qui en est à la source. La mise en scène des traditions, les points de vue extra-humains, les conseils prodigués aux futurs touristes : tous ces éléments sont des adresses à un public extérieur, auquel on demande indifféremment de s’identifier au spectacle d’une continuité dans le temps, tout en mesurant par-là, par la nature même de sa position de spectateur ou de visiteur, la distance le séparant de ce qu’il voit. Au-delà de la lignée qu’elle établit entre un passé rural et un présent moderne, l’image du village fait briller, pour reprendre la belle formule de Pierre Nora,
l’éclat soudain d’une introuvable identité. Non plus une genèse, mais le déchiffrement de ce que nous sommes à la lumière de ce que nous sommes plus39.
Sous cet angle, le village tire sa puissance d’évocation de sa capacité à représenter une identité perdue. La préservation matérielle des lieux et leur exaltation télévisuelle proposent certes de remédier à cette perte, mais elles sont en même temps les preuves de sa réalité puisqu’elles impliquent de ne plus voir le village que comme un symbole, à travers ce qu’il connote de valeurs, d’idéaux et d’émotions. De là naît la possibilité d’y trouver une image – et non uniquement un lieu – de bonheur, de plénitude, dans la mesure où cette dernière vise à combler le pathos d’incomplétude propre à la nostalgie.
Nostalgie et Slow Life
Nous verrons en quoi cette nostalgie est ambivalente, mais on peut aussi constater qu’elle infuse d’autres types d’images, d’autres modes de consommation et de pensée. Les influenceurs et influenceuses proches, de façon plus ou moins revendiquée, de la mouvance du Slow Life, appliquent ces images de bonheur à un idéal de vie meilleure40. Aselya (FrenchVibes) réside à Gorbio, une commune des Alpes-Maritimes à l’architecture médiévale très bien conservée41. Elle met en scène son quotidien au village dans une suite de vidéos, dont l’une d’elles, « French village life. Medieval village on the south of France42 » (vue plus de 500 000 fois) présente l’achat d’un banc en fer, ses courses au marché et la préparation d’un repas pour ses amis. Le format du vlog – c’est-à-dire des vidéos régulières sur la vie de tous les jours – permet une mise en acte de l’idéal néo-rural à l’hédonisme simple et individualiste où l’essentiel se résume à cuisiner, bien manger, s’occuper de sa famille et de la décoration de sa maison. Son travail évoque autant la démarche de décélération du Slow Life que celle du Cottagecore plutôt focalisée sur les signes d’une ruralité domestique volontairement fantasmée43. La mise en scène des gestes du quotidien vient revendiquer la nécessité d’accomplir les choses par soi-même (d’où l’attention portée à la cuisine ou à la décoration), tandis que la communauté villageoise n’existe qu’en tant que toile de fond d’un bonheur personnel. La communauté réelle est celle des abonnés dont les commentaires sous les vidéos laissent entendre qu’ils sont majoritairement étrangers. De ce point de vue, ces vidéos jouent le même rôle que Le village préféré des Français en se faisant la vitrine d’une identité française perçue à travers l’assise rurale de ses hauts lieux. En même temps, elles assument une posture individualiste qui s’accorde mieux que les vignettes de l’émission à la recherche d’un bonheur champêtre, dont les thèmes et l’imagerie résonnent bien au-delà des frontières du pays.
Ces deux enjeux d’internationalisation et d’individualisation se retrouvent par excellence dans les vidéos mettant en scène des touristes visitant certains villages. Dans la vidéo « Slow Life dans la campagne française | semaines en Normandie44 » disponible sur la plateforme YouTube, l’influenceuse vietnamienne Thuy Dao (ayant pour pseudonyme Her86m2, suivie par 1,86 million d’abonnés) nous fait découvrir son voyage dans quelques localités normandes sélectionnées dans Le village préféré des Français : Saint-Vaast-la-Hougue (lauréat en 2019, Manche), Étretat (2014, Seine-Maritime), Le Mont-Saint-Michel (2018, Manche) et Veules-les-Roses (2013, Seine-Maritime, inscrit aux Plus Beaux Villages de France). L’esthétisation des différents lieux via l’utilisation massive du drone ou leur réduction à leurs éléments les plus typiques reprennent les codes de l’émission de France Télévision, en y ajoutant toutefois une posture d’authenticité personnelle qui affirme la possibilité d’être seul et se « trouver soi-même » comme l’écrit la narratrice (un texte remplace la traditionnelle voix off). Les sons et les silences de la nature sont constamment mis en valeur dans la bande-sonore ou dans les titres des chapitres (« The Moving Tides », « The Shape of Silence »). Les points de vue aériens omniprésents servent autant à magnifier le paysage qu’à inscrire l’autrice et sa fille à l’intérieur de celui-ci, comme si elles faisaient partie d’un écosystème dont elles seraient les seuls êtres humains (ce qui confine à l’exploit dans des endroits aussi visités) [Fig. 9] [Fig. 10]. La restitution de cette expérience personnelle diffère de la présentation touristique plus rigide du Village préféré des Français, faisant pleinement du locus amoenus un site sensible que l’on peut parcourir à sa guise. En même temps, sa situabilité fait question, puisque l’on passe indifféremment de Saint-Vaast-la-Hougue à Étretat (séparés de 250 km environ), puis du Mont-Saint-Michel à Veules-les Roses (distants de presque 300 km) au mépris de toute logique géographique, Étretat et Veules-les-Roses étant quasiment voisins. Cette concession faite à la réalité d’un territoire dit bien que ce locus amoenus n’est pas véritablement un lieu unique, situable, mais un composite de plusieurs lieux qui sont les réactivations des mêmes images porteuses des mêmes valeurs. C’est ce que montre l’introduction de la vidéo où s’entremêlent les paysages présentés ensuite, comme si le site véritable du locus amoenus était l’image elle-même – ou, plutôt, cette image impossible créée par le montage.
Fig. 9
L’île de Tatihou jouxtant Saint-Vaast-la-Hougue a reçu la visite de 63 000 touristes en 2022 (elle et inhabitée).
© Her86m2.
Fig. 10
Les falaises d’Étretat, visitées par 1,2 million de touristes en 2022, pour un village de 1200 habitants.
© Her86m2.
C’est là que se dévoile la dualité de ces images de bonheur. Elles ne naissent pas exactement d’une nostalgie pour le passé, au sens d’un passé précis, localisable, historique, mais plutôt, pour reprendre les termes de Charles Baudelaire, d’une « nostalgie inexplicable, quelque chose comme le souvenir et le regret de choses non connues45 ». Ce sont bien les images d’une vie heureuse, mais chargées de la peine que leur procure leur inaccessibilité. Le temps qu’elles évoquent, ces espaces qu’elles figent, sont lointains. Pas seulement temporellement ou physiquement – même si cela joue pour une bonne part de l’effet qu’elles ont sur le public étranger – ni parce qu’elles sont des fabrications qui inventent, en même temps qu’elles le restituent, le lieu filmé, mais parce que leur plénitude dit trop bien notre propre imperfection. L’affectivité des commentaires sous les vidéos le souligne sans cesse. L’internaute Pramaccra3106 écrit que la vidéo de French Vibes lui « fait fondre le cœur » car elle donne à voir une « vie qui vaut la peine d’être vécue46 ». Pour Helanalurie9962, la réalisatrice de ce vlog nous prouve qu’il « y a bien plus dans la vie que le travail47 ». Cleolc1 se souvient avoir « grandi en souhaitant avoir été élevée en Europe dans les petits villages ou à la campagne », ajoutant que « la vie ici [aux États-Unis] n’offre rien d’autre que du stress et un rythme insoutenable qui ne font qu’aggraver [s]on anxiété48 ». On peut à partir de ces exemples tirer un enseignement plus large sur ces images qui, nous proposant une version du bonheur, laissent toujours échapper quelque chose de l’insatisfaction poussant à les consommer. Ces vidéos mettant en scène la plénitude sont des miroirs : elles provoquent un désir d’identification et d’identité tout en conservant la distance inhérente à leur statut d’image sur laquelle le spectateur vient se heurter. Ce sont des images de bonheur tant qu’elles provoquent espoir et frustration, désir et regret, joie et douleur. C’est bien en cela qu’elles sont nostalgiques. Elles nous content un impossible retour vers ce que nous n’avons pas connu, ce village qui est une vision déformée du passé et de l’idéal, un locus amoenus à la fois proche (on peut le visiter) et lointain (il est une image).
Tirons de cette remarque un dernier paradoxe en guise de conclusion. Nous constatons que la compétitivité de l’image du village tient à sa capacité à valoriser ce qui paraît contraire à une société compétitive : l’authenticité, la proximité de la nature, la satisfaction de plaisirs simples, le contact des traditions. Force est de constater que cette image induit une critique du modèle économique et social moderne, puisque les villages sont toujours des rescapés de la destruction des espaces naturels et des legs du passé qu’il faut préserver de l’emprise des élans capitalistes et productivistes – donc des enjeux purement marchands. Emmanuelle Fantin y voit une règle générale, en remarquant que « l’authenticité dont il est question lors de la construction de récits nostalgiques semble en effet être à la fois la production et le lieu d’une critique presque intrinsèque du monde marchand industriel49 ». C’est ce qui explique que l’image du village soit si actuelle. Pensée par et pour les sociétés urbanisées, elle n’en cumule pas moins la plupart des aspirations de son temps, de la recherche d’un bonheur individuel aux demandes écologiques, de la préservation du passé au renouveau nationaliste. Ces promesses d’un monde autre se réfractent dans cette image idéalisée, faisant du locus amoenus villageois ce lieu où s’enracinent les passions contradictoires de son époque.